3

Mathieu mit une demi-heure pour arriver à Mont-Saint-Aignan. Il rangea sa voiture à côté de celle de Valérie dont le capot était encore chaud. Il se précipita dans le living, qui était vide, puis il grimpa l’escalier quatre à quatre. La porte de leur chambre n’était pas fermée. Valérie, debout devant les penderies d’acajou, semblait perdue dans ses songes. Elle ne se donna pas la peine de tourner la tête vers lui mais, en deux enjambées, il fut contre elle et la saisit par la taille avec une telle violence qu’elle grimaça.

— Je te demande pardon, murmura-t-il dans un souffle.

Ce n’était plus la peine de ruser, il lui fallait jouer la carte d’une absolue sincérité s’il voulait sauver quelque chose.

— Je t’en supplie, ma chérie, écoute-moi…

La lettre à Laurence commençait par les mêmes mots. Ma chérie. Aucun risque de se tromper de prénom. Valérie se félicita d’avoir su maîtriser sa colère, face à Laurence. Pour sa part, elle n’allait pas se tromper de cible. Elle envoya une gifle à Mathieu et l’obligea à reculer.

— Sors d’ici… grogna-t-elle. Va-t’en ! Va nager, va draguer, va au diable et laisse-moi faire une valise !

Joignant le geste à la parole, elle jeta un sac de voyage sur le lit. Mathieu fit une nouvelle tentative en l’attrapant par les épaules.

— Attends ! S’il te plaît, attends… Laisse-moi parler…

Au lieu de quoi il enfouit sa tête dans le cou de sa femme.

— Il faut que je t’explique… Cette fille n’est rien… Je ne sais pas comment te le dire…

Il eut soudain très peur de la perdre. Il sentait les effluves de Chanel, la peau satinée sous ses lèvres. Il eut la sensation qu’il la connaissait depuis toujours et qu’elle faisait partie de lui-même. Il s’agrippa à elle comme un noyé.

— Tu lui as fait un enfant, Mathieu, dit la voix lointaine de Valérie.

Une nouvelle fois, elle le repoussa. Elle fit tomber une pile de pulls qu’elle écarta d’un coup de pied rageur. En hâte, elle saisit deux jeans, une robe, des chemisiers qu’elle fourra dans le sac.

— Tu ne peux pas partir ! Où vas-tu ?

— Chez mes parents. Camille et Jérémie sont déjà là-bas.

— On va discuter d’abord !

Il avait élevé le ton et elle lui jeta un regard de mépris.

— Rien du tout. Le bla-bla, c’est fini. Tu peux remballer tes mensonges.

— Je me fous de cette fille et de son gosse ! hurla-t-il. Je me suis fait piéger ! C’est ma faute, d’accord. Je suis responsable de tout. Mais ce n’est pas ce que tu crois.

Pendant qu’il essayait de se justifier, de trouver une quelconque parade, Valérie se déshabillait. Il se tut pour la regarder faire, médusé. Elle était vraiment superbe dans ses sous-vêtements blancs. Elle enfila un sweat-shirt, une jupe et des tennis.

— Qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour que tu me pardonnes ?

— Rien. Il n’y a rien à faire, j’en ai peur. À part trouver deux avocats.

Souffle coupé, il réalisa qu’elle parlait de divorce. D’un mouvement impulsif, il se jeta sur elle et se mit à la secouer.

— Je t’aime, espèce d’idiote ! Je t’aime !

Elle le força à lâcher prise avant de lui répondre.

— Pas moi. Plus moi. C’est fini, Mathieu.

Il la vit disparaître dans le couloir et se lança à sa poursuite. Il essaya de l’arrêter dans le living mais elle parvint à se débarrasser de lui. Elle fila vers sa voiture, claqua la portière et verrouilla tout de l’intérieur. Comme elle s’était mise à trembler, elle eut du mal à enfoncer la clef de contact. Mathieu frappait à coups de poing sur la vitre, l’air hagard. Elle braqua en reculant et il trébucha. Elle donna un brusque coup de volant pour l’éviter, puis accéléra en direction du portail. Dans son rétroviseur, elle le vit arrêté au milieu de l’allée, les bras levés au ciel.

