12
Gilles avait déjà invité deux fois Laurence à dîner. Il bénissait le hasard qui avait remis la jeune femme sur sa route. Sans cette rencontre fortuite, il ne l’aurait sans doute jamais revue. Or elle lui plaisait, lui avait toujours plu, même s’il n’avait rien tenté pour devenir le rival de Mathieu lorsque celui-ci avait jeté son dévolu sur elle.
Depuis longtemps, Gilles avait l’habitude de s’effacer devant le patron. C’était devenu un réflexe, une seconde nature. En tant que chef de clinique, il aurait pu se montrer parfois susceptible car Mathieu ne le ménageait jamais. Mais son caractère paisible ne le poussait pas à la révolte et il acceptait certaines humiliations comme des fatalités inhérentes à la stricte hiérarchie de l’hôpital. D’autant plus qu’il admirait sincèrement les qualités professionnelles de Mathieu et la manière dont il dirigeait le service.
Pour ne pas rebuter Laurence, qu’il sentait encore très marquée par sa lamentable aventure, il décida d’organiser une petite soirée entre amis. Elle avait besoin de rire, de se détendre, de reprendre confiance en elle. Il ne lui avait posé aucune question et elle n’avait lâché que quelques bribes de confidences. Sans illusion, il se doutait bien qu’elle pensait encore à Mathieu, ce qui n’était évidemment pas réciproque. Le patron sortait avec la petite Céline Leclerc et n’en était pas d’humeur plus aimable pour autant. Son divorce le vexait, le mettait à cran. Et chaque fois qu’il était question de la clinique Saint-Lazare, il devenait carrément désagréable.
Le jour où Gilles reçut ses copains, Laurence vint tôt dans l’après-midi pour lui donner un coup de main. Il habitait une maison minuscule, coincée entre deux immeubles, non loin du C.H.U. Très à son aise, elle l’aida à préparer le dîner puis elle se comporta en hôtesse tout au long de la soirée. Il ne fut jamais question de Mathieu, chacun évitant le sujet avec soin par égard pour Laurence. Sa malheureuse aventure avait fait le tour de l’hôpital mais personne ne songeait à en rire.
En la regardant aller et venir chez lui, jolie comme un cœur, appétissante comme une sucrerie, Gilles se promit de tout mettre en œuvre pour faire sa conquête. Peu lui importait qu’elle ait été la maîtresse du patron. Au contraire ! Pour une fois, il se sentait de taille à le remplacer, à le supplanter.
— Embolie foudroyante, je suis désolée, nous n’avons rien pu faire…
La femme qui sanglotait devant elle bouleversait Valérie. Elle dut détourner le regard pour ne pas se laisser aller à l’émotion. Le malade était arrivé trop tard, beaucoup trop tard.
— Venez vous asseoir, proposa-t-elle en la prenant par l’épaule.
Le désespoir des familles l’atteignait toujours de façon aiguë, elle ne pourrait jamais s’y habituer, encore moins y devenir indifférente. Elle arrêta une aide-soignante qui poussait un chariot et lui demanda d’appeler Caroline. Elle voulait lui confier la femme qui venait de s’écrouler sur l’un des fauteuils du hall. Il faudrait sans doute lui administrer un tranquillisant et attendre qu’elle s’apaise un peu.
— J’aurais dû le faire transporter à l’hôpital, j’aurais…
— Vous n’auriez pas eu le temps, ne vous faites aucun reproche.
Levant les yeux sur elle, la femme la dévisagea à travers ses larmes. Valérie supposa qu’elle devait la trouver bien trop jeune et regretter de ne pas avoir appelé le S.A.M.U. C’était tout le problème d’une clinique, si bien équipée soit-elle, cette proximité d’un hôpital comme Charles-Nicolle. Pour les urgences et les cas extrêmes, tout le monde préférait le C.H.U., c’était normal. Mais même là-bas l’équipe de Keller en cardio ou celle de Joachim en réa n’aurait rien pu faire.
Confiant la malheureuse femme aux mains de Caroline qui venait d’arriver, Valérie regagna le deuxième étage. Elle se plaisait à Saint-Lazare et son travail la passionnait mais, un jour ou l’autre, il lui faudrait retrouver l’atmosphère d’un grand hôpital. Même si les salaires y étaient moins conséquents, même avec les contraintes imposées par l’administration, même avec des obligations supplémentaires et une absence totale de liberté, même avec les rivalités sournoises des confrères et la rigidité des grands services, Valérie rêvait d’une carrière hospitalière.
— Vous avez un instant ? lui demanda Roussel qui émergeait de son bureau.
Elle le suivit à l’intérieur et referma la porte. La pièce était vaste et claire, meublée avec goût. Un cadre idéal pour mettre les gens en confiance. Lorsque Roussel partirait, c’est là qu’elle s’installerait.
Le vieux médecin la regardait avec une expression étrange, et elle se sentit aussitôt sur la défensive.
— Qu’est-ce que vous pensez de ça ? dit-il d’un ton brusque en poussant vers elle une feuille de papier.
Quelques chiffres étaient inscrits, à la main. Des résultats d’examens qu’elle étudia avec attention. Il lui tendit ensuite un tracé d’électro.
— Pas terrible, commenta-t-elle avec prudence après l’avoir longuement parcouru.
