7

La malheureuse femme de ménage avait subi tout un sermon au sujet de l’état de la piscine, du jardin et même de la maison. Il s’agissait pourtant de tâches dont elle n’était pas chargée. En principe, c’était Valérie qui s’occupait de tout ça et, si elle devait le faire à présent, il lui faudrait y consacrer davantage de temps. Hautain, Mathieu lui rétorqua qu’il se moquait du nombre d’heures nécessaires mais qu’il voulait que tout soit impeccable. Tant qu’à faire, il lui demanda de s’occuper des courses afin que les placards et le réfrigérateur soient toujours pleins.

Dès qu’elle fut partie, après avoir vidé sa valise et rangé ses affaires, Mathieu alla se servir une vodka. Il éprouvait une drôle de sensation dans cette maison vide. Il avait pourtant vécu seul, avant d’être marié et père de famille. Enfin, pas vraiment seul, toujours entouré de filles et de copains. Seulement, depuis dix ans, il avait pris l’habitude de retrouver tous les soirs sa femme et ses enfants qui l’attendaient. Avec Valérie, il régnait une sorte de quiétude et de gaieté au rez-de-chaussée. Elle adorait écouter de la musique classique et, lorsqu’il pénétrait dans le living, il y avait toujours un ténor ou une soprano en train de chanter ses malheurs sur des accords déchirants. Il y avait aussi des odeurs de cuisine, des jouets abandonnés par Camille ou Jérémie, des éclats de rire quelque part dans l’escalier, et Atome qui venait lui faire la fête.

Il retourna chercher des glaçons dans la cuisine et ses pas résonnèrent sur le carrelage. Jusque-là, il n’avait pas pris au sérieux le départ de Valérie. Était-il possible qu’elle ne revienne jamais ? Et, si c’était le cas, comment allait-il organiser sa vie ?

Son verre à la main, il gagna son bureau et mit en marche le-répondeur. Il écouta distraitement les messages jusqu’au moment où la voix de François Bréval retint son attention. Il arrêta la bande et la rembobina pour l’écouter de nouveau. Une séparation de corps ? Il avait le cœur battant, le souffle court. Il était obligé de se rendre à l’évidence : sa femme intentait une action en divorce.

Les yeux dans le vague, il resta assis cinq bonnes minutes. Voilà où l’avait conduit cette idiote de Laurence. Ah, il n’en revenait pas ! Il avait pu agir si longtemps à sa guise qu’il ne n’était jamais interrogé sur les conséquences de ses infidélités, qu’il n’avait pas eu assez d’imagination pour prévoir un éventuel drame. Un divorce était une chose grave, vraiment grave à cinquante ans. Surtout pour rien, sans but précis et sans passion, un divorce inutile dont il ne voulait pas. Il décrocha le téléphone et composa le numéro de son avocat. Il lui donna rendez-vous en ville, dans une brasserie, négligeant de lui demander s’il était libre. Il avait trop besoin d’être rassuré et il n’avait pas envie de dîner seul. En partant, il brancha l’alarme puis il jeta sur le siège arrière de sa voilure les cadeaux achetés à Tunis pour les enfants. S’il se sentait calme, en sortant du restaurant, il rendrait visite à Valérie. Une conversation avec Bréval allait lui permettre d’y voir plus clair.

Hélas ! deux heures plus tard, malgré un bon repas, il était beaucoup plus abattu que rassuré. Son avocat, qui était un vieil ami, lui avait annoncé que leur adversaire se nommait Carantec et avait la réputation d’être redoutable dans ce genre d’affaires. Évidemment, le dossier de Mathieu n’allait pas être facile à défendre. L’histoire de Laurence et de l’enfant qu’elle attendait semblait être connue de tout Rouen. Mathieu avait écouté, agacé, pas vraiment convaincu. Peut-être Valérie avait-elle agi sur un coup de colère, peut-être y avait-il une possibilité pour que tout rentre dans l’ordre puisqu’il avait rompu avec sa maîtresse ? Bréval avait paru dubitatif mais il avait admis que, pour l’instant, rien n’était définitif. D’ici quelques semaines, il y aurait une première tentative de conciliation chez le juge. Mathieu pouvait essayer d’arranger les choses s’il le souhaitait, tout en évitant de se mettre dans son tort. Pour les enfants, des mesures provisoires seraient prises si les deux parties ne parvenaient pas à s’entendre.

Lorsqu’il se retrouva au volant de sa voiture, Mathieu se laissa aller à l’inquiétude qu’il avait dissimulée pendant tout le repas. Il tergiversa longtemps, fit quelques kilomètres inutiles et finit pas se garer devant l’immeuble de sa femme. Il prit ses paquets, poussa la porte cochère et grimpa l’escalier de bois avec une désagréable impression d’irréalité. Venir chez Valérie en visiteur, en intrus, était difficile à accepter. Elle parut surprise en lui ouvrant, mais ni heureuse ni fâchée.

