16

Par réaction au chagrin et à la colère qu’elle avait éprouvés le matin même, Valérie se prépara avec un soin particulier pour son rendez-vous chez le juge. Vêtue d’un ensemble grège dont la jupe courte et le spencer la mettaient en valeur, elle se présenta au palais à l’heure pile. Son imperméable doublé de fourrure sur le bras, elle demanda son chemin à un greffier subjugué. Devant le cabinet du juge, un homme jeune et d’allure sympathique l’aborda, se présenta, lui serra la main. Elle n’avait pas encore eu l’occasion de rencontrer Hubert Bonnet, qui était officiellement son avocat depuis que Ludovic s’était dessaisi du dossier.

— Madame Prieur…

D’un œil connaisseur, il l’observa des pieds à la tête, la découvrant assez belle pour justifier toutes les folies de Ludovic.

— Vous serez d’abord entendue seule, puis avec Mathieu Keller en ma présence, annonça-t-il.

Comme elle s’était maquillée, avait souligné son regard, il avait du mal à se détourner d’elle. D’autant plus qu’elle n’était pas seulement jolie ou séduisante. Elle dégageait une sorte de volonté farouche, de tristesse à fleur de peau qui émouvaient beaucoup Hubert.

— Voici nos adversaires, murmura-t-il.

Mathieu et Bréval arrivaient en haut des marches. Il y eut un instant de flottement puis Valérie se dirigea vers son mari qu’elle embrassa hâtivement sur la joue avant de saluer François. Elle présenta Hubert et les hommes échangèrent des poignées de main réticentes.

— Vous êtes l’associé de Ludovic Carantec ? s’enquit Mathieu d’un air méprisant.

— Je suis ici pour représenter le docteur Prieur, répondit tranquillement Hubert.

— Jusqu’au prononcé du divorce, il s’agit toujours de madame Keller ! riposta Mathieu avec une insupportable suffisance.

— Mariée ou pas, ma cliente conserve le droit à son titre de médecin, je pense ?

Après ce premier échange venimeux, ils firent une pause en s’observant les uns les autres. Mathieu se tourna vers sa femme et, malgré lui, poussa un soupir. D’où il était, il sentait les effluves de son parfum reconnaissable entre tous. Il évita le regard vert qu’il aimait trop, glissa sur la taille, les hanches, les longues jambes. Jamais Céline n’aurait cette allure-là, il était sans illusions.

Le juge fit appeler Valérie qui s’éloigna d’une démarche décidée vers la porte capitonnée. Quelques minutes plus tard, elle ressortit et ce fut le tour de Mathieu. Ensuite, lorsqu’ils se retrouvèrent tous les quatre dans le bureau, tout alla très vite. Tandis qu’elle signait le protocole d’accord, Valérie n’éprouva rien d’autre qu’un sentiment de soulagement. Mais, en relevant la tête, elle vit Mathieu qui la fixait d’un drôle d’air. Il essayait de dissimuler son trouble mais, à l’évidence, il était malheureux, les yeux soudain noyés, un tic au coin des lèvres. Navrée pour lui, elle esquissa un sourire auquel il ne répondit pas. Elle entendit son stylo qui crissait rageusement sur le papier.

Il passa devant elle pour lui tenir la porte. Elle le connaissait suffisamment pour savoir qu’il était tendu à craquer. Devant François, et surtout devant Hubert, il ne pouvait rien dire. Sans saluer personne, il se hâta vers la sortie. Bréval prit congé en marmonnant quelques phrases de circonstance. Désemparée, Valérie se retrouva seule avec Hubert.

— Venez, dit-il simplement, allons boire quelque chose.

Comme il l’avait prise par le bras, avec beaucoup de gentillesse, elle le suivit. Sur les marches du palais, il l’aida à enfiler son imperméable. La pluie était glaciale et tombait dru. Ils allèrent se réfugier dans le bar le plus proche où, d’autorité, Hubert commanda deux coupes de champagne.

— Dans n’importe quel cas de figure, c’est toujours un moment pénible. Est-ce que ça va ?

Il semblait s’inquiéter sincèrement et elle fut touchée.