En général, quand Roussel prenait son avis, c’était toujours sous la forme d’une discussion courtoise. Là, il attendait qu’elle se prononce comme pour lui tendre un piège. Elle relut les données, reprit l’électro. Au moment où elle allait retourner le carnet pour lire le nom du patient et son âge, la main de Roussel s’abattit sur la sienne.
— Attendez… Quel est votre diagnostic, Valérie ?
— Mais j’ai trop peu d’éléments pour poser un diagnostic ! protesta-t-elle.
Elle ne comprenait pas où il voulait en venir, cependant elle décida de lui faire confiance et d’entrer dans son jeu. L’interprétation du tracé, quand il présentait des anomalies, était toujours délicate.
— Il y a des traces d’un infarctus ancien qui est peut-être passé inaperçu… Je pense à un cœur assez fragile ou usé. Sans une artério, je ne me prononce pas davantage mais il semble que ce soit un patient à risque.
Relevant les yeux vers lui, elle surprit son sourire gentil, fatigué, un peu triste.
— De qui s’agit-il ?
— De votre père.
Après un silence assez long, il reprit ses papiers et lui tapota la main.
— Rien d’urgent ni de catastrophique, n’est-ce pas ? Mais c’est un homme qui a négligé sa santé jusqu’ici et il va falloir le surveiller, l’obliger à se soigner, à prendre quelques précautions. Je le revois la semaine prochaine. Vous ne voulez pas vous charger de lui, j’imagine ?
— Non, souffla-t-elle d’une voix détimbrée.
— Alors je vais faire de mon mieux et, de toute façon, je vous tiendrai au courant. Toutefois… dans quelque temps je ne serai plus ici, il faudra bien alors que vous preniez le relais.
Silencieuse, elle dévisageait Roussel comme pour s’assurer qu’il ne lui dissimulait rien. Une fois de plus, il nota la remarquable couleur de ses yeux, ce qui lui arracha un sourire.
— M. Prieur est un homme charmant, vous lui ressemblez.
Lorsqu’elle lui parut avoir recouvré son calme, il posa la question qui lui tenait à cœur :
— Si vous préfériez qu’il soit suivi à Charles-Nicolle, je le comprendrais très bien. Le service de Keller est tout de même remarquable.
— Oh non ! répondit-elle avec une évidente sincérité. D’abord, papa n’accepterait jamais. Il n’a aucune sympathie pour Mathieu. Et moi, j’ai toute confiance en vous.
Il n’y avait pas de complaisance dans cette phrase, c’était une simple constatation. Roussel se sentit bêtement flatté et il se remit à sourire.
— Vous savez, murmura Valérie, mon père n’était pas venu consulter. En fait, il était venu voir sa fille en tenue de « docteur ». C’est aussi simple que ça. Mais tant mieux si ça nous permet maintenant d’avoir un œil sur lui. J’aime énormément mon père et en plus j’ai besoin de lui en ce moment. C’est assez égoïste, n’est-ce pas ?
— Non, c’est merveilleux pour lui. Le problème, arrivé à un certain âge, c’est plutôt de se sentir inutile.
Par l’interphone, on réclamait un cardiologue aux urgences.
— Allez-y, suggéra Roussel, je crois que tout le monde préfère travailler avec vous, maintenant…
Elle se leva aussitôt, sans chercher à discuter du bien-fondé de cette affirmation. C’était cruel pour lui mais il était lucide. En ouvrant la porte, elle hésita, un peu embarrassée.
— Merci pour ce que vous faites pour moi, dit-elle très vite.
Au rez-de-chaussée, un interne affolé l’attendait au chevet d’un patient présentant des troubles du rythme très graves. Il s’agissait d’un homme âgé, doté d’un sacré caractère, et qui vitupérait malgré son état. Valérie procéda à un interrogatoire rapide mais très habile. Le vieux monsieur finit par avouer qu’il avait décidé, deux jours plus tôt, d’arrêter son traitement, persuadé de l’inutilité des médicaments. Il précisa, furieux, que ça lui donnait des cauchemars et des nausées. Puis il pâlit d’un coup et chercha sa respiration comme un noyé. Inquiète, elle demanda qu’on le transfère immédiatement à son étage. L’interruption brutale des bêtabloquants risquait de provoquer un infarctus, avec risque de mort subite.
Ludovic sifflotait gaiement, ce qui ne fit qu’augmenter l’exaspération d’Axelle. Il ramassa le dernier coussin et regarda autour de lui avec satisfaction. La grande salle était bien rangée à présent, un plateau posé sur la table basse et des bûches empilées sur le petit bois, dans la cheminée.
— Très romantique ! apprécia sa fille. Si tu cherches des bougies, il doit en rester à la cuisine…
— Écoute, lui dit-il gentiment, sois un peu moins caustique avec ton vieux père, tu veux ?
— Tu n’es pas tellement vieux, que je sache ! D’ailleurs, à te voir faire, on pourrait même penser que tu n’as pas atteint l’âge adulte.
Sans l’écouter, il alla ramasser La Gazette du Valais qui traînait près de la bergère. Puis il se tourna vers elle.
— Tu m’as acheté des pistaches ?
— Non, j’ai oublié ! répliqua-t-elle avec un sourire narquois. Désolée… Ta bonne femme devra se contenter de cacahuètes… comme les singes.
