17

Un vent d’une rare violence s’était levé sur Dahouët après le déluge de la nuit. La petite maison de granit semblait trembler sous les bourrasques. Nathalie dut se cramponner à la clôture en allant ramasser son courrier dans la boîte aux lettres. Depuis le petit déjeuner, elle ne décolérait pas. L’entêtement de Yann l’avait mise hors d’elle. À quoi bon être un marin expérimenté si c’était pour agir comme un gamin de cinq ans ! Elle n’avait pas mâché ses mots et il avait baissé la tête, penaud mais inflexible.

Un volet claquait et elle dut se battre pour le fixer.

— Si ce n’est pas une tempête, ça, c’est quoi ? marmonna-t-elle en regagnant la cuisine.

Elle s’approcha de la fenêtre pour observer le ciel plombé sur lequel plusieurs couches de nuages noirs se déplaçaient à toute vitesse.

— Les cons ! dit-elle en donnant un coup de poing sur la table.

L’attitude de Yann était facile à comprendre : il provoquait Ludovic. C’était puéril, inconséquent, dangereux, mais pour une fois qu’il pouvait affirmer sa supériorité, il n’allait pas rater l’occasion ! Quant à Ludovic, on avait l’impression que tout lui était devenu indifférent. Inutile de compter sur lui pour raisonner l’autre. Au contraire, ce genre de défi morbide le sortait de son apathie.

Elle se versa une tasse de lait chaud puis ajusta d’un coup de pied rageur le bourrelet de sable qui colmatait les courants d’air sous la porte. Elle s’assit, les coudes sur la table, et jeta un regard morne au courrier. Attrapant Ouest-France, elle fit sauter la bande de papier et déplia le journal. La page des prévisions météorologiques ne fit qu’augmenter son angoisse. Le pire était prévu pour les vingt-quatre prochaines heures, avec un rappel de prudence qui lui parut dérisoire.

Alors qu’elle feuilletait distraitement le quotidien, elle tomba en arrêt devant la photo d’une carcasse de voiture.

 

 

Son ciré plaqué sur lui par le vent, Yann hésitait. Deux de ses copains, venus ajouter des bouées et des pneus pour protéger leurs bateaux, étaient montés quelques instants à son bord. Devant son intention de quitter le port, ils l’avaient traité de fou furieux.

Du quai, Ludovic observait la danse des voiliers solidement arrimés à leurs anneaux. Les éclats de voix des Bretons, sur le pont du Nat, avaient fini par le faire sourire. Il était presque certain que Yann n’appareillerait pas. Il tergiversait depuis une bonne demi-heure. En fait, il devait attendre que ce soit Ludovic qui lui demande de renoncer. Une sortie serait quand même trop suicidaire et Yann tenait à son bateau.

— Je te coule dans le port si je te vois larguer tes amarres ! menaça un marin qui était venu se joindre aux autres.

La discussion s’envenimait et Ludovic commençait à avoir froid. Il tourna le dos au vent pour tenter de se protéger un peu. Il distingua alors une silhouette qui se dirigeait vers eux en courant et en gesticulant. Il plissa les yeux mais mit quelques instants à reconnaître Nathalie. Si elle venait se mêler à la bagarre, ce serait peut-être l’occasion pour Yann de s’en sortir avec les honneurs. Ce que femme veut…

— Ludovic !

Elle agitait quelque chose dans sa direction. Il alla à sa rencontre, un peu intrigué, vaguement inquiet. Parvenu à sa hauteur, il s’aperçut qu’elle tenait un journal. Ou plutôt qu’elle le cramponnait car le vent menaçait de le lui arracher.

Saisissant Ludovic par la manche de son ciré, elle l’entraîna vers le Nat. Elle ne jeta même pas un coup d’œil à Yann et à ses copains en passant devant eux. Elle descendit directement dans le carré et étala le journal sur la table, par-dessus les cartes maritimes. Il se pencha vers la fin de l’article qu’elle lui désignait, sous la photo d’une voiture broyée. Il lut, à mi-voix :

— « La conductrice, un médecin rouennais, a été transportée à l’hôpital de Saint-Brieuc dans un état critique… »

Souffle coupé, il saisit le quotidien et détailla intensément le véhicule auquel il n’avait pas prêté attention. Le sigle du constructeur, sur le coffre, était très lisible. Valérie possédait exactement la même voiture. Même marque, même couleur.

Ludovic ne mit que quelques secondes à réagir. Il escalada l’échelle en deux enjambées et sauta du pont sur le quai. Il n’avait qu’une idée en tête : récupérer les clefs de son coupé pour foncer à Saint-Brieuc.

Émergeant à son tour, Nathalie leva la tête vers Yann. Elle dut crier pour couvrir le bruit du vent et des pavillons qui claquaient contre les mâts :

— Pas de sortie aujourd’hui ! On rentre ! Tu n’as pas de chance, mon chéri, il faisait si beau…

Ludovic ne perdit pas de temps à longer la côte. Il prit la nationale 12 et roula à tombeau ouvert en échafaudant des dizaines d’hypothèses qu’il rejetait les unes après les autres. Si c’était bien Valérie qui avait eu un accident, que faisait-elle donc, la nuit dernière, à quelques kilomètres du Val-André ? Il n’était pas fait mention d’un autre passager mais ça ne voulait rien dire. De toute façon, elle ne pouvait se trouver par hasard sur cette petite départementale.

