11

La piscine avait été vidée, les feuilles mortes balayées. Mathieu avait dû faire venir une entreprise de nettoyage car le jardin et les abords de la maison étaient impeccables.

Dédaignant d’aller se garer sous les marronniers, Valérie s’arrêta devant les baies vitrées comme pour annoncer qu’elle ne tenait pas à s’attarder. En pénétrant dans le living, la comparaison avec la maison de Ludovic s’imposa d’elle-même.

Toute la colère de Mathieu faillit fondre lorsqu’il vit sa femme avancer vers lui. Elle était superbe, à peine maquillée, les boucles un peu trop longues, l’air désinvolte et les yeux brillants. Elle l’embrassa furtivement sur la joue avant d’aller serrer la main de Bréval. Ils avaient commencé à boire sans elle et Mathieu lui servit un kir, d’autorité.

— Puisque tu veux à tout prix un divorce rapide, je pense qu’il est temps que nous ayons une petite conversation.

Il avait usé d’un ton autoritaire, désagréable. Sans même lui accorder un regard, Valérie s’adressa à Bréval :

— Vous êtes là en tant qu’ami ou avocat, François ?

— Oh, tout ça est très officiel, railla Mathieu. Je ne t’ai pas proposé de nous présenter ton défenseur parce qu’il va falloir que tu en changes ! Il n’est pas concevable que ton amant se mêle de nos affaires, n’est-ce pas ?

Drapé dans sa dignité de mari blessé, Mathieu la toisait, attendant sa réaction. Elle soutint son regard avec une sérénité qui l’exaspéra.

— Si Carantec ne veut pas lâcher ton dossier, je le ferai dessaisir ! Trouve-toi un avocat décent !

— Allons, dit Valérie calmement, reprends-toi… Je suis bien placée pour savoir quel effet ça fait d’être trompé… Sauf qu’en ce qui te concerne je ne vois pas où est la surprise. Nous ne vivons plus ensemble, la séparation de corps a été prononcée, il n’est plus question d’adultère.

— Oh, tu apprends vite ! Il t’a donné des cours particuliers ? Mazette, quelle assurance !

Mathieu posa son verre si brutalement sur la table basse qu’il se fendit. L’alcool coula d’abord le long du meuble puis sur la moquette.

— Il va falloir que tu ailles chercher une éponge tout seul, constata Valérie d’une voix narquoise.

Bréval quitta son canapé, un peu nerveux.

— Cette discussion a mal commencé, ne vous dressez pas l’un contre l’autre… Nous allons trouver un terrain d’entente… Valérie, il serait effectivement préférable que votre conseil soit quelqu’un de… neutre.

— Entendu. Je prendrai donc un de ses associés, répondit-elle sans manifester d’émotion.

En réalité, elle se sentait dans la peau d’une souris pourchassée à la fois par un matou et par un balai. Mathieu était fou de rage, c’était visible, et Bréval ferait tout pour lui être agréable. C’était Keller son client et, derrière lui, beaucoup d’autres clients potentiels dans le monde médical. Valérie ne comptait pas.

— Parlons tout d’abord de cette pension alimentaire, reprit l’avocat. Je trouve votre demande très excessive. Vous avez un emploi stable et bien rémunéré, Mathieu n’a aucune raison de subvenir à tout et l’entretien des enfants doit être assumé conjointement et équitablement. En ce qui concerne la prestation compensatoire, je…

— Et à propos des enfants, déclara tout à coup Mathieu, je ne suis pas sûr de vouloir te les laisser !

Il y eut un petit silence puis Valérie se tourna vers son mari et le dévisagea, incrédule.

— Comment ? murmura-t-elle d’une voix blanche.

— Oui, après tout, maintenant qu’il y a un homme dans ta vie, je dois songer à les préserver.

Tout en sachant qu’elle se mettait dans son tort, Valérie avança d’un pas et lui jeta le contenu de son verre à la figure.

— Sale con ! hurla-t-elle. Comment oses-tu parler des enfants alors que tu ne les as jamais vraiment regardés ? Et toi, combien de femmes vas-tu leur présenter à la fois ? Combien de fausses belles-mères et de demi-frères ?

Livide, il s’essuya la joue sans la quitter des yeux. Durant leurs dix années de mariage, elle ne s’était jamais mise en colère. Elle ne lui faisait pas peur ; il était furieux contre elle, mais il ne pouvait pas s’empêcher de la trouver belle, comme si sa révolte l’avait excité malgré lui.

Faisant volte-face, elle s’en prit directement à Bréval.

— Votre ridicule petit traquenard a foiré, on dirait. Quant aux enfants, n’y pensez même pas ! Je vous laisse entre hommes, vous avez du nettoyage à faire !

