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Il y eut un dernier dîner. Marc Antoine se rendait compte qu’il ne pourrait pas soutenir un long siège. Certes, il avait repris l’Hippodrome, il tenait encore la Nécropole de l’ouest (les arbres brûlaient dans la Nécropole de l’est), il tenait le Stade au sud et les rives du lac, il tenait les six ports et le front de mer ; et, certes, les remparts de la ville étaient indestructibles, certes les entrepôts regorgeaient de blé, certes il y avait de l’eau dans les citernes. Ce qui manquait aux Alexandrins, c’était la volonté de résister. Les indigènes se fichaient pas mal de passer d’une occupation grecque à une occupation romaine : colons pour colons, et impôts pour impôts, ils se disaient que cela ne pourrait pas être pire (ce fut pire). Quant aux Hellènes de la diaspora, ils n’entendaient pas se montrer plus grecs que leurs anciennes patries : puisque Athènes, et Corinthe, et Sparte, et Pella, et toutes les cités d’Asie Mineure, avaient perdu leur liberté depuis longtemps, pourquoi Alexandrie aurait-elle rêvé d’un sort particulier ? La main passe… Il y a une émulation du déclin, une contagion de l’abdication. Les citoyens d’Alexandrie, en perdant leur indépendance, ne seraient pas mécontents de faire « comme tout le monde » : se soumettre à Rome et à Octave. L’essentiel, à leurs yeux, était qu’on ne les empêchât pas de mener la vie canopique et que le commerce reprît.
Qu’ils aimeraient mieux livrer leur ville que périr pour la défendre, Antoine le sentait bien. Fort de son récent succès, il décida de jouer le tout pour le tout : c’est lui qui attaquerait. La flotte égyptienne sortirait du port pour détruire la flottille octavienne, tandis qu’avec ce qu’il lui restait d’infanterie il attaquerait en même temps le camp ennemi.
Mais ce plan, y croyait-il vraiment ? Après sa victoire de l’Hippodrome, il avait proposé à son adversaire un combat singulier : plutôt que de continuer à sacrifier des milliers de soldats, pourquoi ne se battraient-ils pas tous les deux ? Rien qu’eux deux. « En cherchant bien, Antoine, avait répondu l’autre, tu trouveras d’autres moyens d’en finir avec la vie »…
Il y eut donc un dernier dîner. L’attaque était prévue pour le lendemain. Il voulut réunir au Palais Bleu les Compagnons de la Mort. Et rassembler ses enfants. Dans le désordre du Quartier-Royal on bâclait les prosternations, on ne fouettait plus les esclaves, mais les cuisines continuaient à fonctionner. Tout juste commençait-on à y manquer de légumes frais. Une pénurie que le chef cuisinier s’efforçait de dissimuler à grand renfort de pâtés de poisson et de volailles en croûte, le tout orné, à défaut de fleurs, par des plumes et des rubans : du grand art ! Séléné se rappelle ce dîner. Pas le menu, bien sûr ; mais la vaisselle d’or, la gaîté forcée de son père, et la décoration inhabituelle des coupes qu’utilisaient les convives : des squelettes ciselés, des squelettes dansant et festoyant…
Philostrate, le philosophe de service, critiquait en trois points la manière dont Aristocratès, son confrère, concevait la Providence, l’idée de « Providence ». Aristocratès ne répondait qu’avec lassitude. Pour animer la conversation, la Reine s’en mêlait, citant Platon et son Gorgias. D’habitude, la Providence, le Hasard, le Bonheur, le Destin, c’était le genre de sujet qu’appréciaient les politiques romains – dans le dernier quart d’heure avant leur mort… Mais Antoine s’impatientait. « Laissons cela, dit-il, c’est l’affaire des dieux. »
Justement, on prétendra que cette nuit-là, pendant qu’on banquetait au Palais, les dieux quittèrent la ville – Dionysos en tête, le « saint patron » d’Antoine. On dira que, vers minuit, alors que les habitants terrés chez eux gardaient un profond silence, on entendit, dans l’avenue de Canope, la rumeur d’une foule en fête, la musique d’une procession. Puis cette rumeur décrut lentement vers l’est comme si le défilé invisible s’éloignait, passait la Porte du Soleil et quittait Alexandrie : le dieu de vie, le dieu de joie, abandonnait Antoine…
Bon ! Mettons. Mais pour rejoindre qui, s’il vous plaît ? Octave et l’armée romaine ? Ah, s’il avait connu cette histoire-là, Marc Antoine aurait bien ri ! Dionysos, l’abandonner pour un pète-sec ? Le Rayonnant, choisir la froideur, l’austérité ? Plus tard, Séléné, interrogée, démentira : cette nuit-là elle ne dormait pas, et elle n’avait rien entendu. Rien d’anormal. Elle dira : « Bien sûr, depuis quelques jours il y avait de l’orage. Il faisait très lourd. Mon petit frère voulait dormir dehors, retourner au Palais Bleu, sur la mer, pour y chercher la fraîcheur… Alors, le roulement du tonnerre, oui, sans doute. Parfois aussi, au loin, du côté des armées, le martèlement des glaives romains sur les boucliers : ils voulaient nous intimider. Voilà les bruits qu’on entendait… Tout le reste est superstition ! »
La superstition est comme l’eau : elle envahit les parties basses. Chez les Alexandrins, elle montait avec la peur, qui est le bas-quartier de l’âme humaine.