Il refusait d’imaginer ce que signifiait « état critique ». Mais, si c’était le cas, Mathieu Keller devait déjà être près d’elle. Peut-être même avait-elle été transportée ailleurs qu’à Saint-Brieuc ?

Devant l’hôpital, il se gara à cheval sur un trottoir, juste sous un panneau de stationnement interdit. Dans le hall, il se précipita au guichet d’accueil où on le renseigna tout de suite. Valérie Keller occupait la chambre 209. Il reprit son souffle en attendant l’ascenseur. Tant pis s’il tombait sur Mathieu, tant pis si elle le jetait dehors, tant pis s’il se ridiculisait n’importe ! quoi pourvu qu’elle aille bien !

Il n’eut même pas l’idée de frapper. D’emblée, il poussa la porte. Il la découvrit assise au pied du lit, tout habillée, un plateau sur les genoux et une fourchette à la main.

Interloquée, elle le regarda, avala de travers et se mit à tousser. Il restait sur le seuil, sans esquisser un geste, la fixant avec une drôle d’expression.

— Valérie, dit-il enfin sur un ton de reproche.

En faisant un pas vers elle, il s’aperçut qu’il portait toujours son ciré et ses bottes de caoutchouc. Embarrassé, il s’arrêta de nouveau.

— Rien de cassé ? parvint-il toutefois à demander.

— Non.

— J’ai eu très peur…

— Moi aussi !

Ils étaient restés sur un tel malentendu qu’aucun des deux ne savait que dire. Dans le silence qui suivit, elle reposa ses couverts et se leva. En fait, ils étaient aussi terrorisés l’un que l’autre.

— Tu es seule ? Ton mari n’est pas là ?

— Bien sûr que non !

— Dommage. J’en aurais profité pour régler mes comptes.

Sa voix s’était brusquement durcie. Il ajouta, sur le même ton :

— Je sais que vous êtes réconciliés mais j’aurais préféré que tu me le dises toi-même.

— Réconciliés ? Eh bien… Nous sommes passés chez le juge hier matin…

— Chez le juge ? Ce n’était vraiment plus la peine !

— Mais… Écoute…

— Non, toi d’abord !

Intacte, obsédante, la tristesse de Ludovic était revenue et il fallait qu’il lui dise ce qu’il avait sur le cœur.

— Tu m’as laissé tomber d’une manière qui me donne encore froid dans le dos. Je suis venu chez toi. Pas pour t’espionner mais parce que j’étais inquiet. Je t’ai vue, dans les bras de ton mari. Je l’ai entendu rire, il voulait même te porter ! Et puis vous êtes montés ensemble. Tu n’as pas idée de l’effet que ça fait !

À évoquer cette sinistre soirée, il se sentait malade de jalousie.

— Dans les bras de Mathieu ? Moi ?

— Tu ne m’avais rien promis, je sais, je n’ai aucun droit mais c’est quand même ignoble.

Peu à peu elle comprenait, les choses s’enchaînaient logiquement, elle découvrait ce qui s’était produit cette nuit-là. Elle éprouva soudain un tel soulagement qu’elle esquissa un sourire. Il la dévisagea, consterné.

— Vraiment, Valérie, ça t’amuse ? Je n’aurais pas cru… Tu as fait tout ça par jeu ? Et alors, lequel danse le mieux, au bout des ficelles, lui ou moi ?

Furieux, il était sur le point de quitter la chambre quand elle se précipita sur lui. Elle le prit par un poignet pour le retenir, le regardant bien en face.

— Le soir où tu nous as vus, on sortait de l’hôpital. Jérémie était en réanimation.

— Ton fils ?

— Il était tombé d’un arbre, chez son père. Il a passe toute la journée du dimanche dans le coma. J’ai cru devenir folle. Il a émergé vers vingt-deux heures. Quand Mathieu m’a raccompagnée, j’aurais pu rire avec n’importe qui, embrasser n’importe quoi, même un réverbère ! Il est resté un moment avec moi et on a fini par s’engueuler, on a même failli se battre !

Elle voulait tout lui raconter si vite qu’elle en bégayait. Incrédule, il avait du mal à la suivre.

— Comment va-t-il, Jérémie ?

— Une jambe cassée. Il s’en est sorti avec juste une jambe cassée ! Tu te rends compte ?

Ludovic restait tendu, crispé, et elle dut le secouer.

— Je voulais tout te raconter, j’avais besoin de te parler ! Seulement tu n’étais pas là, ni à ton étude ni chez toi, et j’ai fini par croire que tu étais pire que Mathieu ! Je t’en ai voulu un peu plus chaque jour, c’est devenu infernal. J’étais décidée à te rayer de ma vie. Bonne pour la poubelle, l’aventure à la sauvette ! Mais je n’ai pas pu. Je t’ai rappelé vingt fois et je n’ai eu que ta fille, qui me déteste. Je suis même allée chez toi mais elle m’a envoyée sur les roses.