Lorsqu’elle monta dans sa voiture, elle s’aperçut qu’elle pleurait de rage. Elle démarra tellement vite qu’une volée de graviers vint frapper la baie vitrée derrière laquelle Mathieu et François n’avaient pas bougé.

Le lendemain soir, Valérie avait invité ses parents à dîner, mais, comme elle fut naturellement retardée à la clinique, Suzanne se chargea de tout préparer.

Faire la dînette dans leur nouvel appartement amusait beaucoup Camille et Jérémie qui aidèrent leur grand-mère de leur mieux. Le couvert fut mis dans la cuisine, puisqu’il n’y avait pas de table dans le salon, et Suzanne confectionna un gâteau pendant qu’Augustin allait promener Atome.

Les enfants, et même le chien, semblaient s’accommoder sans problème de cette existence. Au-dessus du magasin aussi, ils étaient chez eux, et l’absence de Mathieu n’était pas vécue comme un drame.

Après le dîner, une fois le cérémonial du coucher des enfants accompli, Augustin voulut regarder la fin d’un match à la télévision tandis que sa femme et sa fille se préparaient une infusion. Elles parlèrent un long moment, assises face à face sur des tabourets. La température avait beaucoup baissé, au-dehors, et de la buée s’accrochait aux carreaux. Valérie avait raconté à Suzanne son escapade à l’hôtel, puis la querelle chez Mathieu, et enfin la réaction violente de Ludovic.

— Pour ne pas mettre d’huile sur le feu, il confie officiellement mon dossier à Hubert Bonnet, son associé, mais il continue à s’en occuper.

— Très bien. Sois vigilante et ne te laisse pas faire.

— Il n’en est pas question ! De toute façon, en ce qui concerne Camille et Jérémie…

Sa voix s’étrangla un peu et elle se racla la gorge avant de poursuivre.

— Je ne sais même pas comment il a osé…

— Mais c’est seulement du chantage, ma chérie ! Il est bien incapable de s’occuper d’enfants.

— Il n’en a surtout aucune envie ! Est-ce que tu sais ce qu’il m’avait dit, un jour ?

Secouant la tête, Suzanne encouragea sa fille à continuer.

— Je ne le trouvais pas très tendre, ni paternel, ni même disponible… Je lui ai demandé ce qu’il ressentait pour eux… il a répondu, je te cite son expression exacte, qu’il éprouvait une « indifférence bienveillante » ! Tu te rends compte ? Il a utilisé ce mot d’indifférence et je ne le lui ai jamais pardonné. Il me semble… Tu vois, je ne savais pas que j’avais accumulé tant de rancune ! Mais ça fait partie des mots que je lui ferai rentrer dans la gorge un de ces jours.

La main de Suzanne se posa légèrement sur celle de Valérie.

— Tu ne nous disais rien, reprocha-t-elle avec douceur.

— Je n’étais pas malheureuse, maman ! Même pas inquiète.

— Et où en est-il, de son côté ? Tu es au courant ?

— Non. Comme toujours !

Son rire, amer, s’éteignit presque aussitôt.

— C’est drôle, ça ne me concerne plus.

Elle se leva pour vérifier que la fenêtre était restée bien fermée.

— On meurt de froid… C’est l’hiver, maintenant… J’ai fait une liste de mes affaires personnelles, des rares choses auxquelles je tiens. Un camion doit prendre le tout cette semaine, Bréval sera là-bas pour surveiller le chargement.

Sa voix, trop monocorde, traduisait un malaise.

— Quand je pense que ça se résume à si peu, dix ans de vie commune… Je n’ai pas eu besoin d’un semi-remorque !

Suzanne lui adressa un sourire tendre et lui tendit sa tasse.

— Donne-m’en encore un peu, s’il te plaît.

Valérie remit la bouilloire en marche, ouvrit un sachet de feuilles odorantes et disposa un sucre. La question que lui posa alors sa mère la prit complètement au dépourvu.

— Et ce Ludovic, tu l’aimes ?

— Eh bien… Il me plaît, c’est sûr… Il est très gentil, très drôle.

— Quel âge a-t-il ?

— Quarante ans. Dix de moins que Mathieu. Il est divorcé depuis longtemps… Si tu voyais sa maison, maman ! C’est indescriptible, fouillis, grandiose et intime, une vraie caverne d’Ali-Baba ! J’adorerais…

La phrase resta en suspens, et ce fut Suzanne qui dut achever.

— Quoi ? Y habiter avec lui ?

— Je ne sais pas. Il me l’a proposé mais je ne suis pas prête. Pour Camille et Jérémie, pas de problème, ce serait le paradis. Seulement… je crois que je ne veux pas.

Son air mélancolique intrigua Suzanne.

— Tu as tout ton temps, ma chérie. S’il est sincère, il t’attendra.

