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Depuis quelques jours, la vie des enfants est bouleversée : il n’y a plus d’« école ». Les maîtres se sont évaporés. On a envoyé Euphronios à la rencontre des troupes octaviennes, porteur du caducée des messagers : maintenant que Césarion passe ses journées au-delà des murailles, à faire de l’entraînement militaire dans le grand Stade avec les jeunes gens de la ville, il n’a plus besoin, c’est vrai, d’un spécialiste des belles-lettres. Théodore, le précepteur d’Antyllus, a quitté le Quartier-Royal, lui aussi : le directeur de la Bibliothèque réclamait un chef copiste – le titulaire venait de rejoindre la garnison d’Alexandrie. Diotélès, comme tous les autres répétiteurs et la plupart des « inutiles » du Palais, a été requis pour aider aux transports vers le Mausolée : on y accumule les bronzes de Corinthe, les sphinx d’ivoire, la vaisselle d’or, les tableaux d’Apelle et les statues de Lysippe.

Le Pygmée, qui se juge impropre à la tâche, n’y traîne que de légers ballots d’étoupe, suivi de Thonis, sa « petite nymphe » comme il l’appelle, qui porte des pots de naphte plus lourds qu’elle. Pendant que son maître admire sa beauté malingre d’enfant trop vite poussée et qu’il disserte généreusement sur la poésie (« Si tu veux mon avis, Callimaque n’est qu’un auteur de charades pour exégètes gavés ! »), la fille de Taous, qui ne sait pas lire, charrie les pots en silence et tire le mulet. Quant à Nicolas de Damas, « l’Archiprécepteur », il est malade – de langueur, paraît-il ; il reste couché et ne voit plus que le médecin Olympos. « C’est grave ? s’inquiète Séléné.

— Pas très, dit Olympos. Ton précepteur souffre d’ambition contrariée. Une maladie de la bile qui commence avec des “si seulement”, des “plutôt que” et des “au lieu de”. Mais je doute qu’il en meure. Habile comme il l’est, il s’en remettra. »

 

Fin juin. L’armée d’Octave, largement approvisionnée par Hérode, arrive sous les murs de Péluse, verrou oriental du Delta. En catastrophe, le couple royal tente encore de reprendre les négociations. Euphronios, l’un des rares Égyptiens en qui ils aient tous deux confiance, est précisément chargé de présenter à Octave de nouvelles propositions : Antoine offre sa vie contre celle de Cléopâtre ; Cléopâtre promet de l’or, toujours plus d’or, si on lui permet d’abdiquer en faveur d’un de ses enfants, n’importe lequel maintenant – même le petit Ptolémée, qui n’a pas de santé, ferait l’affaire. Octave ne répond pas.

Huit jours plus tard, Péluse est tombée : le général choisi par la Reine s’est rendu sans combat…

Pour rassurer son époux sur sa propre loyauté (avait-il des raisons d’en douter ?), la Reine fait exécuter sur-le-champ la femme et le fils du général, restés à Alexandrie.

 

Il s’est vu mourir, Marc Antoine s’est vu mourir. Le sol continuait à se dérober sous ses pieds. Avec ce qu’il lui restait de troupes, il ne pouvait pas se porter au-devant de l’envahisseur dans le Delta, car, à l’est, dans les sables, les légions libyennes de Gallus s’étaient remises en marche : elles menaçaient Taposiris, à trente kilomètres d’Alexandrie, Taposiris, une ville qui n’était pas défendable. Imperator sans empire, il pouvait tout juste protéger la capitale, de la Porte de la Lune à la Porte du Soleil, ou, mettons, pour être large, de la Nécropole de l’ouest à la Nécropole de l’est. Et la protéger combien de temps ? Gagner quoi ? Un mois ? Ils ne vivraient pas jusqu’à l’hiver. Pas même jusqu’à la résurrection d’Osiris… Autant en finir tout de suite. Il se sent prêt maintenant à mourir pour Cléopâtre. Prêt, surtout, à mourir avec elle, près d’elle.

Il y a longtemps qu’il examine les techniques de suicide avec réalisme et précision : un général romain, même confiant, ne peut faire l’économie de cette réflexion ; a fortiori lorsqu’il appartient à une grande famille et qu’il a choisi la carrière politique. Ce n’est pas qu’une question d’honneur, c’est une question de confort : tomber vivant entre les pattes d’un adversaire serait s’exposer aux pires supplices – l’Histoire est pleine de ces sévices imaginatifs infligés à leurs ennemis par les Perses, les Germains, ou même, il doit en convenir, les Romains civilisés. De toutes ces choses, il parlait déjà à dix-huit ans avec son ami Curion : Curion en tenait pour le procédé, on ne peut plus classique, de la décapitation par un esclave fidèle préposé à la tâche. « Si l’esclave est bien entraîné et le glaive correctement affûté, la mort est immédiate et indolore.