— Je suis venu embrasser les enfants…

— C’est une bonne idée mais tu aurais pu prévenir ! Entre…

Avant qu’elle puisse s’écarter, il la prit par la taille d’un geste autoritaire.

— Bonsoir, d’abord ! dit-il en posant ses lèvres sur sa bouche.

Comme elle ne portait qu’un pyjama de soie, il eut tout de suite envie d’elle. Sous ses doigts, il la sentait frêle et tiède. Une fois encore elle dut constater, consternée, qu’il ne connaissait qu’un seul langage : celui de ses désirs. Elle lui échappa et le précéda jusqu’à la chambre des enfants. La sonnette n’avait pas troublé leur sommeil et ils dormaient, l’un au-dessus de l’autre, dans leurs lits superposés. Valérie voulut allumer mais Mathieu l’en empêcha, un doigt sur les lèvres.

— Ne les réveille pas, chuchota-t-il. Il est tard et je ne fais que passer. Ils seraient déçus… Je les emmènerai déjeuner avec moi dimanche.

Il déposa ses cadeaux près de la table de nuit, effleura les cheveux de Camille puis remonta la couette sur Jérémie. Il sortit sans bruit et referma la porte. Valérie l’attendait dans le couloir.

— Quand es-tu arrivé ?

— Vers cinq heures.

— C’était bien, Tunis ?

La nuance d’ironie agaça Mathieu qui se défendit aussitôt.

— Ce n’est pas ce que tu crois. Je ne sais pas d’où tu tires tes informations mais, effectivement, cette fille est venue me poursuivre jusque là-bas… Seulement je…

Un instant, il fut tenté de lui avouer la vérité, de dire qu’il n’était plus question d’enfant, mais il aurait fallu avouer ce qui s’était réellement passé et il y renonça.

— Eh bien, je m’en suis débarrassé ! acheva-t-il. Parfaitement ! Je t’ai annoncé que c’était fini et je n’ai qu’une parole.

— Mathieu ! Ne dis donc pas de bêtises… D’ailleurs, je m’en fous.

Elle avait croisé les bras dans une attitude de défense sans s’apercevoir que ce geste plaquait la soie sur elle et soulignait ses formes. Le regard de Mathieu était éloquent, aussi elle lui tourna le dos et s’éloigna vers le salon.

— C’est mignon, ici, dit-il en la suivant.

— C’est un peu sommaire pour le moment. Puisque tu es là… veux-tu que nous discutions ?

— Bien sûr ! À condition que tu m’offres un verre.

— Je n’ai pas de vodka. Est-ce qu’un peu de vin blanc t’irait ?

Avec une moue, il accepta la proposition. Il s’assit au bord d’un des fauteuils de toile qu’elle avait achetés en hâte, sans vraiment les choisir. Son regard s’attarda sur un puzzle inachevé, un ours en peluche qui gisait la tête en bas, des crayons de couleur, un bouquet de fleurs dans un vase, à même le sol.

— Regarde qui est là… annonça Valérie qui revenait de la cuisine, flanquée d’Atome.

Le chien se jeta sur Mathieu et commença de lui lécher les mains avec allégresse.

— Tu me manques, chérie. La maison est sinistre sans toi, sans les enfants, et même sans lui…

Un peu surpris, il trouvait un réel plaisir à caresser la tête soyeuse du dalmatien.

— Tu t’y feras, je te fais confiance ! répondit Valérie d’une voix dure.

Stupéfait, il croisa le regard de sa femme. Les yeux verts le toisaient sans indulgence.

— Pourquoi es-tu si agressive ?

Elle étouffa un bref soupir et vint s’asseoir en face de lui. Elle lui tendit un verre en essayant de sourire malgré tout. Il avait pris un léger hâle durant ces quelques jours à Tunis et il était aussi séduisant et sûr de lui que d’habitude. Seulement, il ne l’émouvait plus, ne lui plaisait plus, ne lui faisait même plus peur.

— J’ai contacté un avocat… annonça-t-elle.

— Un certain Carantec, je sais, François m’a averti. Je trouve ça complètement prématuré. Je ne serai jamais d’accord pour ce divorce, Val. Jusqu’au dernier moment j’essaierai de te faire changer d’avis, je te préviens.

— Tu perds ton temps, Mathieu.

Comment pouvait-elle lui avoir échappé si complètement en si peu de jours ? Elle paraissait libre, indifférente, étrangère même, ce qui la rendait encore plus désirable.