— Oui, oui. Je n’aurais pas cru que Mathieu… En général, il est moins émotif…

La souffrance de son mari l’avait désolée sans vraiment la toucher. Elle avait tourné la page depuis longtemps. Et elle était encore sous le choc de sa confrontation avec Axelle. Elle but sa coupe en trois gorgées et Hubert fit signe au garçon qui vint les resservir. En allumant une cigarette, elle essaya de rassembler son courage pour poser la question qui lui tenait à cœur.

— J’ai appris que Ludovic est en Bretagne, dit-elle enfin. Chez son… ex-femme, c’est ça ?

Consterné, Hubert hocha la tête. Il ne savait absolument pas quoi répondre. Elle avait déjà oublié l’épreuve de la conciliation mais une idée fixe la tenaillait, il aurait dû s’en douter. Il hésita, se mordit la lèvre, baissa les yeux. Le silence qui s’était installé lui devint rapidement insupportable. Cette femme avait beau être superbe, et sans aucun doute intelligente, elle criait pourtant au secours. Et pendant ce temps-là, Ludovic devenait fou dans son petit port de Dahouët !

— Écoutez, déclara-t-il d’une voix sourde, je ne veux pas me mêler de ça. Quand il est parti, il était vraiment mal.

— Pourquoi ?

— Mais… je l’ignore ! C’est vous qui devez le savoir !

— Non, pas du tout. Je n’ai rien compris… Il avait des problèmes ?

— À part vous, je ne crois pas.

Elle était suspendue à ce qu’il disait, et lui avait peur d’aller trop loin, de se tromper. Pourtant, il commençait d’être persuadé qu’un malentendu était à l’origine de toute cette histoire.

— Il a quitté Rouen sur un coup de tête. J’ai supposé que vous aviez rompu ou quelque chose comme ça.

— Moi ?

La fragilité de Valérie atteignit Hubert qui en avait pourtant vu d’autres.

— Il n’est pas du genre à se confier, et pas davantage à se noyer dans les chagrins d’amour, soupira-t-il. Mais dans l’état où il était…

— Quel état ?

— Eh bien… il avait la tête d’un type qui a reçu une balle dans le dos !

— Ce n’est pas moi qui l’ai tirée. Il a disparu comme ça, sans la moindre explication, et je me demande encore pourquoi. Est-ce qu’il est… très lié avec son ex-femme ?

— Nathalie ? Oui, il aime beaucoup Nathalie et il s’entend très bien avec elle. Mais ce n’est pas elle qu’il est allé voir, c’est la mer. Il a toujours prétendu que la Bretagne le guérissait de tout.

Le menton dans les mains, Valérie ne quittait pas Hubert des yeux.

— Sa fille m’a dit, pas plus tard que tout à l’heure, qu’il valait mieux que je laisse ses parents tranquilles.

Heureux d’avoir une raison de rire, Hubert s’esclaffa.

— Ah, Axelle ! Elle a quelques problèmes œdipiens à régler ! Ne vous occupez pas d’elle…

Une lueur d’espoir perçait dans le brouillard qui engloutissait Valérie depuis le matin. Elle ne savait pas encore ce qu’elle allait faire mais sans doute y avait-il quelque chose à tenter. Hubert la vit changer dix fois d’expression tandis qu’elle essayait de réfléchir. Puis soudain elle planta son regard dans le sien.

— C’est grand, la Bretagne… dit-elle doucement.

Il s’était engagé sur une pente dangereuse. Carantec était un nom répandu mais, avec un bon Minitel, elle pouvait quand même trouver.

— Dahouët, lâcha-t-il à voix basse.

Elle le remercia avec un naturel désarmant. Pour ce qu’il lui avait révélé et pour le champagne. Elle lui tendit la main, remit son imperméable et quitta le bar. Il régla les consommations tout en espérant que Ludovic ne lui en voudrait pas. Il ne savait pas s’il avait fait une erreur ou, au contraire, une bonne action.

Yann tenait Nathalie dans le creux de son bras, sans trop serrer pour ne pas lui faire mal. Lorsqu’elle était contre lui, il éprouvait exactement le même plaisir que lorsqu’il était sur son bateau. Et il était aussi heureux dans cette cuisine que sur le pont du Nat. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour pouvoir l’embrasser dans le cou. Comme il sortait de la douche, il sentait bon le savon.