— Sybarite ! » répliquait Antoine, et ils roulaient l’un sur l’autre en riant.

Cette décapitation volontaire que lui recommandait Curion, il l’a toujours prévue et organisée. C’était d’abord Rhamnus, l’un de ses affranchis, qu’il avait chargé du travail pendant la campagne contre les Parthes ; maintenant que Rhamnus est mort, c’est Éros, son jeune valet, attentif et dévoué, qui lui a promis de « l’exécuter ».

Il n’empêche qu’il éprouve une répulsion instinctive à l’idée qu’on séparera sa tête de son corps. Non qu’une tête coupée l’impressionne au-delà du raisonnable : quel autre moyen aurait un soldat de prouver qu’il a bien accompli sa mission ? Il admet, par ailleurs, qu’une tête simplement fichée au bout d’une pique, ou exposée sur la tribune aux harangues du Forum, ou bien au-dessus de la porte d’un palais, peut avoir valeur d’exemple. Il n’est pas une mauviette : qu’on montre sa tête au peuple, passe ; mais il déteste l’idée qu’on pourrait jouer avec. Comme Marius, le dictateur, l’avait fait – pendant tout un dîner – avec la tête du plus illustre des Antonii avant lui, son grand-père Marc, le fameux orateur. Ou encore le roi des Parthes, dans un théâtre, avec la tête de Crassus, le général romain. Lancer une tête comme un ballon, la poser dans les plats, la jeter à des acteurs, lui pisser dessus, tous ces comportements lui paraissent, comment dire ? déplacés. Il ne peut se défendre, tout Romain qu’il soit, d’une petite répugnance.

Dans la pratique, du reste, la décapitation est beaucoup moins sûre que ne le croyait naïvement Curion à dix-huit ans. Il faudrait pouvoir opérer soi-même ; car l’esclave, affranchi ou pas, se trouve pris entre deux règles morales opposées : d’un côté, obéir au maître quoi qu’il vous ordonne ; de l’autre, ne jamais porter la main sur lui. Du coup, au moment décisif, certains se révèlent incapables de surmonter le conflit : ils aiment encore mieux se supprimer que « suicider » leur patron. Sage précaution, puisque, s’ils lui survivaient, on pourrait les accuser de l’avoir assassiné. Mort pour mort, ils préfèrent désobéir en se tuant, que se tuer après avoir obéi – toujours, chez ces bougres d’esclaves, la tentation de la facilité !

Reste l’autre forme de suicide, la seule, en vérité, qui soit digne d’un chef romain : l’éventration. On plante le glaive dans le sol, et on se jette dessus de tout son poids. Quelques-uns, trop vieux pour l’exercice, se couchent sur leur lit et, de toutes leurs forces, s’enfoncent dans le ventre une dague courte. L’essentiel est d’atteindre le foie ou les intestins, mais, de quelque manière qu’on s’y prenne, la mort est lente, et la manœuvre, délicate ; elle exige la sûreté de main d’un soldat.

À Éros son page, à qui il a demandé de l’achever, il a imposé des répétitions : d’abord décapiter des courges, puis s’exercer sur deux ou trois condamnés à mort. Tout geste militaire exige un peu d’entraînement. Mais lui, Antoine, comment assurerait-il convenablement la première partie de l’opération ? Peut-on apprendre à s’ouvrir le ventre ? s’entraîner à s’éviscérer ? Faute de pratique, beaucoup de Romains se ratent. Même si tous n’ont pas la malchance de ce pauvre Caton d’Utique auquel le médecin de famille a recousu les entrailles après une première tentative, et qui, pour finir, a dû arracher la couture point à point et se déchirer les intestins à la main…

Antoine n’aime pas s’attarder sur ce genre de pensées. Ni se rappeler son frère Gaius égorgé.

Il voudrait mourir au combat. S’expose au danger dans cet espoir-là. À Paraitoniôn, il s’était avancé sans escorte jusque sous le rempart qu’avaient conquis les légionnaires de Gallus (le poète Gallus, son « ami » Gallus) ; il s’était avancé seul, sous prétexte de haranguer ses anciennes troupes, mais il n’espérait d’elles qu’une flèche miséricordieuse… Qui n’était pas venue : même « retournés » par Octave, ses hommes l’aimaient encore trop pour l’abattre comme un oiseau pris au filet.

