15

Avec d’autres étudiants hospitaliers, Céline avait dû assister à une transplantation cardiaque qui lui avait semblé interminable. Étouffant sous son masque, elle avait passé des heures à danser d’un pied sur l’autre. Et l’idée de dîner le soir même avec Mathieu ne l’amusait qu’à moitié. Il choisissait toujours des restaurants compassés qu’elle n’était pas assez gastronome pour apprécier. Fidèle à la conduite qu’elle s’était tracée, la jeune fille le faisait souvent languir d’un jour sur l’autre, se décommandait parfois à la dernière minute ou bien refusait de terminer la soirée à Mont-Saint-Aignan.

Depuis une semaine, Mathieu avait été l’objet d’attentions particulières car tout le service était au courant de l’accident de son fils. Et les infirmières l’avaient encore plus choyé que d’habitude. Il fallait que Céline soit vigilante et ne laisse personne prendre sa place. Elle sentait très bien les regards haineux de celles qui auraient voulu séduire le patron, et elles étaient nombreuses ! Mais la plus redoutable, c’était quand même celle entrevue dans le hall : son ex-femme. En un seul coup d’œil, Céline avait mesuré Valérie. Grande, mince, des yeux extraordinaires et beaucoup d’allure. Une rivale de taille, et surtout la mère des enfants. D’ailleurs, chaque fois qu’il parlait d’elle, Mathieu avait une drôle d’expression nostalgique.

Le bruit des instruments la ramena à la réalité du bloc opératoire. La greffe était en train de s’achever. De toutes les précisions données par le chef de clinique avant de pénétrer dans la salle, Céline avait surtout retenu le prix élevé de l’intervention. Mais un cœur neuf n’avait sans doute pas de prix.

Elle jeta un coup d’œil à sa voisine qui ne perdait pas un seul geste des chirurgiens. Comment pouvait-on se passionner pour une telle boucherie ? Décidément, la médecine lui plaisait de moins en moins. L’échappatoire que représentait Mathieu Keller s’imposait chaque jour davantage. Il fallait qu’elle se fasse épouser, qu’elle ait un enfant avec lui, et elle serait tranquille pour le reste de ses jours. À condition de le surveiller, de l’empêcher de courir les filles. Tout de même, l’âge venant, il finirait bien par se calmer. Et elle lui donnerait tout ce dont il aurait besoin. Faire l’amour avec lui était loin d’être une corvée. Elle n’en était pas amoureuse pour autant mais, ça, il n’était pas obligé de le savoir. Au contraire. Elle lui poserait bientôt un ultimatum en lui jouant la grande scène des adieux. Ce serait un excellent moyen de connaître ses intentions.

 

 

Un étage plus bas, la surveillante annonçait à Mathieu :

— Un malade recommandé par le docteur Prieur, monsieur.

Le docteur Prieur ! Il n’en croyait pas ses oreilles ! Il parcourut la lettre qu’avait rédigée Valérie, puis posa des questions précises au patient tout en examinant le dossier. Il aurait aimé prendre sa femme en défaut mais le diagnostic paraissait indiscutable. Voyant que Gilles l’observait, il marmonna quelques mots à l’intention de la surveillante avant de quitter la chambre.

— Finis la visite, je vais voir Jérémie, déclara-t-il dès qu’ils furent dans le couloir.

Son fils semblait complètement remis mais on avait poussé très loin les tests pour être certain de n’avoir rien négligé. Un coma de quelques heures pouvait laisser des séquelles et presque tous les confrères de Mathieu avaient donné leur avis.

— Fais-lui une bise pour moi, recommanda Gilles. Il sort bientôt ?

— S’il s’appelait Dupont, il serait déjà dehors !

Mathieu patienta un instant devant les ascenseurs. Lorsque les portes s’ouvrirent, il s’écarta devant la personne qui en sortait. Ce ne fut qu’au moment où elle le frôla qu’il reconnut Laurence. Stupéfait, il la dévisagea tandis qu’elle soutenait son regard.

— Comment vas-tu ? parvint-il à demander d’un ton léger.

— Très bien !

Il n’en revenait pas de la voir là, aussi mignonne que dans son souvenir, arborant un petit air guilleret qu’il avait oublié. Persuadé qu’elle était à sa recherche, il lui proposa de descendre prendre un café. Elle accepta avec un drôle de sourire.

— Tu es en beauté ! déclara-t-il sincèrement en émergeant dans le hall.

Ils s’installèrent à une table de la cafétéria. Un peu gêné, Mathieu ne savait que dire. Il n’avait pas pensé à elle depuis longtemps. Jérémie, Valérie, ses obligations professionnelles et son divorce, sans parler des exigences de Céline, lui avaient fait oublier la malheureuse Laurence. Elle lui rappelait de bons et de mauvais moments. Le pire n’étant pas l’épisode de Tunis mais bien le jour où elle lui avait appris, par téléphone, que Valérie sortait de chez elle. Il se demanda pourquoi elle venait le relancer.

— Je n’ai pas beaucoup de temps, mais je suis content de t’avoir rencontrée… Ton travail, ça va ?

— Très bien.