— Je compte demander un rendez-vous au directeur de Charles-Nicolle. Est-ce que tu y vois un inconvénient ?

— Pourquoi veux-tu le rencontrer ?

— Pour solliciter un poste. La clinique dans laquelle je travaille en ce moment est vraiment minable. C’était juste une remise en train…

— Et la remise à niveau, tu penses la faire quand et comment ? s’enquit-il d’un ton narquois.

— Le C.H.U. regroupe plusieurs hôpitaux, poursuivit-elle comme si elle n’avait pas entendu. Il est hors de question que je te demande un passe-droit, j’imagine que tu détesterais me voir dans ton service. Mais je peux aller à Bois-Guillaume ou à Oissel…

— Il n’y a plus de cardio là-bas ! Tout est regroupé à Charles-Nicolle, tu le sais très bien.

— Et je sais aussi que tu ne veux pas de moi !

— C’est terrible d’être têtue à ce point-là ! De toute façon, il n’y a pas de place. Pourquoi veux-tu exercer ? Si c’est pour de l’argent, je peux te faire la pension que tu désires, et…

— Combien de temps ? Tant que tu me regrettes, que tu espères me récupérer ? Et ensuite ? Tu te remarieras, tu auras d’autres enfants, tu as déjà commencé ! Ce jour-là, tu te mettras à rechigner, je t’entends d’ici. De toute façon il n’y a pas que l’aspect matériel, figure-toi que j’ai envie de travailler ! Très envie… Il y a dix ans que l’hôpital me manque.

— Tu ne l’as jamais dit !

— Si, mais tu ne m’as pas entendue. Refais ta vie et laisse-moi refaire la mienne. Je veux un poste et je l’obtiendrai, ici ou ailleurs, que tu sois d’accord ou pas. Tu ne peux même pas supposer à quel point j’y suis décidée…

Éberlué, il cherchait quelque chose à répondre mais ne trouvait rien.

— Vois le directeur si ça te chante, proféra-t-il enfin d’un ton pincé. Mais ne te sers pas de mon nom !

Elle se contenta de sourire, ajoutant à la fureur de son mari.

— J’y ai pensé toute seule. Je me suis réinscrite au conseil de l’ordre sous mon nom de jeune fille.

— Ton nom de jeune fille… répéta-t-il. Mon Dieu que tu étais différente à cette époque-là !

— N’est-ce pas ? Soumise, timide, admirative… Un vrai régal pour toi !

— Tu caricatures, c’est ridicule.

Il était vexé et ne parvenait pas à le cacher. De plus, il était inquiet. Elle parlait de séparation, de divorce ou d’avenir d’un ton détaché qui n’avait rien d’artificiel.

— Je t’aime, dit-il à mi-voix. C’est quelque chose que tu ne peux pas nier.

— Combien es-tu capable d’en aimer à la fois ?

C’était donc ça, elle lui en voulait toujours, elle cherchait à le faire payer. Il eut envie de forcer ses défenses, pour en avoir le cœur net. Il posa son verre par terre, se leva et vint près d’elle.

— Valérie, je ne veux pas qu’on se quitte. On va commettre l’irréparable et le regretter amèrement, chacun de notre côté, comme deux imbéciles. Tous les couples connaissent des crises. J’ai fait mon mea culpa mais, si ça ne te suffit pas, dis-moi ce que je dois faire.

Il s’était penché et, sans lui laisser le temps de réagir, il la souleva dans ses bras. Il lui était souvent arrivé de la porter ainsi, par jeu. Il se demanda où était sa chambre et, à tout hasard, s’engagea dans le couloir.

— Lâche-moi, Mathieu.

— Non. Je veux te faire l’amour, je veux qu’on arrête de se disputer et qu’on se retrouve un peu…

Il vit une porte entrouverte qu’il poussa du coude. Il déposa doucement Valérie sur le grand lit et, avant qu’elle ait pu faire un geste, il dénoua la ceinture de la veste du pyjama.

— Que tu es belle, ma chérie…

— Mieux que les autres ? Pareille ? Un peu moins bien ? Un peu plus vieille ? Les jambes, les seins, tu dois faire des comparaisons ? Est-ce que tu donnes des notes ?

Il était sur le point de l’embrasser mais il s’arrêta net. Dans la pénombre, le regard de Valérie scintillait. Incapable de comprendre s’il s’agissait de haine ou de chagrin, Mathieu hésita.

— Va-t’en, murmura-t-elle d’une voix sourde. S’il te plaît, sors d’ici.

