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Valérie réussit à trouver une place rue Saint-Nicolas, à deux pas de la boutique de son père. Le temps avait brusquement changé, durant la nuit, et un ciel plombé s’étendait sur Rouen.
Elle longea plusieurs maisons à pans de bois puis poussa la porte d’un magasin vétuste. Derrière le comptoir hors d’âge, Augustin leva la tête et gratifia sa fille d’un sourire joyeux.
— Eh bien ! Voilà de quoi me réconcilier avec cette vilaine matinée, on dirait… Comment vas-tu, mon lapin ?
Il avait levé ses lunettes sur son front pour la regarder. Il était tellement fier d’elle qu’elle l’attendrissait à chaque fois. Quelle que soit la manière dont elle était vêtue, qu’elle soit de bonne ou de mauvaise humeur, elle était pour lui la plus belle et la plus radieuse des femmes.
— Quand j’ai quitté l’appartement, ta mère faisait un clafoutis. Il doit être cuit. Si ça te tente…
Il alla jusqu’à la vitrine, retourna l’écriteau qui prévenait les clients de son absence momentanée, et se dirigea vers l’arrière-boutique. Ils gravirent le vieil escalier de chêne l’un derrière l’autre. Sur le palier, il s’effaça devant elle.
— Va, mon lapin…
L’entrée, avec son odeur de cire à la citronnelle, les étroites fenêtres à petits carreaux, les meubles patinés et les sols inégaux étaient pour Valérie un univers familier et rassurant. Mathieu prétendait qu’on étouffait dans ces bâtisses du XVIIe, aussi n’y avait-il mis les pieds que deux fois en dix ans.
Elle poussa la porte de la cuisine, se précipita sur sa mère et défit par jeu le cordon de son tablier.
— Je vous emmène déjeuner chez l’italien ! déclara-t-elle.
La pâte à pizza était une des rares choses que Suzanne ne savait pas faire. Valérie prit un couteau pour entamer le clafoutis.
— C’est trop chaud ! protesta sa mère. Tu ne digéreras pas…
Augustin eut un petit rire amusé et s’éclipsa. Leur fille en connaissait tellement plus long qu’eux sur la santé qu’il lui paraissait désopilant de lui asséner ces vieux dictons.
— Tout va bien ? demanda Suzanne avec un imperceptible froncement de sourcils.
Valérie était coutumière des visites surprises et des invitations inopinées, mais Suzanne lui trouvait un drôle d’air. Elles s’assirent face à face, de part et d’autre de la lourde table de chêne striée de coups de couteau.
— Les enfants ? Mathieu ?
Questions de routine posées sur un ton de vraie tendresse.
— Et toi ?
— Oui, oui…
Une mouche s’approchait du gâteau, et, avec une dextérité surprenante, Suzanne l’écrasa d’un coup de torchon.
— J’ai fait des sucres de pomme pour les petits, hier. Je les leur donnerai mercredi.
Chaque semaine, Suzanne recevait ses petits-enfants en déployant des trésors d’imagination. Elle les gâtait comme elle avait choyé Valérie en son temps. Et elle faisait semblant de ne pas s’apercevoir de l’absence systématique de Mathieu aux réunions de famille qu’elle avait tenté d’organiser pour les anniversaires ou les fêtes de fin d’année. Usant d’un tact qui confinait à l’abnégation, elle s’interdisait d’interroger Valérie sur ses projets d’avenir. C’était là un sujet tabou. Suzanne et Augustin, s’ils avaient été surpris et déçus que leur fille n’exerce pas un métier pour lequel elle avait tant étudié, ne lui avaient jamais rien reproché. Il y avait eu le mariage, la naissance du premier bébé, puis du second, et les années avaient passé vite. Valérie n’avait pas besoin de gagner sa vie. Besoin, non, mais envie ?
— Pourquoi me regardes-tu comme ça, maman ?
Suzanne ne répondit rien, se contentant de dévisager sa fille. Au bout d’un moment, alors que celle-ci détournait son regard, elle annonça :
— Je vais me changer pour te faire honneur…
— Tu es très bien comme ça, maman ! Ce bleu est ravissant.