— Tant mieux ! Et tu sais, tu n’as rien à regretter, ici c’est toujours l’enfer. On manque de personnel et les filles sont débordées. Pour le salaire qu’elles touchent, c’est honteux…

Il but son café trop chaud et esquissa une grimace. Il était partagé entre l’envie de fuir et celle de s’attarder. Elle l’avait aimé d’une manière émouvante et, surtout, elle lui avait donné beaucoup de plaisir. En plus, c’était un vrai régal pour les yeux, ronde et appétissante, au point qu’il éprouva soudain un vague regret. À tout hasard, il lui adressa un sourire auquel elle ne répondit pas. Elle restait distante et il supposa qu’elle lui en voulait toujours. Toutefois, il n’eut pas le loisir de s’interroger longtemps car elle se leva soudain, mettant fin à leur brève entrevue.

— Je ne m’ennuie pas mais je suis un peu pressée. Gilles doit m’attendre.

Elle n’espérait pas le rendre jaloux mais elle remarqua avec satisfaction sa stupeur.

— Gilles, tu sors avec Gilles ?

Il trouvait l’idée déplaisante, incongrue.

— Il est tellement gentil, dit Laurence d’une voix suave.

Puis elle fit ce qu’elle n’avait jamais osé faire lorsqu’ils étaient amants, elle l’embrassa sur la joue, en camarade.

— À un de ces jours, Mathieu ! Et sans rancune…

Il était loin le temps où il la faisait rougir d’un regard, où elle l’attendait comme le Messie ! Vexé, il abandonna la cafétéria. Il se souvint qu’il devait aller voir Jérémie. La rencontre avec Laurence l’avait mis de très mauvaise humeur. Tout de même, elle l’avait remplacé bien vite ! Et avec son propre chef de clinique !

« S’il veut se contenter des restes, cet abruti… »

C’était bien la première fois qu’une pareille mésaventure lui arrivait. Il essaya de penser à Céline et à l’endroit où il l’emmènerait dîner. Mais c’était une piètre consolation, la conversation de la jeune fille n’ayant rien d’exaltant. Il se promit qu’en tout cas elle passerait la nuit avec lui. Elle avait encore beaucoup de choses à apprendre dans ce domaine-là pour être une maîtresse aussi agréable que Laurence l’avait été. Ou d’autres ! Sans même parler de Valérie…

Il pressa le pas malgré lui, songeant qu’à cette heure-ci il trouverait peut-être sa femme au chevet de leur fils.

 

 

En fait, Valérie avait quitté Charles-Nicolle un quart d’heure plus tôt. Et elle était aussi troublée que Mathieu, même si elle avait pris soin de le dissimuler à Jérémie. Celui-ci était en pleine forme et ne tarderait pas à quitter l’hôpital. S’il ne lui inspirait plus la moindre crainte, le silence de Ludovic, en revanche, commençait à l’obséder. Elle essayait de le joindre dix fois par jour car, depuis l’accident de son fils, elle s’était acheté un téléphone portable qu’elle ne quittait plus. À l’étude, on prétendait qu’il était en voyage. Chez lui, Axelle était encore plus laconique et toujours aussi peu aimable. Que s’était-il donc passé ? Pourquoi cette soudaine absence ? Elle avait beau passer et repasser dans sa tête tous les détails dont elle parvenait à se souvenir, rien ne laissait prévoir un tel mutisme.

C’était surtout le soir que Ludovic lui manquait. Quand Camille était endormie et que le téléphone restait muet. Alors Valérie arpentait sa chambre en se torturant avec des questions sans réponses. Il était un peu tard, sans doute, pour s’apercevoir à quel point cet homme comptait pour elle. Ou, au contraire, elle avait eu raison de ne rien promettre puisqu’il ne voulait sans doute que passer un moment avec elle. Un petit moment de volupté qui n’engageait personne. Le genre de sport que Mathieu pratiquait lui aussi depuis bien des années.

Chaque fois qu’elle ouvrait sa boîte aux lettres, elle éprouvait une affreuse déception. Il ne lui avait pas écrit, même pas une simple carte postale par dérision, ce qui lui aurait donné le courage de tirer un trait sur leur histoire. Mais non, pas un signe de vie, le mépris le plus absolu.

À force de réfléchir, elle réalisait qu’elle ne savait pas grand-chose de lui. Elle avait eu confiance, d’emblée, dans l’image qu’il donnait de lui. Elle ne s’était pas demandé s’il s’agissait d’un masque, d’une tactique de séduction. Utilisait-il systématiquement ce romantisme fou qu’il avait manifesté avec elle ? Était-ce sa façon de faire des conquêtes ?

Elle ne voulait pas se confier à ses parents, jugeant qu’elle les avait beaucoup trop mis à contribution depuis quelques mois. Et puis, elle avait dépeint Ludovic comme un homme merveilleux, le contraire de Mathieu, et elle avait honte de s’être trompée à ce point-là. Fallait-il qu’elle soit aveugle et vulnérable pour tomber dans les bras du premier beau parleur venu !

Quand elle en avait assez de marcher d’un mur à l’autre, elle finissait par se coucher mais le sommeil la fuyait. Elle ruminait jusqu’à l’écœurement ses déceptions successives. Les trahisons de Mathieu, d’abord, puis Ludovic qui s’envolait en fumée. Quand elle n’en pouvait plus de se tourner et retourner dans son lit, elle rallumait sa lampe de chevet, ramassait une de ces revues de médecine qu’elle recevait depuis peu et s’obligeait à la lire jusqu’à la dernière ligne. Au moins son métier ne la décevrait jamais.