— Axelle ? Tu as eu Axelle au téléphone ? Tu l’as vue ?

Abasourdi, il tentait de mesurer l’étendue du désastre. Sa propre fille l’avait précipité dans un inutile désespoir. Délibérément, elle lui avait menti. Et avec un aplomb qui le confondait !

— Valérie…

Il dégagea son poignet, un peu brutalement, pour pouvoir la prendre par les épaules.

— Valérie, c’est vrai ?

— Qu’est-ce que je fais ici, d’après toi ? Il a fallu que je piétine mon orgueil, crois-moi ! Je ne savais même pas ce que j’allais te dire, à condition de te trouver d’abord…

— Qui t’a dit où j’étais ?

— Hubert. Et toi, comment as-tu appris que…

— Par le journal.

À cet instant il distingua les points de suture. Il repoussa les petites mèches blondes avec précaution. Étonné de ne pas lui en vouloir, de se trouver si démuni devant elle alors qu’il l’avait détestée durant des nuits entières, il ne savait plus comment il devait réagir.

— Vous avez de la visite, madame Keller ? Mais que faites-vous dans cette tenue ? Il faut vous recoucher !

L’infirmière restait sur le seuil de la chambre, des clichés de radiologie à la main.

— Non, je m’en vais, annonça Valérie.

— Mais le docteur Lefèvre…

— Je signerai la décharge, ne vous inquiétez pas.

Perplexe, l’infirmière alla poser les radios et les résultats d’examens sur le lit. Puis elle sortit, à regret, d’un pas traînant. Ludovic n’avait pas quitté Valérie des yeux.

— Est-ce que tu… Enfin, je crois qu’il faudrait qu’on parle un peu…

— Oui !

Sans se dérober, elle attendait qu’il décide.

— Très bien, dit-il, on va repartir de zéro.

Il empoigna le sac de voyage qui était resté sur une chaise, en évidence.

— J’ai bien entendu, tu quittes cet hôpital ? Alors, viens…

— D’accord, mais…

— Viens !

Il lui tendait la main et elle la prit.

 

 

Dès qu’elle eut achevé de remplir les papiers administratifs qui dégageaient la responsabilité de ses confrères, Valérie retrouva le vent et la pluie qui sévissaient toujours. Ludovic l’attendait au volant du coupé, juste devant les marches. Il la conduisit à la gendarmerie, puis chez le garagiste où avait été remorquée l’épave de sa voiture. La vision de la tôle déchiquetée lui fit froid dans le dos. La femme qu’il aimait plus que tout au monde avait failli se tuer à cause de lui, sur un malentendu, et il aurait très bien pu l’ignorer. C’était une idée odieuse, intolérable, qui le fit s’interroger longuement sur ce qu’il allait dire à sa fille dès qu’il la verrait.

Ensuite, il l’emmena dans une rue commerçante car elle voulait acheter quelques vêtements. Pendant qu’elle essayait des jeans dans une boutique, il entra dans le magasin d’en face et choisit pour elle un gros pull irlandais écru, particulièrement chaud. Au moment où il payait, il se vit dans une des glaces. Avec son ciré et ses bottes, il avait vraiment l’air d’un touriste. Il ne lui manquait plus qu’un chapeau de pêcheur ! Il s’acheta un pull bleu marine ainsi qu’un blouson. Il avait des mocassins dans sa voiture et il se changea en hâte, guettant Valérie à travers sa vitre. Comme elle s’attardait, il avisa une cabine téléphonique et appela Nathalie pour la rassurer. Il eut encore le temps de faire quelques emplettes dans une pharmacie avant que Valérie émerge enfin de sa boutique. Elle ressemblait à une gamine, moulée dans un jean camel, d’autant qu’elle le rejoignit en courant pour échapper à la pluie.

En quittant Saint-Brieuc, il prit cette fois la route de la côte. Étrangement silencieux l’un et l’autre, ils tournaient la tête ensemble, dès qu’ils apercevaient la mer. Au bout d’un quart d’heure, il engagea le coupé dans un chemin étroit au bout duquel elle découvrit un invraisemblable petit château cerné de bâtiments de ferme.

— Nous sommes au domaine du Val, annonça-t-il. J’en ai pour une minute…

Il escalada les marches du perron et disparut à l’intérieur de l’hôtel. Valérie observa la façade un peu austère dont l’architecture remontait sans doute au XVe siècle. Le vent s’était déchaîné à présent et elle songea qu’on devait se sentir à l’abri derrière ces hauts murs de granit.

Lorsqu’il revint, il lui ouvrit la portière et, de nouveau, il lui tendit la main pour qu’elle le suive.

À l’intérieur, le bruit des bourrasques s’atténuait en sifflements aigus, en chuintements. On les conduisit jusqu’à une très grande chambre, admirablement meublée, dont les fenêtres donnaient sur le parc.