Hochant la tête, Suzanne murmura :
— As-tu des soucis, ma chérie ? Aimerais-tu m’en parler ?
Aussitôt, Valérie s’en voulut. De quel droit venait-elle troubler la sérénité de ses parents ? Elle n’allait tout de même pas leur déballer cette ridicule histoire de clef ! Pour changer de sujet de conversation, elle s’enquit des affaires de son père, au magasin. Suzanne éclata de rire.
— Le problème de ton père, c’est qu’il ne veut rien vendre ! S’il pouvait garder tous ses trésors pour lui, ce serait le plus heureux des hommes. Tiens, il est allé faire un inventaire, pour une succession, et il a rapporté trois cartons de livres. Seulement il ne veut pas se séparer d’un seul volume, figure-toi ! Pour le moment, il authentifie les éditions, il tergiverse, mais il ne les étiquette pas… Avec le soleil de ces derniers jours, il a également vidé la vitrine sous prétexte que ça abîme les reliures ! Heureusement, il fait quelques concessions à de vieux clients fidèles. Mais c’est toujours à regret, crois-moi !
Attendrie, Valérie observait les rides qui entouraient les yeux de sa mère. Trop de rires et de soucis avaient marqué son visage de manière indélébile.
— Je crois que Mathieu me trompe, maman.
Incapable de résister à l’atmosphère chaude et tendre de cette cuisine dont elle connaissait les moindres détails, Valérie avait parlé malgré elle et malgré ses bonnes résolutions. Suzanne planta son regard brun dans les yeux verts de sa fille.
— Oui, je crois aussi… dit-elle posément.
Mathieu quitta la chambre le premier, écœuré. Il était essoufflé, en nage. Il avait fait tout ce qui était en son pouvoir et l’équipe médicale l’avait assisté sans faille. Il aurait dû laisser Gilles s’en occuper. Ou même l’interne de service. N’importe qui aurait échoué à sa place, mais le doute subsistait toujours, après coup.
Il claqua violemment la porte de son bureau. Il s’était trouvé là au mauvais moment, c’est tout, durant la visite de l’unité des soins intensifs. Alors qu’il posait au malade des questions de routine sur un ton débonnaire, l’accident était survenu brutalement. Et pas moyen de faire repartir ce cœur récalcitrant. Massage, électrochoc et adrénaline : rien. Pas moyen de remettre la pendule en marche. Tandis que l’interne ventilait au ballonnet et que Gilles maniait le défibrillateur, Mathieu s’était acharné presque un quart d’heure. En vain. Hospitalisé pour un infarctus subit, ce malade n’était pourtant pas le plus lourd du service, tant s’en fallait. Alors pourquoi lui, et pourquoi à cette minute précise ?
Mathieu se souvint d’avoir rudoyé une infirmière quand il avait compris que tout était perdu. Il avait eu besoin d’un exutoire à sa fureur, c’était compréhensible. Il imaginait déjà les commentaires, dans les couloirs.
— Monsieur ? Voulez-vous un café ?
Le regard de Mathieu tomba sur Sylvie, qu’il n’avait pas entendue entrer.
— Il y a eu deux appels pour vous. Toujours la même personne et elle n’a pas laissé de message.
Une bouffée de colère envahit Mathieu. Laurence l’appelait tous les matins, à la même heure. C’était devenu une habitude, donc une contrainte. Comme le téléphone sonnait à nouveau, il quitta son bureau, laissant à Sylvie le soin de répondre. Il s’aventura jusqu’à la machine à café et étudia un moment les instructions sur le panneau. Il entendit des éclats de voix hilares derrière lui mais ne comprit que la fin d’une phrase.
— … et au moment où le type allait répondre, il nous fait une affreuse grimace et couic, plus de son, plus d’image ! Imparable ! Tu les aurais vus se jeter sur lui !
Mathieu fit volte-face et se trouva nez à nez avec un interne qui devint livide. Les yeux de Mathieu descendirent jusqu’au badge, épinglé sur la blouse. Il lut le nom avec intérêt.
