6

Ludovic tendit docilement sa tasse et Axelle lui versa du café. Elle était ravissante avec sa peau couleur de miel. Tout l’été passé en Bretagne lui avait donné une mine vraiment superbe. Mais, à présent que l’année universitaire avait repris, elle allait pâlir peu à peu, retrouver ses yeux cernés, et il aurait de plus en plus de mal à la réveiller le matin.

— Pourquoi me regardes-tu comme ça ?

— Tu es jolie comme un cœur, ma chérie.

Le compliment la fit sourire puis elle mordit dans son croissant qu’elle avait enduit de confiture.

— Nous sommes le 1er ! rappela-t-elle, la bouche pleine.

— J’y ai pensé. Je t’ai laissé de l’argent sur le bonheur-du-jour.

Elle ne le remercia pas, fidèle à son caractère autoritaire et indépendant. Pour elle, il allait de soi que son père veille à tout, subvienne à ses besoins, mais en lui laissant organiser sa vie comme elle l’entendait. En échange, elle faisait semblant de s’occuper de la maison. Fort heureusement, une femme du village venait deux fois par semaine pour tenter de mettre un peu d’ordre. Ludovic collectionnait les meubles, les gravures et les bibelots depuis si longtemps que la grande bâtisse tarabiscotée était pleine d’un étrange bric-à-brac. Axelle s’y était sentie tout de suite à l’aise. Lorsqu’elle était revenue vivre avec son père, les choses s’étaient passées simplement, comme s’ils ne s’étaient jamais quittés. Pourtant, elle avait grandi avec sa mère, loin de Ludovic qu’elle ne voyait qu’une ou deux fois par mois. Elle avait juste douze ans lorsque ses parents s’étaient séparés, d’un commun accord. Ils étaient restés en excellents termes mais c’était toujours Ludovic qui faisait le voyage et venait passer ses week-ends chez son ex-femme. Après le bac, la question des études s’était posée et, tout naturellement, Axelle s’était inscrite à l’école des beaux-arts de Rouen. Elle avait découvert la maison de Ludovic avec stupeur puis ravissement. Construite au XVIIe siècle, la vieille demeure de pierre s’adossait à une tour. Le petit jardin de curé, à moitié clos de murs, s’ouvrait sur une immense prairie qui longeait la rivière. Tout au loin, la forêt commençait. La maison était isolée, sans aucun voisinage, à deux kilomètres du village de Clères. L’endroit avait de quoi séduire n’importe qui et Axelle fut immédiatement conquise. Une fois la lourde porte de chêne franchie, on débouchait dans une grande salle voûtée où un délicieux désordre s’organisait autour de l’imposante cheminée centrale. D’une pièce à l’autre, il y avait toujours deux ou trois marches de décalage comme si rien n’était construit au même niveau. L’architecture torturée gardait la trace de nombreux remaniements effectués à différentes époques. Dans la tour, Ludovic s’était aménagé une vaste chambre ronde qui lui servait aussi de bureau. Un escalier de pierre, à vis, conduisait à une salle de bains décorée comme un insolite petit salon, avec des meubles de rotin peints en couleurs pastel. Dans la maison, la cuisine avait été installée à l’emplacement de ce qui était peut-être une ancienne chapelle, car il subsistait des vitraux magnifiques.

Après quelques hésitations, Axelle décida de s’établir au premier étage où elle annexa deux chambres communicantes, l’une pour y dormir et l’autre pour travailler. La salle d’eau était un peu vétuste et Ludovic fit faire des travaux afin que sa fille dispose de tout le confort nécessaire. Leur cohabitation s’organisa vite et sans trop de heurts. Axelle décidait et Ludovic cédait. Il était très heureux de la savoir dans la maison, de percevoir les échos de la musique hard rock sans laquelle elle ne pouvait pas vivre. Il lui acheta une petite voiture d’occasion pour qu’elle soit libre d’aller et venir. En contrepartie, il lui demanda de bien vouloir se charger des courses. Sans en avoir l’air, il la surveillait et il prenait toujours le temps de bavarder avec les copains qu’elle ramenait parfois de la fac. Leur premier trimestre de vie commune fut un peu déconcertant mais assez agréable. Axelle voulait tout régenter, et Ludovic s’amusait de la voir si décidée, si possessive. S’il rentrait tard, ou s’il ne rentrait pas du tout, elle boudait toute une journée puis elle le bombardait de questions. Il éludait, riant aux éclats et gardant pour lui sa vie privée. Il ne voulait ni la choquer, ni l’attrister, ni même la mettre en rivalité avec une autre présence féminine.

— Tu dînes ici ? demanda-t-elle comme elle le faisait chaque matin.

— En principe, oui. Sinon je te téléphonerai.

Elle referma la porte du lave-vaisselle d’un coup de pied, selon sa détestable habitude, éparpilla les miettes avec une éponge trop mouillée et se pencha sur son père qu’elle embrassa dans le cou.

— À ce soir ! lança-t-elle en quittant la cuisine.