Elle se rendit compte qu’elle était allée trop loin quand elle vit son père avancer sur elle. Il s’arrêta à quelques centimètres.
— Tu es trop grande pour recevoir une paire de claques, mais j’en meurs d’envie.
— L’amour te rend violent, on dirait !
À la dernière seconde, il retint son geste et se borna à la prendre par l’épaule.
— Tu te comportes comme une peste, mais ça m’est égal. Tu n’arriveras jamais à me faire croire que tu es malheureuse. J’ai attendu de connaître ton emploi du temps pour pouvoir inviter Valérie ici. Je profite de tes absences pour ne pas te gêner, or je suis chez moi, c’est ma maison. Tu penses me tyranniser encore longtemps ?
Elle se dégagea brutalement, fit un pas en arrière et se mit à hurler.
— Tu t’es vu, dis ? Tu t’es vu ? Tu joues les amoureux transis, j’en ai honte pour toi ! Tu es ridicule ! Cette femme se moque bien de toi, elle est à la recherche d’un mari pour remplacer le sien, elle veut caser ses deux moutards et toi tu gobes ça comme une belle romance ! Atterris avant qu’elle t’ait plumé !
La gifle qu’elle reçut la fit chanceler et lui coupa la parole. Incrédule, elle porta la main à sa joue, recula encore un peu avant d’éclater en sanglots.
— Tu es devenue mesquine, lui jeta-t-il d’une voix rageuse. Injuste, égoïste… Tu veux tout régenter, préserver ta petite vie de fille à papa. Tu te moques éperdument de ce que je ressens !
Elle pleurait tellement qu’elle trépignait, vexée comme elle n’avait pas souvenir de l’avoir jamais été. Elle quitta la pièce en courant et il entendit claquer la porte d’entrée. Quelques secondes plus tard, la Twingo démarrait dans un hurlement de moteur. Il n’avait pas fait un geste pour la retenir. Il baissa les yeux sur sa montre. Encore une demi-heure et Valérie serait là.
Dans la cuisine, il vérifia la cuisson du canard, retourna les petites pommes de terre avec précaution. La brûlure de ses doigts n’était plus qu’un souvenir, même s’il conservait une marque brune tout le long de l’index. En furetant dans un placard, il découvrit un bocal d’olives et un paquet de chips. Tant pis pour les pistaches, mais il avait remarqué que Valérie en grignotait volontiers et il aurait voulu lui faire plaisir.
Après avoir mis le champagne dans un seau, il démoula deux bacs de glaçons qu’il arrangea autour de la bouteille. Il n’aurait jamais imaginé pouvoir lever la main sur sa fille. Mais elle ne voulait rien entendre et son comportement devenait odieux. Si jamais Valérie acceptait un jour de vivre avec lui, la cohabitation s’avérerait impossible. Il décida qu’il avait le temps d’y penser, qu’il ne fallait pas bâtir de châteaux en Espagne et que, au pire, il pourrait louer un appartement pour Axelle. Elle avait l’âge de l’indépendance et, en tout cas, elle en avait les manières.
Absorbé dans des pensées contradictoires, Ludovic retourna dans la salle de séjour, brancha la chaîne stéréo et alluma la flambée. Il espéra qu’il ne s’était pas mis à geler sur les routes, aussi bien pour Axelle – qui devait conduire trop vite, comme chaque fois qu’elle était en colère – que pour Valérie. Elles étaient les deux êtres auxquels il tenait par-dessus tout et il réalisa que sa fille avait raison, qu’elle n’était plus la seule à compter pour lui.
L’ouverture de Manon de Puccini l’empêcha d’entendre la voiture de Valérie. La jeune femme surgit dans la pièce alors qu’il était plongé dans une rêverie plutôt mélancolique. Atome se précipita vers lui et posa deux pattes glacées sur ses genoux.
— Quand il a su que je venais ici, il a voulu m’accompagner, dit Valérie en guise d’excuse. Il est comme moi, il aime ta maison…
La tête levée, Ludovic la fixait. Ses boucles blondes retombaient en désordre sur le col de son manteau noir. Elle portait des bottes sous son blue-jean et elle semblait transie.
— Viens te réchauffer, proposa-t-il en lui tendant la main. Ton chien est le bienvenu. Et quand tu te décideras à me présenter tes enfants…
Il voulait plaisanter mais elle ne sourit pas. Au contraire, elle fronça les sourcils en faisant trois pas hésitants vers la cheminée. Il la rejoignit, la débarrassa du manteau et de la laisse d’Atome qu’il déposa sur le bord du canapé.
— Tu es tellement belle que je ne sais pas quoi dire ! Tu as soif ?
Exprès, il ne l’avait pas embrassée, pas touchée. Il n’aurait pas dû parler des enfants. Tout ce qui se rapportait à l’avenir semblait toujours lui faire peur.
— Raconte-moi ta journée. Tes journées ! Il y a mille ans que je ne t’ai pas vue.
— Je suis fatiguée, dit-elle en souriant.
Mais elle n’en avait pas l’air, pourtant. Il la trouvait resplendissante.
— Je nous ai préparé un canard, annonça-t-il en s’adressant directement au chien.
Le rire de Valérie le réconforta. Il alla vers elle pour lui tendre une coupe.