— Avez-vous besoin de monnaie, monsieur ? demanda alors le jeune homme d’une voix étranglée.
Derrière lui, les deux filles avec lesquelles il avait plaisanté restaient statufiées. Mathieu haussa les épaules en guise de réponse et planta là le petit groupe. Dans son bureau, il trouva Gilles qui l’attendait.
— On a passé un sale quart d’heure… On oublie toujours que ces trucs-là peuvent arriver n’importe quand. Tout de même, je n’ai pas compris.
Gilles guettait la réaction de Mathieu qui se contenta de répliquer :
— Pas d’erreur sur le diagnostic, et pas davantage sur le traitement. Il était en bout de course, c’est tout.
Avec un interminable soupir, il se laissa tomber dans son fauteuil en maugréant.
— Je déteste ça ! Comme tout le monde, je suppose.
Les gens mouraient, bien sûr. En cardiologie, la majorité des patients étaient âgés. Et ici, dans ce service de pointe où ils arrivaient pour des problèmes graves, ils étaient particulièrement fragiles. Mais ils étaient également très surveillés. Aux soins intensifs, les écrans des douze scopes étaient sous le contrôle permanent d’un interne.
— Il m’a filé entre les doigts, Gilles…
— Tu n’y pouvais rien.
— Ce matin, non. Mais hier ? Avant-hier ? Tu vas me sortir son dossier et convoquer les autres à une petite réunion d’équipe. Je veux être certain que rien ne nous a échappé.
Interloqué, Gilles dévisagea Mathieu. Il se demanda combien de temps il allait les harceler avec cette histoire. S’il y avait bien une chose que le patron ne supportait pas, c’était l’échec.
— Je serai de retour à quinze heures, annonça Mathieu en jetant sa veste sur son épaule.
Il se précipita vers un ascenseur, faisant signe qu’on lui maintienne les portes ouvertes. Il éprouvait l’impérieux besoin de se changer les idées. Laurence saurait lui faire oublier ce mauvais moment. Et aussi le rire imbécile de cet interne. Tout l’hôpital allait être au courant du rodéo matinal auquel s’était livré le professeur Keller, en pure perte. Cette idée hérissait Mathieu. Il ne voulait en aucun cas être la cible des plaisanteries de la salle de garde.
Sa mauvaise humeur s’était à peine atténuée lorsqu’il introduisit sa clef dans la serrure du studio. Laurence s’affairait près de la petite table ronde, et la première chose que vit Mathieu fut la bouteille de champagne dans le seau. Il n’eut pas le temps de lui dire bonjour qu’elle était déjà contre lui, l’embrassant, le serrant de toutes ses forces.
— J’avais peur que tu ne viennes pas ! Tu ne m’as pas rappelée… Sylvie t’a dit que j’avais essayé de te joindre à deux reprises ?
Elle se comportait comme s’il lui devait des comptes, comme si elle était sa femme. Valérie elle-même posait moins de questions.
— J’ai eu une matinée chargée. Un décès très désagréable.
Il n’avait pas envie d’en parler et il alla droit vers la table pour déboucher le champagne. Elle vint se placer entre lui et la fenêtre, silhouette appétissante à contre-jour. Sa robe de coton moulait ses formes rondes, ce qui le fit sourire malgré lui. Il lui tendit un verre et leva le sien.
— À quoi buvons-nous ? demanda-t-il d’un air gourmand.
Prenant une profonde inspiration, Laurence répondit, d’une voix basse :
— À nous trois, mon chéri.
Valérie était montée vers une heure, après avoir tout rangé dans le salon et la cuisine, selon son habitude. Elle prétendait ne pouvoir prendre son petit déjeuner que dans un endroit impeccable. Il fallait que l’évier soit vide et la table nette pour qu’elle apprécie son café. Mathieu, lui, était allé se doucher puis se coucher dès le départ des invités, sans proposer son aide.
Lorsqu’elle s’était allongée près de lui, elle n’avait fait aucun commentaire sur cette soirée où il n’avait été question que de médecine et de la réforme de la Sécurité sociale. Le dîner s’était déroulé sans heurt. Valérie savait recevoir avec élégance et tout était parfait, du plan de table au menu.