Il entendit le bruit du moteur de la Twingo qui s’éloignait. Il poussa un soupir puis se resservit un peu de café. Il avait mal dormi, incapable de trouver le sommeil. Mille fois au moins il avait repensé à Valérie Prieur et à son regard vert embué de larmes. S’il fermait les yeux, il voyait son visage, il entendait sa voix. Il était tombé amoureux d’elle en moins d’une heure, ce qui le stupéfiait. Il n’avait pas souvenir d’avoir jamais été aussi troublé par une femme, et surtout pas aussi vite. Il se demanda ce qui lui arrivait et pourquoi. Ce n’était pas la première fois qu’il recevait une jolie cliente, loin de là. S’il avait aimé consoler les âmes en peine, il aurait pu le faire à longueur d’année. Or il ne s’y était pas encore risqué. Au contraire, il avait toujours séparé avec soin sa vie professionnelle et ses liaisons. C’était une des règles de base de son métier, il en était très conscient.

Depuis son divorce, il se méfiait un peu des grands sentiments. Il avait cru aimer Nathalie, dix-neuf ans plus tôt, au point de la demander en mariage alors qu’il n’avait même pas fini ses études de droit. Ils étaient amis d’enfance et bretons tous les deux. Cependant Ludovic s’était trompé sur lui-même et sur ce qu’il avait pris pour de l’amour. Au bout de quelques mois, il avait commencé à s’ennuyer. Il s’était montré assez honnête pour le lui avouer, petit à petit. Il ne voulait pas la faire souffrir ou se moquer d’elle, encore moins la ridiculiser. Axelle était déjà en route, sa naissance n’avait rien arrangé. Ils avaient alors vécu comme des amis, aussi discrets l’un que l’autre, faisant chambre à part et vie commune sans trop d’amertume. Pourtant, lorsqu’il avait parlé de se séparer pour de bon, Nathalie s’était mise en colère. Il y avait Axelle et, pour elle, il fallait sauver les apparences. Ludovic n’était libre qu’à condition de tenir son rôle de père, de faire semblant. Il avait supporté cette situation quelques années encore, puis Nathalie s’était enfin entichée d’un autre homme et avait accepté le divorce. Elle était repartie en Bretagne, emmenant Axelle avec elle. Si Ludovic avait été soulagé du départ de sa femme, il avait souffert de l’absence de sa fille. Il avait cherché à se consoler en achetant cette maison et en la restaurant. Finalement, Nathalie ne s’était pas remariée, son aventure ayant tourné court. Elle prétendait que c’était mieux ainsi, qu’Axelle n’aurait pas à supporter un beau-père, que Ludovic pourrait venir tant qu’il voudrait. Il lui avait prêté de l’argent et elle avait ouvert une galerie de peinture qui marchait bien durant la saison d’été. Depuis quelque temps, elle s’était mise à l’aquarelle et ce qu’elle avait montré à Ludovic semblait vraiment intéressant.

Il posa sa tasse dans l’évier et sortit par l’arrière de la maison. Il vérifia toutes les portes avant de monter dans sa voiture. Le trajet jusqu’à Rouen lui permettait en général de réfléchir à certains dossiers, de passer en revue ses rendez-vous de la journée. Mais, ce matin-là, Valérie ne quitta pas sa pensée et, à peine arrivé à l’étude, il téléphona à son confrère François Bréval. Celui-ci, qui n’avait pas encore été contacté par Mathieu Keller, eut l’air de tomber des nues en apprenant que sa femme entamait une procédure de divorce. Après cet appel, Ludovic resta rêveur un moment. Tout en sachant qu’il ne pouvait pas inviter sa cliente à déjeuner chaque fois qu’elle se présenterait dans son bureau, il était pourtant en train de chercher dans quel restaurant il allait la conduire. Et, si elle refusait, il ne lui resterait plus qu’à s’inventer une quelconque douleur thoracique et à prendre rendez-vous à sa consultation ! Cette idée saugrenue le fit sourire et le mit de bonne humeur pour la matinée. Il se décida alors à appuyer sur le bouton de l’interphone pour demander à la secrétaire d’introduire son premier client de la journée.

 

 

Valérie terminait son auscultation, sourcils froncés. C’était son dernier patient et il la préoccupait un peu. Elle l’autorisa à se rhabiller et alla jeter un coup d’œil sur sa fiche. Elle n’était d’accord ni avec le diagnostic ni avec le traitement du cardiologue qu’elle remplaçait. Mais comment le formuler ? Dans dix jours, son confrère serait de retour. Elle connaissait les impératifs de la déontologie mais pensait à juste titre que l’intérêt du malade devait passer avant tout. Elle pouvait très bien demander des examens complémentaires pour étayer ses appréciations. Même si les consignes formelles de la Sécurité sociale limitaient désormais ce type d’investigations. Seulement, il ne s’agissait pas d’une banale insuffisance coronarienne, elle en était sûre.

Elle sourit au vieux monsieur chauve qui prenait place dans le fauteuil, en face d’elle. Il semblait gêné, méfiant. Elle était trop jeune pour lui inspirer confiance, c’était manifeste.

— Depuis votre dernière visite, vous n’avez eu aucun malaise, aucune fatigue inexplicable, aucune faiblesse particulière ? demanda-t-elle avec un sourire engageant.

— Non.

— Pas d’essoufflement, de vertige ?

— Non.

Il n’était pas décidé à coopérer. Elle étouffa un soupir et se mit à jouer machinalement avec son stylo. Elle était sûre de ce qu’elle avait entendu, dans son stéthoscope. Le plus sage était d’envoyer cet homme à l’hôpital pour y passer des tests. Au moins un doppler. La clinique n’était pas équipée pour ce genre d’examen. Mais il allait refuser, bien sûr, et en déduire qu’elle n’y connaissait rien.