— C’est un site classé, dit Ludovic en jetant un coup d’œil au-dehors.

Tous les arbres semblaient plier sous les rafales et un grand nombre de branches cassées jonchaient les allées.

— C’est le seul établissement que je connaisse qui reste ouvert en cette saison, dit-il comme pour s’excuser.

Elle sourit de sa remarque. L’endroit était somptueux, comme toujours lorsqu’il choisissait.

— Il est cinq heures… Tu aimerais boire quelque chose ? demanda-t-il en décrochant le téléphone. Si tu veux, nous irons dîner au bord de la mer, le spectacle doit valoir le déplacement. Mais repose-toi d’abord.

— Je vais prendre un bain, murmura-t-elle, j’en ai vraiment besoin.

Un peu intimidée soudain, elle avait peur de ce tête-à-tête. Lui aussi, mais il s’abstint de tout commentaire. Au point où ils en étaient, il n’était plus question d’une simple escapade. Ils ne pourraient rien éluder, rien éviter.

— Pour après ton bain, dit-il en lui mettant le pull irlandais dans les mains. Habille-toi chaudement, je ne te ferai pas grâce de la tempête.

Tout le temps qu’elle resta absente, il se tint debout devant l’une des fenêtres. La nuit était tombée sur le parc. Il se sentait nerveux, surexcité, mal à l’aise. Quoi qu’il arrive, il fallait qu’il gagne la partie. Pas sur l’oreiller, non, mais au contraire en gardant ses distances et la tête froide. Il avait trop souffert jusque-là, il voulait en finir.

Lorsqu’il l’entendit revenir, il se retourna et sourit malgré lui tellement elle était jolie. Elle était enfouie dans le pull, un peu grand pour elle, ses cheveux étaient encore mouillés mais elle avait maquillé ses yeux. Ils vidèrent leurs coupes en écoutant le vent fou qui cernait le château.

— Un soir de décembre ici, déclara-t-elle, c’est complètement…

— Romantique ? Non, nous ne sommes pas là pour ça.

Il resservit du champagne, alluma une cigarette et alla tirer les grands rideaux de velours tandis qu’elle téléphonait à ses parents. Elle resta évasive, bavarda gaiement avec ses enfants, n’évoqua jamais son accident de la nuit précédente. Lorsqu’elle revint vers lui, il murmura d’une voix songeuse :

— Le type qui t’a sortie de ta voiture, le camionneur… J’aimerais bien lui dire merci.

Ils entendirent un bruit sourd, suivi d’une cascade de verre brisé, quelque part dans les profondeurs de l’hôtel.

— Eh bien, on dirait que ça souffle vraiment très fort.

Il vérifia la fermeture des fenêtres, enfila son blouson et tendit le sien à Valérie.

— On va aller voir ça de près, d’accord ?

Un peu surprise par la distance qu’il maintenait entre eux, elle le suivit en silence. Le hall de la réception était désert. Quand ils ouvrirent la porte, il y eut un brutal courant d’air. Dehors, c’était presque difficile de se tenir debout face aux rafales. Il maintint la portière tandis qu’elle s’installait dans le coupé.

— Je te mets du chauffage tout de suite… Tu as vu ? On dirait la fin du monde…

Une branche atterrit juste à côté du capot et fut emportée dans l’allée. Il démarra doucement et quitta le domaine du Val sans encombre. La mer n’était qu’à huit cents mètres mais ils en entendirent le fracas bien avant. Il était sept heures et la marée était au plus haut.

— Les vagues vont déborder les digues partout, annonça-t-il, ravi.

— Et tu aimes ça ?

— Oui et non. C’est effrayant pour les bâtiments qui naviguent en ce moment au large, mais c’est quand même grandiose…

Ils entraient dans un petit village et Ludovic s’arrêta à quelques mètres de la jetée. Il n’y avait qu’un seul endroit éclairé, un peu en surplomb de la mer, et ils coururent dans cette direction.

À leur arrivée dans le petit restaurant, seules deux tables étaient occupées. On les installa contre la baie vitrée. Des bougies et un éclairage tamisé rendaient l’atmosphère d’autant plus intime que les éléments se déchaînaient avec une rare violence au-dehors.

Ludovic commanda des huîtres, du homard grillé et un gros-plant glacé.

— J’ai pensé qu’on serait très bien ici pour s’expliquer… Parce que vois-tu, Valérie, il y a certaines choses que je ne suis pas prêt à recommencer.

Le menton posé dans ses mains, ses yeux verts rivés à ceux de Ludovic, elle l’écoutait.

— Hier, à cette heure-ci, j’envisageais de vendre ma maison à Clères, mes parts de l’étude… bref, de changer de vie.

— Ta maison ? Tu es fou ! J’adore ta maison.

— Assez pour y habiter ? Pour y installer tes enfants ?

— Mais… oui ! Pourquoi pas ? Seulement il me faudra un peu de temps, tu…

— Non. Maintenant. Je ne veux plus me ronger, attendre, espérer un rendez-vous, te voir entre deux portes, ne pas savoir où tu es. Et risquer de me retrouver en bas de chez toi comme certain soir.