Il avait attendu qu’elle s’endorme – il connaissait bien sa respiration régulière – pour se lever avec d’infinies précautions. Dans le placard de la salle de bains, il avait pris un peignoir propre et s’était retrouvé dehors, cherchant à mettre de l’ordre dans ses idées. La nuit était douce mais on sentait que l’été finissait pour de bon.
À présent, il était presque trois heures du matin et il n’avait toujours pas sommeil. Pour lui, et même s’il ne l’avait pas montré, la soirée avait été un véritable calvaire. Une conclusion logique à cette infernale journée.
Assis au bord de la piscine, il laissait ses pieds dans l’eau. Il ferma les yeux pour ne plus voir le reflet de la lune sur la piscine ni la silhouette massive de la maison sur la droite. Quelques heures plus tôt, il avait dû lutter contre une furieuse envie d’injurier Laurence et même de la gifler. Il était parvenu à se maîtriser, et pourtant la nouvelle de cette grossesse était une catastrophe. Une fois déjà, bien des années auparavant, il s’était trouvé dans la même situation. La fille avait été compréhensive. Comment s’appelait-elle ? Lisa ? Élisa ? Il ne s’en souvenait même plus. Mais il se revoyait en train de faire un chèque substantiel qui avait tout arrangé.
Avec Laurence, il n’était pas question d’argent. Elle était ravie d’attendre un bébé. Et il était, lui, dans un sacré piège. Est ce qu’elle en était consciente ? Oui, bien sûr. Elle n’avait que vingt-trois ans mais elle était infirmière. Infirmière, délurée et amoureuse. Trois bonnes raisons de l’avoir fait exprès. « À Étretat », avait-elle précisé d’un air langoureux et extasié. Une ville qu’il aurait désormais en horreur !
Il rouvrit les yeux, tourna la tête vers la maison. Toutes les baies vitrées étaient obscures. À l’intérieur, sa femme et ses enfants dormaient tranquillement. Une femme qu’il aimait, des enfants qu’il avait désirés. Dans une maison qu’il avait fait construire à son idée et qui représentait le symbole de sa réussite. Comment Laurence pouvait-elle croire qu’il allait quitter tout ça ? Pour une paire de fesses rondes et un ventre plein ? Elle avait perdu la tête…
Pendant quelques instants, il essaya d’imaginer ce que serait l’existence près d’elle. Il tenta de se représenter sa maîtresse ailleurs que sur le canapé de son studio. Elle avait vraiment l’air d’être sa fille, elle faisait encore plus jeune que son âge. Et, surtout, elle n’avait pas la classe de Valérie. Ni son sens de la repartie, ni ses admirables yeux verts, ni… Finalement, il haussa les épaules. De toute façon, la lettre était prête. Il avait passé un bon moment dans son bureau, au rez-de-chaussée, à la rédiger. Puis il l’avait cachetée avec soin, n’avait rien inscrit sur l’enveloppe, par précaution, et l’avait rangée dans la poche intérieure de sa veste. Il avait joint la clef aux deux feuillets. Il n’avait pas le choix.
Sortant ses pieds de l’eau, il s’allongea sur le rebord de mosaïque et croisa ses mains derrière sa nuque en guise d’oreiller. Il savait pertinemment qu’il allait poignarder Laurence. Il le regrettait, tout comme il regrettait déjà de ne plus pouvoir à l’avenir jouir de son corps souple et tendre. Elle était vraiment douée pour le plaisir, elle y mettait une imagination et une fougue irrésistibles. Comme avec les cigarettes, Mathieu s’était promis vingt fois d’arrêter. Et puis, en la voyant, en y goûtant… Mais, à présent, la situation était vraiment différente. Il ne voulait pas d’une double vie, et encore moins changer quoi que ce soit à la sienne.