Lentement, il se redressa, quitta le lit, fit deux pas en arrière. Elle ne bougeait pas, ne tournait même pas la tête vers lui. Il eut peur qu’elle se mette à crier et il préféra partir. En montant dans sa voiture, il ne savait plus où il en était. Aucune femme ne l’avait traité avec une telle froideur, un tel mépris glacé. Stupéfait, il sentit des larmes lui piquer les yeux. Il venait de prendre la mesure d’un sentiment sur lequel il ne s’était pas vraiment interrogé depuis dix ans. Mais il n’avait plus le moindre doute là-dessus : il aimait Valérie pour de bon. En démarrant, il repensa au bouquet de fleurs. Les avait-elle achetées pour égayer un peu cet appartement à moitié vide ? À moins qu’on ne les lui ait offertes. Quelque chose qui ressemblait beaucoup à un pincement de jalousie serra le cœur de Mathieu tandis qu’il accélérait.

 

 

Axelle observait son père du coin de l’œil. Il lui paraissait bien gai depuis quelques jours, plaisantant pour un oui ou pour un non, sifflotant à tout bout de champ. Chaque fois qu’il avait une aventure, elle la détectait infailliblement et étalait aussitôt sa mauvaise humeur. Il n’en tenait aucun compte, ne lui présentait jamais personne, ne répondait pas à ses questions. Il protégeait jalousement sa vie privée, ce qui la mettait hors d’elle. Elle aurait voulu pouvoir juger les femmes qui approchaient son père… et les décourager ! Personne ne mériterait jamais de prendre la place de sa mère, elle se l’était juré confusément.

— Il y a des gens que le printemps rend joyeux, toi c’est l’automne, on dirait, bougonna-t-elle.

Il lui adressa un clin d’œil sans la voir, la tête ailleurs.

— Je vais au cinéma avec des copains, ce soir. Mais si tu veux, on dîne ensemble après ?

— Très bonne idée ! Je travaillerai tard, j’ai une montagne de dossiers en attente. Passe me prendre en sortant.

— Vers dix heures, ça ira ? Mais je ne veux pas te déranger. Si tu as d’autres projets…

— Pas du tout !

L’air béat de son père acheva de l’exaspérer. Elle se leva, fit son habituel simulacre de nettoyage et quitta la cuisine en claquant la porte. Ludovic regarda, par la fenêtre, la Twingo qui s’éloignait. Il étouffa un soupir. Il n’avait pas vu Valérie depuis près d’une semaine et il cherchait désespérément un moyen de la rencontrer. Il lui avait déjà téléphoné deux fois, sans raison particulière, pour le plaisir d’entendre sa voix. Il s’était rendu jusqu’à la boutique d’Augustin, avait fureté parmi les livres anciens et déniché une édition rare qu’il avait achetée parce qu’elle lui plaisait vraiment. Il en avait profité pour bavarder avec le vieux libraire. En partant, il avait croisé une petite fille et un petit garçon qui rentraient de l’école, se tenant par la main. Il les avait reconnus tout de suite, même s’ils n’avaient pas les merveilleux yeux verts de leur maman.

Mal à l’aise, incapable de se concentrer sur ses dossiers, Ludovic ne savait pas comment aborder son problème. Accaparée par ses enfants, son divorce, sa recherche d’un poste de cardiologue, Valérie risquait de mal prendre ses avances, d’être déçue ou choquée. Il devait se montrer patient s’il voulait conserver ses chances de lui plaire un jour. Mais elle ne tarderait sans doute pas à rencontrer des tas d’hommes qui auraient sans doute moins de scrupules que lui. Si elle avait besoin d’une épaule compatissante, si elle renouait avec d’anciens copains… Il se torturait à longueur de journée avec ce casse-tête. Et, pour comble, Axelle s’était naturellement aperçue qu’il n’était pas dans son état normal. Elle allait donc bientôt lui faire toutes sortes d’ennuis.

Il faillit avoir un accident tant il était distrait ce matin-là. À l’étude, il eut un mal fou à s’intéresser à ses dossiers en cours. Lorsque l’un de ses associés vint le trouver pour lui proposer de déjeuner ensemble tous les trois, comme chaque lundi, il accepta avec soulagement. Ils formaient une excellente équipe et ils étaient bons amis. Charles était le plus âgé, ensuite venait Ludovic puis Hubert, un jeune confrère qui les avait rejoints depuis deux ans. Chacun avait sa spécialité, sa comptabilité propre, mais ils se dépannaient volontiers les uns les autres, tout comme ils partageaient leur unique secrétaire sans le moindre heurt.

Ils se rendirent dans leur restaurant de prédilection, un bistrot délicieux où ils avaient leur table. Pendant une heure, la conversation roula sur les sujets les plus divers et Ludovic put se réfugier dans ses pensées jusqu’au moment où un mot de Charles attira son attention. Brusquement très attentif, il lui fit répéter sa phrase.