— C’est bien que tu sois là.
C’était mieux encore mais il ne voulait pas s’appesantir. Il avait longtemps attendu cette soirée et, dans quelques heures, Valérie partirait de nouveau, disparaîtrait pour plusieurs jours en le remettant à la torture.
Elle se laissa tomber dans son fauteuil de prédilection en soupirant :
— Je ne me suis pas beaucoup assise aujourd’hui…
— Même pas à l’heure du déjeuner ? Et, à ce propos, ta clinique et mon étude ne sont pas si éloignées l’une de l’autre pour que nous ne puissions pas nous retrouver dans un bistrot de temps à autre…
C’était plus fort que lui, il posait des jalons, il avait besoin de repères pour la semaine à venir. Elle accepta tout de suite un rendez-vous pour le surlendemain et il en déduisit qu’elle préférait consacrer ses soirées à ses enfants. À midi, ils mangeaient à la cantine de l’école et elle ne les priverait donc pas de sa présence.
Pelotonnée dans la bergère, elle avait croisé ses longues jambes au-dessus de l’accoudoir et elle gardait les yeux fixés sur les flammes en sirotant son champagne.
— Mathieu ne faisait pas de feu, nous n’avons jamais sali la cheminée, dit-elle d’un ton rêveur.
Comme chaque fois qu’elle prononçait le prénom de son mari, il se sentit malheureux.
— Sali ?
— C’est ce qu’il prétendait. Les cendres, la suie…
Elle tourna brusquement la tête vers lui et leurs regards se croisèrent.
— J’aime ta maison, ta façon d’être…
C’était une déclaration bien timide mais il n’en demandait pas davantage pour l’instant.
— J’espère que tu vas aimer mon dîner. Viens…
Cette fois, il lui prit franchement la main et la serra dans la sienne. Atome les précéda jusqu’à la cuisine, de son petit trot guilleret.
— Il a mangé ? s’enquit Ludovic.
La question était anodine mais Valérie fut touchée. Jamais Mathieu ne se serait préoccupé de ce genre de détail. Elle répondit que son père se chargeait du chien avec beaucoup de bonne volonté. Puis elle raconta la visite d’Augustin à Saint-Lazare et l’attitude formidable de Roussel. Il l’interrogea longuement sur ses parents, devinant qu’elle avait besoin de confier ses soucis. Avec une redoutable habileté, qu’il devait à son métier, il la fit parler une bonne partie du dîner. Il voulait tout connaître, et surtout il désirait qu’elle se sente en confiance avec lui. Ce serait un pas de plus vers une intimité tout aussi importante que celle qu’ils avaient connue dans les bras l’un de l’autre à Belle-Isle-sur-Risle.
Après le canard, Ludovic lui servit un dessert qu’il avait acheté dans la meilleure pâtisserie de Rouen. Tout en la regardant dévorer, il lui donna les derniers détails de la procédure du divorce. Hubert suivait le dossier de très près et une première tentative de conciliation chez le juge était prévue pour le mois suivant. Bien entendu, Bréval n’avait posé aucune demande concernant la garde des enfants.
— Mathieu les prend le week-end prochain, il aura déjà du mal à les occuper vingt-quatre heures !
— Le week-end prochain ? Et tu m’annonces ça maintenant ?
En deux enjambées, il avait fait le tour de la table et était venu près d’elle. Malgré toutes ses résolutions, il se pencha, la serra contre lui puis l’embrassa. Ensuite il s’écarta, à regret, décidé à ne pas se laisser aller.
— Tu me le donnes, ce week-end-là ? Tu me le prêtes ? Je vais nous organiser quelque chose d’exceptionnel !
— Non, ce n’est pas la peine de…
— Tu as d’autres projets ?
Son air déçu était tellement irrésistible que Valérie se mit à rire.
— De samedi soir à dimanche matin, d’accord. Après, je déjeunerai avec mes parents. Je ne veux pas qu’ils puissent croire que c’est seulement quand j’ai besoin d’eux que…
— Je comprends très bien.
Elle pensa que c’était vrai, qu’il était sans aucun doute en mesure de la comprendre. Au moment où elle allait lui faire remarquer qu’ils pouvaient très bien rester là, elle se souvint d’Axelle et de son animosité. C’était pour cette raison, sans doute, qu’il l’avait emmenée à l’hôtel la dernière fois.
— Je m’en occupe dès demain, déclara-t-il, je vais nous trouver un établissement dépourvu d’insectes !
Le son de sa voix trahissait une réelle gaieté, une excitation de gamin. Elle se sentit bizarre, soudain, avant de réaliser qu’elle avait seulement envie de lui. Cette découverte la stupéfia. Comme il était toujours debout à côté d’elle, elle s’appuya contre lui avec une certaine volupté. Mathieu ne lui avait jamais laissé le temps d’éprouver du désir. Le frôler, c’était la certitude de se retrouver au lit trois minutes plus tard et elle avait pris l’habitude de fuir les contacts intempestifs. Elle respira profondément, le nez dans le pull de Ludovic, savourant ce désir inattendu.
Un aboiement bref d’Atome les fit sursauter ensemble. Le chien s’était dressé contre une fenêtre de la cuisine et des éclats de voix leur parvinrent.
— Ta fille ramène des amis ?