Tout le temps qu’elle mit à gagner le centre-ville lui permit de retrouver un peu de sang-froid. Elle respirait trop vite mais elle avait les yeux secs, et le peu de chagrin qu’elle ressentait l’effrayait. Elle avait partagé la vie de Mathieu durant dix ans, elle s’était endormie des milliers de fois en lui tenant la main, elle avait parfois éprouvé un indiscutable plaisir dans ses bras – même si celui-ci s’était émoussé –, elle lui avait donné deux enfants, avait organisé ses dîners, planifié ses vacances, porté ses costumes chez le teinturier, fait des grogs quand il était enrhumé… Et jamais elle n’avait supposé qu’elle pourrait vieillir ou mourir loin de lui. Or elle venait de le quitter en quelques minutes, sans que le désespoir la foudroie sur place. Elle essayait de penser à lui, de dresser un bilan, au lieu de quoi ses idées se fixaient sur un logement à trouver, un travail à chercher. Elle s’organisait… Il y avait même, dans les sentiments confus qui l’assaillaient, un relent d’école buissonnière, de fin d’année universitaire, en un mot de liberté. Car Mathieu l’avait bel et bien enchaînée. Parce qu’elle avait quinze ans de moins que lui, elle n’avait jamais contesté ses décisions, son autorité. Parce qu’elle venait d’un milieu simple, elle s’était appliquée à rester un peu en retrait. Parce qu’elle avait été interne dans son service, elle avait continué à le voir comme le patron. Or rien, ni dans son caractère ni dans sa jeunesse, n’avait prédisposé Valérie à jouer ce second rôle. Au contraire, elle avait tout mis en œuvre pour se hisser au premier plan. Et puis ce mariage, qualifié d’inespéré par ses amies de l’époque, l’avait peu à peu ravalée au rang de jolie potiche. Elle n’avait pas voulu en prendre conscience, elle s’était absorbée dans sa vie d’épouse et de mère, s’acharnant à bien faire, à être à la hauteur.

Le centre-ville était encore très animé, et elle perdit un bon quart d’heure avant de trouver une place. Son sac de voyage n’était pas très lourd. Il était même infiniment trop léger pour le symbole de rupture définitive qu’il représentait.

Valérie aperçut son père de loin. Il guettait les mouvements de la rue, sur le pas de sa porte. Il n’avait pas fait le moindre commentaire lorsqu’elle lui avait téléphoné, le matin même, l’avait chargé de prendre Atome puis d’aller chercher les petits à l’école et de ramener tout le monde chez lui. Il s’était exécuté en dissimulant son désarroi. À l’heure dite, il avait filé à Mont-Saint-Aignan jusqu’à la maison de sa fille. Il possédait un jeu de clefs dont il ne s’était jamais servi jusque-là. Atome lui avait fait la fête et il l’avait installé sur une couverture, à l’avant de sa petite Saxo. Puis il s’était rendu à l’école primaire. Sur la banquette arrière, Jérémie et Camille avaient mangé les pains au chocolat qu’il avait eu l’idée d’acheter.

— On se fait une escapade ? avait-il proposé en riant. Suzy vous attend, elle a préparé un dîner de gala !

Les petits appelaient leur grand-mère Suzy depuis qu’ils étaient en âge de parler.

— Qu’est-ce qu’on fête ? avait demandé Camille avec inquiétude.

Elle avait peur d’avoir oublié un anniversaire et Augustin lui avait souri tendrement, dans son rétroviseur.

À présent, il attendait sa fille, arpentant le trottoir et consultant sa montre sans arrêt. Lorsqu’il l’aperçut, avec son sac de voyage sur l’épaule, il se sentit très soulagé.

Sans rien lui demander, il la précéda jusqu’à l’appartement. Camille et Jérémie étaient installés devant la télévision, sur le vieux canapé de cuir fauve. Valérie les embrassa, leur ébouriffa les cheveux, les interrogea sur leur journée. Ensuite, elle les abandonna à leur dessin animé et rejoignit ses parents dans la cuisine dont elle ferma la porte lentement.

— J’ai quitté Mathieu, annonça-t-elle en s’appuyant au battant.

Augustin ouvrit la bouche mais ne dit rien. Suzanne se mit à essuyer ses mains sur son tablier, sans raison.

— Il va falloir que je trouve un appartement, pas loin d’ici parce que je vais devoir vous mettre à contribution, pour les enfants… J’ai envie de les inscrire dans mon ancienne école, l’année scolaire vient juste de commencer… Et puis je chercherai un travail.

— Quel travail ? demanda Augustin un tout petit peu trop vite.

— La seule chose que je sache faire, papa, médecin !

En prononçant ces mots, elle eut la sensation paradoxale de leur faire un vrai cadeau. Ils attendaient ce moment depuis tant d’années !

— Tu es sûre que c’est comme pour le vélo, que ça ne s’oublie pas ?

Son père plaisantait pour cacher son émotion. Valérie fit deux pas hésitants puis se laissa tomber sur une chaise de paille.