Valérie caressait machinalement les oreilles d’Atome. De sa main libre, elle eut un geste vague.

— Ici, je ne regarde pas autour de moi, ça m’est égal, c’est transitoire. C’est comme un sas. Et ça me repose. Je ne suis pas obligée de tenir une maison, je vis en célibataire, rien n’est obligatoire.

Ludovic avait utilisé la même expression. « Rien n’est obligatoire », avait-il affirmé pour la mettre à l’aise, et pourtant il n’était pas parvenu à la convaincre. Beau joueur, il ne lui demandait rien depuis cette soirée à Belle-Isle-sur-Risle, il ne l’accablait pas de déclarations intempestives, n’exigeait pas de rendez-vous.

— Il m’appelle tous les soirs, il me dit des choses adorables, romantiques, je croyais que j’avais passé l’âge… À l’époque, Mathieu ne m’a pas fait la cour comme ça !

— Oh, Mathieu, bien sûr… Ma chérie, ton mari t’écrasait depuis le début. Tu ne t’en rendais pas compte ? Ce que c’est que la force de l’habitude, quand même ! Vois-tu, ton père et moi, on ne faisait pas attention à ses grands airs. Il est né riche, tout lui est tombé dans le bec, il ne se remettra jamais en cause. Mais on était malheureux pour toi.

— Pour moi ? J’avais tout ce que je voulais, maman, une vie facile…

— Taratata. Tu t’es trahie tout à l’heure, tu as parlé de tenir une maison. C’est ce que tu faisais, non ? Les biberons et les couches, les chemises de monsieur, les menus des dîners, les supermarchés, je connais la chanson. Seulement, ça ne pouvait pas te suffire, à toi ! Tu es intelligente, ma grande, et tu avais déjà goûté au monde du travail, à l’hôpital, aux responsabilités. Et hop, dans le placard ! Dans la vitrine, si tu préfères. La luxueuse vitrine des objets de Mathieu.

Ébahie, Valérie écoutait sa mère lui livrer enfin tout ce qu’elle avait depuis des années sur le cœur. Levant les yeux, elle découvrit son père, appuyé au chambranle, qui devait être là depuis quelques instants et qui ne semblait nullement étonné, lui. Atome alla aussitôt se frotter à ses jambes.

— Allez, je t’offre un tour gratuit, lui dit Augustin en décrochant la laisse.

Précédé du chien, il s’éloigna pour permettre aux deux femmes de continuer à bavarder. Prise d’une idée subite Valérie demanda soudain, d’une voix inquiète :

— Maman, vous n’avez pas de problèmes matériels, j’espère ?

S’apercevant qu’elle les obligeait à nourrir ses enfants la moitié du temps, elle était envahie de culpabilité.

— Qu’est-ce que tu racontes ? se défendit Suzanne d’un air contrarié.

— Je sais que les affaires de papa ne sont pas florissantes, au magasin, et puis vous sortez tout le temps Camille et Jérémie, vous les emmenez partout…

— Mais on a bien le droit de gâter nos petits-enfants, quand même ! Nous avons trois sous de côté, tu sais…

— Que vous allez garder pour vos vieux jours !

— Enfin, ma chérie, nous y sommes, aux vieux jours…

— Tu veux rire ? lui demanda Valérie d’une voix tendre. Vous êtes plus en forme que moi !

Elle souriait à sa mère mais elle se promit d’effectuer un virement, dès le lendemain, sur le compte de ses parents dont elle avait la procuration depuis longtemps.

Dans l’entrée, elle aida Suzanne à enfiler son manteau puis elle ouvrit la porte.

— Rejoins papa en bas, ne l’oblige pas à remonter, je vais appeler Atome…

Tandis que sa mère commençait de descendre, se tenant à la rampe, elle siffla son chien. Elle vit les taches noires et blanches du dalmatien qui grimpait vers elle au moment où la sonnerie du téléphone retentissait dans l’appartement. Ludovic avait retardé son appel, sachant qu’elle dînait en famille, et elle lui en sut gré.

 

 

— Mathieu, Mathieu !

Se hâtant vers son confrère, le chef de clinique du service de chirurgie cardiaque faisait de grands signes sur le parking.

— Il faut absolument que je te voie ! Est-ce que tu as un moment, à midi ?

Ils traversèrent la cour d’honneur côte à côte, aussi pressés l’un que l’autre de gagner le pavillon Derocque.

— Je veux te parler de deux malades… On a un vrai problème avec la gamine, tu sais, la greffe…

— Veux-tu qu’on déjeune ensemble au huitième ?

— Ce sera parfait.

Ils s’engouffrèrent dans l’ascenseur et Mathieu appuya sur les boutons de leurs étages respectifs.