« Des couards ! disait Antoine ce soir-là. Tes sujets, Cléopâtre, sont des couards ! Des pétochards. Raffinés, certes, très raffinés. Mais le ciment des cités n’est pas le parfum, c’est le sang. » Il disait aussi, presque sans regret : « Rome seule mérite d’être appelée capitale de l’univers. » C’est en Romain qu’il s’apprêtait à affronter des Romains. Du reste, il s’attacha plusieurs fois pendant ce repas à parler latin à Lucilius, Ovinius, Canidius, et à tous ceux des Compagnons qui étaient citoyens de la Ville, celle – la seule au monde – qu’on écrit avec une majuscule. Dans cette langue étrangère, ni la Reine ni les enfants, à part Antyllus, ne pouvaient suivre la conversation.
Séléné, assise sur une chaise devant le lit royal, était en train d’empêcher Ptolémée d’attraper une grive farcie avec sa main gauche quand son père s’adressa soudain aux serviteurs qui portaient l’aiguière et le bassin, et il le fit en grec ; la petite, qui n’écoutait plus depuis longtemps, n’entendit pas ces paroles mais elle vit qu’ensuite tout le monde pleurait… Rien n’effraie davantage un enfant qu’un adulte qui pleure ; Séléné voyait les larmes couler sur de vieilles joues barbues : les généraux, les philosophes, le médecin pleuraient ; même Antyllus s’essuyait les yeux. Elle comprit qu’elle n’était plus protégée. Que rois, parents, grands frères étaient tous impuissants. Un gouffre s’ouvrit devant elle.
Marc Antoine reprit aussitôt la parole, rassura ses amis : « Vous m’avez mal compris : jamais je ne vous mènerais à un combat où je chercherais la mort plutôt que la victoire… Buvons à la Fortune d’Antoine ! » Comme il lançait ainsi la comissatio rituelle, ce long après-dîner où l’on ne faisait plus que se porter des santés, écouter de la musique, et boire, la Reine ordonna d’emmener les enfants en même temps qu’on retirait les tables. Séléné se tourna vers sa mère, elle aurait voulu l’embrasser avant de s’éloigner. Mais la Reine ne regardait pas dans sa direction, elle regardait son mari à qui, doucement, elle citait un vers ancien : « N’hésite pas, semblable au rossignol, à prendre tous les tons pour conserver ta vie. » Séléné n’osa pas les déranger. Ce fut la dernière fois qu’elle vit son père. Et les derniers mots qu’elle entendit sa mère prononcer : « conserver ta vie ». Antoine murmura : « Tu ne m’aides pas »… Sur son lit de banquet, la tête dans les bras, Antyllus pleurait.
Mes Romains pleurent beaucoup, j’en conviens. Mais ils pleuraient beaucoup : les élites n’avaient pas encore adhéré massivement au stoïcisme. Plutarque, qui disposait, entre autres, des récits du médecin Olympos, assure que le dernier dîner d’Antoine et Cléopâtre fut arrosé de plus de larmes que de bons vins. Aucune raison d’en douter : l’Antiquité, c’est la jeunesse du monde – tous les hommes, même les pires soudards, pleurent comme des enfants. On pourrait en donner mille exemples ; ainsi, la mort du propre grand-père d’Antoine : quand le dictateur Marius apprit où il se cachait et envoya une équipe de tueurs à gages pour l’assassiner, Marc Antoine senior, bien qu’acculé au fond d’un grenier, fit avec tant d’éloquence la morale à ces professionnels du crime que « pas un n’osa le toucher, ils baissaient la tête et se mirent tous à sangloter » ; le chef d’équipe, inquiet de ne pas voir arriver la « tête » espérée, finit par intervenir et trouva tous ses loups groupés autour de l’agneau, pleurant comme des veaux ! Il dut exécuter le travail lui-même… Voilà Rome ! Les Anciens ? Des gamins. Vite violents, vite attendris. Pas le temps de « délabyrinther » les sentiments : la vie est trop courte – vingt-cinq ans d’espérance en moyenne.
On devait se trouver, comme dans certains pays du Tiers-Monde, devant une population extrêmement jeune, émouvante et émotive, cruelle mais versatile. Des enfants qui découpent les autres en rondelles sans états d’âme, mais pas sans innocence. Du reste, quand la mort est omniprésente, la vie ne vaut rien. Ou, plutôt, elle n’acquiert de prix qu’a posteriori et par la mort même : une fin surprenante, alliant un certain sens du décorum à un courage hors du commun, tel est le secret d’une vie antique réussie…
Pour autant, ces Romains ne sont pas des Martiens. Inutile d’en rajouter sur l’altérité. On peut faire la part belle à « l’histoire des mentalités » et se trouver moins dépaysé en lisant Tacite qu’en voyant vivre aujourd’hui des Indiens d’Amazonie. Et même ceux-là, nous sentons bien qu’ils sont « de la famille »… On ne fait pas de l’ethnologie comme on ferait de la botanique. Pas plus que je ne peux regarder l’histoire de Séléné du dehors, comme si j’observais un galet.