Sa détermination ne faisait aucun doute. Valérie hocha la tête, mais sans prononcer un mot. Il patienta un peu puis il poursuivit :

— Je t’ai appelée pendant des heures. Le lendemain aussi. Et ainsi de suite. Tu n’étais jamais là, j’ai vraiment cru que tu étais retournée à Mont-Saint-Aignan.

— J’étais chez mes parents !

— J’ai essayé leur numéro, une fois, mais sans obtenir de réponse. J’étais assommé, effondré, je ne comprenais pas.

— Je t’ai téléphoné, Ludovic. Mais ta fille…

— Je sais, j’imagine très bien ce qui s’est produit. Le vrai malentendu. Mais on vivait tellement loin l’un de l’autre que ça devait finir par arriver. Je ne t’aime pas à mi-temps, à quart de temps… Et je ne suis pas une girouette. Tu es la femme de ma vie, à condition que tu le veuilles.

— Ludovic…

— Laisse-moi finir, je t’en supplie, c’est de plus en plus difficile, c’est pire qu’un oral de rattrapage ! Je n’ai pas eu l’impression, jusqu’ici, que tu étais tout à fait… sur la même longueur d’ondes que moi. Tu as retrouvé ta liberté, tu n’as pas envie de la sacrifier, de t’engager à nouveau. Tu recommences à respirer, tu as peut-être peur que je t’étouffe, ce serait légitime. Malheureusement, c’est ce que je souhaite. Pas t’étouffer mais t’épouser. Pas dans six mois mais le plus vite possible. Et, d’ici là, que tu vives avec tes enfants mais aussi avec moi. Si ce n’est pas ce que tu désires, si tu as le moindre doute, si le quotidien t’effraie et si tu préfères les situations précaires, alors il vaut mieux se séparer.

Elle se recula un peu, baissa les yeux sur le plateau de coquillages. À cette seconde précise, elle comprit que leur avenir lui appartenait. Elle avait encore le choix mais elle ne disposait plus d’aucun délai. Ludovic ne lui ferait aucune concession.

— Ce n’est pas un ultimatum, précisa-t-il en prenant sa main sur la table. Mais si tu ne m’aimes pas comme moi je t’aime, si nous ne voulons pas la même chose, alors à quoi bon ? Te voir de temps à autre est au-dessus de mes forces, je n’y peux rien.

La lumière s’éteignit brusquement. La tempête avait dû rompre un câble électrique. À la lueur de la bougie, elle le dévisagea.

— Je ne prendrai plus jamais de risque avec toi, murmura-t-elle. Je veux ce que tu veux du moment que tu es là. J’ai cru que j’allais faire une pause, oui, mais c’était avant que tu disparaisses, qu’on se perde. Maintenant, je sais, tout est clair. C’est pour ça que je suis venue. On ne se quittera plus.

Elle esquissa une grimace tellement il serrait fort ses doigts.

— C’est vrai ? Tu me le jures. Tu viens t’installer à la maison avec tes petits ? Dès qu’on rentre ? On fêtera Noël tous ensemble ? Et après, tu me laisseras les apprivoiser ?

Attendrie, elle remarqua son expression juvénile, émerveillée.

— Oui.

Il la lâcha, prit une huître et la lui tendit.

— Mange, alors. C’est sûrement meilleur que ce qu’on t’a servi à l’hôpital.

 

 

À l’heure où Valérie et Ludovic achevaient leur dîner au bord d’un océan démonté, Mathieu et Céline s’ennuyaient poliment dans un restaurant chic de Rouen. Elle fixait les détails de leur mariage pendant qu’il attendait l’heure d’aller au lit. Elle organisait déjà la rencontre de ses parents avec Mathieu, certaine de les épater, très contente d’elle-même.

Augustin et Suzanne regardaient la télévision, Camille assise entre eux et Jérémie installé dans un gros fauteuil, sa jambe plâtrée reposant sur un tabouret, son ours en peluche coincé sous son menton. Dans le petit appartement de la rue Saint-Nicolas, au-dessus de la boutique, il régnait l’habituelle quiétude des soirées d’hiver. Et tout en suivant le film d’une oreille distraite, Suzanne songeait au menu du réveillon.

Gilles et Laurence dégustaient des spaghettis au fond d’un petit bistrot italien, les yeux dans les yeux. Même sans le chianti dont ils avaient un peu abusé, ils se seraient sentis heureux.

Axelle marchait de long en large dans la cuisine, très agitée, passant en revue avec Claire les différentes versions qu’elle pourrait donner à son père pour expliquer ses mensonges. Le coup de téléphone de sa mère l’avait édifiée. Cette horrible Valérie, plus têtue que prévu, était allée les rejoindre là-bas, et l’heure des explications ne tarderait pas à sonner.

L’hôpital Charles-Nicolle, tel un grand paquebot échoué dans la nuit rouennaise, accueillait son lot quotidien d’urgences et les ambulances succédaient aux cars de police sur la rampe d’accès.