— À propos, tu féliciteras ta femme pour moi, elle n’a pas perdu de temps sur la dissection qu’elle nous a adressée…

Sans répondre, Mathieu acquiesça d’un petit sourire crispé. Les portes s’ouvrirent et il murmura :

— À tout à l’heure. Vers une heure, là-haut…

S’il devait entendre parler des brillants diagnostics de Valérie jusque dans son hôpital, il deviendrait enragé. Tant de choses avaient changé dans sa vie ces derniers mois qu’il ne parvenait pas à les accepter toutes à la fois. Il n’y avait pas si longtemps encore, lorsqu’il arrivait à Charles-Nicolle, il pouvait s’absorber en paix dans son travail. Et, durant les rares moments de pause, il regardait autour de lui afin de repérer les jolies filles. Pour le reste, son existence était bien ordonnée, compartimentée, sans surprise. Sylvie gérait ses rendez-vous professionnels et Valérie s’occupait de la maison et des enfants. À présent, tout était chamboulé et il se sentait débordé. Il avait été incapable de finir l’article sur les dérivés nitrés qu’il aurait dû rendre depuis plusieurs jours déjà. Il avait également surpris des étudiants qui regardaient voler les mouches pendant ses cours magistraux à la fac du Madrillet. Il ne savait jamais quand il devait régler la femme de ménage, sa voiture avait besoin d’une révision et il lui arrivait de passer d’interminables soirées solitaires devant la télévision.

« Mon Dieu, est-ce que je vais vraiment divorcer ? » L’idée était si pénible, autant par orgueil que par amour, qu’il se promit, si c’était le cas, qu’il se remarierait sans attendre. Il n’était pas question que Valérie se croie irremplaçable. Il ne resterait pas tout seul comme un vieux croûton. Ni à papillonner comme un vieux beau. Les aventures ne l’amusaient qu’en tant que fantaisies, que petits suppléments volés.

« Eh bien, je vais en trouver une autre, plus jeune et plus jolie, je ne suis pas en peine… »

Furieux, il ouvrit la porte de son bureau à la volée, faisant sursauter Sylvie.

— J’ai deux ou trois coups de fil à passer, annonça-t-il en jetant son pardessus en travers d’une chaise.

La secrétaire s’éclipsa aussitôt pour aller chercher du café. Mais il ne voulait pas téléphoner, il voulait juste rester seul un moment. Il avait surpris une lueur amusée dans le regard que Gilles posait sur lui, ces temps-ci. L’histoire de Valérie et de l’avocat avait dû beaucoup le divertir, comme tout le monde. Sauf Sylvie, bien sûr, qui affichait pour sa part un air de compassion encore plus insupportable.

« Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? »

Aucune question, aucun remords ne venait atténuer ce qu’il prenait sincèrement pour une injustice. À cause de Valérie, il souffrait, et il était révolté de se découvrir aussi vulnérable. S’il continuait à se morfondre, à l’imaginer sans cesse dans les bras de ce Carantec, il ne serait bientôt plus bon à rien.

— Puisque c’est comme ça… marmonna-t-il.

La petite Céline pouvait faire l’affaire, après tout. Il l’avait piégée une douzaine de fois sur des questions simples, lors de la visite, et il était certain d’une chose : elle ne ferait jamais un brillant médecin. C’était déjà ça ! Elle n’avait sans doute aucune ambition professionnelle et serait ravie d’abandonner des études qui semblaient lui peser. Elle était jolie, très jeune, probablement assez malléable encore. Serait-elle d’accord ?

— Eh bien, on va voir…

Il se sentait de taille à la séduire. Il avait réussi des conquêtes plus difficiles. Et aujourd’hui, il avait à sa disposition un atout de poids, il pouvait offrir le mariage ! Quelle fille résisterait à l’envie d’être madame Mathieu Keller, d’habiter la villa de Mont-Saint-Aignan ?

Il quitta son bureau tellement vite qu’il faillit percuter Sylvie qui patientait dans le couloir, son gobelet de carton à la main. Pour ne pas la froisser, il but le café d’un trait, puis il s’éloigna à la recherche des étudiants hospitaliers. Du bruit lui parvint de la salle de repos dont la porte était ouverte. Une demi-douzaine de personnes chahutaient et plaisantaient là-dedans. Dès qu’il se présenta, le silence s’abattit sur les jeunes gens, internes et infirmières mélangés.

— Est-ce que Gilles est quelque part ? bougonna Mathieu, aussi embarrassé qu’eux.

Émergeant de derrière l’écran d’un ordinateur, son chef de clinique se dirigea vers lui.

— Tu feras la visite à ma place mais je voudrais d’abord te dire un mot en particulier…

Ils firent quelques pas et, au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient de la salle de repos, le brouhaha reprit.