— Je vais ouvrir les huîtres, décida-t-il.

Il le faisait avec une habileté consommée, sans jamais se blesser ou abîmer les coquilles. Dans le réfrigérateur, elle prit les langoustines et les bouquets qu’elle avait cuits dans la matinée.

— Il m’inquiète, murmura-t-elle d’une voix songeuse.

— Ludovic ?

— Oui. Il ne parle pas, il mange à peine…

— Un plateau de fruits de mer, ça m’étonnerait qu’il le boude !

Pour la rassurer, il plaisantait gentiment alors qu’il n’en avait pas envie. Il était trop souvent question de Ludovic mais il ne voulait pas manifester sa jalousie latente. Un sentiment un peu injuste, car son ancien rival n’était pas là pour Nathalie, il le savait bien.

— Tu te fais beaucoup de souci, je trouve. Tu l’aimes tant que ça ?

— Yann !

Il posa une huître ouverte sur le plat, avec délicatesse, puis leva les yeux. Elle l’observait, sourire aux lèvres.

— Je l’ai aimé, il y a longtemps. C’est le père d’Axelle. Et c’est quelqu’un de formidable.

— Je sais…

Le pire était que lui aussi avait de l’affection pour Ludovic.

— C’est drôle, reprit-elle, je l’aurais cru à l’abri des chagrins d’amour.

— Il serait bien le seul ! protesta Yann.

Ils échangèrent un bref regard complice et il se dit qu’il tenait à elle par-dessus tout. Si elle s’angoissait au sujet de Ludovic, c’est qu’elle avait ses raisons.

— Oui, admit-il, je crois qu’il en bave… Il n’y a qu’en mer qu’il n’y pense pas, c’est pour ça que je lui mène la vie dure…

— Ne le flanque pas par-dessus bord ! dit-elle en riant.

Outré qu’elle puisse proférer une chose pareille, il rétorqua :

— Il y a peu de chance ! Il connaît la musique. On s’amuse bien tous les deux.

D’une certaine façon, c’était vrai. Ludovic, à bord du Nat, n’était plus celui qui avait fait un enfant à Nathalie, celui qui avait réussi ses études de droit, mais un simple marin. Ensemble, ils avaient effectué quelques courses folles, depuis le début de la semaine. Ils commençaient invariablement par passer le cap Fréhel et le fort La Latte, cabotaient dans la baie de la Frénaye pour prendre le voilier en main puis se lançaient au large de Saint-Malo comme s’ils voulaient battre des records de vitesse. Plus le vent était fort, plus ils s’acharnaient à remonter vers les îles anglo-normandes, quel que soit l’état de la mer.

— Quand il s’en ira, il me manquera, dit Yann prudemment.

Nathalie haussa les épaules, perplexe. Son ex-mari n’allait ni mieux ni moins bien qu’au jour de son arrivée. Cependant, il ne pouvait pas abandonner indéfiniment son étude, sa maison de Clères et sa fille.

— Demain, je tirerais bien vers l’ouest, pour changer, marmonna Yann.

Le temps était vraiment trop mauvais pour la pêche. Le baromètre avait plongé soudainement et la météo était catastrophique.

— Vous n’allez pas sortir demain si ça ne s’arrange pas, quand même ?

— Juste une petite virée… il y a un avis de tempête mais elle ne sera pas ici avant quarante-huit heures…

Vouloir faire changer Yann d’idée, lorsqu’il avait décidé quelque chose, relevait de l’utopie. La porte de la cuisine s’ouvrit et Ludovic entra, les bras chargés de bouteilles.

— Tu as dévalisé l’épicerie ? lui demanda Nathalie en l’enveloppant d’un regard presque maternel.

Il posa le vin et le champagne sur la table puis il saisit un torchon propre pour s’essuyer les cheveux. Il était trempé et elle prit conscience du bruit de la pluie, au-dehors.

— Qu’est-ce qu’il nous prépare, le capitaine ? dit Ludovic en jetant un coup d’œil vers l’évier où Yann continuait de s’affairer.