— Il y a beaucoup de cliniques, en ville… Je vais tenter ma chance un peu partout. Je n’ai pas vraiment d’expérience mais j’ai mes titres… Et puis je me suis tenue au courant, heureusement…

Elle parlait plus pour elle-même que pour eux. Augustin ouvrit le réfrigérateur et en sortit une bouteille de muscadet glacé. Il disposa trois verres sur la table et les emplit à ras bord.

— Buvons, décida-t-il.

Le regard de reproche de Suzanne ne lui échappa pas mais il feignit de l’ignorer. Dans le silence, ils perçurent les rires des enfants. Suzanne demanda alors :

— Où est Mathieu ?

— À la maison.

— Qu’est-ce qu’il dit de tout ça ?

— Qu’est-ce que tu veux qu’il dise ! riposta Valérie d’une voix devenue dure. Il a une liaison avec une fille qui attend un enfant de lui ! Elle a vingt-trois ans. Je l’ai rencontrée tout à l’heure.

Un silence épais s’abattit sur la cuisine. Suzanne finit par s’asseoir. Elle saisit son verre auquel elle n’avait pas encore touché et le vida d’un trait. Depuis longtemps, elle avait deviné les infidélités de Mathieu. Entre ce que sa fille lui confiait, parfois naïvement, et les bruits qui couraient en ville ou au magasin, il y avait de quoi être édifié. Mais elle avait supposé des aventures d’un jour, des passades.

— Qui attend un enfant ? articula enfin Augustin.

Ses yeux paraissaient assombris, cernés, et ses rides s’étaient creusées. Valérie connaissait trop bien son père pour ne pas savoir à quoi il pensait. Elle le fixa avec insistance.

— C’est mon problème, papa. C’est ma vie. J’ai été stupide, je suis en partie responsable. Je ne serai pas victime jusqu’au bout, tu peux me faire confiance. Mais ne t’en mêle pas… d’accord ?

Il la dévisagea quelques instants. Elle était ce qu’il avait de plus précieux, ce qu’il avait le mieux réussi dans son existence. Elle était belle, intelligente, accomplie, elle était sa fille unique.

— Nous sommes là, mon lapin, murmura-t-il. Tu feras ce que tu veux, bien sûr.

Parce qu’il l’avait dit simplement, comme une évidence, elle fondit brusquement en larmes.

 

Mathieu s’était servi une nouvelle rasade de vodka, avait ajouté quelques glaçons puis s’était confectionné un sandwich auquel il avait finalement renoncé. Il avait arpenté la maison sans but, allumant partout sur son passage. Dès que la vague de panique provoquée par le départ de Valérie avait reflué, il avait été en proie à une colère folle. Contre Laurence, contre lui-même, contre le monde entier. Ensuite, il avait passé un long moment à se raisonner, à aligner des arguments. Sa femme s’était réfugiée chez ses parents, bien entendu. Et les langues devaient aller bon train ! Comme elle leur disait toujours tout, elle leur déballerait cette nouvelle-là aussi, sans la moindre pudeur. Mais il se moquait éperdument de la réaction de ses beaux-parents. Quant aux enfants, Valérie ne leur parlerait de rien, c’était probable. Elle allait bouder un certain temps. Ce n’était pas le genre d’histoire qu’elle pouvait avaler facilement. Elle était aussi honnête qu’orgueilleuse, ce qui n’arrangerait pas les choses.

Posément, il avait passé en revue les moyens dont il disposait. La patience, bien entendu, et le repentir, à condition d’avoir l’air sincère. Ensuite, un petit voyage d’amoureux… En attendant, il irait dès le lendemain chez un joaillier et choisirait quelque chose d’exceptionnel qu’il lui ferait porter chez ses parents.

« Tant que j’y serai, je prendrai une bricole pour cette pauvre Laurence… »

L’idée lui arracha un sourire de dérision. Un petit cadeau d’adieu pouvait-il adoucir la rupture ? Il avait vraiment haï sa voix triomphante au téléphone, un peu plus tôt dans la journée, quand elle lui avait annoncé que Valérie sortait de chez elle ! Valérie dans le studio de Laurence… Il y avait quelque chose de tellement irréel dans cette situation qu’il ne parvenait pas à y croire. Comment avait-elle trouvé l’adresse ? Comment avait-elle su ? La lettre était toujours dans sa poche et il se demandait ce qu’il allait en faire. Autant s’offrir une explication de vive voix. Il pouvait très bien se rendre là-bas, il n’était que neuf heures du soir, Valérie n’allait pas téléphoner de sitôt. Il faudrait sans doute plusieurs jours avant qu’elle ne s’apaise.