— Est-ce que je leur fais peur ? interrogea Mathieu d’un air satisfait.

— Bien sûr…

— Je dois déjeuner avec Bob, il a un problème. C’est la gamine qu’ils ont greffée et, si tu veux mon avis, on ne va pas tarder à l’accueillir aux soins intensifs. Tu seras gentil de la surveiller comme le lait sur le feu. J’en saurai plus tout à l’heure.

Gilles se contentait de hocher la tête, peu coopératif, et Mathieu dut faire un effort pour aborder le sujet qui lui tenait à cœur.

— Écoute, j’ai besoin d’un petit service… J’aimerais avoir quelques renseignements sur Céline, c’est une de nos étudiantes, tu vois laquelle ?

Sa mine innocente eut le don d’exaspérer Gilles sur-le-champ.

— Céline ? répéta-t-il.

— Oui. Un beau brin de fille, hein ? Elle me donne des idées…

Ignorant la plaisanterie, Gilles ne répondait pas. Il pensait que toutes les filles donnaient des idées à Mathieu et qu’il n’était pas son larbin. Surtout pas pour ce genre de chose.

— Tu m’écoutes ? demanda sèchement Mathieu.

Une nouvelle fois, Gilles acquiesça sans prononcer un mot.

 

 

Axelle pénétra dans la chambre de son père et referma soigneusement la porte. Si la femme de ménage arrivait, elle entendrait le bruit de la mobylette. D’ici là, elle était tranquille pour fureter.

Elle alla s’asseoir sur le lit et regarda autour d’elle. Sans rien chercher de précis, elle se demanda si quelque chose avait changé dans la pièce. La grande table Directoire, sous la fenêtre, était chargée de son habituel désordre de papiers. Un cendrier débordant de mégots était posé par terre, près d’un roman policier ouvert, et attestait des insomnies de Ludovic. Indéniablement, il n’était pas dans son état normal. Il était obsédé par cette femme aux yeux verts et, même quand il était là, il paraissait absent.

Sur le secrétaire à rideau, elle aperçut un carnet de chèques et des facturettes de carte bancaire. Elle s’approcha pour tout examiner et découvrit la note chiffonnée de Belle-Isle-sur-Risle. Elle siffla entre ses dents.

— Eh bien ! Il la soigne, sa nana…

Son père avait atteint la quarantaine et elle s’était persuadée que c’était un âge dangereux, qu’elle devait le protéger, l’empêcher de tomber entre les griffes de n’importe qui. Valérie Prieur lui était violemment antipathique. Trop jolie, trop racée, avec quelque chose de mélancolique qui devait rendre les hommes idiots.

— Et lui, comme une andouille…

Au téléphone, sa mère avait voulu se montrer rassurante. Il était normal qu’un jour ou l’autre Ludovic rencontre quelqu’un, tombe amoureux. Mais Axelle avait cru déceler dans sa voix une tristesse retenue. Sa mère ne s’était jamais consolée, elle n’en doutait pas, la preuve en était qu’elle n’avait pas refait sa vie. Même sans évoquer franchement une réconciliation, Axelle gardait le secret espoir de voir un jour ses parents se réunir. Elle se sentait incapable de vivre sa propre existence tant qu’elle n’aurait pas atteint ce but. Dès qu’ils étaient ensemble, ils étaient bien, ça se voyait, ils piquaient des crises de rire, échangeaient leurs idées sur la peinture, la sculpture ou le dessin. Et ce n’était pas par hasard que Ludovic ne donnait jamais suite à ses aventures.

— Seulement, maintenant, il est piégé, le pauvre…

Elle s’obstinait à voir son père comme une victime, une proie. Il était tellement séduisant et tellement naïf ! Alors que cette femme lui semblait au contraire rusée, sûre d’elle, envahissante et sans scrupules.

En se dirigeant vers la table de chevet, Axelle faillit se prendre le pied dans le fil du téléphone. Elle constata que l’appareil était enfoui sous la couette et elle haussa les épaules, exaspérée. Ainsi il l’appelait la nuit ? Et ensuite il s’endormait en pensant à elle ? C’étaient des façons de faire dignes d’un gamin. Et ça ne semblait même pas le rendre heureux ! Il errait comme une âme en peine d’un bout à l’autre de la maison. Elle n’aurait pas été surprise qu’il se soit mis à écrire des poèmes !

Avec un soupir, elle entreprit de vider le cendrier, de remettre le téléphone à sa place et de refaire le lit. Il constaterait qu’elle était entrée dans sa chambre mais il fallait bien qu’une femme s’occupe de lui et cette Valérie Prieur n’était pas près de s’en charger, elle y veillerait personnellement.