Elle en eut la confirmation un matin, de la manière la plus inattendue. Quand elle pénétra dans son bureau, elle eut la surprise d’y découvrir Carlier, son vieux copain, qui l’embrassa aussitôt avec effusion.

— J’ai été ton premier patient, rappela-t-il, j’espère que je ne serai pas le dernier !

Il l’examina des pieds à la tête avant de lui adresser un clin d’œil complice.

— Ma vieille, tu es superbe ! Comment va ton fils ?

— Tellement bien que je me suis mise à croire aux miracles !

Caroline passa la tête à la porte pour leur proposer du café.

— Elle est mignonne, la petite ! apprécia Carlier.

— Elle est surtout très gentille et très compétente.

— Oh, ne t’inquiète pas, s’esclaffa-t-il, je ne suis pas Mathieu Keller ! Et j’ai tout ce qu’il me faut à la maison !

Elle ne devinait pas la raison de sa présence mais elle le laissa prendre son temps. Ils attendirent que Caroline leur ait porté deux gobelets fumants en bavardant de choses et d’autres. Enfin, quand ils furent de nouveau seuls, il en vint au motif de sa visite.

— On me fait un pont d’or, dans le privé, et je crois que je vais me laisser faire…

Sourcils froncés, elle l’écoutait avec attention, ne comprenant toujours pas pourquoi il éprouvait le besoin de lui parler de sa carrière ou de ses projets.

— J’en ai marre de l’hôpital, poursuivit-il. Petit salaire et gros boulot. Et puis il faut supporter ton ex et je n’ai pas l’échine aussi souple que Gilles !

Il marqua une pause, esquissa un sourire et se pencha en avant.

— À propos de Gilles… Il est enfin tombé amoureux. Et tu ne devineras jamais de qui ! Cette fille dont je t’avais donné l’adresse, certain jour où tu étais très en colère…

L’éclat de rire spontané de Valérie le rassura. Mathieu avait dû passer au dernier rang de ses préoccupations, c’était bon signe.

— Enfin, la question n’est pas là. Je t’épargne les commérages ou bien nous y serons encore ce soir. Tu connais l’ambiance du C.H.U. ? Histoires de cœur et de cul, ragots et rivalités. Je dois t’avouer que ça me pèse.

— Tu exagères ! L’hôpital c’est aussi…

— Oui, oui, un monde merveilleux, c’est ce que tu vas me dire dans deux minutes. Tu as toujours aimé ça, toi. Mais dans ton cas, c’est différent.

— Pourquoi ?

— Tu as toute ta carrière devant toi. Il te faudra Charles-Nicolle un jour ou l’autre, je te connais !

Ils échangèrent un très long regard. Elle commençait à voir où il voulait en venir.

— Je finis l’année universitaire et je donne ma démission pour juin. Ce qui signifie qu’un poste sera vacant.

— Mais…

— Attends ! Tu es la première à le savoir. Ma lettre ne partira qu’en mars, ce qui te laisse trois mois pour réfléchir. Si tu as envie de te mettre sur les rangs, je dois également t’avertir que le directeur général ne verrait pas forcément ta candidature d’un mauvais œil. Il ne sait sans doute pas à quel point tu es brillante mais il a un petit compte à régler avec le professeur Keller. Toi dans le service, c’est à la fois une bonne recrue et une épine dans le pied de Mathieu.

Elle triturait le gobelet vide et le plastique cassa avec un bruit sec. Carlier la gratifia d’un large sourire avant de préciser :

— Tu es seule juge mais… tu as déjà perdu trop de temps pour t’amuser à élaborer un plan de carrière. Tu dois saisir les occasions. En rentrant à l’hôpital, tu peux passer l’agrég et puis après… Tu sais bien que ta vie n’est pas ici. Je suis sûr que tu commences à t’ennuyer !

— Pas vraiment, non. Il y a beaucoup de travail. Et un beau plateau technique. Mais le C.H.U., bien sûr, c’est un autre monde…

— La balle est dans ton camp, ma vieille ! Et moi, je ne suis pas en avance, dit-il en se levant.

Sans bouger, elle continuait de le regarder, perplexe.

— Pourquoi fais-tu ça ? demanda-t-elle posément.

— Je ne sais pas. Je crois que… Écoute, Mathieu fait chier tout le monde depuis dix ans, et toi je t’aime bien !

C’était sincère, elle le savait. Les difficultés de l’internat leur avaient laissé une réelle complicité. Ils avaient appartenu au même groupe de travail, la « sous-colle » comme l’appelaient alors les étudiants. Et Valérie avait obligé les autres à bûcher d’arrache-pied en se révélant, de loin, la plus douée. La plus acharnée, aussi, forçant l’admiration de ses copains de l’époque dont aucun n’était misogyne.

— Je vais y penser, dit-elle.

— Oui, je crois que tu ne vas penser qu’à ça ! Et inutile de me répéter que je suis « gentil » !

Elle l’accompagna jusqu’aux ascenseurs et, avant que les portes ne se referment, il eut le temps de lui adresser un dernier clin d’œil.

 

 

Le vent était froid, rapide, le ciel restait plombé et le voilier embarquait des paquets de mer. Transi, claquant des dents, Ludovic essayait d’oublier ses pieds mouillés dans les bottes de caoutchouc. Cramponné au gouvernail, Yann maniait son bateau comme une voiture de course. Il riait de plaisir, tout à la joie de la vitesse. Pour une fois qu’il n’était pas seul à bord, il pouvait exploiter au maximum les possibilités du onze mètres. Par gestes, il indiquait à Ludovic, qu’il savait bon marin, ce qu’il attendait de lui.