Valérie n’avait pas allumé. Elle était restée longtemps à guetter les bruits de la maison. Depuis que Mathieu avait enfin quitté son bureau et était sorti dans le jardin, elle l’avait observé sans relâche, debout contre le rideau de velours de leur chambre. Il n’était pas sujet aux insomnies. Ou alors, avec égoïsme, il la réveillait pour qu’elle lui tienne compagnie.
Sur la pointe des pieds, elle finit par se résoudre à descendre. Il faisait sombre mais elle s’était habituée à l’obscurité. Dans l’entrée, elle s’assura que Mathieu était toujours allongé au bord de la piscine, bien visible dans son peignoir blanc. Puis elle se rendit dans le bureau dont les fenêtres donnaient sur l’autre façade. Tout était en ordre, aucun papier, aucun livre ne traînait. Pourtant, il avait passé là une bonne heure. Perplexe, elle s’assit dans le fauteuil de cuir. Elle avait rarement vu son mari aussi distrait que ce soir, aussi mal à l’aise et aussi silencieux. Il aimait bien briller, pourtant, dans ce genre de dîner. Il voulait que les gens se souviennent avec plaisir des soirées passées chez lui et il savait se montrer disert, même quand il était fatigué.
En jetant un coup d’œil à la pendulette, elle constata qu’il était près de quatre heures. La journée du lendemain allait être épouvantable si elle ne montait pas se coucher tout de suite. Elle se leva, frôla la veste de Mathieu qui était sur le dossier du fauteuil et sentit quelque chose. Dès qu’elle mit les doigts sur l’enveloppe, elle sut inconsciemment qu’elle avait trouvé ce qu’elle cherchait. Elle devina la forme de la clef, sous le papier, mais elle avait déjà tout compris. Elle s’aperçut qu’elle oubliait de respirer et elle prit une profonde inspiration. D’une main ferme, elle sortit l’enveloppe de la poche et la posa sur le bureau. Elle prit le temps de se rasseoir, d’allumer la lampe bouillotte. D’où il était, Mathieu ne pouvait pas voir la lumière. De toute façon, c’était sans importance. Elle déchira posément l’enveloppe, extirpa les feuillets, qu’elle déplia. Les battements de son cœur s’étaient considérablement accélérés. Elle lut l’en-tête. « Laurence, ma chérie » et releva les yeux malgré elle.
— Ma chérie… répéta-t-elle à mi-voix.
Les deux mots semblèrent résonner dans le bureau. Comme pour se donner du courage, Valérie regarda autour d’elle. C’était elle qui avait choisi le revêtement mural, couleur tabac, et les deux sièges confortables qui faisaient face au bureau. Elle laissa passer quelques secondes puis, baissant de nouveau les yeux vers la feuille, elle lut la suite d’une traite : « Je suis au désespoir d’avoir à t’écrire ces lignes, à t’expliquer ici ce que je n’ai pas le courage de te dire. Nous n’aurions jamais dû aller si loin et si longtemps ensemble, l’ai plus du double de ton âge et ma vie est faite, tu le savais. Tu ne m’as pas parlé de ton désir d’enfant et tu as pris seule une décision lourde de conséquences. Nous devons nous séparer afin que tu choisisses en connaissance de cause. Je suis prêt à envisager toutes les solutions raisonnables. Financièrement, tu sais que tu peux compter sur moi, quel que soit le parti que tu prendras. Nous avons passé des moments merveilleux tous les deux et le souvenir d’Étretat m’est aussi précieux qu’à toi. Nous nous sommes vraiment aimés, ma chérie, mais ma place n’est pas auprès de toi. Oublie cet enfant et tu m’oublieras aussi. En voulant le garder, tu hypothèques une partie de ton avenir et c’est bien dommage. Je respecte tes sentiments comme je respecterai ta volonté, mais je dois sortir de ta vie quoi qu’il puisse m’en coûter. Ne m’appelle pas à l’hôpital. Je viendrai chez toi lundi prochain et nous pourrons parler calmement. D’ici là, réfléchis bien. Je t’embrasse comme je t’aime. »
Valérie relut trois fois la lettre avant de réaliser pour de bon ce qui était en train de se produire. Puis elle se leva précipitamment, traversa l’entrée en courant et s’arrêta net devant la baie vitrée. Mathieu était toujours là. Peut-être s’était-il endormi ? Elle n’hésita qu’une seconde et repartit d’où elle venait.