Il décida de s’octroyer d’abord une autre vodka. Il en avait besoin. Heureusement que tout ce scandale avait eu lieu loin de l’hôpital. Il se félicita d’avoir fait démissionner Laurence. Même si la vérité avait éclaté, elle n’avait pas éclaboussé le service.

En quittant la cuisine, son verre à la main, il s’observa un moment dans le grand miroir de l’entrée. Il avait l’air crevé et il l’était. Sa femme l’avait giflé tellement fort qu’une de ses bagues avait laissé une petite estafilade sur sa joue. Elle était vraiment belle, en colère, vraiment désirable. Il sourit à son reflet et monta dans la salle de bains pour se changer. Il mit un polo et un jean noirs, s’aspergea d’eau de toilette puis, de nouveau, scruta son reflet. Fatigué, oui, mais tout de même pas mal pour son âge. Ses cheveux bruns se clairsemaient un peu, c’était son angoisse. Mais il était resté mince et musclé grâce à la natation et au tennis. Il avait un sourire charmeur quand il voulait, souligné par deux rides très attendrissantes.

Il se demanda s’il devait prévenir Laurence de sa visite. Il décida que non, qu’il en avait assez du téléphone pour aujourd’hui. Il fallait absolument qu’elle soit compréhensive et raisonnable. Pour sa part, il se promit d’être généreux. Généreux et gentil, mais inflexible. Il devait faire place nette, être irréprochable pendant quelque temps. Valérie ne reviendrait de sa fugue qu’à ce prix-là.

Il conduisit vite, ses vitres baissées, profitant de l’air frais de la nuit. Lorsqu’il sonna chez Laurence, il dut patienter deux ou trois minutes avant qu’elle n’ouvre. Elle portait la robe de chambre de soie bleue qu’il lui avait offerte et elle avait les yeux rouges. En le voyant, elle poussa un cri et se jeta dans ses bras, en larmes.

— Mathieu ! J’ai eu tellement peur ! Oh, mon amour, tu es venu ! Mathieu…

Comme une folle elle s’accrochait à lui et il essaya de la calmer. Il la conduisit jusqu’au canapé qu’elle avait déjà défait pour la nuit. La robe de chambre s’ouvrit lorsqu’elle s’allongea. Elle lui tendait les bras d’un geste implorant mais il se contenta de s’asseoir près d’elle.

— Il faut qu’on parle, tous les deux, commença-t-il.

Elle était tellement offerte qu’il détourna les yeux pour continuer. Il lui débita, de mémoire, la lettre qu’elle n’avait pas lue. Ensuite il la regarda, gêné. Elle ne pleurait plus. Elle lui adressa même un drôle de petit sourire.

— Tu ne penses pas un mot de ce que tu dis, mon amour. Tu récites.

Haussant les épaules, il répliqua :

— Je suis très sérieux. Je ne veux pas perdre ma femme et mes enfants.

Elle avait tressailli mais elle lui tint tête, bravement.

— Le plus dur est fait, mon amour. Tu as eu le courage de lui parler et maintenant tu subis le contrecoup. Je comprends.

— Tu ne comprends rien ! Laurence, c’est fini entre nous. Je ne veux pas de ce bébé. Ni de toi.

De nouveau elle eut les yeux pleins de larmes.

— Tu dis des horreurs pour te venger. Je t’aime, Mathieu. Tout le reste m’est égal.

Elle se glissa vers lui, sur le drap, jusqu’à le frôler. Comme il restait immobile, elle prit sa main et l’embrassa. Elle était sans défense, trop jeune et trop ingénue. Il n’était pas tout à fait indifférent à cette adoration qu’elle lui montrait sans réserve, à ce corps appétissant qui s’était lové contre son genou.

— Laisse-nous un peu de temps, s’il te plaît… Ne prends aucune décision ce soir…

Il posa ses doigts sur la peau claire, la faisant frissonner.

Je vais rentrer chez moi, dit-il d’une voix rauque.

À regret, il voulut se lever mais elle se redressa brusquement et l’en empêcha. Elle se plaqua contre lui, agenouillée sur le lit.

— Attends ! Ne t’en va pas comme ça ! Pas tout de suite !

Il n’était pas vraiment pressé et elle l’avait deviné. Elle essayait désespérément d’en profiter.

— Rien qu’un moment, Mathieu…

— Mais ça ne changera rien, protesta-t-il en hésitant.

Son désir à elle était quand même très excitant, quelles que soient les circonstances. Des dernières conquêtes de Mathieu, Laurence était la plus jeune et la plus sensuelle. Elle avait soulevé le polo noir et elle le caressait. Il se promit que ce serait la dernière fois. Mais lorsqu’il ferma les yeux, il eut immédiatement le visage de Valérie présent à l’esprit.