— Quand est-ce qu’il rentre, mon docteur ? demanda justement le vieil homme d’une voix pleine de rancœur.

Valérie lui adressa un nouveau sourire, très professionnel.

— Le 14. Nous allons noter tout de suite un rendez-vous avec lui, d’accord ?

Soulagé, il hocha vigoureusement la tête. Elle inscrivit son nom sur l’agenda.

— Le 14 alors, à neuf heures.

Elle le raccompagna jusqu’à la porte. Il lui serra la main en l’appelant « mademoiselle ». L’avait-il prise pour une infirmière ? Elle sourit à cette idée puis retourna s’asseoir. Peut-être manquait-elle d’assurance. L’homme qui venait de sortir n’était pas dans un état inquiétant et il pouvait attendre quelques jours, mais s’il arrivait quoi que ce soit entre-temps, elle serait moralement responsable. Les années de femme au foyer pesaient lourdement. Il fallait qu’elle retrouve des gestes sûrs, l’autorité naturelle qui avait été la sienne à la fin de son internat, une manière de convaincre et d’imposer qui ne laissait aucun choix au patient. Pour regagner son statut de spécialiste, elle aurait eu besoin de l’atmosphère de l’hôpital, cette immense machinerie bien huilée dans laquelle elle mourait d’envie de reprendre une place. Ici, elle était livrée à elle-même, ne disposait que de petits moyens, n’avait aucun contact.

En travers du dossier qu’elle fixait toujours, elle écrivit son propre diagnostic suivi d’un point d’interrogation qu’elle n’ajouta que par politesse. Elle espérait ne pas froisser son confrère mais elle était certaine qu’il avait été un peu négligent. Elle jugea que les tarifs pratiqués par cet établissement étaient inversement proportionnels à la qualité des soins. Dans quelques jours, elle quitterait la clinique sans regrets, mais d’ici là, il fallait qu’elle se remette à chercher un poste. Elle hésitait à demander un rendez-vous au directeur général du C.H.U. sans en parler préalablement à Mathieu. Il était normal de l’avertir ou même de lui demander son avis mais elle devinait sa réaction. Il allait mal réagir, trouver des prétextes pour la décourager. À moins qu’il ne lui propose son appui en échange de… De quoi ? D’une réconciliation ? Étaient-ils vraiment fâchés ? Pour sa part, elle ne se sentait plus en colère. Une grande lassitude avait maintenant remplacé sa fureur. Elle ne souffrait toujours pas et s’en étonnait. La blessure était bien là mais presque indolore. S’il s’agissait d’un détachement artificiel, le réveil serait dur. Elle avait tout de même pleuré comme une madeleine dans le cabinet de son avocat. Bien qu’elle ait eu l’impression qu’il s’agissait davantage de larmes d’amertume. Elle avait rendez-vous le lendemain à l’étude et elle allait devoir poursuivre ce qu’elle avait commencé : ce divorce qui révulsait Mathieu.

Elle enleva sa blouse blanche, ramassa son sac et quitta le petit bureau. Le couloir était désert, la clinique aussi silencieuse qu’à l’accoutumée. Sur le parking, en arrivant près de sa voiture, elle fut frappée par la vue du caducée, sur son pare-brise. Celui-ci était bien le sien. Ce n’était pas un passe-droit dû à Mathieu pour éviter les contraventions. C’était le signe de sa nouvelle vie, de ses fonctions de médecin. Le seul problème était de savoir où elle allait pouvoir les exercer. Mathieu rentrait le surlendemain et elle prit la décision de l’appeler à ce moment-là. Il pourrait en profiter pour lui donner la raison de son coup de téléphone intempestif en pleine nuit. Il lui avait paru triste et angoissé, pourtant il adorait Tunis où il devait briller, comme toujours en congrès. Et puis, il avait sa jeune maîtresse avec lui, alors pourquoi ce soudain besoin de parler à sa femme ?

En regagnant le centre-ville, elle essaya d’imaginer Mathieu en compagnie de cette Laurence. Lui tenait-il la main pour s’endormir ? Sans doute pas, car il n’avait pas l’air de l’aimer ni de vouloir prendre soin d’elle. Mais était-il capable d’aimer, de prendre soin d’autre chose que de lui-même ? Il n’avait même pas songé à demander des nouvelles des enfants… Une impression pénible submergea brusquement Valérie. Camille et Jérémie avaient besoin d’elle et ils en auraient d’autant plus besoin qu’elle venait de leur infliger un changement de vie, une rupture, l’absence de leur père. Elle serait obligée de compenser, chaque jour, un tel bouleversement. Aucun enfant ne vit bien un divorce, même s’il se tait. Camille adorait Mathieu et un jour, forcément, elle en voudrait à sa mère. D’ici là, il fallait que Valérie leur ait reconstruit une existence agréable, intéressante, douillette. Qu’elle se soit épanouie elle-même, parce que c’était le seul moyen de rendre son entourage heureux. Une raison supplémentaire pour se battre et réussir. Elle se jura qu’elle allait y arriver, quel que soit le prix à payer.