Sans vouloir se l’avouer, elle était un peu déçue. Ludovic se taisait, beaucoup plus contrarié qu’elle.
— Je vais rentrer, murmura-t-elle, il est tard.
— Je te reconduis.
— Mais… J’ai ma voiture !
— Je préfère te suivre. Je ne veux pas te savoir seule dans les rues. Je m’en irai dès que tu auras poussé la porte de ton immeuble.
Il y eut des rires bruyants dans l’entrée puis du chahut dans l’escalier. Exaspéré, Ludovic alla récupérer le manteau de Valérie et la laisse du chien. Il l’aida à s’habiller et enfila un blouson avant de sortir. Il faisait très froid, les pare-brise étaient couverts de givre et la terre craquait sous leurs pas. Malgré sa colère contre Axelle, il préférait la savoir à la maison.
L’un derrière l’autre, ils prirent la route de Rouen. Lorsqu’ils atteignirent la vieille ville, Ludovic attendit qu’elle se soit garée pour descendre de son coupé. Il lui déposa un baiser léger près de l’oreille et remonta en hâte dans sa voiture. Un quart d’heure plus tard, il était de retour chez lui. Toutes les lumières étaient éteintes et il trouva Axelle assise dans le noir, devant la cheminée, en larmes, complètement saoule.
Céline n’avait pas mis longtemps à comprendre les avantages qu’elle pourrait tirer d’une liaison avec Mathieu Keller. Contrairement à Laurence, la jeune fille avait la tête sur les épaules et songeait à son avenir. Les étudiants ne l’intéressaient guère car elle les trouvait ennuyeux. Les soirées passées à boire de la bière en chantant des chansons de corps de garde dans une ambiance de franche camaraderie l’assommaient. L’appartement qu’elle partageait avec une amie était petit, en désordre, sans aucun charme. Et les fins de mois posaient toujours les mêmes problèmes.
Le chèque mensuel de ses parents n’était pas très conséquent mais ils ne pouvaient faire mieux. Sa mère n’avait qu’un poste de secrétaire à mi-temps, dans une société nautique, et son père était au chômage. Céline se demandait encore, après cinq ans, pourquoi elle s’était lancée dans des études de médecine. Elle savait très bien qu’elle n’arriverait pas au bout. C’était trop difficile et le but était trop éloigné.
Mathieu n’était pas désagréable. Il lui avait fait un peu peur, au début, et avec toutes les histoires qui circulaient sur son compte elle avait bien failli le fuir pour de bon. Puis elle avait prêté une oreille plus attentive aux commérages lorsqu’elle avait compris qu’il était en instance de divorce. Pour rien au monde elle ne se serait lancée dans une aventure avec un homme marié. Pas au nom d’une moralité qu’elle ne possédait pas mais plutôt par réalisme. Les hommes qui trompent leur femme mentent aussi à leurs maîtresses, c’est bien connu.
Pour en être certaine, Céline avait voulu aller chez Mathieu, ce qu’il avait proposé de lui-même, et elle avait exigé d’y dormir afin de s’assurer qu’il était bien libre. Dans la salle de bains, il n’y avait aucune trace de la présence d’une femme. Dans les penderies de la chambre non plus.
La superbe villa de Mont-Saint-Aignan l’avait beaucoup impressionnée. Vivre là en se prélassant au bord de la piscine ou au coin de la cheminée devait être merveilleux. En prenant un petit déjeuner très matinal, elle s’était imaginé qu’elle était chez elle et elle avait décidé que ce serait la meilleure chose qui puisse lui arriver.
Lucide, elle avait réfléchi durant des heures sur la conduite à tenir. Mathieu était un séducteur-né, ça se voyait tout de suite, et il risquait de lui échapper d’un moment à l’autre. Il suffirait qu’il croise une jolie fille dans les couloirs de Charles-Nicolle pour la laisser tomber. Elle devait donc se démarquer des autres, agir différemment, devenir unique. Leurs étreintes n’avaient rien eu d’exceptionnel, elle en était consciente, et il en savait mille fois plus long qu’elle dans ce domaine. Comme avec la plupart de celles qu’il mettait dans son lit. Elle décida donc de le conduire sur un autre terrain. Ayant constaté que toutes les femmes qui l’approchaient avaient la même expression admirative et énamourée, elle estima qu’elle devait le traiter avec indifférence. S’il se prenait au jeu, elle avait sa chance.
Cette tactique donna immédiatement de bons résultats. Durant la visite des malades qu’elle suivait en traînant les pieds, elle lui tournait le dos au lieu de chercher son regard. Dans le service, elle l’évitait, faisait semblant de ne pas le voir si elle le croisait, s’obligeait à rire avec les autres étudiants dès qu’il approchait. Elle ne le remercia pas pour les fleurs qu’il lui avait envoyées et remit au lendemain une invitation à dîner en prétextant qu’elle était déjà prise. Lorsqu’il la conduisit dans un restaurant très chic, elle fit mine de s’ennuyer et de ne pas remarquer la somptuosité du décor. À la fin du repas, quand il lui offrit une montre qu’il était allé choisir le matin même, elle se contenta de faire la moue tout en l’accrochant à son poignet. Cette nuit-là, Mathieu s’appliqua à la rendre heureuse et elle ne parvint pas tout à fait à lui cacher son réel plaisir. Mais plus elle serait distante, plus il s’acharnerait, c’était certain. Il avait trop l’habitude qu’on l’aime et qu’on l’admire pour ne pas chercher à vaincre l’indifférence qu’elle lui opposait.