— Des cancales, pour ce soir, et un périple aux petits oignons pour demain si tu te sens d’attaque.

— Oui.

C’était sa réponse, invariablement, aux propositions démentes de Yann. En multipliant les efforts physiques et les décharges d’adrénaline provoquées par la peur car ils prenaient de vrais risques, Ludovic parvenait à dormir quelques heures chaque nuit. Il s’endormait en pensant à Valérie, mais il s’endormait quand même.

Alors qu’ils allaient passer à table, Axelle appela pour prendre des nouvelles. Comme chaque fois, il s’efforça de plaisanter avec elle. Hélas ! elle ne prononçait jamais les mots qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’espérer. Non, il n’y avait rien de personnel dans le courrier et aucun coup de téléphone, comme d’habitude. En raccrochant, il dut faire un immense effort pour retrouver le sourire. La douleur ne s’apaisait pas et la manière dont Valérie l’avait rayé de sa vie laisserait pour longtemps une blessure ouverte.

Après le dîner, il les aida à ranger puis se retira aussitôt dans l’atelier. Il ne voulait pas perturber leurs soirées et, de toute façon, il n’avait pas envie de s’attarder. Il se dépêcha de prendre une douche et de se réfugier sous les couvertures. Il écouta durant une bonne heure le bruit de la pluie et du vent qui battaient la petite maison de granit. Ainsi qu’il l’avait supposé, la mer agissait sur lui comme un antalgique. Calmant, mais pas curatif. Or il ne pouvait pas passer le reste de son existence à s’arracher les mains sur des cordages pour survivre. Il faudrait bien qu’il se décide à rentrer chez lui. Peut-être pour tout vendre. Pourquoi pas ? Il pouvait liquider sa maison et sa part de l’étude, recommencer ailleurs. Il pouvait même s’installer en Bretagne, il était plutôt moins mal là qu’ailleurs. En tout cas, il n’aurait pas le courage de rester à Rouen, de respirer le même air qu’elle, de la croiser, peut-être, dans les rues de la vieille ville. Il pouvait encore une fois changer de route, il n’avait que quarante ans. Il décida qu’il allait y penser sérieusement. D’ici quelques jours, il prendrait une décision et s’y tiendrait quoi qu’il arrive. À moins que Yann ne l’ait noyé avant, ce qui serait peut-être encore la meilleure solution.

 

 

Valérie avait travaillé comme un automate, une bonne partie de l’après-midi. Puis elle était allée trouver Roussel qui lui avait accordé sans difficulté trois jours de congé.

Ensuite, elle s’était rendue au magasin de son père, s’était assise sur le comptoir comme lorsqu’elle était enfant, et lui avait expliqué qu’elle avait besoin d’une petite pause. Augustin l’avait écoutée, la tête penchée de côté, triturant machinalement un très vieil ouvrage qu’il venait de recevoir.

À bout de nerfs, Valérie avait la sensation d’être prise entre le marteau et l’enclume. Si elle ne mettait pas de l’ordre, tout de suite, dans sa vie, elle allait commettre de nouvelles erreurs. Son père l’approuva gravement et fit preuve de la même discrétion que Roussel en ne posant aucune question. À trente-cinq ans et avec la force de caractère qu’elle avait montrée ces derniers mois, sa fille pouvait bien entreprendre tout ce qu’elle voulait. Il promit de choyer les enfants comme des petits princes et exigea de garder Atome. Valérie n’avait pas besoin de s’encombrer d’un chien pour ce qu’elle projetait de faire, et Jérémie ne pouvait pas s’en passer.

En quittant la boutique, Valérie eut la mauvaise surprise de constater qu’une neige toute fraîche recouvrait les trottoirs. Elle portait toujours son ensemble grège, son imperméable fourré et ses escarpins. Une fois dans son appartement, elle se débarrassa de cette tenue trop sophistiquée. Elle prit une douche, enfila un peignoir, puis alla se faire du café. Sur la table de la cuisine, elle étala une carte routière qu’elle étudia en détail. Elle mit cinq bonnes minutes à repérer le minuscule port de Dahouët, dans la baie de Saint-Brieuc. La route serait longue et pénible, surtout si la neige persistait, mais elle avait tout son temps.