 

 

Dans l’avion qui le ramenait en France, Mathieu essaya, en vain, de s’absorber dans la lecture des journaux. Il régnait une ambiance joyeuse à l’avant de l’appareil, les premières classes étant entièrement occupées par les médecins du congrès. Chacun avait une anecdote à raconter, une rencontre, un souvenir. Obstinément, Mathieu gardait la tête penchée sur son quotidien mais son voisin lui envoya un coup de coude.

— Et toi ? Quid du séjour ?

Il allait répondre, d’assez mauvaise grâce, lorsqu’une voix retentit, juste derrière lui.

— Oh, Mathieu est notre maître à tous ! Il avait pris des provisions avec lui !

Un éclat de rire général salua la plaisanterie.

— Ah bon ? J’aurais pourtant juré que tu avais trouvé une petite mignonne sur place, fit remarquer son voisin. On t’a vu avec l’interprète, et Dieu sait qu’elle était gironde !

Son air gourmand acheva d’exaspérer Mathieu. Tous ces types rêvaient de femmes et d’aventures mais ils avaient toujours du mal à se jeter à l’eau. Lui, au moins, n’avait pas perdu son temps. Une fois l’épisode pénible de Laurence achevé, il avait effectivement passé une nuit mémorable avec la jeune Tunisienne qui parlait si bien français.

— Elle était charmante, c’est vrai, articula-t-il. Il ne faut jamais bouder les occasions.

— S’il y en a bien un qui ne crache pas là-dessus, c’est toi !

Enfermés dans la carlingue, les médecins profitaient tout naturellement de la promiscuité pour recréer une ambiance de salle de garde. Ils étaient ravis de cette récréation, des quelques heures de répit qui leur restaient avant de reprendre leurs très sérieuses activités.

— Et si tu nous parlais de cette petite brunette qui a quitté ta chambre d’hôtel sur une civière ?

Bien entendu, de nouvelles manifestations d’hilarité suivirent la question. Mathieu étouffa un soupir nerveux. Il n’avait pas que des amis dans cet avion : ses nombreuses conquêtes avaient toujours suscité des jalousies.

— Et si vous me foutiez la paix ? répliqua-t-il avec hauteur.

Il y eut un murmure désapprobateur puis le voisin de Mathieu se leva pour changer de place. Les doigts crispés sur son journal, il ferma les yeux, appuyant sa tête au dossier du siège. La conversation continuait bon train derrière lui. Chacun y allait de son morceau de bravoure, authentique ou inventé de toutes pièces.

« Est-ce que je suis aussi bête qu’eux ? » se demanda-t-il.

Mais lui, au moins, savait toujours saisir sa chance ou la provoquer. Dans ce domaine, il n’avait rien d’un gamin. Et il ne s’interrogeait pas sur son sempiternel besoin de séduction, trop occupé à le savourer. Il serait toujours temps de vieillir. La seule chose qu’il regrettait, au fond, était de n’avoir pas été assez discret, assez rusé. Avant Laurence, sa vie avec Valérie était parfaitement réglée. Mais, maintenant…

Une voix, dans le haut-parleur, informa les passagers qu’on approchait de Roissy. Chacun regagna sa place pour boucler sa ceinture. Mathieu se tourna vers le hublot afin de couper court à toute tentative de bavardage. Évoquer sa femme l’avait rendu triste, comme toujours ces temps-ci.

 

 

Le mercredi, Valérie termina sa consultation un peu avant onze heures. Elle n’avait vu que cinq patients sans grand intérêt mais elle commençait à se sentir plus à l’aise. La veille, elle s’était couchée tard, après avoir longtemps réfléchi à la meilleure manière de présenter son dossier de candidature. Ses diplômes et ses stages parlaient d’eux-mêmes puisqu’ils étaient tous assortis d’appréciations élogieuses. Toutefois, il fallait expliquer en quelques phrases cette longue interruption dans une carrière médicale si brillamment commencée. Sans oublier d’ajouter une motivation bien formulée. Elle avait gâché beaucoup de papier mais elle était satisfaite du résultat. L’important était d’obtenir des entretiens avec les directeurs d’établissement, ensuite ce serait à elle de se montrer convaincante. Si elle n’obtenait pas un poste à Rouen, il lui faudrait contacter des hôpitaux plus lointains. Elle était prête à envisager toutes les solutions, à condition pour le moment de ne pas perturber davantage la vie de ses enfants.

Elle se hâta de rejoindre le centre-ville et alla directement chez ses parents. Augustin, derrière son comptoir, tentait d’apprendre à Camille comment envelopper un livre dans du papier cadeau. La petite fille abandonna son paquet informe pour se jeter dans les bras de sa mère. Valérie la serra contre elle, un peu trop fort. Vingt-cinq ans plus tôt, c’était à elle qu’Augustin montrait les mêmes gestes, avec la même patience, et sans doute le même papier argenté.

— Où est ton frère ?

— Là-haut. Suzy lui a acheté des crayons de couleur, toute une boîte grande comme ça !

Camille avait pris un ton boudeur.

— Ils font une carte, pour la géographie… précisa-t-elle.

Valérie lança un regard complice à son père. Qu’aurait-elle fait sans ses parents ? Aurait-elle pris le risque de tout changer, de chambouler une existence dorée et bien rodée ? Mais ils étaient là, pareils à eux-mêmes, approuvant d’avance toutes les décisions de leur fille unique.

— Il faut que je coupe ta frange ou tu vas finir par loucher, dit Valérie.