Il lui arrivait de penser à sa femme lorsqu’il faisait l’amour à d’autres. À son regard vert, à ses boucles cendrées. D’une main ferme, mais sans méchanceté, il repoussa Laurence.

— Je t’appellerai, dit-il lâchement en se dirigeant vers la porte.

 

 

Dans son ancienne chambre, Valérie se réveilla un peu après l’aube. Elle parcourut du regard les étagères chargées de livres et de classeurs qui avaient rythmé ses années d’études. À cette époque-là, elle se couchait tard parce qu’elle faisait beaucoup de baby-sitting. Un été, elle avait trouvé une place de serveuse chez l’italien. Pendant les vacances de Noël, elle aidait son père au magasin, où elle avait appris à faire de très jolis paquets-cadeaux. Entre commerçants, on s’aide, et elle avait toujours obtenu des jobs d’appoint dans ses périodes de liberté. Par la suite, durant les trois ans du cycle de spécialité, elle avait effectué des remplacements pour des confrères généralistes qui partaient en vacances. Elle avait même accepté d’harassantes gardes de nuit aux urgences. Cette période de sa jeunesse était pleine de bons souvenirs. Beaucoup d’hommes lui avaient fait la cour, mais elle n’avait pas le temps d’être amoureuse et elle ne voulait pas se laisser détourner du but final : son diplôme. Sans être une jeune fille modèle, elle avait été assez sage, en somme.

Elle s’absorba dans la contemplation des photos punaisées au mur. Elle avait du mal à mettre des noms sur les visages de ses amis de l’époque. Petit à petit, Mathieu l’avait éloignée de ses copains. Ceux-ci s’étaient installés, les uns après les autres, et ils exerçaient presque tous aujourd’hui.

« Sauf toi, pauvre cloche ! »

Elle se leva d’un bond, s’étira comme un chat et fila prendre une douche. Pas plus que la veille, elle ne ressentait de réelle souffrance. Entre elle et Mathieu, la faille qui s’était ouverte était impossible à combler.

« C’est ce qu’on appelle la goutte d’eau qui fait déborder le vase, je suppose… »

Où étaient donc passés les sentiments qu’elle portait à son mari ? Ils ne pouvaient pas s’être effacés d’un coup. Mathieu avait toujours été gentil avec elle. Un peu harcelant mais gentil. À la fois trop présent et souvent absent. L’hôpital, les congrès, son emploi du temps si chargé qui dissimulait sa liaison. Sa ou ses liaisons. Depuis toujours. Est-ce qu’il l’avait trompée à peine mariés ? Ou même avant ? Pendant qu’elle se remettait de l’accouchement de sa fille, à la clinique ? Pendant qu’elle emmenait les enfants au bord de la mer et s’ennuyait sur les plages ? Il était insatiable et elle le savait très bien. Une jolie fille le faisait chavirer. Il était le chasseur le plus assidu qu’elle connaisse et il passait sa vie au milieu d’un troupeau de biches ! Qu’est-ce qu’elle s’était donc raconté pour se rassurer ? Qu’il se calmerait avec l’âge ? Quelle blague ! Qu’il ne laisserait jamais ses amourettes prendre une quelconque importance ? Eh bien, il s’était fait avoir cette fois. Par une belle petite infirmière, jeune et provocante comme il les aimait, un peu ronde et un peu vulgaire.

« Qu’est-ce qu’elle a de mieux que moi ? »

Elle brossa rageusement ses boucles qui descendaient sur son front et sur ses joues en dégradé. Il fallait qu’elle reparte de zéro. Pour commencer, elle allait dresser une liste des cliniques auxquelles elle pouvait s’adresser. On ne l’attendait nulle part mais, tout de même, elle avait un beau cursus et des appréciations flatteuses pour tous ses stages. Elle avait également obtenu une mention à son mémoire de D.E.S. Si vraiment elle ne trouvait rien, elle pourrait toujours s’installer à titre privé mais elle ne le souhaitait pas. L’ambiance de l’hôpital lui avait toujours manqué, depuis qu’elle l’avait quitté.

« Et tu as attendu aujourd’hui pour t’avouer ça ? »

Peut-être que cette fille était une maîtresse sublime alors que, pour être honnête, elle était toujours plus ou moins pressée que Mathieu en finisse.

« Donc, tu l’as bien cherché… »

Depuis combien de temps n’avait-elle pas dit à Mathieu qu’elle l’aimait ? Il avait sans doute besoin de ce genre de déclaration.