Le voilier filait sur les vagues, exigeant toute l’attention des deux hommes. La météo était mauvaise et l’océan creusait dangereusement. Il n’y avait aucune autre embarcation en vue, personne n’ayant été assez fou pour quitter le port.

— On vire ! hurla Yann.

L’eau glacée gifla Ludovic avec une telle force qu’il en perdit le souffle. Mais il n’avait pas lâché la voile, accroché à son écoute. Il entendit grincer le mât d’artimon, recracha un liquide salé et assura sa prise. Inutile de chercher à discuter, il devrait attendre d’être à quai pour dire ce qu’il pensait au Breton. Mais, pour le moment, il était obligé de suivre ses directives au plus près. On ne peut pas être deux à conduire un voilier, surtout dans ces conditions extrêmes, il s’en souvenait parfaitement. Il y avait beaucoup trop de toile pour un vent de force dix mais ce n’était pas lui le capitaine. Yann cria quelque chose qu’il ne comprit pas puis, une seconde plus tard, il faillit se faire assommer et baissa la tête juste à temps. La bôme frôla ses cheveux en sifflant. Le bateau accusait une gîte inquiétante et peina pour se redresser. Ludovic ouvrit les yeux, vit un mur d’eau qui fonçait sur eux. La voix de Yann ne lui parvenait que par bribes mais il fit les gestes qu’il fallait sans même réfléchir. Le voilier franchit la vague dans un mouvement de montagne russe. Il y eut une seconde d’accalmie et le Breton en profita pour vociférer :

— Tu t’en sors très bien !

Tous les muscles douloureux, la paume des mains écorchée, Ludovic eut le temps de sourire avant de se retrouver trempé une nouvelle fois.

Lorsqu’ils se présentèrent à l’entrée du port, deux heures plus tard, des pêcheurs sortirent du bar où ils étaient réfugiés pour leur adresser de grands signes. Ce fut seulement en accostant que Ludovic s’aperçut qu’il pleuvait. Il était vidé et il eut du mal à se hisser sur le quai.

— Venez vous réchauffer ! lui cria quelqu’un en le saisissant par le bras.

Pour les gens de Dahouët, si Yann avait pris le risque d’embarquer quelqu’un avec lui, malgré le temps de chien, c’est qu’il ne s’agissait pas du premier venu.

Dans l’arrière-salle du café, il y eut des accolades et des exclamations joyeuses.

— Eh, les jeunes !

Un vieux pêcheur les apostrophait, depuis sa table, l’œil brillant.

— Vous avez dû vous faire plaisir ! C’est pas croyable ce que ça souffle… Et toi, Carantec, il y avait un moment qu’on ne t’avait pas vu…

Ludovic acquiesça d’un signe de tête avant d’avaler son calva en deux gorgées. Sa présence au village devait intriguer tout le monde.

— Il a voulu te noyer ? ajouta le vieil homme en gloussant.

Ce fut Yann qui se chargea de répondre.

— Oui, mais il s’est accroché !

— Il est pas breton pour rien ! Son père n’était pas nul à la barre…

Après quelques éclats de rire, le patron du bar offrit sa tournée. Quand les conversations reprirent, Ludovic se tourna vers Yann. Ils étaient assis côte à côte sur de hauts tabourets, leurs vêtements toujours trempés.

— Tu es complètement cinglé…

— Tu as eu la trouille ?

— Oui. Bien sûr que oui !

— Mais ça ne t’a pas déplu ? Avec moi, tu ne craignais rien.

Yann était l’homme le plus modeste qui soit, sauf lorsqu’il était question de bateau.

— Si ça se calme un peu, j’irai à la pêche demain. Mais si le vent se maintient, on remet ça. Tu es d’accord ?

Fronçant les sourcils, Ludovic le dévisagea.

— Tu veux bousiller ton bateau ou quoi ?

— Non… Mais j’ai ordre de te distraire. Il paraît que tu en as besoin.

Après une seconde de stupeur, Ludovic fut gagné par le fou rire. Il donna une vigoureuse claque sur l’épaule de son copain d’enfance.

— Je te voyais plutôt en bourreau qu’en ange gardien, imagine-toi !

Cependant, il dut reconnaître qu’il n’avait pas pensé à Valérie une seule seconde pendant qu’il était à bord du Nat. Le remède était violent mais efficace. D’autant plus qu’avant de partir, à huit heures du matin, il avait eu Axelle au téléphone et qu’elle lui avait assuré, comme chaque jour, qu’il n’y avait aucun message ou appel pour lui. Il ne pouvait pas s’empêcher d’espérer, la nuit, que tout cela était un malentendu et que Valérie finirait par se manifester. Mais sa fille confirmait invariablement cet inadmissible silence. Attentive, Nathalie le surveillait du coin de l’œil et elle avait chargé Yann de lui changer les idées, de gré ou de force. Ce n’était pas une mauvaise initiative, après tout, car même si la mer ne le guérissait pas elle l’empêchait de devenir fou.

— Très bien… Pêche ou course, je suis ton homme.