Yann, qui tenait Nathalie contre lui, entendit le téléphone sonner et fronça les sourcils. L’appel provenait de la minuscule capitainerie du port. On lui signalait une lumière à son bord. Très inquiet, il s’habilla en hâte, sortit et, luttant contre le vent fou, il se précipita vers les quais. De loin, il aperçut le Nat qui dansait au milieu des autres bateaux. Il y avait bien deux hublots éclairés d’une lueur vacillante. Au moment où il allait foncer, il s’arrêta net. Il venait d’apercevoir, garé à l’abri d’un muret, le coupé rouge de Ludovic. Comprenant que le Nat ne risquait rien d’autre que cette visite d’amoureux, il partit d’un grand éclat de rire.

Réfugiés dans le carré, une lampe à pétrole se balançant au-dessus de leurs têtes, Valérie et Ludovic étaient bien sur le voilier. En quittant leur restaurant, ils avaient voulu aller sur la digue pour jouir du spectacle dantesque des vagues qui se fracassaient à grand bruit. Mais il était impossible de résister aux coups de boutoir du vent qui les avait fait se raccrocher l’un à l’autre. Alors Ludovic avait eu l’idée de descendre jusqu’à Dahouët. Il savait dans quel coffre du bateau et sous quel gilet de sauvetage Yann dissimulait les clés du roof. Cramponnée à un hauban, Valérie avait attendu qu’il ouvre le panneau et elle avait descendu l’échelle derrière lui. Il avait eu des difficultés pour allumer la mèche de la lampe-tempête tant le Nat s’agitait sur ses amarres. Incapable de se tenir debout, Valérie s’était assise à la place qu’occupait généralement Yann. Avec une grimace, elle avait humé l’odeur particulière, ce mélange d’eau de mer, de gasoil et d’alcool à brûler propre à tous les bateaux.

À l’intérieur du carré, tout était en cuivre ou en acajou. Le sextant et les cartes maritimes étaient tombés sur le plancher et roulaient d’un bord à l’autre. Ludovic les ramassa, les fourra dans un placard d’où il sortit deux quarts métalliques et une bouteille de calva.

— J’ai passé ici des moments inouïs, à te maudire et à essayer de récupérer. On a frôlé le naufrage cent fois ! Yann a beau être un marin hors pair, c’est toujours la mer qui a raison, en fin de compte.

Il était obligé de parler fort pour couvrir tous les bruits de craquements, de grincements et de claquements.

— Il voulait partir en virée, ce matin ! Heureusement que tu t’es débrouillée pour faire passer ta photo dans le journal ! Sinon, on servirait peut-être de repas aux petits poissons en ce moment…

Il se laissa tomber près d’elle, trinqua joyeusement et essaya de boire une gorgée.

— Quand même, la tempête dans le port, c’est rare ! dit-il en la prenant dans ses bras.

Avec autant de fougue que de volupté, il la serra contre lui pour l’embrasser. Puis il murmura, d’une toute petite voix :

— T’avoir avec moi, ici et maintenant, ça tient du miracle.

Ce fut elle qui glissa la première ses mains sous le pull.

— Puisque tu n’aimes pas les cadres trop précieux, chuchota-t-elle à son oreille, on a bien le temps de retourner à l’hôtel…

Il frissonnait sous ses doigts et elle éprouva un désir intense, fulgurant, joyeux.

Peu importaient les rafales et le chahut, au-dehors, ils étaient seuls au monde sur cette couchette. Ils n’entendirent donc pas que les éléments, peu à peu, s’apaisaient au cours de la nuit. Ils ne furent pas sensibles à la brusque chute du vent, aux mouvements moins violents du bateau, au silence enfin revenu. Perdus d’abord dans le plaisir, puis dans le sommeil, ils étaient toujours enlacés lorsque l’aube se leva.

C’était le 16 décembre, le petit matin était glacial mais la mer s’était calmée. Un groupe de marins discutaient à voix basse ou par signes sur le quai. Emmitouflé dans sa parka, Yann désigna du doigt les amarres. Avec un bel ensemble, trois Bretons se penchèrent sur les anneaux et défirent les nœuds des cordages. Échangeant des clins d’œil, ils sautèrent sans bruit sur les ponts des deux bateaux qui encadraient le Nat, afin de le dégager doucement et de le pousser loin du quai. Comme la marée était en train de baisser, le courant allait faire le reste.

Un peu à l’écart, Nathalie observait toute cette agitation avec bienveillance. Elle savait, pour les avoir achetés elle-même, à quel point les sacs de couchage du Nat étaient confortables et chauds. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, vers le coupé rouge de Ludovic qui semblait abandonné derrière son muret. Yann revenait vers elle, arborant un sourire de triomphe.

— Bon voyage les amoureux ! dit-il en observant le voilier qui s’était mis à dériver lentement vers la sortie du port.

— Ce n’est pas dangereux, tu es sûr ?

— Tu sais bien que non. Et puis il n’est pas breton pour rien. Il n’aura pas de problème de navigation ! Tu as vu cette mer d’huile ?