« Oui, il a besoin qu’on le flatte, qu’on l’admire, qu’on l’aime, qu’on le fasse passer avant tout… »

Elle enfila une robe légère et des mocassins beiges. Elle décida qu’elle allait se présenter partout sous son nom de jeune fille. Le patronyme de Keller était trop connu dans le milieu médical à Rouen.

« Et il n’a même pas pris ses précautions ! Comme un gamin ! Et… Oh, non… Mais il est fou, il est irresponsable ! »

Secouée par un frisson, elle essaya de repousser l’idée de la maladie. Lui avoir fait courir ce risque-là ? À elle ? De quel droit ? Par quel monstrueux égoïsme ? Il fallait qu’elle prenne rendez-vous, d’urgence, dans un laboratoire.

Quand elle ouvrit la porte de la salle de bains, Atome lui sauta dessus et lui lécha le bras.

— Mon pauvre vieux ! Tu veux sortir ? Viens, on va acheter le journal et les croissants…

Elle dévala l’escalier, le chien sur ses talons, traversa le magasin et déverrouilla la porte. Il faisait frais, elle s’éloigna d’un pas vif dans la rue étroite.

 

 

Gilles tomba sur Mathieu dans la cour d’honneur et comprit tout de suite que quelque chose n’allait pas. Après s’être salués, ils se dirigèrent ensemble vers le pavillon Derocque.

— Tu feras la visite à ma place, annonça Mathieu d’un ton péremptoire.

— D’accord.

— J’ai besoin de tests pour l’admission d’hier. Son dossier est plein de trous, de points d’interrogation. Refais une échoendoscopie œsocardiaque.

En émergeant de l’ascenseur, au troisième étage, Mathieu fila directement vers son bureau. Gilles le suivit du regard, perplexe. Ce n’était pas la première fois que le patron était d’une humeur de chien, certes, mais il y avait autre chose. Il arborait une sorte d’air… coupable, gêné. Est-ce qu’il avait des ennuis personnels ?

Il croisa un groupe d’infirmières qui bavardaient avec animation et il leur adressa un sourire distrait. Il se rendit dans le bureau de la surveillante, qu’il trouva en train d’ouvrir une boîte de chocolats.

— Un cadeau de madame Martin, expliqua-t-elle, son mari est sortant ce matin. Il est resté dix jours ici, c’est un record ! Vous en voulez ? Ils sont vraiment délicieux…

— Non, mais si vous aviez un peu de café… Le distributeur est en panne.

Tandis qu’elle lui servait une tasse, il trouva charitable de la prévenir :

— Le chef est d’une humeur massacrante ce matin !

— Ah bon ? Il doit manquer de sommeil…

Ils se mirent à rire ensemble.

— Vous avez de la chance, précisa Gilles, c’est moi qui fais la visite.

Il allait ajouter quelque chose mais il la vit pâlir brusquement et il suivit la direction de son regard. Mathieu était appuyé au chambranle, affichant un sourire narquois.

— Qui a de la chance ? demanda-t-il. Les malades ou le personnel ?

— Je voulais dire que…

— Ne t’excuse pas ! l’interrompit Mathieu. C’est bien connu, quand le chat n’est pas là… Ah, vous n’avez pas de chance, je ne fais pas partie de ces chefs de service qui ne font jamais la visite ! Et qui finissent d’ailleurs par ne plus avoir aucun contact avec les malades. Non, très peu pour moi. Tant que vous m’aurez sur le dos, on fera du vrai travail à cet étage…

Ils s’observaient tous les trois avec ironie. Finalement, la surveillante se souvint de la panne du distributeur et proposa une tasse de café à Mathieu.

— Merci, non. Je file. Amusez-vous bien !

Dans le couloir, il croisa Sylvie à qui il donna quelques ordres pour la matinée. Il ne prit pas la peine d’attendre l’ascenseur et il s’engouffra dans l’escalier. Depuis qu’il était réveillé, la pensée de Valérie ne l’avait pas quitté. Il avait trop bu, la veille, et il avait une affreuse migraine. Il récupéra sa voiture sur le parking et se glissa dans la circulation déjà très dense du quai. Une seule chose lui semblait claire : il n’aurait jamais la patience d’attendre qu’elle cesse de bouder. Il devait précipiter leur réconciliation par n’importe quel moyen.

Devant la vitrine du joaillier, il hésita un moment. Autant frapper un grand coup et au diable la dépense ! Il n’avait aucun problème d’argent, de toute façon. En cinq minutes il fit son choix, et lorsqu’il émergea du magasin il se sentit un peu mieux. On lui avait assuré que la livraison pouvait être faite le jour même, mais il s’était brusquement ravisé. Il n’était pas loin de la boutique d’Augustin. Il avait beau ne jamais venir, il connaissait le chemin. C’était une démarche difficile et d’autant plus méritoire que de se présenter là-bas. Valérie y verrait forcément une preuve de bonne volonté.