Avec un petit sourire, Augustin lui tendit aussitôt les ciseaux qui traînaient sur le comptoir. Autant ne pas retarder ce moment délicat. Camille ferma les yeux, inquiète, écoutant le crissement des lames sur ses cheveux fins. Sa mère avait des gestes doux et précis, ce fut terminé en quelques instants.

— Là ! Tu vaux cent sous de plus ! apprécia Augustin.

La petite fille rouvrit les yeux et regarda les mèches qui étaient tombées sur sa salopette.

— Il me les prêtera, ses crayons, Jérémie ?

— Viens, dit Valérie en lui tendant les bras, allons le lui demander.

Elle grimpa l’escalier en trouvant que Camille devenait bien lourde. Tandis qu’elle traversait l’entrée, sa fille lui chuchota dans l’oreille :

— On le verra quand, papa ?

— Il rentre après-demain.

— On ira au restaurant tous ensemble ?

La petite voix avait un peu tremblé, pleine d’espoir. Évitant de répondre, Valérie poussa la porte de la cuisine. Jérémie, exactement comme sa sœur cinq minutes plus tôt, se précipita sur sa mère.

— Quel bébé ! Tu la portes encore ? protesta-t-il.

Elle l’embrassa puis se tourna vers Suzanne qui les regardait tous les trois en souriant.

— Jérémie est un grand garçon, dit celle-ci, il a sorti Atome tout seul dans la rue tout à l’heure.

— Moi je veux pas, y tire trop ! rugit Camille.

La cuisine sentait bon et Valérie jeta un coup d’œil vers le four. Sa mère préparait toujours exactement ce que les enfants aimaient.

— J’ai rendez-vous chez mon avocat, soupira-t-elle.

— On t’attend pour déjeuner ?

— Non, non, ils n’auront jamais la patience ! Fais-les manger, maman, je vous rejoindrai…

Sur le point de sortir, elle se retourna et s’adressa à son fils.

— Jérémie… Est-ce que tu accepterais, exceptionnellement, de prêter tes crayons à ta sœur qui veut faire un dessin pour moi ?

Il hésita puis consentit gravement, conscient que sa mère lui avait parlé comme à un adulte. Valérie se détourna pour qu’il ne la voie pas sourire et elle dévala l’escalier. Au passage, elle embrassa son père puis se précipita hors du magasin. Certaine de perdre un temps fou à chercher une place pour sa voiture, elle préféra filer à l’étude à pied. D’ailleurs, elle aimait beaucoup arpenter les rues du centre qu’elle connaissait comme sa poche. Elle ne se lassait pas d’admirer les maisons à pans de bois, parfaitement restaurées depuis quelques années. Tous les noms qui l’avaient amusée autrefois et qui faisaient rêver ses enfants aujourd’hui lui rappelaient des souvenirs : rue des Bons-Enfants, des Tonneliers, des Bonnetiers, de la Tour-au-Beurre, rue aux Ours, Écuyère, Massacre, Pavillon-des Vertus, et bien sûr Gros-Horloge. Mathieu, lui, restait indifférent au charme des mots comme à l’architecture médiévale. Il semblait sans racine et sans goût pour ce qui n’était pas sa carrière. Quand il avait construit sa maison de Mont-Saint-Aignan, il n’avait fait preuve d’aucune originalité. Il voulait des matériaux de qualité, des prestations luxueuses, mais il parlait en termes d’investissement et de placement. Jamais il n’avait eu de coup de cœur ou d’enthousiasme et il s’était complètement désintéressé de la décoration intérieure en prétendant que c’était une affaire de femme. Pourquoi ? Son cadre de vie lui était donc à ce point indifférent ? En tout cas, ses exigences de baies vitrées, de marbre ou de laque avaient tué toute imagination chez Valérie. Elle s’était donc cantonnée à des couleurs neutres. Elle n’avait jamais oublié l’expression dont Mathieu avait gratifié l’appartement de ses parents la première fois qu’il y avait mis les pieds : un capharnaüm. Aussi elle avait bien retenu la leçon et s’était conformée avec indifférence au modernisme dépouillé que son mari semblait apprécier. En y réfléchissant, à présent, elle se demandait si elle n’avait pas eu le pressentiment que tout cela ne la concernait pas vraiment.

Rue de la Vicomté, elle constata qu’elle avait un bon quart d’heure de retard. Elle s’engouffra dans l’immeuble et sonna à l’étude, hors d’haleine. Presque aussitôt Ludovic ouvrit la porte lui-même, s’empressant d’expliquer que la secrétaire était partie déjeuner. Valérie crut qu’il s’agissait d’un reproche mais, alors qu’elle allait se répandre en excuses, il lui adressa un irrésistible sourire de gamin.

— Madame Prieur, vous allez dire que j’exagère, mais je ferais bien comme ma secrétaire, j’irais volontiers manger un morceau… Alors, si vous acceptiez de me tenir compagnie sans pour autant en déduire que je manque de sérieux dans mes fonctions ni que je vous infligerai systématiquement ce genre de pensum…

Il reprit sa respiration, les yeux toujours rivés sur Valérie, avant d’ajouter :

— En plus, aujourd’hui, il ne pleut pas, n’est-ce pas ?