— C’est toujours comme ça après une tempête.

— Et il va pouvoir en mettre plein la vue à son petit docteur !

À cet instant le Nat doublait le phare et, sur la digue, le groupe de marins hurlait des plaisanteries, les mains en porte-voix. Dans le carré, Ludovic émergea de son sommeil, écouta, se souleva sur un coude avec précaution jusqu’à la hauteur d’un hublot. Il vit la côte qui défilait lentement et il comprit quel genre de blague on leur faisait. Il considéra que c’était une sorte de cadeau et il se rallongea contre Valérie, remontant le duvet sur eux.

 

 

La sonnerie insistante du portable de Valérie avait mis fin brutalement à la promenade en mer.

Assise au bord de la couchette, claquant des dents parce qu’il faisait très froid dans le carré, elle avait échangé quelques phrases avec sa mère sous l’œil inquiet de Ludovic. Très vite, il avait compris qu’il se passait quelque chose de grave. Il avait démarré le moteur du voilier pour regagner rapidement le port.

En hâte, ils étaient retournés chercher leurs affaires à l’hôtel. De là, Valérie avait téléphoné au docteur Roussel, à Saint-Lazare, puis au chirurgien qui devait opérer son père. Têtu, celui-ci avait refusé une hospitalisation à Charles-Nicolle. Il voulait aller là où sa fille travaillait et nulle part ailleurs. L’intervention devait donc avoir lieu à la clinique le lendemain matin. Bien entendu, Valérie décida qu’elle y assisterait.

Ils avaient fait une dernière halte d’un quart d’heure à peine chez Nathalie. Ils étaient restés tous les quatre dans la cuisine de la petite maison, buvant leur café debout. Sur la route du retour, Ludovic avait d’abord laissé Valérie tranquille. Il savait qu’elle se faisait du souci pour Augustin et que la soudaine décision de Roussel l’inquiétait beaucoup. Elle refusa de s’arrêter pour déjeuner, pressée d’être à Rouen. Il n’insista pas mais, lorsqu’ils arrivèrent rue Saint-Nicolas, il ne se contenta pas de la déposer devant le magasin. Très naturellement, il verrouilla ses portières et l’accompagna. Un peu étonnée, elle eut une hésitation à laquelle il coupa court.

— Je ne te lâche plus, je t’ai prévenue… Surtout si tu as des soucis. D’ailleurs je trouve normal que tu me présentes à ta mère. Et ne me dis pas que le moment est mal choisi !

Renonçant à discuter, elle accepta qu’il la suive et elle grimpa quatre à quatre l’escalier de bois qui conduisait à l’appartement de ses parents.

 

 

Valérie avait assisté à de nombreuses opérations, quelques années plus tôt, et elle n’était guère impressionnable. Cependant, avant de pénétrer dans le bloc ce matin-là, elle avait fait un effort considérable pour surmonter son angoisse. Sous les champs stériles, la forme allongée sur la table était celle de son père. Elle lui avait parlé, quelques instants plus tôt, avait même trouvé la force de plaisanter avec lui, mais à présent il était inconscient.

Au-dessus de son masque, elle jeta un regard vers l’anesthésiste, qui lui adressa un sourire rassurant. L’équipe chirurgicale était en train de mettre en place la circulation extracorporelle nécessaire à tout pontage coronarien. Valérie observa avec attention les gestes précis de ceux qu’on appelait par dérision les « pompistes ». Le cœur venait d’être arrêté et la machine avait pris le relais normalement.

Indifférent au bruit sec des instruments retombant dans les plateaux, le chirurgien marmonnait. Il avait l’habitude de parler sans cesse, pendant ses interventions. La présence de Valérie et de Roussel ne semblait pas le troubler et ne changeait rien à son comportement. Il manipulait son greffon veineux avec une parfaite dextérité.

Gênée par une infirmière, Valérie se déplaça légèrement. Le visage d’Augustin était heureusement invisible et elle parvenait à garder ses distances, à étudier le « cas » qu’on opérait devant elle sans jamais l’associer à son père.

— Cette artère est en très mauvais état… regardez-moi ça…

Entre deux ordres brefs, le chirurgien poursuivait ses commentaires. Il était presque dix heures et, si tout se déroulait normalement, ce serait bientôt fini. Roussel avait un regard fatigué. Il y avait trop longtemps qu’il était debout, immobile.

Lorsqu’on commença à réchauffer le cœur, il se mit en fibrillation, comme prévu. Valérie s’obligea à ne pas détourner les yeux, même pour le choc électrique. Ensuite, l’arrêt de la circulation extracorporelle se fit sans problème.

— Et voilà le travail, grogna le chirurgien en s’écartant de la table.

Il se retourna brusquement vers Valérie et il lui adressa un clin d’œil. Il sortit du bloc le premier mais elle le suivit aussitôt. Il ôta ses gants ensanglantés, les jeta, arracha son masque puis son calot. À présent, Augustin appartenait pour quelques heures à l’anesthésiste-réanimateur.

— Vous êtes soulagée ? demanda-t-il en ouvrant le robinet du premier lavabo, devant lui.