Lorsqu’il l’invita une troisième fois, elle accepta en haussant les épaules, ce qui le vexa prodigieusement. Il se jura alors de la rendre amoureuse et ne supposa pas un seul instant que, pour une fois, c’était lui qui était entraîné dans un marché de dupes.
Valérie roula sur le côté pour échapper aux petites mains qui la chatouillaient. Jérémie était aux anges parce qu’il avait fait rire sa mère et il se mit à sauter sur le lit.
— On dormira à la maison, samedi ? demanda Camille d’une voix boudeuse.
C’était une façon de faire remarquer qu’elle n’était pas tout à fait chez elle dans cet appartement.
— On a des chambres partout, on est riches ! constata Jérémie.
Très sensible, le petit garçon ne voulait créer aucune peine à sa mère. Il ajouta :
— Moi, j’aime mieux les lits superposés !
— Et pour l’école, vous préférez l’ancienne ou la nouvelle ?
Valérie les laissait toujours libres de s’exprimer, de confier leurs regrets.
— La nouvelle ! répondirent-ils en chœur.
— Je l’aimais beaucoup aussi quand j’avais votre âge…
— C’est Suzy ou grand-père qui allait t’attendre ?
— Tous les deux, à tour de rôle.
— Et tu travaillais bien ?
— Très bien ! Si vous ne me croyez pas, vous n’avez qu’à chercher mes carnets de notes, ils sont chez vos grands-parents.
— C’est vrai ?
Très excités, les deux enfants s’étaient rassis sur le lit pour l’écouter. Ils avaient du mal à l’imaginer petite fille.
— Et tu voulais déjà être docteur ?
— On dit « médecin ». Docteur, c’est le titre qu’on vous décerne après un très long cycle d’études. En droit, en lettres…
— On fait des études pour le courrier ?
Elle embrassa son fils sur le nez et, voyant l’expression jalouse de Camille, elle la prit dans ses bras.
— Et vous, mes amours, vous ferez des études de quoi ?
— Vétérinaire ! crièrent-ils en chœur.
Ils aimaient Atome autant l’un que l’autre et ne lui infligeaient jamais aucune misère.
— Il viendra à quelle heure, papa ?
— Vers six heures. Vous devriez vous dépêcher de finir votre sac…
Elle avait déjà préparé des pyjamas et des brosses à dents, des pulls de rechange pour le lendemain. À Mont-Saint-Aignan, elle avait laissé des jouets, des livres et des peluches. C’était toujours leur maison et, contrairement à Valérie, ils aimaient y retourner. Elle espéra que Mathieu avait prévu un programme suffisamment intéressant pour les faire tenir tranquilles. Il n’était pas patient et ne supportait pas les disputes.
— Prenez des écharpes et des gants ! leur cria-t-elle tandis qu’ils disparaissaient dans le couloir.
Si Mathieu était ponctuel, elle disposerait d’un moment de paix pour se préparer elle aussi. Rien ne l’avait empêchée de quitter la clinique tôt, pour une fois, et elle avait pu profiter de ses enfants une grande partie de l’après-midi.
Avec un soupir de satisfaction, elle se rallongea sur le lit pour réfléchir à la façon dont elle allait s’habiller. Elle élimina un certain nombre de tenues avant de fixer son choix sur un kilt, un blazer long et cintré, un col roulé blanc. Ludovic ne lui avait rien dit de leur destination mais elle lui faisait confiance. Il avait dû se creuser la tête pour dénicher un endroit de rêve. Dans peu de temps, elle serait dans ses bras. À cette idée, une sorte d’engourdissement s’abattit sur elle. Les souvenirs de leur nuit à Belle-Isle-sur-Risle étaient très agréables, très excitants. Elle fut parcourue d’un frisson et se leva d’un bond. Sous la douche tiède, elle s’aperçut qu’elle chantonnait sans arrêt, ce qui ne lui était pas arrivé depuis des mois.
Quand la sonnette retentit, elle était en peignoir, les cheveux mouillés, et ce fut Jérémie qui ouvrit la porte.
— C’est papa ! hurla-t-il tandis que sa mère arrivait pieds nus, un peigne à la main.
Ils se dévisagèrent avec une certaine curiosité, comme de parfaits étrangers.
— Entre, proposa Valérie en souhaitant qu’il refuse.
Mathieu ferma la porte, embrassa son fils et avança dans le séjour. Puis il se tourna vers elle, souriant, et déclara :
— Tu es magnifique !
C’était si rare qu’il soit simple et sincère qu’elle faillit s’attendrir. Mais, dès que Jérémie eut disparu pour aller chercher sa sœur, il prit Valérie dans ses bras et la plaqua de force contre lui.
— Tu pourrais quand même me dire bonjour…
Les mains de Mathieu étaient déjà sur sa peau et elle se dégagea brutalement.
— Bonjour ! lui lança-t-elle d’un ton froid.
Cette étreinte imposée l’avait ulcérée. Mathieu la regardait avec une expression gourmande et elle resserra son peignoir autour d’elle.