— Où vas-tu comme ça ?

Il avait failli ne pas la voir, la bousculer même, car elle s’était plantée en plein milieu du trottoir. Le ton sec n’annonçait rien de bon.

— Je venais te voir. Il faut que nous ayons une vraie discussion.

Avec combien de femmes allait-il devoir parlementer avant de remettre sa vie sur les rails qu’elle n’aurait jamais dû quitter ?

— Viens, allons déjeuner quelque part tous les deux.

— Pour quoi faire, grands dieux ?

Vexé, il riposta par une foule de questions.

— Combien de temps vas-tu rester chez eux ? Voyons, Val, tu n’es plus une gamine ! Je retourne chez ma mère, c’est bon pour les concierges ! Et les enfants ? Tu y penses ? Qu’est-ce que tu leur as raconté ? Que je suis en voyage ? Tôt ou tard, il faudra que tu m’écoutes. Autant que ce soit aujourd’hui, non ?

Sarcastique, elle prit une petite voix plaintive.

— Oui patron, bien patron… Tu te fous de moi ? N’importe quel concierge te vaut mille fois ! Sans parler de ta nana !

Comme il ne pouvait pas s’empêcher de regarder autour de lui, elle l’apostropha encore plus fort.

— Tu as peur qu’on te reconnaisse ? Et alors ? Ne reste pas là, va la retrouver. Tu as des décisions à prendre, tu vas bientôt être chargé d’une nouvelle famille ! Pour le divorce, ne crains rien, je ne serai pas exigeante !

Atterré, il la regardait sans comprendre.

— Valérie, dit-il lentement. Oh, Valérie…

Une petite pluie fine et froide s’était mise à tomber. Il ne s’en souciait pas. Ils étaient si près l’un de l’autre qu’il put lui prendre la main d’un geste furtif avant qu’elle réagisse.

— Viens avec moi, s’il te plaît… Allons où tu veux…

Il l’entraîna jusqu’à une brasserie où ils s’assirent côte à côte. Il n’avait pas lâché sa main.

— Je t’aime, souffla-t-il sans la regarder. Je me suis conduit comme le dernier des cons. Et tout ça pour rien ! Elle, je m’en fous. Si ce n’était pas vrai, je ne te le dirais pas. Pas en ce moment.

Tout en parlant, il avait sorti le petit paquet de sa poche.

— C’est pour toi. Je sais que ça n’excuse rien mais j’avais envie.

— Mathieu…

— Les bijoux te vont bien. Tout te va, d’ailleurs. Tu m’as fait des enfants beaux comme toi. Je ne veux pas d’une vie sans toi. Il n’est pas question de divorcer, tu es folle ! Demande-moi n’importe quoi.

La réponse se fit un peu attendre. Comme elle ne touchait pas au paquet, ce fut lui qui l’ouvrit. Il prit le collier dans l’écrin et le lui mit autour du cou. Ses mains tremblaient lorsqu’il accrocha le fermoir.

— C’est… c’est absurde, Mathieu.

Un maître d’hôtel s’approchait et Mathieu commanda une vodka et un kir. Elle en profita pour ôter prestement le collier et le reposer sur le velours. Elle claqua le couvercle et glissa l’écrin dans la poche de Mathieu.

— Je n’en veux pas. Tu ne peux pas tout arranger avec des cadeaux.

La peur qui s’était emparée de lui ne lâchait pas prise. Valérie semblait hors d’atteinte. Pis, elle paraissait différente.

— Je cherche un appartement, dit-elle. Nous allons divorcer.

— Non ! Tu vas réfléchir, tu vas laisser passer quelque temps. On ne démolit pas une famille sur un coup de colère ! Prends un appartement, tu as raison. Si tu préfères, je te laisse la maison et je me trouve un…

— Un studio ? Inutile, j’en connais un qui fera ton affaire, et la fille est livrée avec !

Ils en revenaient au point de départ. Il devina qu’elle ne passerait jamais l’éponge. Peut-être aurait-elle fermé les yeux sur Laurence, mais il y avait cette histoire de bébé. Un vrai cauchemar. Il se demandait comment la fléchir, forcer ses défenses, mais il ne trouvait rien.

— Qu’est-ce que tu lui as dit, à elle ? Que tu la laisses tomber ? Qu’elle sera ton second foyer ? Mais tu es lâche, comme tous les mecs, tu n’as rien dit du tout…

— « Comme tous les mecs » ? Et d’où tires-tu cette expérience ? Écoute, Val, je t’affirme que c’est une histoire terminée. Finie !