— Je disais qu’il s’agit de Keller et de Martin, ce sont deux patrons de Charles-Nicolle, à la table du fond, là-bas… D’ailleurs, on ne doit plus dire « patron », paraît-il. Ce sont des P.U.P.H. ! Puph ! Et vous savez ce que ça signifie ? Professeur universitaire, praticien hospitalier. Je me demande par quoi le mot d’avocat sera bientôt remplacé ! Bon, pour en revenir aux toubibs, j’ai défendu Martin l’année dernière dans une odieuse histoire. Que nous avons gagnée, d’ailleurs. C’est celui qui a les cheveux blancs… Un type formidable… L’autre, celui qui a un début de calvitie, est cardiologue.

Ludovic n’écoutait plus, hypnotisé par les deux hommes qui déjeunaient à quelques mètres. Il voyait Mathieu de profil et le détaillait avec une immense curiosité. Il nota la veste parfaitement coupée, la chemise bleu pâle, la cravate élégante, les mains fines, le bronzage. Toute la panoplie du parfait séducteur jusqu’à la montre Cartier.

— Pourquoi les regardes-tu comme ça ? protesta Charles.

— La femme de Keller est ma cliente, elle vient de demander le divorce, expliqua Ludovic à voix basse.

Évitant de regarder dans leur direction, Charles eut un sourire de vieux renard.

— Tu vas t’amuser ! Ce type mène une vie de bâton de chaise et, si tu as besoin de témoignages, il y aura la queue devant l’étude !

Il s’esclaffa le plus discrètement possible. Ludovic observait toujours Mathieu. Cet homme possédait un charisme indiscutable mais il en était très conscient et il en jouait. À cet instant, il tourna la tête pour héler un serveur d’un mouvement impérieux. Il devait avoir l’habitude de commander, d’être obéi.

— Sois un peu discret ! dit Hubert en donnant un coup de coude à Ludovic.

Mais Mathieu était trop absorbé dans sa discussion avec son confrère pour prêter la moindre attention aux autres tables. D’ailleurs, tant qu’il ne s’agissait pas de jolies filles, les gens ne l’intéressaient pas.

— À quoi ressemble la femme de Keller ? demanda Hubert qui était surpris de l’insistance de Ludovic.

— Elle est très, très belle…

Le ton était si éloquent que les deux associés éclatèrent de rire.

— Tu connais la règle, mon vieux, il est interdit de draguer les clientes ! rappela Charles avec bonne humeur.

— Je ne drague pas, j’en suis au stade contemplatif, riposta Ludovic.

— Le mieux que tu puisses faire pour la séduire est de lui obtenir une fortune de prestations compensatoires. La famille Keller ne fait pas partie des damnés de la terre ! J’ai rencontré une ou deux fois le père, Adrien, avant son départ pour la Floride. Il avait un joli petit portefeuille qu’il gérait très bien tout seul…

Ludovic n’écoutait plus Charles. Maintenant qu’il pouvait mettre un visage sur le nom de Mathieu, il se sentait mal à l’aise. C’était tout de même ridicule de détester à ce point-là un homme qu’il apercevait pour la première fois. Il s’obligea à ne plus le regarder, à ne plus imaginer Valérie dans ses bras. Durant dix minutes, il parvint à écouter la discussion de Charles et d’Hubert en faisant même semblant de s’y intéresser.

Lorsqu’ils quittèrent le restaurant, ils passèrent à côté de la table des deux médecins qui en étaient au café.

— Les femmes sont tellement versatiles ! disait Mathieu d’un ton péremptoire et ironique.

Son confrère répondit par une banalité du même acabit. Ludovic leur jeta un dernier coup d’œil agacé, espérant de toutes ses forces que Valérie, elle, s’en tiendrait à sa décision.

 

 

Le directeur général du C.H.U. n’occupait son poste que depuis dix-huit mois. Il n’était pas originaire de Rouen et ne comptait pas y effectuer la totalité de sa carrière. En attendant, il dirigeait très habilement cet immense complexe, peu impressionné par les sommes énormes qu’il brassait et les six mille deux cents personnes qu’il employait.

— Votre dossier est intéressant, madame Prieur, même s’il n’est pas courant. Ces dix années de… d’absence, représentent évidemment un handicap.

Il avait utilisé le nom sous lequel elle s’était inscrite mais il savait pertinemment qu’elle était la femme de Mathieu Keller. Il n’y avait fait aucune allusion, depuis dix minutes qu’il bavardait avec elle.

— Je n’ai aucune possibilité, pour vous, dans le cadre du C.H.U.

Valérie ne le quittait pas des yeux, attentive et déjà désespérée. Il feuilleta quelques papiers, sur son bureau.