— Maître Carantec, je ne…

— Ah, non ! Nous ne pouvons pas nous donner nos titres respectifs à table, nous en étions convenus la dernière fois, vous vous souvenez ? Passez devant, allez-y, je ferme à clef. Je m’appelle Ludovic. Me permettez-vous de vous appeler par votre prénom ? Valérie, c’est absolument ravissant. J’aurais dû baptiser ma fille comme ça. Elle a hérité d’Axelle, c’est un peu dur, je trouve, comme tous les mots avec un x.

Un éclat de rire joyeux, sans rien d’artificiel, fut la réponse de Valérie. En le précédant dans l’escalier elle déclara :

— Vous êtes très… disert ! C’est le métier qui veut ça ? Les tribunaux doivent vous donner raison pour vous faire taire, non ?

Il fut enchanté qu’elle plaisante et, surtout, qu’elle semble gaie.

— Je cache ma timidité sous un flot de paroles, sinon je ne pourrais pas plaider dans un tribunal, dit-il très sérieusement.

Un petit rayon de soleil les accueillit sur le trottoir. Ils prirent la direction de la place du Vieux-Marché, marchant côte à côte comme des amis de toujours. Tournant dans la rue de la Pie, ils allèrent s’installer aux Nymphéas. Avant de se plonger dans le menu, Ludovic se sentit obligé de préciser :

— Je vous promets que c’est la dernière fois que je vous oblige à déjeuner avec moi. Surtout un mercredi. Vous aviez peut-être envie de vous consacrer à vos enfants ?

Elle esquissa un geste qui ne voulait rien dire de précis, sans répondre. Il y avait longtemps qu’un homme ne s’était pas comporté d’une manière aussi directe et amusante avec elle. Il évitait de la regarder, absorbé dans la carte des vins, tout en se promettant que, bientôt, il aurait le courage de l’inviter à dîner. Il devina qu’elle l’observait et, aussitôt, il se sentit rougir. Valérie produisait sur lui un effet ahurissant, brutal, électrique. L’arrivée du maître d’hôtel lui procura une heureuse diversion.

— Vous parliez de votre fille, tout à l’heure… Axelle, c’est ça ? Quel âge a-t-elle ?

— Dix-huit ans. Elle est en seconde année des beaux-arts.

— Vous avez d’autres enfants ?

— Oh non ! Celle-là me suffit, elle a un sacré caractère.

Il y avait tellement de tendresse dans le regard de Ludovic que Valérie ne pouvait pas s’y tromper, cet homme adorait sa fille et en était fier. Elle n’avait jamais surpris le même enthousiasme chez Mathieu lorsqu’il évoquait ses enfants.

— J’ai adressé un courrier à mon confrère Bréval. Votre mari ne l’a pas encore contacté. Je vais vous demander, aujourd’hui, des choses désagréables et précises. Des chiffres concernant les revenus de votre époux, les capitaux dont il dispose, bref, l’état de son patrimoine actuellement. C’est indispensable. Et puis… des détails plus personnels sur sa vie et sur la vôtre.

Embarrassé, alors qu’il ne l’était jamais quand il parlait d’un dossier, Ludovic guettait la réaction de Valérie.

— Je voudrais… commença-t-elle, enfin j’envisageais un divorce à l’amiable.

— Par consentement mutuel ?

— Je ne sais pas comment ça s’appelle. Ni si… il ne sera peut-être pas d’accord.

— Écoutez-moi, Valérie…

Il avait prononcé le prénom avec un réel plaisir et il le savoura un instant avant de poursuivre :

— D’après ce que vous m’avez confié, votre mari n’a pas à être d’accord ou pas. Il a tous les torts ! Vous allez vous passer de son autorisation une fois pour toutes. Sur le plan juridique…

— Je m’en moque ! Et le plan moral ? J’ai quitté Mathieu parce qu’il s’est mal conduit…

— C’est le moins qu’on puisse dire !

— Laissez-moi parler !

Surpris par le ton autoritaire qu’elle venait d’utiliser, Ludovic se cala contre le dossier de sa chaise et attendit.

— Excusez-moi, je suis désolée, soupira-t-elle. Je voulais seulement vous faire comprendre que… eh bien, je pense qu’il est sincèrement malheureux de cette séparation, aussi paradoxal que ce soit. Je le connais par cœur et son égoïsme est sans limite. À l’heure qu’il est, il doit se croire injustement abandonné, même s’il se console dans les bras d’une autre. Je sais, ça vous paraît fou mais c’est comme ça. Il me semble que, pour lui, les femmes ne sont pas très importantes… sauf la sienne, malgré les apparences…

Elle s’interrompit comme si elle cherchait ses mots. La tête un peu penchée sur le côté, elle jouait avec ses couverts. Très doucement, il demanda :

— Vous n’êtes pas en train de m’expliquer que vous regrettez votre départ ?

Elle le regarda, incrédule.

— Bien sûr que non ! J’aurais dû partir plus tôt, en fait. Toutefois, ce n’est pas parce que je l’ai quitté que je veux, en plus, l’assassiner à distance. Je n’éprouve rien d’assez passionnel pour désirer une vengeance ou quelque chose de ce genre.

Rassuré, il s’empressa de l’approuver. Il avait eu peur, soudain, qu’elle lui apprenne une mauvaise nouvelle. Le pire aurait été qu’elle avoue aimer encore son mari. Il se demanda s’il n’était pas en train de perdre les pédales. Comment débattre avec sérénité d’un dossier dans lequel il était déjà si impliqué personnellement ? Il ne connaissait pas Mathieu et pourtant il le haïssait.