Il devra donc faire le travail sans aide… Il veut bien mourir pour Cléopâtre, et même à cause de Cléopâtre, mais il voudrait mourir près d’elle. Elle n’accepte pas d’en parler. Autrefois, à Éphèse, quand il dominait la moitié du monde, ils avaient abordé le sujet en joyeuse compagnie, un après-midi, tous assis sur leurs pliants dorés au premier rang du Théâtre : en l’honneur de Dionysos, des acteurs venaient de jouer pour les quinze mille invités des extraits d’anciennes tragédies et, forcément, après l’Ajax, la conversation était tombée sur le suicide. « Je ne sais pas pourquoi les hommes aiment tant les suicides sanglants, avait remarqué Cléopâtre en croquant des pignons de pin. Quand vous passez de vie à trépas, il faut toujours que ce soit dans la violence, que vous éclaboussiez le monde autour de vous… Nous, femmes sommes autrement discrètes et bien élevées !

— Pas toutes ! avait objecté Dellius qui était alors leur meilleur ami, Dellius qui n’avait pas encore trahi. La vertueuse Lucrèce, en se poignardant, n’a pas hésité à répandre le sang !

— Bon, dit Cléopâtre, Lucrèce était de très mauvaise humeur parce qu’elle venait d’être violée. Mais, à part elle, nous nous suicidons proprement. En nous laissant mourir de faim, par exemple : une mort élégante.

— Mais interminable, souligna Antoine. On voit bien que, pour mourir, vous avez le temps : un chagrin d’amour, la ruine d’une maison, la mort d’un mari, laissent généralement quelques jours pour agir. Tandis qu’un général vaincu doit en terminer sur-le-champ.

— En salissant la maison ? Allons donc ! Quand nous sommes pressées, nous usons aussi de moyens rapides, mais sans rien souiller : noyade, étouffement, poudres…

— Les poudres ? Foutaises ! Aucune garantie de succès !

— Tout dépend de ceux qui les préparent, Imperator. Il ne suffit pas d’être médecin, il faut s’y connaître aussi en botanique, en parfums… Notre ami Glaucos (à cette époque, elle ne l’avait pas encore tué), notre ami Glaucos a obtenu, au Muséum, des poudres rapides et sûres. Au pire, d’ailleurs, qui nous empêcherait d’imiter la veuve de Brutus en avalant des charbons ardents ? L’épanchement d’humeurs qui s’ensuit reste interne, il n’a rien de dégradant… »

Mais maintenant, quand Antoine essaie de ramener la Reine vers les considérations pratiques qui s’imposent – mourir comment, avec qui, quand ? –, elle écarte d’un mot toute tentative d’approche : « Une heure de vie, Marc, c’est encore la vie ! »

Peut-être songe-t-elle à ses enfants. Elle y songe sans doute plus que lui. Mais elle ne les sauvera pas. Sauf, à la rigueur, Césarion, assez grand désormais pour s’enfuir et se cacher. Bien que sa vie de pharaon n’ait guère préparé ce garçon à affronter l’inconnu ! Pas même à supporter l’inconfort ! Et quant à pouvoir un jour reconquérir son trône…

Chaque soir, après avoir inspecté ses légions et fait manœuvrer dans la plaine la cavalerie égyptienne qu’il commande lui-même, Antoine pleure sur le destin du fils de César, pleure sur le sort de ses jumeaux, et pleure sur lui-même. Alors, il appelle Éros et boit. Boit comme on se soigne, puisque Olympos, excellent médecin, le lui a conseillé : « Les dieux ont révélé le vin aux hommes pour leur plus grand bien. Il est le remède à toute douleur. Parce que tu as l’esprit subtil, Seigneur, et beaucoup de perspicacité, tu prévois, tu imagines, et tu tombes bientôt dans la mélancolie : tantôt tu voudrais vivre, et tantôt tu veux mourir. Le remède est le vin : bois ; mais un vin blanc, jeune et léger, que tu mouilleras d’eau aux trois quarts. » Il a aussitôt remarqué la moue dubitative d’Antoine : « Tu le coupes déjà beaucoup moins ? – Moins, oui. Je suis un soldat. – Suis pourtant mon conseil jusqu’à la onzième heure du jour. Ensuite, fais ce que tu voudras… »

Aucun de ses hommes ne l’a jamais vu ivre ; ses amis, si, parfois ; mais sont-ils des amis, ceux qui ne seraient pas « amis jusqu’à l’estomac » ? Et puis, ces excès ne se produisent que lorsqu’il se trouve dans l’incapacité d’agir, ligoté comme un prisonnier ; en campagne, au contraire, il boit de l’eau, l’action suffit à le griser. Vivement qu’Octave soit là : l’appel du buccin, les charges de cavalerie, le choc des armures, et ce grand calme qui chaque fois s’empare de lui, cette grâce nonchalante, cet insouciant mépris du danger, ce désir d’élégance et d’éternité qui, enfin, l’envahissent… Avec un peu de chance, il tombera au combat.