Tout en réfléchissant, elle se confectionna un énorme sandwich au jambon. Les paroles d’Axelle et celles d’Hubert étaient tellement contradictoires qu’elle ne parvenait pas à se faire une opinion. Aux dires de son associé, Ludovic était parti se consoler ! Se consoler de quoi ? De quel obscur chagrin ?

Quoi qu’il en soit, l’incertitude était pire que tout. Elle ne chasserait jamais Ludovic de sa tête si elle restait dans le doute. Il l’obsédait davantage de jour en jour et cette torture serait sans fin si elle n’y mettait pas un terme elle-même. Tant pis pour le prix à payer, pour une éventuelle déception, pour une humiliation supplémentaire : elle voulait savoir.

« S’il me rit au nez, je pourrai au moins me défouler et lui voler dans les plumes ! »

Après avoir mangé et bu trois tasses de café, elle alla s’habiller. Un pantalon de velours, un col roulé et des mocassins souples lui semblèrent adaptés. Dans un sac, elle mit un autre pull, des tee-shirts, des sous-vêtements et des boots avec un nécessaire de toilette. Elle s’assura qu’elle avait bien ses papiers de voiture et son chéquier puis elle jugea qu’il était temps de partir. Elle prit la carte routière, enfila un blouson et ferma soigneusement l’appartement.

Dans la lumière des réverbères, la neige tombait à gros flocons. Valérie laissa tourner un moment son moteur avant de démarrer. Cette escapade avait quelque chose d’excitant, malgré tout.

Dès qu’elle fut sur l’autoroute, elle brancha la radio pour avoir un fond sonore. Elle ne connaissait pas la Bretagne du Nord, n’ayant jamais dépassé le Mont-Saint-Michel. C’était le genre de destination qui aurait fait horreur à Mathieu. Il avait trop le goût de l’exotisme pour apprécier autre chose que les plages des pays chauds. Paresser sous les cocotiers lui semblait la seule occupation possible en vacances.

En y pensant, elle eut envie de rire. Pourquoi avait-elle donné dix ans de sa vie à un homme comme lui ? Dès le premier jour, elle avait compris que la seule véritable préoccupation de Mathieu était son propre nombril. Il se regardait vivre, en parfait égocentrique. Elle aurait dû le quitter tout de suite, mais elle ne l’avait pas fait. Après la naissance de Camille, elle ne s’était même plus posé la question.

La neige ne s’arrêtait pas, l’obligeant, au contraire, à rouler doucement. Mais, au moins, l’autoroute était sablée. Elle ne savait pas ce qu’elle trouverait lorsqu’elle quitterait les grands axes. Vers minuit, elle s’arrêta pour faire le plein d’essence. Les rafales de vent la surprirent. C’était vraiment une nuit épouvantable pour conduire mais elle ne s’inquiétait pas. Inutile d’arriver trop tôt si elle voulait trouver un réceptionniste à l’hôtel. Juste à côté de Dahouët, au Val-André, il y avait un établissement ouvert toute l’année d’après son guide. Elle s’y reposerait un peu avant de se lancer à la recherche de Ludovic. Le coupé rouge devait être facilement repérable.

À Caen, elle prit la nationale et peina beaucoup jusqu’à Villedieu-les-Poêles. Le vent soufflait de côté, par bourrasques, déstabilisant la voiture. Même en faisant très attention, les plaques de verglas ne se discernaient qu’au dernier moment. Songeant à ses enfants et à ses responsabilités, elle commençait à regretter de s’être lancée dans cette aventure.

« Et si je ne le trouve pas ? J’aurai bonne mine… »

Tant pis, elle pourrait toujours se reposer deux jours, se promener, se calmer.

Un peu avant Avranches, la route devint plus large et la neige céda la place à la pluie. Valérie se serait volontiers arrêtée pour boire un café mais tout était fermé, tout le monde dormait. Elle avait toujours aimé les voyages nocturnes. Depuis dix ans, hélas ! c’était Mathieu qui conduisait lorsqu’ils étaient ensemble.