— Les enfants sont prêts…
— Et toi ? Tu es bientôt prête ? Tu viens avec nous ?
Elle sentit qu’il ne plaisantait qu’à moitié.
— Ne dis pas de bêtises…
— Pourquoi ? D’abord, qu’est-ce que tu fais dans cette tenue légère ? Tu vas te coucher ou tu te prépares pour ton avocat ?
Mathieu la défiait, soudain rageur. Penser à Valérie était une chose, la voir à moitié nue devant lui en était une autre. Il restait incurablement amoureux de sa femme. L’arrivée des enfants les soulagea l’un comme l’autre. Camille se précipita au cou de son père qui dut la porter tandis que Jérémie se chargeait du sac en ronchonnant.
— Je les ramènerai demain vers trois heures, déclara Mathieu sans consulter personne.
— Dépose-les chez mes parents, c’est là que je serai. Vous prenez Atome ?
Sans répondre, il saisit la laisse qu’elle lui tendait, se dirigea vers le palier puis s’engagea dans l’escalier. Valérie ferma la porte très doucement et s’adossa au battant. Il ne verrait donc jamais en elle autre chose que sa propriété ? Est-ce qu’il essaierait de la peloter chaque fois qu’il mettrait les pieds chez elle ?
À pas lents, elle gagna sa chambre et commença de s’habiller. Elle allait pouvoir se maquiller tranquillement, sécher ses cheveux, choisir des bijoux appropriés. Pour une fois, Ludovic la trouverait détendue, disponible, il le méritait. Et d’ailleurs, autant se l’avouer, elle avait très envie de lui plaire. Cette seconde escapade la mettait dans un véritable état d’allégresse. Elle n’avait plus peur de l’inconnu qu’il était encore pour elle quelques semaines plus tôt et elle pouvait différer le moment de prendre des décisions sérieuses. Elle ne souhaitait pas lui promettre quoi que ce soit, n’ayant aucune envie qu’il se comporte un jour comme Mathieu. La liberté avait quelque chose de grisant qu’elle ne voulait plus remettre en cause.
Ponctuelle, elle sortait de l’immeuble lorsque Ludovic vint se ranger le long du trottoir. Elle s’installa à côté de lui, décidée à savourer chaque minute de la soirée.
— Tu m’impressionnes beaucoup, lui dit-il en démarrant.
— Ah bon ? Et qu’est-ce qui te fait cet effet-là ? Le parfum ? La coiffure ?
Elle riait mais il resta sérieux pour répondre :
— L’ensemble… Tu es une petite femme très effrayante.
Sa sincérité la désarma. Il n’avait sûrement pas peur de l’amour mais plutôt de souffrir à cause d’elle.
— Où allons-nous, cette fois ? demanda-t-elle en bouclant sa ceinture.
— Dans un moulin. Avec un peu de chance, nous ferons une promenade en barque demain matin. Pas de problème, c’est moi qui ramerai…
Elle lui posa une main légère sur l’épaule.
— Ludovic, tu roules trop vite…
Le compteur affichait cent cinquante et il ralentit. Il y avait très peu de circulation sur la nationale.
— C’est parce que je suis pressé d’arriver. C’est l’une des meilleures tables de Normandie et je meurs de faim ! Parle-moi de toi.
— Tu penses que ça suffira à te couper l’appétit ?
— Je suis très… Oh ! là, là !…
Les yeux levés vers son rétroviseur, il rétrograda en troisième pour freiner sans allumer ses feux arrière. L’un des deux motards qui le suivaient vint à sa hauteur et lui fit signe de s’arrêter.
— Les ennuis ne vont pas tarder, murmura-t-il en se garant sur le bas-côté.
Il baissa sa vitre et attendit le gendarme. Celui-ci porta la main à son casque et se pencha.
— Vous savez à quelle allure vous rouliez ? demanda-t-il d’un ton narquois. Vous avez les papiers du véhicule ?
Ludovic soupira, tourna la tête vers Valérie en esquissant un sourire navré, puis avoua :
— Non…
Il avait changé cinq ou six fois de veste, avant de partir, et avait essayé au moins une dizaine de cravates. Il avait soigneusement vérifié qu’il avait sa carte bancaire et son chéquier sur lui, mais il n’avait pas pensé au reste. Il était dans un tel état d’excitation, comme à chaque rendez-vous avec Valérie, qu’il avait dû laisser son portefeuille dans un autre vêtement.
— Non ? s’étonna le gendarme. Et votre permis de conduire ?
— Non plus. Rien qui prouve mon identité, en fait, j’ai tout oublié chez moi.
— Vraiment ?
L’autre motard s’était approché et faisait le tour du coupé.
— J’ai mes papiers, proposa Valérie.
— Tant mieux pour vous, mais vous n’êtes pas au volant, mademoiselle…
Néanmoins, il tendit la main et prit le porte-cartes qu’elle lui présentait. Il l’examina puis reporta son attention sur elle.
— Cardiologue ?
Son air sceptique n’augurait rien de bon.
— Vous allez nous suivre jusqu’à la gendarmerie, dit-il tranquillement.
— Écoutez, c’est ridicule, je…
— C’est moi qui décide, monsieur.