— Vous avez effectué un splendide cursus et toutes les appréciations de vos stages sont unanimes… J’ai fait sortir votre thèse des archives… et je l’ai donnée à lire. On m’affirme qu’il s’agit d’un très beau travail, sérieux, bien documenté, assez ambitieux et même… novateur.

Il releva la tête et croisa le regard de Valérie.

— Pourquoi voulez-vous travailler, madame Prieur ?

Sans chercher quelle pouvait être la réponse la plus habile, Valérie répliqua :

— Parce que j’ai commis une grosse erreur en abandonnant. J’aime ce métier et il y a dix ans qu’il me manque. J’étais douée pour ça, c’était ma passion. Je ne comprends même pas comment j’ai pu m’en passer si longtemps.

Il n’y avait aucune vanité dans ses paroles. Elle se pencha un peu en avant et posa sa main sur le bureau, décidée à convaincre son interlocuteur.

— J’ai fait comme beaucoup de femmes, monsieur, j’ai capitulé à un certain moment parce qu’on peut difficilement mener trois vies de front. Vous savez bien qu’il est impossible de faire une carrière à mi-temps. Si on veut réussir, il faut être complètement disponible. Aujourd’hui, je le suis, mes enfants vont à l’école. Et je n’ai que trente-cinq ans. De plus, je n’ai jamais vraiment cessé d’étudier. Je crois même que je n’ai jamais raté aucun cycle des conférences de la fac ! J’y allais pour mon plaisir, en auditeur libre, mais c’était surtout pour ne pas me laisser distancer.

Elle reprit son souffle tandis qu’il dissimulait un sourire.

— Vous êtes très persuasive, madame Prieur, et certainement très motivée. Je vais vous garder sur la liste des postulants, c’est tout ce que je peux faire. Néanmoins, j’ai quelque chose à vous proposer.

— C’est vrai ?

Elle avait crié et il eut une expression amusée. Il la trouvait séduisante, avec quelque chose de fragile mais de déterminé qui lui plaisait beaucoup.

— Votre dernier patron, ici, était Mathieu Keller. C’est aussi…

— Mon dernier mari, oui !

La repartie avait fusé, rapide, un peu agressive. Valérie se creusait la tête pour deviner ce que Mathieu avait bien pu raconter sur elle.

— Je lui ai demandé s’il voyait un inconvénient, sur un plan strictement professionnel, à ce que vous réintégriez un jour le C.H.U. Il n’a émis aucune réserve quant à vos capacités, en dehors de cette longue interruption, bien entendu.

— Il est trop aimable, dit Valérie d’une voix glaciale.

Attendant manifestement autre chose d’elle, le directeur se contentait de l’observer. Au bout de quelques instants, elle reprit, avec plus de calme :

— Je sais que Mathieu est un chef de service très apprécié, à juste titre d’ailleurs, seulement s’il était possible de nous… dissocier dans l’avenir, j’en serais très soulagée.

Avec un hochement de tête qui ressemblait à une approbation, il répondit :

— C’est parce que vous aviez été son élève que j’ai pris son avis, madame Prieur. Pour la suite, c’est à vous de faire vos preuves, naturellement. J’ai eu l’occasion de discuter, hier, avec mon homologue de la clinique Saint-Lazare. Le sérieux de cet établissement n’est plus à prouver, et les responsables se montrent toujours très exigeants sur le choix des praticiens.

Retenant son souffle, Valérie écoutait.

— Un de leurs cardiologues part à la retraite dans deux mois et ils veulent être certains que la relève se fera en douceur. Une clientèle privée se ménage, comme vous savez… Ces deux mois pourraient vous offrir une sorte de… réinsertion ? Si vous leur convenez, c’est un bon poste. Exercez là-bas et nous verrons par la suite, pour le C.H.U., si quelque chose se libère… En attendant, téléphonez donc au directeur de ma part.

Avec un nouveau sourire, il se leva pour mettre fin à leur entretien, laissant Valérie stupéfaite. Elle ne comprenait pas à qui ou à quoi elle devait cette sollicitude inattendue. Le directeur général de Charles-Nicolle n’avait aucune raison de s’occuper d’elle. Il avait bien d’autres chats à fouetter.

Comme il lui tendait la main, elle la serra avec une vigueur qui le surprit. Lorsqu’elle eut refermé la porte, il revint vers son bureau à pas lents. Il avait eu envie de l’aider dès qu’il avait reçu son dossier. Même si Keller avait toutes les qualités du monde, il y avait trop longtemps qu’il se comportait à Charles-Nicolle comme un coq dans une basse-cour. La conversation qu’ils avaient eue tous les deux au sujet de Valérie avait été rapide et amicale. Mathieu n’avait pas eu le temps de ruser, de défendre son territoire. Car c’était bien de ça qu’il s’agissait, le directeur l’avait deviné.

