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En ce temps-là, le monde était jeune, et Alexandrie, la plus grande ville du monde. Du monde connu, bien sûr. Mais le monde connu, l’Oïkoumèné des Grecs, n’était pas petit : quand Séléné vit le jour, il s’étendait déjà de la mer du Nord à l’Éthiopie, et des rivages de l’Irlande jusqu’à l’île de Ceylan.
Au-delà, on soupçonnait bien, vers l’est, l’existence d’un mystérieux « pays de la soie », contrée bénie des dieux où les pelotes du précieux fil poussaient sur les arbres comme des fruits, mais aucun caravanier syrien, aucun marchand parthe, n’avait jamais été admis à parcourir de bout en bout la route des « fruits qu’on tisse » : de marché en marché et de troc en troc, elle se perdait dans les déserts d’Asie.
Quant aux pays du sud – qu’on devinait dès les premiers contreforts de l’Atlas et les montagnes d’Érythrée –, on les savait, de source sûre, peuplés d’unijambistes mangeurs de pierres, d’hommes sans tête dont la bouche s’ouvrait au milieu de la poitrine, et de satyres à corps de bouc qu’aucune personne sensée n’aurait eu envie d’aller voir de près.
De toute façon, si l’on admettait – et on l’admettait – que, contrairement aux apparences, la terre était ronde (des savants grecs l’avaient prouvé) et si l’on connaissait avec exactitude sa circonférence, on était non moins persuadé qu’elle ne bougeait pas et que le soleil en mouvement n’éclairait utilement qu’une moitié du globe : l’île des hommes, l’île habitée, avec ses deux mers intérieures, la mer Noire et la Méditerranée. Le reste, couvert par le grand Océan circulaire qui communiquait peut-être avec les Enfers, aurait fait une sombre destination pour une croisière…
Du monde éclairé, tempéré et navigable, Alexandrie était donc la plus grande ville – plus vaste, plus peuplée que Rome et Athènes, Antioche et Damas, Rhodes, Éphèse ou Pergame. Une ville moderne dont rues et canaux se coupaient à angle droit, une ville artificielle posée sur la mer aux confins du désert, une ville dont toute la richesse venait du port, toute la beauté était l’œuvre des hommes. Au ras des flots, la « Très-Brillante », comme l’appelaient les voyageurs, éblouissait par sa blancheur : blanches, les maisons basses, leurs terrasses de pierre tendre, les colonnes d’albâtre, les avenues pavées de marbre, et blanc, le grand Phare, « la plus haute tour du monde », dressé comme un aviron géant, comme une gouverne, au milieu des vagues.
Face à l’île du Phare, le Quartier-Royal occupait près du tiers de la capitale : tout l’angle nord-est de la cité et la pointe qui fermait la baie. Protégée par la mer et, au sud, par une muraille, cette pointe – le cap Lokhias – formait une ville dans la ville, « Cité interdite » avec son port privé et ses temples. Sur ce promontoire facile à défendre, les rois grecs, ancêtres de Séléné, avaient accumulé les palais, qui semblaient s’emboîter les uns dans les autres ; la presqu’île en était tellement chargée qu’il avait bientôt fallu bâtir au-delà de l’enceinte initiale, jusqu’autour du Sôma, vaste enclos où, dans un cercueil de cristal, reposait le corps embaumé d’Alexandre le Grand. Cerné de palais, ce jardin du « Précieux Corps » n’avait pas tardé lui-même à déborder, chaque pharaon y construisant son propre mausolée, toujours plus large et toujours plus haut, comme s’il suffisait de se hisser sur la pointe des pieds pour dépasser en grandeur le conquérant divinisé.