Il l’observait dans le miroir tout en se lavant les mains.

— C’est toujours un peu particulier quand on connaît le patient, hein ? Mais ça s’est bien passé…

Se tournant à moitié vers la pendule murale, il hocha la tête.

— On a mis quatre heures… C’est plutôt un record de lenteur, mais on avait des spectateurs exigeants !

Elle se déshabillait à son tour, enlevant la longue blouse verte, les bottes.

— Vous avez préféré un pontage à un stent, finalement… constata-t-elle d’un ton neutre.

Elle faisait allusion aux tuyaux rigides que des sondes pouvaient monter le long des artères pour une dilatation.

— C’était plus approprié, à mon avis. J’en ai discuté avec Roussel…

Leurs regards se croisèrent une nouvelle fois, dans le miroir, et Valérie se décida à sourire.

— Merci, dit-elle à mi-voix.

— Demain, il redescendra chez vous. Arrangez-vous pour qu’il ne nous fasse pas une sténose du greffon, hein ?

Elle songeait avec angoisse aux risques septiques, même rarissimes comme la redoutable médiastinite, mais elle préféra plaisanter.

— J’essaierai de faire aussi bien que vous !

En passant près d’elle, il lui donna une sorte de petite tape amicale sur l’épaule. Elle eut besoin de quelques instants encore avant de quitter la salle. Sa mère devait l’attendre depuis longtemps et elle était pressée de pouvoir la rassurer. Même en sachant qu’il était inutile de venir avant la fin de la matinée, elle avait dû se précipiter à la clinique juste après avoir déposé les enfants à l’école.

Comme il n’y avait personne dans le petit salon d’attente, près des ascenseurs, Valérie regagna la cardiologie. Caroline l’intercepta dès son arrivée, demanda des nouvelles de l’opéré puis annonça qu’elle avait installé Suzanne dans son bureau.

— J’ai pensé qu’elle serait mieux chez vous…

La porte était restée entrouverte et Valérie aperçut le visage de sa mère. Elle tenait la tête penchée sur le côté et son expression était ravagée.

— Maman ! Il va très bien, maman…

Brusquement émue, elle s’était précipitée sur Suzanne qu’elle avait fait sursauter. Passant son bras autour de ses épaules, elle ajouta :

— Il sera sur pied dans quelques jours et, d’ici là, ce sera le malade le plus dorloté du service ! Tu pourras peut-être le voir en fin d’après-midi. Ne te fais pas de souci, je vais te le rendre en pleine forme !

Suzanne n’eut qu’un bref soupir pour exprimer son immense soulagement. Elle s’étonnait d’être parvenue, sans même s’en apercevoir, à cet âge de la vie où les parents sont, à leur tour, consolés et rassurés par leurs enfants. Comme elle était assise dans le fauteuil de sa fille, derrière le bureau, elle voulut se lever pour lui céder la place.

— Non, non ! Ne bouge pas, repose-toi encore un peu…

Les yeux de Suzanne glissèrent sur le papier à en-tête qui portait les titres de Valérie et son nom de jeune fille, puis sur le stéthoscope négligemment jeté en travers de l’agenda couvert de rendez-vous.

— Tu y es tout de même arrivée… dit-elle d’une voix douce.

Déjà elle ne pensait plus à elle, ni à son mari, mais seulement à sa fille qui allait avoir trente-six ans et qui avait réussi son changement d’existence, qui volait enfin de ses propres ailes.

— Ton ami Ludovic doit venir nous chercher vers sept heures pour nous emmener dîner chez lui avec les enfants, déclara-t-elle en se souvenant soudain du message dont elle était chargée.

Amusée, Valérie hocha la tête. Qu’est-ce qu’il y avait de plus têtu qu’un Breton ? Elle, peut-être.

Décrochant sa blouse blanche, elle l’enfila et remonta le col d’un geste qui était redevenu machinal.

— Docteur Prieur, on vous demande de toute urgence à la chambre 22, annonça la voix de Caroline dans l’interphone.

— Reste là, maman, je reviendrai tout à l’heure, dit Valérie qui se hâta de sortir.

Suzanne écouta un moment les bruits du couloir. Quelque part dans la clinique, Augustin devait se réveiller. Ils avaient encore un bout de chemin à faire ensemble, avec leur fille et leurs petits-enfants.

Elle se laissa aller contre le dossier du fauteuil, posa ses bras sur les accoudoirs puis regarda autour d’elle. C’est dans cette position que Valérie devait écouter ses patients et rédiger ses ordonnances. Au bonheur qu’elle éprouvait à savoir Augustin hors de danger s’ajouta soudain une formidable sensation de fierté. Alors elle évoqua, sans la moindre inquiétude, cet homme blond dont elle avait fait la connaissance, la veille. Dans une semaine, jour pour jour, ce serait Noël. Il avait dit qu’il se chargerait de tout. Très bien. C’était ce qu’il fallait. Parce que personne, désormais, ne pouvait plus empêcher l’ascension de Valérie, sa fille unique. Vraiment unique.