Elle commença à ressentir les effets de la fatigue à la hauteur de Pontorson. Elle s’arrêta pour faire quelques pas mais la violence de la pluie la découragea. Inquiète à l’idée d’être seule sur le bas-côté, elle reprit la route à contrecœur, étouffant un bâillement. À un embranchement, elle se trompa et se retrouva en direction de Dinan. Consultant sa carte, elle voulut couper par de petites départementales où elle s’égara. Il n’était pas loin de cinq heures et elle n’en pouvait plus. Tous les villages encore assoupis se ressemblaient et les panneaux indicateurs portaient des noms inconnus.

À la sortie d’Hénanbihen, enfin, le Val-André était fléché et il ne lui restait plus qu’une vingtaine de kilomètres à parcourir. Très soulagée, elle relâcha un peu son attention. Les muscles du cou et des épaules douloureux, elle se frotta les yeux. Un déluge noyait toujours son pare-brise. Comme elle allait croiser un camion et que la chaussée n’était pas large, elle voulut serrer à droite. Un peu éblouie par les phares que la pluie entourait d’un halo, elle ne vit pas une flaque profonde dans laquelle ses roues entrèrent trop vite, lui arrachant le volant des doigts. Sa voiture fut déportée vers le milieu de la chaussée sans qu’elle eût le temps de réagir.

En face d’elle, le chauffeur freina désespérément pour éviter la collision. Mais il percuta quand même le véhicule qui fut traîné sur une cinquantaine de mètres par la calandre du poids lourd avant d’achever sa course dans le fossé. L’accident n’avait duré que quelques secondes.

Hébété, le camionneur n’essaya même pas de se ranger. Il alluma ses feux de détresse et, laissant son moteur tourner, il descendit aussitôt de la cabine, suivi par un autre homme. Trempés en quelques secondes, ils pataugèrent dans la boue du bas-côté jusqu’au véhicule dont tout le capot avant semblait broyé. La portière gauche était inaccessible et ils essayèrent l’autre. Les tôles tordues refusaient de céder mais ils parvinrent à ouvrir le coffre. Ils ne distinguaient pas grand-chose dans l’obscurité cependant l’habitacle ne paraissait pas trop déformé. À genoux sur la banquette arrière, ils tâtonnèrent pour trouver le conducteur.

— C’est une nana ! Sortons-la d’ici en vitesse…

À eux deux, ils réussirent à défaire la ceinture de sécurité puis à extraire la jeune femme de son siège. Dès qu’ils émergèrent du coffre, les trombes d’eau s’abattirent de nouveau sur eux.

— Faut s’éloigner de cette bagnole ! cria le chauffeur.

Valérie murmura quelque chose et il la prit dans ses bras, le plus doucement possible, pour la porter jusqu’au camion. Il aurait dû l’allonger sur la route, ne pas la toucher, mais il craignait que le réservoir de la voiture n’explose. Il la déposa sur la couchette, dans la capucine, alluma le plafonnier, la regarda enfin, terrorisé.

— Comment ça va ?

— Je ne sais pas, bredouilla-t-elle.

Elle devait être blessée car du sang coulait le long de sa tempe et avait déjà imprégné son pull. Sans hésitation, il se précipita sur le micro de sa C.B. et demanda des secours au premier collègue qui lui répondit. L’autre homme revenait. Il jeta un coup d’œil à Valérie, lui adressa un sourire encourageant qu’elle ne remarqua même pas, puis il fouilla dans un sac et en sortit un appareil photo. De nouveau, il s’éloigna du camion.

— Vous avez mal quelque part ? insista le routier.

— Un peu partout… Mais je crois que ce n’est pas grave…

Sa voix était rauque, détimbrée. Elle voulut se redresser mais y renonça.

— Ne bougez pas, surtout ! Les docteurs disent toujours…

— Je suis médecin, dit Valérie en soupirant.

L’air surpris et soulagé du chauffeur l’amusa.

— Mais je serai contente quand mes confrères arriveront !

Le choc s’estompait et elle se sentait moins mal malgré sa faiblesse. Le chauffeur lui tendit un grand mouchoir.