— Déjà ? Et son enfant ?

— Elle avorte ou elle devient mère célibataire, je m’en fous !

— Mais c’est ton enfant, Mathieu ! C’est aussi le tien. Tu penses à ça ?

— Et toi, à quoi penses-tu ? Pourquoi veux-tu m’enfoncer davantage ? Tu ne vois pas que j’ai la tête sous l’eau ? Je donnerais n’importe quoi pour n’avoir jamais croisé cette emmerdeuse.

— Ou pour que je ne l’aie pas su ?

— Arrête, arrête, arrête !

Il avait crié et il se reprit.

— Excuse-moi. Je n’en peux plus.

Il s’appuya au dossier de la banquette et poussa un profond soupir.

— Dis-moi ce que je dois faire.

— Je n’en sais rien, répondit-elle. Je ne suis pas à ta place, la mienne me suffit !

Cette fois, il se tourna vers elle et la regarda enfin. Elle avait les mâchoires crispées, les lèvres serrées, les yeux rivés sur la rue, droit devant elle. Il pleuvait toujours.

— Tout de même, il y a quelque chose que je veux te demander, dit-elle d’une voix sourde.

Leurs regards se croisèrent un instant. Celui de Valérie était à présent brillant de colère.

— Puisque tu lui as fait un enfant, c’est que tu n’utilisais pas de préservatif. Je ne pourrai jamais te pardonner de m’avoir exposée à ça. C’est indigne, Mathieu…

— Mais enfin… tu… Enfin, comment peux-tu… Ce n’est pas une… une…

Effaré par l’accusation, il cherchait ses mots sans succès. Tout ce qu’il aurait pu répondre était impossible à dire. Laurence était très jeune, très amoureuse et très fidèle. Pourtant prudent en général, Mathieu s’était laissé aller avec elle en toute confiance au bout de trois semaines.

— Est-ce qu’au moins tu fais des tests, de temps à autre ?

— Deux fois par an ! répondit-il trop vite.

— Bien sûr…

— Écoute, tu imagines bien qu’à l’hôpital…

Mais il n’était pas chirurgien et il ne courait aucun risque particulier, ils le savaient tous les deux. Ses fréquents contrôles le rassuraient régulièrement. Même en étant vigilant, le doute subsistait.

— Et avec les autres, tu as agi de la même manière ? Avec la même légèreté ?

— Quelles autres ? se récria-t-il. Je ne…

— Ne me prends pas pour une idiote ! Plus maintenant.

— J’ai toujours fait attention, murmura-t-il. Je te le jure.

— Oh non, pas de serments ! s’indigna-t-elle. Tu as cinquante ans, tu es médecin, et tu t’es conduit comme un beau salaud. Tu te serais retrouvé séropositif, tu m’aurais raconté quoi ? Qu’un de tes malades t’avait craché à la figure ? Tu n’as jamais pensé à moi, ni aux enfants, à personne qu’à ton petit plaisir ! C’est odieux, c’est accablant, j’ai l’impression de ne pas te connaître.

Elle parlait d’un ton uni, presque détaché, et il sut avec certitude qu’il lui restait très peu de chances de sauver leur couple. Il laissa passer un long silence mais elle n’avait rien à ajouter.

— Je ne veux pas qu’on se quitte, Val… Je ne peux même pas supporter cette idée.

— C’est toi qui nous as amenés là où nous en sommes ! répliqua-t-elle. Et c’est une impasse.

Cette discussion était vaine, il en prit conscience avec désespoir.

— J’attendrai ton retour chaque soir, murmura-t-il en se levant.

Elle le saisit par la manche et il s’immobilisa.

— C’est inutile, Mathieu. On s’arrête là, toi et moi. En fait, ça s’est arrêté hier. Tu ne l’as pas encore compris ?

Il attendit un peu puis chuchota, d’une voix à peine audible :

— Comment as-tu appris ? Quelqu’un t’a…

— Non, c’est toi. Je devais être si facile à berner que tu ne prenais plus beaucoup de précautions, tu sais… Pour ça comme pour le reste…

Elle paraissait fragile et douce, soudain. Il aimait particulièrement cette façon qu’elle avait de changer, d’une seconde à l’autre, selon ce qu’elle éprouvait.

— Je te demande pardon, dit-il encore, et je t’attendrai quand même.

Il quitta la brasserie malheureux comme il ne l’avait jamais été. Mais c’était un enfant gâté et il n’avait pas vraiment souffert jusque-là.