— Ben, t’as pas le choix, je crois…

Yann savait ce que pouvait représenter un chagrin d’amour et il parvenait à plaindre Ludovic. D’ailleurs, Nathalie avait dit qu’il fallait s’occuper de lui et il préférait s’en charger personnellement. C’était plus rassurant de le savoir sur son bateau qu’à la maison.

— Viens, on va se changer, décida-t-il. Si, en plus, tu attrapes la crève…

Devançant Ludovic, il déposa de la monnaie sur le comptoir. Dehors, le temps était toujours aussi mauvais. Tout en s’installant dans le coupé qui était resté garé sur la jetée, ils jetèrent ensemble un regard vers le Nat dont les mâts oscillaient violemment.

— C’est un bon bateau, dit Yann.

— Oui, mais tu prends des risques.

— Non, je t’assure. Je m’amuse.

Ludovic avait mis le contact et branché le chauffage. En quelques instants, il y eut de la buée sur toutes les vitres. La laine mouillée des pulls marins dégageait une odeur fade.

— Ils vont danser toute la nuit, annonça Yann qui gardait les yeux fixés sur l’ensemble du mouillage. On aura peut-être une tempête, finalement.

À l’intérieur de la voiture, il semblait occuper toute la place tant il était grand.

— Je vous emmène dîner à la crêperie ce soir, décida Ludovic.

Comme l’autre ne répondait rien, il enclencha la marche arrière et commença à manœuvrer. Ce ne fut qu’une fois arrivés devant la maison de Nathalie que Yann demanda :

— Dis donc… À quoi elle ressemble, la fille qui te met dans cet état ?

— J’ai l’air si mal ?

— Pas brillant. Venant de toi, ça fait drôle.

C’était une façon assez maladroite d’évoquer l’admiration qu’il avait pour Ludovic, malgré leur ancienne rivalité. Même s’il l’avait trouvé trop souvent sur sa route, il l’aimait bien.

— Épouse-la, tu as ma bénédiction ! dit brusquement Ludovic en désignant la façade de la petite maison.

— Ce n’est pas de la tienne dont j’ai besoin. Il faut qu’elle le veuille, elle ! riposta Yann sur le même ton.

Lorsqu’ils étaient enfants, ils prenaient un malin plaisir à se lancer des défis, à essayer de se surprendre. Sur la lande de Fréhel, ils avaient inventé toutes les gageures possibles. Mais ils n’avaient plus l’âge de jouer, à présent, et ils devaient surveiller leurs paroles s’ils voulaient sauver quelque chose de leur amitié. Quand ils aperçurent Nathalie, à la fenêtre de la cuisine, ils ouvrirent en même temps leurs portières.

 

 

Le lendemain matin, Axelle put affirmer d’un cœur léger à son père que personne n’avait appelé car, pour une fois, c’était vrai. Mais la veille encore, l’autre avait fait une tentative, insistant pour savoir quand Ludovic serait de retour, et elle l’avait envoyée sur les roses sans ménagement. Elle était persuadée de bien faire, d’ailleurs. Sa mère lui avait confié qu’elle trouvait Ludovic très abattu, très triste, et il fallait donc le laisser en paix. Si ses parents n’étaient jamais tranquilles, ils n’auraient pas la possibilité de se retrouver tous les deux.

Très contente d’elle, Axelle s’était organisée en invitant pour la semaine une de ses meilleures amies, Claire. Elles jouaient à la dînette le soir et à se faire peur en s’endormant, tandis qu’elles écoutaient le vent tourner autour de la maison. Le 10 décembre était arrivé et les cours aux beaux-arts allaient bientôt s’interrompre. Axelle devait aller passer Noël chez sa mère. Avant la fugue de son père, il avait été convenu qu’elle passerait le réveillon avec lui puis qu’elle prendrait la route de la Bretagne le 25. S’il ne revenait pas d’ici là, elle avancerait son voyage de deux jours.

Au téléphone, il avait raconté qu’il faisait du bateau avec Yann, son vieux copain, et que le temps était abominable. Tout comme à Rouen où des averses de grésil se succédaient. On allait encore avoir droit à un hiver interminable.

Le soir, Axelle essayait de faire des flambées mais ne parvenait qu’à enfumer la grande salle. L’absence de son père lui procurait une liberté dont elle n’avait pas vraiment envie. N’étant pas amoureuse, elle sortait volontiers avec une bande de copains. Comme tous les étudiants des beaux-arts, qui bénéficiaient du cadre grandiose de l’Aître-Saint-Maclou, elle adorait les petits bistrots et les salles de cinéma du centre-ville. Mais c’était quand même dans la maison de son père qu’elle se plaisait le plus. Elle parlait de lui avec Claire, lors des interminables conversations qu’elles poursuivaient tard dans la nuit, sous la couette ou attablées dans la cuisine. Or elle ne rencontrait pas toute l’adhésion qu’elle espérait quand elle se vantait d’avoir dissimulé certains appels téléphoniques. Claire trouvait qu’elle avait tort d’intervenir.

— Et si ton père attend ce coup de fil le revolver sur la tempe ?

— Mais non ! Maman est là pour le consoler…

Dubitative, Claire faisait remarquer qu’il ne fallait pas chercher à influencer le destin des autres.

— Imagine qu’il soit vraiment amoureux…

— Si c’était le cas, il ne serait pas parti ! C’est un battant, pas un fuyard.

— Mais tu as vu la tête qu’il faisait, l’autre soir, quand il a dîné avec nous ?