Sans même avoir conscience de son égoïsme ou de sa mesquinerie, la jeune fille ne voulait pas envisager un nouveau bouleversement. Elle avait eu trop de mal à accepter le divorce de ses parents pour recommencer à se torturer. Dans la maison de son père, elle avait désormais sa place et n’entendait pas la céder. Elle adorait vivre là, tout comme elle aimait se retrouver en Bretagne avec sa mère pendant les vacances. Elle était partout chez elle, enfant unique et trop gâtée qui tenait farouchement à conserver ses prérogatives.

 

 

Assise au pied du lit, Valérie souriait à l’adorable vieille dame qui murmurait :

— C’est terrible quand on n’a plus personne…

Combien de fois avait-elle entendu cette remarque pudique, émouvante, dans la bouche des gens âgés ? Ceux qui savaient qu’ils sortiraient de l’hôpital très diminués et incapables de se débrouiller tout seuls.

— Si je ne peux pas monter mes escaliers, qu’est-ce que je vais devenir ?

Valérie se mordit les lèvres. Sa patiente ne rentrerait sans doute jamais chez elle mais comment le lui apprendre ? Son état cardio-vasculaire s’était encore détérioré, malgré tous les efforts de Roussel.

— N’y pensez pas pour le moment.

— À quoi voulez-vous que je pense ? Les nuits sont tellement longues, mon petit…

L’expression fit ouvrir de grands yeux à Caroline qui se tenait un peu en retrait.

— Je devrais vous appeler « docteur » mais je n’y arrive pas, précisa la vieille dame qui avait saisi l’expression de l’infirmière. Vous êtes si jeune et si mignonne…

Le cœur serré, Valérie s’obligea à ne rien répondre. Il ne fallait ni compatir, ni paraître bouleversée. Elle représentait l’autorité, le savoir, et sa patiente avait besoin d’être rassurée. Le personnel soignant était là pour dorloter les malades, les materner au besoin, mais le responsable d’un service n’en avait pas le droit. Roussel le lui avait expliqué en détail. « Plaisantez avec eux, mais ne les prenez jamais en pitié, même s’ils vous remuent les tripes ! Vous êtes là pour leur faire croire qu’ils s’en sortiront. Surtout si ce n’est pas le cas ! »

Il appartenait à cette génération de médecins persuadés qu’on doit cacher aux patients la vérité quand celle-ci est trop dure. Valérie restait sceptique. Pour sa part, elle refusait ce genre de préjugés. Elle préférait suivre son instinct, improviser selon la personnalité de ceux qu’elle soignait. Mais elle ne voulait pas contredire Roussel tant qu’il serait là. Plus tard, elle ferait comme elle l’entendrait. Y compris s’asseoir sur les lits, ce que le vieux cardiologue n’aurait jamais fait. Et oser parler de la mort quand elle se trouverait en présence de quelqu’un qui ne voudrait pas se laisser infantiliser.

Elle avait parfois discuté de ce problème d’éthique avec Mathieu mais il ne partageait pas son avis, affirmait qu’elle était incapable de comprendre, ayant perdu tout contact avec les malades. Elle insistait, demandait comment on peut lutter si on ignore la gravité de son cas, et il finissait par hausser les épaules.

À présent elle allait pouvoir – devoir – mettre ses théories en pratique, et ce ne serait pas forcément facile. Depuis peu, le monde médical avait enfin pris en compte la douleur physique et commençait à la soulager systématiquement. On prescrivait dix fois plus de morphine, on ne laissait plus les gens souffrir. Alors pourquoi continuer à leur mentir ?

Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, elle chercha un peu de réconfort dans les yeux de Caroline, qui comprit le message.

— C’est l’heure de votre piqûre, déclara-t-elle en approchant.

Tandis que la vieille dame se tournait péniblement, Valérie put se lever et quitter la chambre. Elle avait fini sa journée, rien ne s’opposait plus à ce qu’elle regagne son appartement pour retrouver ses enfants. En enlevant sa blouse, dans son bureau, elle regarda machinalement son agenda. Parmi les nombreux rendez-vous du lendemain matin, un nom attira son attention. Elle le relut trois fois avant d’éclater de rire. Augustin Prieur serait son cinquième patient, vers dix heures. Elle se promit de le recevoir, de lui faire la morale, et ensuite de l’accompagner dans la salle d’attente de Roussel. Comme beaucoup de médecins, elle n’avait aucune envie de soigner un membre de sa famille. Les sentiments qui la liaient à son père étaient trop forts pour qu’elle garde la tête froide. Surtout s’il avait vraiment un problème cardiaque !

Cette idée la frappa avec une telle violence qu’elle dut s’asseoir. Ses parents ne seraient pas éternels. Ils avaient mené une vie fatigante et ne s’étaient jamais beaucoup souciés de leur santé. Ils prétendaient que Camille, Jérémie, et même Atome les maintenaient en forme, mais c’était peut-être le contraire.