Entre palais et tombeaux, Lokhias et Sôma, la famille royale entassait tous les trésors du savoir : une bibliothèque, la plus ancienne et la plus grande du monde avec sept cent mille volumes ; un jardin botanique réputé ; un observatoire ; et deux ménageries, l’une, un zoo, pour les animaux exotiques, l’autre, le Muséum, pour les intellectuels réputés. On poussait les princes, dès leur plus jeune âge, à fréquenter ces deux espèces pour s’instruire à leur contact et apprendre à les apprivoiser ; les singes étaient les plus dociles, les crocodiles et les philosophes, les plus dangereux, les géomètres tenaient le milieu. « Et toi, Ptolémée, quand tu seras grand, que collectionneras-tu ? Les lions ? les sophistes ? ou les architectes ? »
Comme tous les enfants royaux depuis trois siècles, les jumeaux étaient nés sur le cap Lokhias. Leur mère avait préféré retarder de quelques mois le déménagement qu’elle projetait ; elle avait décidé, en effet, de s’installer dans l’annexe du Quartier-Royal, sur la petite île d’Antirhodos au milieu de la baie, où les souverains possédaient depuis deux siècles une demeure de plaisance. Ce palais d’été, elle le faisait agrandir et embellir dans l’espérance d’y accueillir Marc Antoine. S’il revenait…
Rien n’était moins sûr que ce retour. Ayant quitté sa maîtresse enceinte pour voler au secours de la Phénicie, le généralissime était ensuite reparti pour Rome où, devenu veuf de son épouse Fulvia, il s’était aussitôt remarié – avec Octavie, une veuve elle aussi, mais très jeune, une femme qu’on disait belle et douce, et qui avait surtout le mérite d’être la sœur de son dangereux allié, le jeune Octave… Cléopâtre avait la tête trop politique pour s’inquiéter d’un pareil mariage. Même si, parfois, elle pensait qu’Antoine aurait pu l’informer. La consulter ? Non, ne rêvons pas. De toute façon, mettre au monde des bâtards, elle en avait l’habitude. Son fils aîné, Ptolémée César, dit Césarion, alors âgé de sept ans, était le bâtard adultérin du regretté Jules César – ce qui n’empêchait pas qu’on l’associât déjà, tout bâtard qu’il fût, aux actes officiels où il apparaissait comme le futur roi de l’Égypte. Leur légitimité, les enfants de Cléopâtre la tenaient d’elle, et c’était plus que suffisant : la noblesse et l’illustration, elle en avait à revendre ! Ne descendait-elle pas, à la fois, d’une cousine d’Alexandre le Grand et de deux de ses plus proches compagnons, Ptolémée et Séleucos, devenus, l’un, roi d’Égypte, l’autre, de Syrie et de Babylonie ? Ses ancêtres macédoniens avaient régné sur la moitié du monde, depuis la Libye jusqu’à l’Inde. Qu’aurait pu ajouter, à un sang si glorieux, la « reconnaissance de paternité » d’un Romain ?
Grâce à Olympos, son médecin grec, la Reine avait porté ses jumeaux jusqu’au terme. Ils vinrent au monde au début de l’hiver, dans le Palais Bleu qui occupait la pointe extrême du cap. Sur trois de ses faces, ce vieux palais regardait la mer ; des récifs en défendaient l’accès, si bien qu’on avait jugé inutile de le fortifier. Il s’ouvrait sur le large par de grandes terrasses ; entre les colonnes, la brise marine gonflait les vélums, comme si, au bout du cap Lokhias, à la proue d’Alexandrie, le palais s’apprêtait à lever l’ancre.
Est-ce la proximité de la mer qui avait conduit les souverains à appeler « Palais Bleu » ce navire de pierre ? Sans doute pas, les Grecs d’autrefois ne croyaient pas que la mer fût bleue, ils la voyaient verte ou violette – vineuse, disait Homère –, mais bleue, jamais.
Le Palais tirait plutôt son nom des tesselles en pâte de verre qui ornaient les murs de ses salles d’apparat. Un décor résolument égyptien : les « indigènes » – que les colons grecs regardaient d’assez haut – maîtrisaient mieux qu’eux la difficile fabrication du bleu ; utilisant une technique à base de cuivre, ils savaient donner aux mosaïques et aux émaux la couleur des plumes du paon, des saphirs ou du lapis. Une couleur porte-bonheur, croyait-on, et dont les riches paraient aussi bien leurs corps que leurs maisons. Ils en mettaient partout : ce bleu vif repoussait la mort. Naître au milieu du bleu, comme les jumeaux de la Reine, ouvrir les yeux sur le bleu, était du meilleur augure. Les astronomes du Muséum, appelés au renfort des prêtres, confirmèrent le pronostic. En abandonnant, deux mois plus tard, la vieille demeure pour le palais rénové d’Antirhodos, l’île du Grand Port, Cléopâtre emmena avec elle Césarion mais laissa ses derniers-nés au cap Lokhias : le médecin Olympos lui-même croyait le bleu plus profitable à leur santé.