Fermant le dossier, il le repoussa. Il n’avait guère le loisir de s’appesantir sur cette histoire mais, indiscutablement, l’intermède l’avait amusé. Cette femme allait faire une brillante carrière, il en était persuadé. S’il avait un jour l’occasion de l’intégrer dans le C.H.U., il le ferait. Quelle que soit l’opinion de Keller. Les médecins passaient leur temps à se jalouser, à régler leurs comptes, à se plaindre, à faire valoir leurs privilèges. Les soixante-dix professeurs que comptait l’hôpital finiraient par le rendre fou. Aussi l’idée de jouer un bon tour à l’un d’entre eux avait quelque chose de très distrayant. Surtout s’il repensait à une jeune femme en particulier, que Mathieu lui avait soufflée sous le nez sans le moindre scrupule…

 

 

Dans le pavillon Derocque, à l’étage de la cardiologie, Gilles venait de subir un véritable sermon. De très mauvaise humeur, comme souvent ces dernières semaines, Mathieu avait mis son service sur les dents en effectuant une revue de détail inopinée. Soudainement attentif à la moindre chose, il s’en était pris aux internes, aux infirmières, et même aux étudiants. Certains dossiers n’étaient pas tout à fait à jour dans l’ordinateur, certaines chambres n’étaient pas vraiment impeccables, certains malades n’avaient pas le bon régime alimentaire ; il manquait un bouton à une blouse, une ampoule à une veilleuse ; il y avait des ratures sur le cahier des produits toxiques et le goutte-à-goutte d’une perfusion s’écoulait trop vite. Agacé, impatient, Mathieu avait bombardé une jeune infirmière de questions pièges, puis il s’en était pris à une interne qu’il avait ridiculisée sur une erreur de diagnostic. Il tenait Gilles pour responsable de tout ce qui n’allait pas et lui reprocha d’un ton désagréable son manque de vigilance.

En temps normal, Gilles savait désamorcer les colères de Mathieu. Tout comme il n’hésitait pas à lui tenir tête s’il se sentait dans son droit. Mais ce matin-là, il jugea préférable de ne rien répondre à ses sarcasmes grinçants. Il le connaissait depuis suffisamment longtemps pour comprendre ce que sa rage dissimulait. Mathieu allait mal, vraiment mal pour une fois. Il ne s’agissait pas d’une petite blessure d’orgueil, superficielle et passagère. Le départ de Valérie – que tout le service avait abondamment commenté – semblait l’avoir plongé dans une crise profonde. Il souffrait pour de bon, même s’il cachait son désespoir sous une arrogance accrue.

Consternée, Sylvie ne savait que faire et n’osait rien tenter par peur de commettre une maladresse. Le patron ne supporterait pas le moindre geste de compassion, elle en était persuadée. Lorsqu’elle retrouva Gilles, près de la machine à café, elle était en plein désarroi.

— Tu devrais lui mettre une cuillère à café de bromure, à la place de son sucre ! dit-il gentiment.

La vieille secrétaire haussa les épaules. La plaisanterie, éculée, lui sembla soudain très déplacée et ne lui arracha même pas un sourire.

— Il me fait de la peine, expliqua-t-elle à mi-voix tout en jetant un coup d’œil derrière elle. Je ne l’ai jamais vu aussi…

Une lumière s’alluma au-dessus de la porte d’un malade, tout près d’eux et, au même instant, une sonnerie d’alarme se mit à retentir. Gilles fronça les sourcils et entra dans la chambre sans frapper. À l’autre bout du couloir, la surveillante quitta son bureau en courant. On entendait déjà le bruit du chariot d’urgence poussé par un interne. Sylvie espéra de toutes ses forces qu’il n’y aurait pas un nouvel incident à déplorer dans le service.

— Fausse alerte ! annonça Gilles en ressortant. Madame Alvarez avait débranché un contacteur et le moniteur a pris ça au tragique !

Il fit signe à l’interne que tout allait bien, puis il sourit à la surveillante et ajouta, plus bas :

— Elle est un peu agitée. Donnez-lui quelque chose, voulez-vous ?

Sylvie s’éloignait, son gobelet de café à la main, et Gilles la rattrapa.

— Si Mathieu a entendu sonner, dis-lui de ma part que ce n’était rien. Et puis ne le chouchoute pas trop, il a horreur de ça, tu le sais…

Mathieu les interrompit en émergeant de son bureau.

— Je file à la réa, Joachim a un problème dont il veut me parler. Viens donc avec moi, tu ne seras pas de trop !

Docilement, Gilles suivit le patron vers les ascenseurs.