— Qu’est-ce qu’on fait dans ces cas-là, marmonna-t-elle entre ses dents. On met le feu à la baraque ? On prend un revolver ? On pique une crise de nerfs ?
Sur le bureau, la feuille semblait la narguer. Valérie se mit à marcher de long en large, attendant que la sorte d’anesthésie qui l’engourdissait veuille bien s’estomper. Elle finit par s’immobiliser, indécise, puis elle ouvrit un tiroir. Elle prit une enveloppe semblable à celle qu’elle venait de déchirer et y glissa la lettre et la clef avant de la cacheter. Après avoir remis le tout dans la poche de la veste, elle éteignit la lumière mais la ralluma aussitôt pour récupérer les morceaux de la première enveloppe. Lorsqu’elle quitta le bureau de son mari, il ne restait aucune trace de son intrusion. Elle remonta l’escalier, alla jusqu’à la chambre des enfants, y jeta un coup d’œil puis regagna la sienne. Elle se laissa tomber au pied du lit, épuisée. Qu’allait-elle faire quand Mathieu se déciderait à rentrer ? Elle se traîna jusqu’à la fenêtre et vit la tache claire du peignoir au bord de la piscine. Elle n’éprouvait qu’une immense lassitude. À quand la douleur, le chagrin, la rage ? Était-ce la décharge d’adrénaline subie dix minutes plus tôt qui l’avait vidée de son énergie à ce point-là ?
Elle fit l’effort de se relever et d’aller jusqu’à la salle de bains. À tâtons, toujours dans le noir, elle chercha un tube de somnifères. Pour l’instant, il fallait oublier. Elle fit couler de l’eau mais, au dernier moment, elle se ravisa et jeta les comprimés dans la poubelle. Si elle avalait ça maintenant, elle ne serait pas en état de conduire les enfants à l’école. Les siens et ceux de sa voisine puisque c’était son tour aujourd’hui. Finalement, elle mit sa tête sous le jet et suffoqua au contact de l’eau froide.
— Le salaud ! murmura-t-elle.
La première chose à faire était d’éviter Mathieu. Elle ne parviendrait jamais à lui parler normalement. Ce serait tout de suite les insultes, les larmes, et au bout du compte, quoi ? La découverte de la nuit était tellement démente, insensée, impensable… Un peu plus tard, il serait toujours temps d’affronter la situation. La vérité.
— Quelle vérité ? demanda-t-elle à l’ombre vague qu’elle distinguait dans le miroir, au-dessus du lavabo.
Qui était Laurence ? Quand Mathieu trouvait-il donc le temps de la voir ? Qu’est-ce qu’Étretat venait faire là-dedans ?
— Je suis la femme la plus cocue de Rouen, soit…
Mais ce n’était pas aux infidélités de Mathieu qu’elle pensait, c’était à l’enfant de cette Laurence. Un enfant… Elle n’eut que le temps de soulever le couvercle des toilettes. Longtemps, elle resta agenouillée devant la cuvette. Il n’était pas loin de six heures lorsqu’elle trouva enfin le courage de se doucher. Elle enfila un pyjama de satin, se brossa les dents et gagna la chambre des enfants. Sans le réveiller, elle poussa Jérémie, qui grogna dans son sommeil. Elle s’allongea près de lui, tout au bord du matelas. Dans l’autre lit jumeau, Camille dormait, la bouche ouverte, une jambe hors du drap. Mathieu partait toujours très tôt. En ne trouvant pas sa femme dans leur chambre, il viendrait jusque-là, supposerait que l’un des deux enfants avait fait un cauchemar. Il leur jetterait un coup d’œil attendri, en bon père de famille, puis se retirerait sur la pointe des pieds, elle en était certaine. Ce n’était d’ailleurs pas Mathieu qui préoccupait Valérie mais plutôt la façon dont elle allait s’y prendre pour trouver cette Laurence. Tant qu’elle n’aurait pas vu cette femme de ses yeux, elle serait incapable de penser d’une manière cohérente.