— Il est propre. Si vous le voulez…

La vue du sang qui continuait de couler l’impressionnait. Elle passa ses doigts sur son front puis, prudemment, dans ses cheveux. Elle grimaça en découvrant une plaie douloureuse et qui semblait profonde.

— Qu’est-ce qu’il fait, votre copain, avec son appareil ? Du tourisme ?

— Il m’a raconté qu’il était plus ou moins journaliste. Je l’ai pris en stop à la sortie de Saint-Brieuc.

Elle essaya de lui sourire mais elle luttait contre une nausée. Il la vit pâlir, se décomposer, et il fronça les sourcils.

— Je vais couper le moteur, ça pue les gaz d’échappement !

Il était assis de travers sur son siège et il tourna la clef de contact sans quitter Valérie des yeux.

— Vous n’y êtes pour rien, déclara Valérie. J’ai perdu le contrôle en entrant dans une flaque.

— C’est plus une route, c’est un bourbier ! confirma-t-il. Et ça continue de tomber…

Elle remarqua enfin le crépitement de l’averse incessante sur le toit du camion. Il faisait chaud dans la cabine mais elle frissonna.

— Ils ne vont plus tarder, assura le routier d’une voix qui tremblait encore.

 

 

Lorsque l’ambulance du S.A.M.U. arriva devant l’entrée des urgences, à l’hôpital de Saint-Brieuc, le jour n’était pas encore levé. L’interne de garde venait de prendre son poste et il s’occupa de Valérie avec beaucoup de zèle. Après avoir désinfecté la plaie du cuir chevelu, il coupa quelques mèches pour effectuer des points de suture. Il prit le fil le plus fin qu’il trouva et s’appliqua puisqu’il s’agissait d’une consœur.

Ensuite, il exigea un certain nombre de radios et d’examens auxquels elle se plia de mauvaise grâce. Être passée de l’autre côté de la barrière, dans le camp des malades, elle exaspérait. Jamais elle n’avait autant pris conscience du ton mièvre employé par le personnel médical pour s’adresser aux patients. Elle dut répéter plusieurs fois qu’elle était médecin et qu’elle se sentait très bien. Malgré tout, elle fut conduite dans une chambre où l’interne vint la retrouver. Il insista lourdement pour qu’elle accepte de rester quelques heures en observation, au moins le temps d’avoir les résultats du laboratoire. Au bout d’un moment, elle finit par accepter car la vue du lit lui rappelait toute sa fatigue.

Dès qu’elle fut seule, elle se déshabilla et se glissa dans les draps rêches. C’était moins bien que l’hôtel, mais elle était tellement épuisée qu’elle aurait pu dormir n’importe où. S’efforçant de ne pas repenser à cet horrible accident, elle sombra dans le sommeil.

Un bruit la réveilla, deux heures plus tard, et elle ouvrit les yeux, hagarde. Une infirmière l’observait avec un grand sourire bienveillant.

— Alors, docteur Keller, ça va mieux ?

Valérie s’assit, en bâillant.

— Les flics ont rapporté ça pour vous.

L’infirmière lui tendait son sac à main.

— J’ai fait comme eux, je me suis permis de lire vos papiers d’identité, pour les formalités d’admission. Soyez gentille de vérifier qu’il ne vous manque rien.

Pour lui faire plaisir, Valérie jeta un coup d’œil à son portefeuille et hocha la tête.

— Tout est en ordre, c’est parfait, assura-t-elle.

— Vous avez eu une sacrée chance, on dirait…

La porte s’ouvrit brusquement et un homme d’une cinquantaine d’années, en blouse blanche, entra d’un pas décidé. Il alla jusqu’au lit, prit la main de Valérie qu’il tapota gentiment.

— Est-ce que vous êtes remise de vos frayeurs, madame Keller ? Permettez…

Il mit ses lunettes pour examiner la blessure d’un œil critique.

— Il a bien travaillé, l’interne ! Et pourtant, il ne pouvait pas deviner que… Corrigez-moi si je me trompe, mais vous êtes bien la femme de Mathieu Keller, le cardiologue rouennais ?

Complètement réveillée à présent, elle se redressa d’un bond.