Exaspéré, Ludovic allait protester mais Valérie, de nouveau, lui posa la main sur l’épaule dans un geste apaisant. Ils reprirent la route, encadrés par les deux motards.
Dans les locaux de la petite gendarmerie, on leur désigna un banc de bois où on les oublia un long moment. Chaque fois que Ludovic s’énervait, on lui répondait que les vérifications étaient en cours.
— Ils ne sont évidemment pas reliés à l’ordinateur central, fulmina-t-il, et à l’étude, personne ne répondra ! On va peut-être passer toute la nuit ici, à regarder ces types fumer leurs Gauloises ?
Il parlait assez haut pour être entendu mais les agents de permanence ne lui accordèrent même pas un regard, devinant qu’il cherchait la bagarre.
— Si tu ne te calmes pas, ils vont nous jeter dans une cellule !
Elle avait beau essayer de plaisanter, il était furieux, déçu, vexé. Une pendule murale indiquait neuf heures et demie, ce qui commençait à compromettre sérieusement leur soirée d’amoureux. Deux fois, Ludovic se leva et alla échanger quelques propos acerbes avec les gendarmes, sans aucun résultat.
Quand il fut enfin établi qu’il ne s’agissait pas d’une voiture volée et qu’ils étaient bien l’avocat et le médecin qu’ils prétendaient être, on leur rendit les clefs du coupé sans un mot d’excuse. Ludovic dut encore signer le procès-verbal pour excès de vitesse avant qu’on les laisse partir.
Arrivés au moulin de Connelles on les informa, bien entendu, qu’on ne servait plus. Mais la direction, compatissante, leur fit monter un somptueux repas froid dans leur chambre. Après avoir débouché le champagne et tout installé sur une table roulante recouverte d’une nappe de dentelle, les deux serveurs s’éclipsèrent. A peine avaient-ils refermé la porte que Ludovic prit Valérie dans ses bras pour lui murmurer une interminable série d’excuses.
— Et déjà, la première fois, quand nous sommes allés à Belle-Ile-sur-Risle, tu m’avais fait remarquer que je conduisais trop vite et qu’on finirait par se faire arrêter ! Maintenant voilà, c’est arrivé, j’ai gâché ce week-end alors que j’avais tout prévu, et si tu en gardes un mauvais souvenir, je ne me le pardonnerai jamais. Nous avons si peu de temps à nous…
Elle l’écouta d’abord gravement puis fut gagnée par un fou rire très communicatif. Les larmes aux yeux, la tête rejetée en arrière, elle essayait de reprendre son souffle et il finit par s’esclaffer avec elle. Gendarmes ou pas, ils avaient la nuit devant eux. Et, après tout, ils n’étaient pas venus là uniquement pour dîner.
Quand Jérémie se réveilla, le dimanche matin, il eut du mal à comprendre où il se trouvait. Lorsqu’il reconnut le décor familier de son ancienne chambre, il soupira. La soirée de la veille lui avait paru terriblement ennuyeuse. Au restaurant, ils avaient été contraints de se tenir sagement malgré la très longue attente entre chaque plat. La conversation avait été entrecoupée de silences moroses. Quelques réflexions aigres-douces sur leur mère avaient mis Jérémie très mal à l’aise mais il n’avait pas eu le courage d’affronter son père en répliquant. Mathieu lui faisait peur dès qu’il se fâchait.
Il se leva et alla jusqu’au lit de Camille qui dormait toujours, cachée sous sa couette. Ensuite, il remarqua qu’Atome était dressé contre la fenêtre et il alla le rejoindre pour le caresser. Regardant au-dehors, il poussa une exclamation émerveillée en découvrant la neige qui recouvrait la pelouse. Il se précipita sur ses vêtements et commença de s’habiller tout en apostrophant sa sœur. Mais elle enfouit sa tête sous son oreiller, grogna et refusa d’ouvrir un œil. Tant pis pour elle, il ferait seul le tour du parc dont il connaissait les moindres recoins.
Dès qu’il fut dehors, il se mit à courir, ivre de joie, le dalmatien sur ses talons. Ensuite il confectionna des boules de neige bien dures qu’il fit éclater contre des troncs d’arbres. Ce qui lui donna l’envie d’en escalader un pour profiter du paysage d’en haut. Le toit de la maison devait être tout blanc, comme la bâche qui protégeait la piscine.
Il avisa le vieux mélèze qui lui avait servi à faire ses premiers pas de grimpeur. Durant son ascension, il éprouva quelques frayeurs en sentant ses bottes déraper sur les branches givrées. Mais il voulait atteindre un endroit précis, une fourche sur laquelle il n’avait jamais pu se hisser, même en plein été. Sa mère lui interdisait de grimper et sa sœur le dénonçait à chaque tentative. Au moins, ce matin, personne ne le dérangerait. Son père se levait tard, le dimanche, Jérémie s’en souvenait très bien. Il décida que, dès qu’il aurait froid, il rentrerait pour préparer le petit déjeuner. Ce serait une bonne surprise pour les autres et ça les obligerait à se réveiller.
Il était déjà à cinq mètres du sol lorsqu’il perdit l’équilibre. Souffle coupé, il voulut se rattraper au tronc mais il tomba en arrière. Il heurta la terre enneigée avec une telle violence que tout devint noir autour de lui, juste avant qu’il perde connaissance.