Ce ne fut qu’à deux heures de l’après-midi que Valérie obtint le renseignement. Elle s’était levée dans un état second, après un court sommeil agité. Devant les enfants, elle était parvenue à faire bonne figure, avait préparé le petit déjeuner, vérifié les cartables. Puis elle s’était habillée et maquillée avec soin, avait déposé tout le monde à l’école, et filé jusqu’au C.H.U.
Charles-Nicolle est un hôpital tellement vaste qu’on peut parfaitement y passer inaperçu, ou même s’y perdre. Mais Valérie avait effectué là plusieurs années d’internat et elle connaissait bien l’endroit. Elle connaissait aussi les habitudes de Mathieu. Elle se mit à la recherche du docteur Carlier et n’eut pas trop de mal à le dénicher. Ils avaient accompli ensemble leur cycle de spécialité, dix ans plus tôt, et il avait toujours eu un grand faible pour elle. C’était même devenu un sujet de plaisanterie entre eux, les rares fois où ils se rencontraient lors de soirées de médecins. Carlier avait suivi son chemin. Il n’était toujours pas marié et il n’obtiendrait jamais la place de Gilles, encore moins celle de Mathieu, mais il semblait se satisfaire de son sort.
Il emmena Valérie à la cafétéria et se laissa cuisiner. Il parut un peu gêné, au début, par les questions directes qu’elle lui posa. Pourtant, il aurait bien parié, comme n’importe qui dans le service, qu’un scandale finirait par arriver tôt ou tard. Il se souvenait d’elle comme d’une femme intelligente, sensible, observatrice. Les infidélités de Mathieu ne pouvaient échapper à personne et, un jour ou l’autre, il était logique qu’elle finisse par réagir. Il comprit que le moment était arrivé et que c’était à lui de l’aider. Même s’il n’appréciait ni les commérages ni la délation, il accepta pourtant de lui répondre.
— Laurence ? répéta-t-il d’abord pour gagner du temps.
— Je ne connais que le prénom.
— Eh bien, il y a eu dans le service une infirmière qui s’appelait Laurence mais elle a donné sa démission il y a deux mois.
— Quel âge a-t-elle ?
— Vingt-deux, vingt-trois…
— Jolie ?
— Oui.
Valérie but son café d’un trait et adressa un sourire reconnaissant à Carlier.
— Tu es gentil.
— C’est ce que tu m’as toujours dit. Et ce n’était pas ce que je voulais entendre !
Il s’était mis à rire, espérant dédramatiser un peu la situation.
— Où travaille-t-elle, maintenant ?
Cette fois, il hésita. Une explication entre les deux femmes était sans doute inévitable mais il ne voulait pas en prendre la responsabilité.
— Écoute, Valérie… Vous n’allez pas vous crêper le chignon dans les couloirs d’une clinique, quand même ?
— Laquelle ?
Elle poursuivait une idée fixe, et il la comprenait très bien. Il choisit la solution la plus simple. Il suffisait que Valérie se rende au service du personnel pour obtenir l’adresse de Laurence. Autant la lui donner directement.
— Merci, murmura-t-elle sans rien noter.
Il devina qu’elle allait s’y rendre sur-le-champ. Qu’elle n’oublierait jamais le nom de la rue et le numéro. Qu’un drame allait se produire. Il saisit la main fine et bronzée de Valérie, sur la table.
— Ne fais pas de bêtises, dit-il d’un ton sérieux.
— Pour qui me prends-tu ? Des bêtises, j’en ai tellement fait jusqu’à présent ! Il est temps que ça s’arrête. Vraiment !
Elle se leva, ramassa son sac, jeta un long regard à Carlier.
— Ne te fais pas de souci. Je vais juste mettre un peu d’ordre. Tu as été très…
Le mot était difficile à trouver. Elle ne voulait pas redire « gentil ». Plissant ses yeux verts, elle acheva :
— Très beau joueur. Tu aurais pu choisir le camp des mecs…
À son tour, il se mit debout. Aucune femme ne lui avait jamais autant plu. Elle avait pris de l’assurance, avec les années, elle s’était épanouie. Il se pencha et lui effleura la joue.