— J’étais ! Nous sommes en instance de divorce. Vous connaissez Mathieu ? J’espère que vous n’avez pas eu la mauvaise idée de le prévenir ?

— Eh bien… Pour tout vous dire, je m’apprêtais à le faire…

Étouffant un soupir de soulagement, elle se décida à sourire.

— Je vais lui téléphoner moi-même, déclara-t-elle pour couper court à toute initiative malheureuse.

— Comme vous voudrez… Transmettez-lui mes amitiés…

Un peu déçu de ne pas pouvoir se mettre lui-même en valeur, il ôta ses lunettes d’un geste las. Elle avait lu son nom, sur le badge, ce qui lui permit de répondre en hâte :

— Je n’y manquerai pas, monsieur Lefèvre. Je suis moi-même cardiologue. Je travaille dans une clinique de Rouen.

Les médecins ne se donnant jamais leur titre entre eux, ce « monsieur » dont avait usé Valérie lui conférait déjà un certain prestige aux yeux de l’infirmière qui suivait leur conversation, prodigieusement intéressée.

— Je vais vous faire monter les résultats des examens et les clichés, proposa Lefèvre. Vous verrez que tout est pour le mieux. Mais néanmoins, sans vouloir vous influencer, je pense que vous devriez rester ici jusqu’à demain matin.

Ils échangèrent une poignée de main très confraternelle puis il quitta la chambre.

— Le téléphone est là, dit l’infirmière en désignant la table de chevet. Est-ce que vous avez faim ?

— Je crois que oui…

Son sandwich de la veille était un très vieux souvenir. Elle attendit que la porte se referme pour sortir du lit. Ils avaient failli alerter Mathieu ! Un comble ! Malgré un léger mal de tête et un peu de vertige, elle se sentait très bien.

Dans le minuscule cabinet de toilette, elle découvrit son sac de voyage posé sur un tabouret. Si les gendarmes l’avaient trouvé, c’est donc que sa voiture n’avait pas flambé ni explosé. Elle prit sa trousse de toilette tout en repensant au camionneur et à son air paniqué. Elle se jura de lui envoyer une lettre pour le remercier de sa gentillesse.

L’image renvoyée par le petit miroir, au-dessus du lavabo, était consternante. Il y avait même encore des traces de sang séché sur sa joue, sans parler d’un hématome presque noir sur la pommette. Elle se débarbouilla, mouilla ses cheveux pour pouvoir les peigner un peu tout en évitant l’endroit douloureux. Qu’est-ce qui avait bien pu la couper aussi profondément ? Un éclat du pare-brise ? Elle se souvenait des phares, du choc, du bruit de tôle et de freins. Patiemment, elle arrangea quelques mèches pour dissimuler la plaie. Il n’était pas question qu’elle s’attarde dans cet hôpital. Elle serait mieux n’importe où ailleurs. Il suffisait de téléphoner à l’hôtel du Val-André. Elle y passerait la nuit prochaine et ensuite, rien ne l’empêcherait de chercher Ludovic. C’était la raison de sa présence ici. L’accident lui avait fait perdre un jour mais il lui en restait deux. Elle ne pouvait pas abandonner maintenant, elle n’aurait plus jamais le courage de recommencer. D’ailleurs Noël approchait et elle serait coincée.

Regardant de nouveau son image dans le miroir, elle se demanda si Ludovic n’allait pas prendre ses jambes à son cou en la voyant. Elle n’était vraiment pas à son avantage. Peut-être que son ex-femme, cette Nathalie, était ravissante ? Peut-être n’avait-il aucune envie d’être poursuivi ?

« Tu t’es déjà posé ces questions mille fois, ça suffit ! » Résolument, elle quitta le cabinet de toilette. Quand l’infirmière reviendrait, elle lui annoncerait son départ. Et, dès qu’elle serait dehors, il faudrait qu’elle se mette en quête d’une voiture à louer. Puis qu’elle passe à la gendarmerie pour savoir ce qu’il était advenu de l’épave.

Un coup d’œil sur ses vêtements de la veille la démoralisa. Tout était bon à jeter, à l’exception des mocassins. Heureusement qu’elle avait de quoi se changer dans son sac de voyage. Elle retourna le chercher et commença de s’habiller.