— Vous éprouvez de la compassion pour lui ?

— Oui… un peu… même si c’est ridicule. Ou, plus exactement, une certaine mélancolie pour la famille que nous étions et que nous ne serons jamais plus. Je plains Mathieu tant que je ne le vois pas, que je ne lui parle pas. À distance, je parviens à oublier mais il vaut mieux que je ne le rencontre pas. En face de lui, j’ai beaucoup d’amertume, de colère. Beaucoup ! Comme vous êtes un homme, Ludovic, je ne sais pas si vous pouvez comprendre mon point de vue. Mais c’est celui-là qu’il faudra défendre.

Il ne répondit pas tout de suite, laissant le silence peser à leur table. Il faillit lui dire qu’elle lui plaisait trop pour qu’il n’ait pas envie de la défendre, quel que soit son point de vue, mais il n’osa pas. Le moment était mal choisi et il craignit qu’elle ne se sauve s’il se laissait aller à une telle déclaration. Et puis elle l’avait appelé Ludovic avec tant de naturel qu’il voulait profiter de l’instant sans prendre de risque. Aucune stratégie ne lui paraissait adaptée à une femme comme elle.

— Je suis breton, dit-il de façon abrupte. Mon nom ne laisse pas de doute là-dessus ! Et s’il y a bien quelqu’un qui est capable de comprendre les gens entêtés, c’est moi. Toutefois, je dois vous avertir qu’il ne sert à rien de se montrer magnanime. Votre mari va vous en vouloir, même si tout est de sa faute. Vous risquez de tomber de haut… Les gens qui divorcent sont comparables à ceux qui s’installent au volant d’une voiture, ça rend tout le monde agressif ! Successions ou divorces, on sort les couteaux. Dans un couple en train de se séparer, chacun est persuadé que l’autre reconnaîtra ses mérites de bonne foi, or ce n’est jamais le cas, croyez-en mon expérience. Comment réagirez-vous si votre mari vous refuse toute pension alimentaire ou demande la garde de ses enfants ? Attendez-vous à tout et n’importe quoi pour ne pas avoir de mauvaise surprise.

Elle n’avait pas cherché à l’interrompre, même si ses propos la laissaient perplexe. Elle essaya d’imaginer une guerre avec Mathieu et dut se rendre à l’évidence : l’idée l’effrayait.

— J’espère que tout ira bien, murmura-t-elle.

Une brusque tristesse venait de la prendre à la gorge. Malgré tous ses défauts, son mari était censé la protéger jusqu’à la fin de ses jours. Leur écart d’âge avait accentué ce sentiment de sécurité et peut-être même de dépendance. Mais elle avait choisi de se révolter et il lui faudrait en subir les conséquences jusqu’au bout.

— Je suis navré de vous voir inquiète, je ne voulais pas vous troubler, s’excusa Ludovic d’une voix douce.

— C’est sans importance. Redonnez-moi un peu de ce vin, soyez gentil…

Elle était pâle et elle avait l’air perdue. Il s’en voulut d’avoir trop parlé, de lui avoir enlevé toute gaieté. Il s’empressa de la servir mais son geste fut si précipité que le verre se renversa. Malgré un réflexe rapide, elle ne s’écarta pas assez vite et une large tache s’étala sur sa jupe. Elle tendit la main vers sa serviette mais Ludovic était déjà près d’elle.

— Je ne sais même pas quoi dire tellement je suis gêné, marmonna-t-il d’un ton navré en lui tendant son mouchoir.

Le lui prenant des mains, elle le trempa dans le seau à glace et se mit à tamponner le tissu. Tandis qu’il patientait, toujours debout, indécis, l’auréole s’élargissait. Dans les mêmes circonstances, Mathieu aurait claqué des doigts pour appeler un serveur.

— Retournez vous asseoir, je vais survivre à cette inondation, assura-t-elle en souriant.

— Vous m’enverrez la note du teinturier ?

— Non, vous n’aurez qu’à la déduire de vos honoraires. À ce propos…

Elle leva la tête sur lui, oubliant sa jupe.

— Il faut que nous en parlions. Je dois vous donner une provision, c’est la coutume, non ?

— Oui, mais pas aujourd’hui. Après un incident pareil, je meurs de honte si vous me faites un chèque sur le coin de cette table dévastée…

Un maître d’hôtel avait surgi et disposait artistiquement des serviettes immaculées. En quelques secondes, le désastre fut réparé, les verres changés et une autre bouteille apportée dans un seau.

— Eh bien, nous allons nous saouler en attendant que votre tailleur sèche.

Il lui était reconnaissant de n’avoir pas manifesté le moindre agacement.

— Vous êtes très gentille… ou très bien élevée !

Elle prit la peine de le dévisager, s’intéressant soudain à lui. Ils ne s’étaient rencontrés que deux fois et leurs rapports n’étaient pas ce qu’ils auraient dû être. Même si elle n’avait jamais eu besoin d’un avocat, elle supposait que Ludovic Carantec se conduisait de façon peu ordinaire. Elle constata qu’il y avait quelque chose de vraiment juvénile dans son expression.

— Résultat de l’examen ? s’enquit-il avec bonne humeur. Vous me conservez comme conseil juridique ou vous me trouvez trop bizarre et trop maladroit ?