— Ah oui, le coup du grand chagrin…

— Remarque, il était craquant !

— Attention, chasse gardée !

Axelle riait mais Claire restait sérieuse et la désapprouvait, jugeant son attitude puérile. Dans ces cas-là, elles finissaient par changer de sujet. Cependant, peu à peu, un doute envahissait Axelle et parfois, en s’endormant, elle se sentait vaguement coupable.

 

Mathieu avait tout essayé pour dérider Céline, sans grand succès. Impatiente, nerveuse, elle avait réussi à gâcher le dîner mais avait quand même accepté ensuite de se rendre à Mont-Saint-Aignan. Elle s’apprêtait à jouer une partie difficile et elle l’avait mis en condition.

Dans le living, Mathieu n’alluma qu’une seule lumière tamisée et partit chercher la bouteille de vodka. Quand il revint, il trouva Céline roulée en boule sur le canapé, les larmes aux yeux. Surpris, il voulut connaître la raison de ce brusque chagrin mais elle refusa d’abord de lui répondre, secouant la tête farouchement. Il s’assit près d’elle et la prit dans ses bras jusqu’à ce qu’elle se calme. Il aurait préféré la déshabiller mais ce n’était vraiment pas le moment. Comme pour lui donner raison, elle déclara soudain :

— Je crois que je vais te quitter…

Inquiet, il la prit par le menton et l’obligea à lever la tête.

— Qu’est-ce que tu racontes ? J’ai fait quelque chose qui t’a déplu ? Pourquoi veux-tu t’en aller ?

— Non, tu n’as pas compris… Je veux qu’on arrête, toi et moi, ça ne nous mène nulle part.

Sans en avoir l’air, elle guettait la moindre de ses réactions.

— Nous ne souhaitons pas les mêmes choses, nous ne serons jamais sur la même longueur d’ondes…

— Tu dis des bêtises.

— Tu vois ! Tu me traites comme une gamine sans importance !

— Mais pas du tout, je…

— Si ! Tu m’exhibes dans des endroits chics, ensuite tu me fais l’amour et tu t’endors ! Ce n’est pas ce que j’attends d’un homme.

Réduit au silence, il la dévisageait. Est-ce que par hasard elle voulait le plaquer, elle aussi ? Après l’humiliation infligée par le départ de Valérie, il ne se sentait pas en mesure d’accepter un nouvel échec. Il s’aperçut qu’il avait peur. C’était exactement ce qu’elle espérait.

— Si je ne peux pas faire ma vie avec toi, je préfère m’en aller maintenant. À mon âge, on pense à l’avenir. Toi, c’est normal, tu t’en fous. Tu as déjà tout eu, tout fait. Rien n’est nouveau pour toi. Je sais que tu aimes bien t’amuser avec les filles mais je ne serai pas un numéro de plus dans ta collection.

— Céline ! se récria-t-il. Je te jure que…

Elle s’écarta brusquement, le toisa sans indulgence.

— Que quoi ? Ce que j’espère entendre, tu ne le dis jamais ! Qu’est-ce que tu fais, avec moi ? Tu passes le temps ? Tu cherches à oublier ton ex-femme ? Je ne compte pas beaucoup…

— C’est faux !

— Tout le monde me le répète, à Charles-Nicolle ! Les copains se paient ma tête à longueur de journée, ils disent que tu me jetteras, comme les autres, que je n’ai rien à attendre de toi, que je suis ridicule…

D’un geste qu’elle pensait pathétique, elle s’essuya les yeux mais elle ne pleurait pas vraiment.

— Tu comprends, Mathieu, ajouta-t-elle tristement, je veux un mari, des enfants, des projets. Alors je préfère m’en aller avant d’être trop malheureuse.

— Et tu ne veux pas les faire avec moi, les enfants ? Tu ne veux pas que ce soit moi, ton mari ? Je suis trop vieux pour toi ?

C’était absurde, ça ne se passait jamais comme ça. Il était toujours le premier à rompre, il ne promettait jamais rien. Et là, tout juste s’il ne quémandait pas !

— Tu es sérieux ?

Oui, il l’était. Pas emballé, pas exalté, mais il ne mentait pas. Elle pouvait être une épouse très convenable. Sa jeunesse ferait pardonner le reste. Au moins, elle n’aurait pas les ambitions professionnelles de Valérie. Ce serait une gentille et jolie petite femme. Et lui, un jeune papa…

— C’est pour quand, ton divorce ?

Elle lui demandait des comptes, rien de moins ! Mais il n’avait pas envie de la voir bouder, il voulait en finir.

— La conciliation chez le juge a lieu après-demain. Ensuite la procédure est rapide.

Comme elle attendait la suite, il fut bien obligé de préciser :

— Je suppose que nous pourrions nous marier au mois de mai ou juin…

Cette fois elle céda, satisfaite, et vint vers lui.

— Je veux une vraie bague de fiançailles et je veux te présenter à mes parents ! déclara-t-elle d’une petite voix câline.

C’était le comble, il en eut le vertige. Avec la certitude de commettre la plus grosse bêtise de sa vie, il se pencha vers elle et l’embrassa. Lorsqu’il commença à déboutonner son chemisier, il avait envie d’elle mais sans plus. Il venait de se faire piéger mais elle n’était pas seule responsable. Dans la décision qu’il avait prise, il y avait une part d’orgueil et une part d’angoisse.