— En souvenir du bon vieux temps, docteur, chuchota-t-il.
N’ayant eu aucun mal à trouver l’immeuble, Valérie s’obligea à patienter un peu avant de quitter sa voiture. Lorsqu’elle se sentit plus calme, elle pénétra dans le hall et consulta la liste des locataires. Est-ce que Mathieu avait déjà déposé sa lettre ou bien le ferait-il en quittant l’hôpital, ce soir ? À moins qu’il ne se ravise ? Peu importait, à présent, puisque Valérie avait pris sa décision. Elle ne savait pas exactement à quel moment de la journée – ou de la nuit précédente –, mais son choix était fait. Peut-être s’était-il imposé à la seconde où Carlier l’avait appelée « docteur ».
L’ascenseur la conduisit au sixième. Il n’y avait que trois portes sur le palier. Son regard glissa sur le prénom de Laurence, au-dessus du bouton de la sonnette. Elle appuya dessus en espérant que l’infirmière serait là. Elle aurait la force d’attendre le temps qu’il faudrait mais elle préférait en finir tout de suite. Quand la porte s’ouvrit, elle éprouva une sorte de soulagement.
Les deux femmes se dévisagèrent en silence, avec curiosité. Laurence avait souvent vu la photo de Valérie, sur le bureau de Mathieu. Elle l’avait également aperçue une ou deux fois à l’époque où elle travaillait encore à Charles-Nicolle.
— Vous permettez ? dit Valérie machinalement.
Elle entra et referma la porte elle-même. Laurence portait un tee-shirt orange et un short en jean aussi moulants l’un que l’autre. Elle faisait terriblement jeune. Valérie remarqua la peau claire, les longs cheveux.
— Vous savez pourquoi je suis là ? demanda-t-elle d’une voix sourde.
Croisant les bras, Laurence releva la tête d’un air de défi. Elle était plus petite que Valérie mais elle essaya de la toiser.
— C’est très bien comme ça ! Puisque vous êtes au courant, ce sera plus simple. Mathieu vous a enfin parlé ?
Le prénom de son mari dans la bouche de cette gamine avait quelque chose de déconcertant.
— Vous attendez un enfant de lui ?
— Oui !
La réponse avait fusé, agressive et orgueilleuse. D’évidence, Laurence ne connaissait pas encore la position de Mathieu. Mais cela ne changeait plus rien désormais. Valérie se demanda si elle devait avoir pitié de sa rivale ou se jeter sur elle.
— Quand vous aurez divorcé, Mathieu pourra enfin…
— Il vous a dit ça ? coupa Valérie.
Blessée par l’ironie glacée de la question, Laurence fronça les sourcils un instant puis se reprit.
— Nous nous aimons ! Vous ne pouvez rien contre !
Elle était au bord de la crise d’hystérie et elle avait peur. Rien ne l’avait préparée à cette confrontation. Elle se mit à crier.
— Il a besoin de moi ! Sinon, pourquoi viendrait-il se réfugier ici, hein ? Vous ne l’avez jamais compris. Moi oui !
Valérie fit un pas en avant et posa ses mains sur les épaules de Laurence. Terrorisée, celle-ci ouvrit de grands yeux. Elle se sentit poussée avec violence et elle crut qu’elle allait tomber. Sa nuque heurta durement le mur, derrière elle.
— Écoutez… dit-elle d’une voix devenue plaintive.
Mais Valérie avait déjà claqué la porte. Laurence prêta l’oreille et entendit les portes de l’ascenseur. Elle poussa un profond soupir de soulagement puis elle se précipita vers le téléphone. Lorsque Sylvie lui passa enfin Mathieu, après bien des réticences, la jeune fille claironna :
— Ta femme sort d’ici, mon amour !
À l’autre bout de la ligne, dans son élégant bureau du service de cardiologie, Mathieu Keller eut l’impression que le plafond lui tombait sur la tête.