— Tu te souviens d’un certain Andrieux ? demanda-t-il en appuyant sur le bouton d’appel. Son état se dégrade à toute allure. Joachim n’a aucune idée de ce qui se passe. Il pense que le malade coule sans même chercher à réagir.

Ils descendirent au rez-de-jardin où les deux pavillons modernes communiquaient, et ils se hâtèrent vers le service de réanimation.

— Désolé d’avoir été désagréable, ce matin, mais je trouve que tu laisses un peu flotter les rubans…

Gilles leva les yeux au ciel, jugeant la réflexion d’une totale mauvaise foi.

— Et moi, je trouve que tu as une mine épouvantable ! répliqua-t-il. Tu as l’air crevé, à cran… Qu’est-ce que tu fais, à midi ? Tu veux qu’on déjeune ensemble au huitième ?

Il faisait allusion au restaurant réservé aux médecins mais Mathieu s’arrêta net, furieux.

— Je vois que tout le monde est au courant ! Ah, ces foutus bavardages qui pourrissent la vie de l’hôpital, je te jure !… Ma femme est partie, avec les enfants, pour quelque temps. Voilà, tu sais tout. Maintenant, si j’ai besoin de compagnie, j’en connais de plus drôles que la tienne !

Il repartit, à grandes enjambées, vers le bureau de Joachim. Gilles resta immobile quelques instants puis, au lieu de rejoindre Mathieu, il fit demi-tour. À de très rares moments – mais celui-ci en faisait partie –, il en avait par-dessus la tête de son métier, de l’hôpital, et surtout de Mathieu Keller, brillant mais exécrable chef de service.

« Valérie a eu bien raison de se tirer. De toute façon, elle était cocue depuis des lustres. Il n’a que ce qu’il mérite et je suis le dernier des abrutis. Ce type n’est pas à plaindre. S’il en bave, pour une fois, c’est justice ! »

Rageusement, il regagna le troisième étage en empruntant les escaliers. Mathieu était trop égoïste pour souffrir bien longtemps et, d’ici quelques jours, tout rentrerait dans l’ordre. Il suffisait de se souvenir avec quelle désinvolture il s’était débarrassé de Laurence, par exemple. Elle avait quitté l’hôpital, puis c’est lui qui l’avait quittée ! Et de quelle manière ! À en croire le récit de ceux qui étaient allés à Tunis, il s’était produit là-bas des choses particulièrement lamentables.

Alors qu’il poussait la porte battante de la cardio, il se trouva nez à nez avec la surveillante.

— Je profite de l’accalmie pour aller déjeuner, lui dit-elle avec un clin d’œil.

— Bonne idée, je vais avec vous ! décida-t-il.

D’un geste délibéré, il débrancha l’appareil électronique qui était dans sa poche de poitrine. Il savait que Mathieu allait le biper dans les minutes suivantes, étonné de son absence, et il voulait la paix. Tant pis si ce mouvement d’indépendance provoquait une nouvelle colère. D’ailleurs, les deux grands pontes devaient être en pleine discussion, à la réa, et n’avaient besoin des conseils de personne. Pour une fois, Mathieu allait devoir se passer de son faire-valoir.

— J’en ai appris une bien bonne, tout à l’heure, lui dit la surveillante tandis qu’ils franchissaient la porte des Capucins. Il paraît que madame Keller a obtenu un poste à Saint-Lazare. Elle va exercer sous son nom de jeune fille. Prieur, je crois…

Gilles enregistra la nouvelle avec une certaine jubilation. Valérie avait été une interne agréable et douée. Elle faisait preuve de courage en se remettant à la médecine si tardivement. Et Mathieu devait détester cette idée !

— Vous trouvez ça réjouissant, on dirait ?

— Très ! Même si ça nous promet des moments difficiles…

— Pourquoi ? s’étonna la surveillante.

— Un pressentiment, répondit-il gaiement. À moins qu’il ne rencontre une créature de rêve dans les prochains jours, je crois que le patron va nous en faire voir de toutes les couleurs !

— À propos de créature de rêve, il y a de drôles de bruits qui courent sur le séjour des grands pontes à Tunis… Il semblerait qu’une femme inconnue mais française ait fait tout un esclandre là-bas, en plein hall de l’hôpital ! Et vous savez après qui elle en avait ? Après notre cher patron à nous…

Gilles haussa les épaules tout en conservant son air jovial.

— Oui, je suis au courant. Une vilaine histoire… Un jour, il aura de vrais ennuis, vous verrez.

Il n’avait pas voulu citer le nom de Laurence. La malheureuse avait payé sa désastreuse liaison suffisamment cher comme ça. Il se demanda ce qu’elle devenait. C’était une fille adorable et elle méritait autre chose que ce que Mathieu lui avait fait subir.