Céline se laissait faire, très excitée. Les mains de Mathieu étaient expertes, agréables, mais c’était surtout le décor du grand living qu’elle examinait. Bientôt elle serait ici chez elle.

 

 

Suzy prit le cartable des mains de l’institutrice qui avait accompagné Jérémie jusqu’à la grille. Il ne semblait pas fatigué par cette première journée d’école, au contraire. Son plâtre et ses béquilles avaient suscité l’admiration de tous ses copains. En quarante-huit heures, depuis sa sortie de l’hôpital, il avait acquis une grande habileté pour se déplacer. Il fit une démonstration à sa grand-mère, sur le trottoir, jusqu’à l’arrivée de Camille.

Le petit garçon ne gardait qu’un vague souvenir de sa chute mais en revanche son séjour à Charles-Nicolle l’avait beaucoup amusé. Le matin de sa sortie, son père lui avait offert une montre, trop coûteuse et prétentieuse pour son âge, mais qu’il s’obligeait à garder au poignet pour ne pas paraître ingrat. Sa mère, elle, lorsqu’elle était venue le chercher, avait pensé à lui apporter un anorak neuf. Patiemment choisi avec Camille pour conseillère, le vêtement était léger comme une plume, orné de bandes jaune vif et d’une large inscription dans le dos.

Jérémie adorait sa mère alors que son père lui avait toujours fait un peu peur. Et l’attitude de tout le personnel médical l’avait conforté dans l’idée que Mathieu était quelqu’un de redoutable.

Lorsqu’ils arrivèrent au magasin, Jérémie effectua quelques allers et retours sur ses béquilles, afin d’impressionner son grand-père. Ensuite, ils montèrent dévorer le cake que Suzy avait préparé. Ils venaient à peine de se mettre à leurs devoirs quand Valérie leur fit la bonne surprise d’entrer dans la cuisine. Elle avait quitté son travail plus tôt que prévu, un peu inquiète au sujet de son fils. Il lui fit aussitôt admirer tous les gribouillis qui maculaient son plâtre et Camille en profita pour éclater en sanglots, sous prétexte qu’on ne s’intéressait qu’à son frère.

Une heure plus tard, après avoir récité leurs leçons puis exigé des câlins, ils allèrent s’installer devant la télévision afin de regarder pour la cinquantième fois une de leurs cassettes favorites de Walt Disney.

Fatiguée, Valérie resta avec Suzanne qui s’était mise à éplucher des légumes. Elle lui parla un peu de la clinique mais sans entrain. Dès qu’elle quittait Saint-Lazare, elle était reprise par son obsession. Peu pressée de rentrer chez elle où Ludovic ne l’appellerait pas et où elle remuerait des idées noires, elle préférait s’attarder chez ses parents.

— C’est cette visite chez le juge qui t’angoisse ? demanda abruptement Suzanne sans lever les yeux de ses pommes de terre.

— Oh, non… Ce n’est qu’une formalité…

— Alors qu’est-ce qui ne va pas, ma petite fille ?

Tant que Valérie avait été mariée, avait vécu à Mont-Saint-Aignan, jamais sa mère ne lui avait posé de questions. Mais, depuis sa rupture, elle était redevenue pour Suzanne une petite fille vulnérable. Cependant, prise d’un regret, elle ajouta aussitôt :

— Si je suis indiscrète, ne me réponds pas.

Au moment où Valérie allait craquer, Augustin entra dans la pièce.

— Tu dînes avec nous, mon lapin ?

— Eh bien, je ne…

— Reste donc, je vais préparer un gratin dauphinois pour les enfants !

Comme elle avait envie d’accepter, elle ne se fit pas prier.

— Il est possible qu’un poste se libère, à l’hôpital, d’ici quelques mois, annonça-t-elle.

Autant parler de son métier pour repousser les confidences qu’elle s’apprêtait à faire au sujet de Ludovic.

— À Charles-Nicolle ? demanda sa mère, incrédule.

— Je veux réintégrer le C.H.U. un jour ou l’autre. Et poursuivre des études, peut-être faire de la recherche, en tout cas publier…

Cette fois, Suzanne abandonna ses pommes de terre.

— Comment ça, des études ? Mais, tu as fini ?

— On n’a jamais fini. En passant l’agrégation, j’obtiendrais un titre supplémentaire.

— Ah… Et Mathieu ? Est-ce que tu ne te retrouverais pas dans son service ?

— Si.

— Ce serait ennuyeux ?

— Pour qui, maman ?

Suzanne examina sa fille. Son air déterminé la renseigna. Tout ce qui se rapportait à sa carrière semblait se résumer en un mot à présent : foncer. Sur ce point précis, Valérie n’avait pas d’états d’âme et c’était tant mieux.

— Je suis sûre que tu prendras la bonne décision.

Des cris leur parvinrent du couloir et, une seconde plus tard, les enfants surgirent. Camille trépignait parce que son frère, à force de multiplier les démonstrations d’agilité, venait de casser sa nouvelle montre. Jérémie avait la mine coupable mais pas consternée. Augustin, derrière eux, promit de porter l’objet chez le bijoutier dès le lendemain, certain que les dégâts étaient réparables.

Le petit garçon leva un visage innocent vers sa mère et sa grand-mère qui souriaient.