Elle sentit un malaise, une sorte de froid intérieur qui l’envahissait. Pour l’instant, une grande partie de sa nouvelle existence reposait sur ses parents. Sans eux, elle ne pourrait pas mener à bien sa reconversion. Mais peut-être leur en demandait-elle trop ? Un jour ou l’autre, il lui faudrait penser sérieusement à son avenir de femme, pas uniquement de médecin.

 

 

À l’heure où Valérie se hâtait de regagner la vieille ville, Gilles sortait enfin du pavillon Derocque. Il n’avait pas décoléré de la journée. Supporter un patron comme Mathieu n’était déjà pas facile, mais être mis à contribution pour ses frasques dépassait l’entendement. Docile, il avait quand même compulsé le dossier de la petite Céline Leclerc. Ce n’était pas une élève très brillante et elle tramait dans ses études, arrachant laborieusement les points manquants de ses examens partiels aux sessions de rattrapage. Elle avait loué un petit appartement avec une copine dans la cité universitaire. Ses parents habitaient Dieppe.

Gilles avait noté ces renseignements, assortis du numéro de téléphone, et avait glissé la feuille dans la poche de Mathieu. Après tout, la jeune fille avait vingt-trois ans, à elle de se défendre contre les assiduités de son chef de service ! Mais il ressentait un vague sentiment de dégoût, de lassitude. Combien d’infirmières ou d’étudiantes en larmes avait-il consolées ces dernières années ? Combien de drames, de démissions, de mutations, de rivaux malheureux, de couples brisés ? Tout ça pour un homme sans grand intérêt qui se servait impunément de son prestige, qui séduisait pour le plaisir de la chasse, qui ne pouvait pas passer une semaine sans lorgner sur une nouvelle fille.

Quittant l’enceinte de Charles-Nicolle par la rue de Germont, Gilles hâtait le pas, pressé de rentrer chez lui. Il faisait un froid sec, vif, et les décorations de Noël commençaient à faire leur apparition sur les réverbères. Une femme marchait devant lui, emmitouflée dans un blouson fourré, ses longs cheveux tombant sur ses épaules. Il était sur le point de la dépasser lorsqu’il reconnut sa silhouette.

— Laurence ?

Elle tourna la tête et lui adressa un grand sourire.

— Salut, Gilles !

— Qu’est-ce que tu deviens ?

— Oh, ça va… Je bosse dans une clinique qui paie bien. Ma surveillante est sympa, c’est la copine de Carlier… Je viens de la raccompagner et on a pris un pot tous les trois.

— Dans le service ? Je ne t’ai pas vue.

— Non, en bas, expliqua-t-elle, un peu gênée. Tu sais, je ne tiens pas à rencontrer Mathieu…

Il la dévisagea, sourcils froncés, navré pour elle.

— Bien sûr… Mais c’est de l’histoire ancienne, non ?

Sans connaître tous les détails de leur rupture, ce qu’il savait du scandale de Tunis l’écœurait.

— Ne restons pas plantés là, il fait vraiment trop froid !

Gilles pensa à Mathieu qui devait encore être dans son bureau, où il terminait la rédaction d’un article scientifique. Quelle serait sa réaction s’il se trouvait soudainement en présence de Laurence ? Est-ce qu’au moins il avait parfois un quelconque remords ? Sans doute pas, puisqu’il était entièrement occupé à séduire cette Céline !

— Viens, je t’offre un verre, déclara-t-il.

Malgré elle il l’entraîna, la tenant par le coude. Il avait été navré lorsqu’elle avait démissionné du C.H.U. En général, il n’éprouvait qu’un vague mépris pour les victimes de Mathieu mais, avec Laurence, il avait ressenti une réelle compassion. Et il lui était arrivé de penser à elle, depuis. C’était une gentille fille, elle faisait bien son métier et elle était toujours gaie. Jusqu’à ce que Mathieu pose les yeux sur elle.

— Qu’est-ce qu’il devient ? demanda-t-elle d’une voix mal assurée.

— Comme d’habitude. Il cavale.

— Et son divorce ?

— C’est en cours. Mais ne t’inquiète pas, il se console ! La dernière en date s’appelle Céline.

Comme elle se taisait, il risqua un rapide regard vers elle. Des larmes perlaient au bord de ses cils, mais c’était peut-être dû au froid.

— Finalement, je ne t’offre pas un verre, je t’invite à dîner.

— Non, Gilles. Merci mais…

— Mais quoi ? Allez, viens, je connais un bon petit bistrot où on va pouvoir se réchauffer…

Cette fois, elle ne se défendit pas et, toute sa fatigue envolée, Gilles se sentit soudain d’excellente humeur.