— De toute façon, avoua-t-il d’une voix mal assurée, je l’aimais pas tellement, cette montre…

Le regard tendre et amusé de sa mère acheva de le rassurer. Il vint vers elle, à cloche-pied, pour la prendre par la taille. Son geste, spontané, avait quelque chose de très possessif.

 

 

Le lendemain matin, après avoir déposé les enfants à l’école. Valérie hésita un long moment, assise derrière son volant. Elle avait passé une partie de la nuit à réfléchir. Le rendez-vous au palais de justice, pour la conciliation, était prévu à onze heures et demie. Ce qui lui laissait un bon moment devant elle puisqu’elle avait pris une matinée de congé.

Atome remua un peu sur la banquette arrière et vint poser son museau sur l’épaule de sa maîtresse. Avec un soupir résigné, elle démarra. Sa décision était prise mais elle savait que ce serait une démarche pénible. Pour se donner du courage, elle promènerait d’abord le chien dans la campagne.

Elle quitta Rouen, dépassa Notre-Dame-de-Bondeville et prit la direction de Clères. Peut-être n’y aurait-il personne chez Ludovic. Peut-être croiserait-elle sans le savoir Axelle sur la route. Mais il fallait qu’elle fasse quelque chose, n’importe quoi mais au moins une tentative pour rompre ce silence, pour savoir.

Un peu avant le village, elle trouva un coin tranquille, sur les berges de la Clérette. Elle fit descendre Atome et marcha un moment avec lui. Il faisait froid mais il ne pleuvait pas. Elle se sentait nerveuse, transie, et elle écourta la balade. Avec un regard de reproche, Atome remonta docilement en voiture tandis qu’elle poussait à fond la manette du chauffage.

En approchant de la maison, elle eut une dernière hésitation. Elle risquait de ruiner à jamais son dernier espoir. N’ayant aucune idée de ce qui s’était produit, elle en était réduite à des suppositions, toutes plus désagréables les unes que les autres. Ludovic pouvait avoir donné des consignes à sa fille, à sa femme de ménage. Il pouvait aussi être de retour sans l’avoir avertie, ce qui serait le pire.

Elle vit tout de suite la Twingo d’Axelle et vint se ranger à côté. Le coupé rouge de Ludovic n’était pas là. Elle examina la façade quelques instants et remarqua la fumée qui s’échappait d’une cheminée. Elle ne devait plus reculer, à présent, car n’importe qui pouvait l’observer d’une fenêtre.

— Tu restes là, toi… murmura-t-elle à Atome en ouvrant sa portière.

Les souvenirs des bons moments qu’elle avait passés dans cette maison lui serraient la gorge. Elle allait se saisir du heurtoir lorsque la porte s’ouvrit. Axelle la toisait avec son habituelle expression insolente. Vêtue d’un pull trop grand pour elle et qui appartenait sans doute à son père, la jeune fille ne lui tendit pas la main et ne prononça pas une parole. Il y eut quelques instants pénibles avant que Valérie ne se décide à ouvrir la bouche.

— Bonjour Axelle. Votre père n’est pas là, je suppose ?

— Non.

— Savez-vous quand il rentrera ?

— Je vous l’ai dit au téléphone, je n’en sais rien !

Agressive, Axelle restait sur le seuil comme pour barrer l’entrée. Valérie fit un pas en arrière.

— Où est-il ? demanda-t-elle posément.

— Si vous l’ignorez, ce n’est peut-être pas par hasard ?

Elles avaient l’air de deux rivales et l’animosité entre elles devenait palpable. Valérie fit un ultime effort pour conserver son calme.

— J’ai besoin de le voir ou de lui parler. On ne disparaît pas comme ça.

— Il fait ce qu’il veut ! riposta Axelle avec une violence contenue.

Le regard de Valérie la mettait mal à l’aise. Il y avait cette couleur verte, intense et inhabituelle, qui la gênait, mais aussi une expression sincère d’angoisse, de désespoir.

— Où est-il ?

Est-ce qu’elle allait poser cette question inlassablement, debout sur le perron ? Partagée entre l’inquiétude et la colère, Axelle répondit, hargneuse :

— Chez ma mère ! Voilà, vous êtes satisfaite ? Foutez-leur la paix !

La porte claqua, laissant Valérie abasourdie. Elle mit quelques secondes à se reprendre. Elle regagna sa voiture, démarra, trouva le courage de faire trois kilomètres avant de s’arrêter. Une fois qu’elle eut coupé son moteur, elle se mit à pleurer. Elle n’avait aucun doute sur ce qu’elle venait d’entendre. Axelle avait été trop heureuse de crier la vérité. Ludovic était donc parti chez son ex-femme, quelque part en Bretagne, pour une raison inconnue. Est-ce qu’il l’aimait encore ? Est-ce qu’il avait menti de bout en bout ? Et d’ailleurs, étaient-ils vraiment divorcés ? Elle ne savait rien, décidément, de cet homme. Rien d’autre que ce qu’il avait dit, lui, et qui pouvait très bien n’être qu’un tissu de mensonges. Dans ce cas-là, Mathieu avait trouvé son maître, Ludovic était plus rusé et plus traître que lui !

Après un quart d’heure de sanglots, de rage impuissante, de coups de poing sur le volant, elle parvint à retrouver un peu de sang-froid. Il fallait qu’elle rentre, qu’elle se change et qu’elle se rende au palais. Il fallait surtout qu’elle envoie Ludovic Carantec aux oubliettes une fois pour toutes.