 

 

Il était trois heures du matin et Mathieu ne parvenait pas à trouver le sommeil. Il regrettait d’avoir laissé Céline dormir là. Elle avait décrété qu’elle ne pouvait pas réveiller la fille avec qui elle partageait son appartement et il avait dû s’incliner. La soirée n’avait pas été désagréable, loin de là, mais un peu étrange. Céline avait accepté son invitation à dîner mais c’est elle qui avait choisi le restaurant. Un endroit à la mode, bruyant et bourré de jeunes gens, dans lequel Mathieu s’était senti déplacé. Comme elle n’était pas très bavarde, arborant même une expression boudeuse, il avait déployé de grands efforts pour la faire rire. Lorsqu’il lui avait proposé un dernier verre, sans grand espoir, il avait été étonné qu’elle accepte. Ensuite, les choses avaient été faciles. Elle s’était retrouvée dans son lit, silencieuse mais consentante.

À sa grande surprise, Mathieu avait découvert qu’elle n’avait que peu d’expérience. Pour lui, toutes les filles de cette génération étaient délurées, à leur aise et sans complexes. Céline s’était laissé faire et il s’était appliqué pour être à la hauteur de son rôle de professeur. Ensuite, elle avait paru épuisée et n’avait plus voulu bouger.

Il tendit la main mais suspendit son geste. La forme immobile, à côté de lui, n’était pas Valérie. Celle-ci devait dormir enlacée avec un autre. Ludovic Carantec, avocat, breton, quarante ans. Étouffant un soupir, Mathieu chercha ses cigarettes à tâtons. C’était là, sur cette même table de nuit, qu’il avait un soir retrouvé la clef du studio de Laurence. Et que ses ennuis avaient commencé.

Laurence… Plutôt mieux faite que cette Céline. En tout cas plus inventive et plus appétissante. Mais qui l’avait précipité dans un divorce inattendu, ce qu’il ne pouvait pas lui pardonner.

— Tu fumes la nuit ? C’est gai… dit la voix ensommeillée de la jeune fille, près de lui.

Il préféra ne rien répondre et, quelques instants plus tard, il supposa qu’elle s’était rendormie. Il la raccompagnerait tôt le lendemain matin. Sans oublier de lui fixer un rendez-vous mais, cette fois, c’était lui qui choisirait le restaurant. Avec un peu de pratique, elle deviendrait agréable au lit, il en était persuadé. Le seul problème, c’est qu’elle était plus jolie habillée que nue. Ses yeux noisette étaient grands, bien dessinés, et son petit nez en l’air adorable. Elle paraissait à peine son âge, affichant des attitudes d’adolescente renfrognée ou au contraire un sourire espiègle. Pourquoi avait-elle accepté si facilement de coucher avec lui ? Parce qu’il était le patron du service ou parce qu’elle aimait les hommes mûrs ? Pour épater ses copines ? Il n’aurait jamais la réponse, il le savait très bien, et n’était d’ailleurs pas très sûr de vouloir la connaître. Dix ans plus tôt, il n’avait pas éprouvé les mêmes doutes. Valérie était amoureuse de lui, subjuguée. Oui, mais il avait quarante ans, à l’époque, comme ce Ludovic aujourd’hui.

Après avoir écrasé soigneusement son mégot, Mathieu remonta la couette sur lui et ferma les yeux.

« Il faut absolument que je prenne les enfants, le week-end prochain… »

Ce serait l’occasion d’apercevoir sa femme. Qui allait devenir son ex-femme. L’expression était horrible.

« En tout cas, je ne resterai pas tout seul dans cette grande baraque vide ! »

Malgré lui, il avait fouillé dans tous les placards de la maison, après le passage du camion envoyé par Valérie. Il n’y avait plus de trace d’elle, ni vêtements ni maquillage. Elle avait également fait enlever ses objets personnels. Bréval avait laissé la liste sur la table basse.

« Il ne faut pas que cette garce puisse s’imaginer une seconde que je suis inconsolable ! Je vais la remplacer vite fait… »

Par qui ? Par cette gamine endormie sur l’oreiller voisin ? Pourquoi pas… À son âge, elle allait vouloir des enfants, mais là encore, pourquoi pas ? L’idée de prendre Camille et Jérémie avec lui n’était pas sérieuse. Ils adoraient leur mère, c’était normal.

« Eh bien, je suis prêt à tout recommencer sans elle puisqu’elle m’y oblige ! »

De nouveau, il s’aperçut qu’il cherchait machinalement la main de Céline. Contrarié, il croisa les bras sous sa nuque, gardant les yeux fermés. Cette position allait le faire ronfler, tant pis. Il était comme il était, Mathieu Keller, à prendre ou à laisser. Cette pensée le réconforta un peu et l’aida à glisser dans le sommeil.