— Je trouve que vous n’êtes pas comme tout le monde.

— Vous dites ça pour me faire plaisir ?

L’angoisse qu’elle avait ressentie en pensant à Mathieu se dissipa. La compagnie de Ludovic lui était agréable, malgré tout.

— Vous deviez me poser des questions indiscrètes, rappela-t-elle.

— Ah oui, des horreurs indispensables… Parlons d’abord de gros sous. Je suppose que votre mari gagne bien sa vie ?

— Très bien.

— Le domicile… enfin, la propriété de Mont-Saint-Aignan lui appartient en propre ?

— Oui.

— Pas de crédit, d’emprunt ou d’hypothèque ?

— Non.

— Dispose-t-il d’autres revenus ?

— Un portefeuille d’actions, je crois. J’ignore de quel montant exactement.

— C’est sans importance, le juge prendra ses renseignements. Tous ces chiffres détermineront le montant des prestations. Où en êtes-vous, de votre côté ?

— Mon travail était temporaire et je cherche quelque chose de plus stable. À plein temps, si je veux qu’on me prenne au sérieux. Je ne tiens pas à exercer de manière occasionnelle.

— Pensez-vous trouver facilement ?

— Pas vraiment. Mais j’y arriverai !

— Oh, je n’en doute pas…

Il eut, de nouveau, un de ces sourires adorables qui le rendaient presque émouvant.

— Vous m’avez confié que votre mari collectionnait les liaisons. Est-ce que, en ce qui vous concerne, vous avez… euh… pourrait-il prendre comme argument que…

Incapable de formuler sa question, il s’embrouillait et elle lui vint en aide.

— Non, jamais. Je ne sais pas si j’en ai eu envie parce que je n’en ai même pas eu l’idée.

— Très bien ! dit-il d’un air trop réjoui.

Il n’y avait donc personne dans sa vie, ni dans sa tête, ce qui le mettait aux anges.

— Il est tard. Il va falloir que je parte, dit soudain Valérie.

C’était une simple constatation et il se souvint que ses enfants devaient l’attendre, pourtant il eut du mal à lutter contre un insupportable sentiment de frustration. Il régla l’addition en hâte puis lui demanda s’il pouvait la raccompagner. En chemin, il ne lui parla que de choses anodines tout en l’observant à la dérobée. Qu’allait-il pouvoir inventer pour la revoir très vite ? Il ne voulait rien précipiter. Si elle se rendait compte qu’il était amoureux d’elle, quelle serait sa réaction ? Elle avait subi trop de bouleversements en quelques semaines pour être disponible, il en était certain. Et elle comptait sur lui comme soutien, comme conseil.

— Nous y sommes…

Arrêtée devant la vitrine du magasin de son père, Valérie se tourna vers Ludovic.

— Merci pour le déjeuner, dit-elle seulement avant de pousser la porte de la boutique.

Il resta sur le trottoir, désemparé. Au bout d’un moment, il leva la tête et regarda la vieille maison. Valérie avait grandi là et c’est donc là qu’elle était venue se réfugier le jour où elle avait décidé de trancher le fil de son existence. Auprès de ses parents, elle devait se sentir en sécurité, libre de reprendre son histoire personnelle à l’endroit où elle l’avait abandonnée, dix ans plus tôt. Il s’éloigna de quelques pas puis repassa devant la vitrine. Il connaissait très bien cette enseigne et, ironie du sort ou des rencontres prédestinées, il avait déjà acheté deux fois des livres à Augustin. Pressant le pas, il se rendit jusqu’à l’adresse que Valérie lui avait donnée. Il observa l’immeuble où elle avait loué un appartement puis repartit plus lentement vers la rue de la Vicomté. Beaucoup de travail l’attendait et il n’était pas en avance, toutefois il prit le temps de s’arrêter chez un fleuriste. Il avait conscience d’être ridicule, peut-être même importun, aussi écrivit-il quelques phrases sur une carte pour s’excuser de l’incident du déjeuner. Même si le prétexte était cousu de fil blanc, c’était mieux qu’un envoi banal. Il demanda qu’on livre le tout chez elle en fin de journée.

Lorsqu’il regagna son étude, la secrétaire lui annonça sur un ton de reproche que ses clients s’impatientaient. Il ne fit pas de commentaire mais songea que ce n’était rien en comparaison de ce qu’il ressentait, lui, tant il avait hâte de revoir Valérie. Il aurait voulu connaître ses goûts, ses manies, ses faiblesses, être déjà intime avec elle. Il rêvait de l’emmener chez lui, de lui montrer sa maison, de la choyer. Mais comment en arriver là avec une femme qu’il connaissait à peine ? Comment lui redonner confiance alors qu’elle devait être écorchée vive ? Son mari était un imbécile, une brute, et Ludovic se promit de s’acharner sur lui dans ce divorce. Avoir la chance d’être marié à une femme comme elle et ne songer qu’à la tromper !

« Un type qui a cinquante ans, une vie réussie, une perle rare à la maison, et qui fait des bâtards à des petites infirmières… Quel con ! »

— Je fais entrer madame George ? Ou alors je lui offre un café, pour la faire patienter, parce qu’il y a plus d’une heure qu’elle est là !

Pris en flagrant délit de rêverie, Ludovic adressa un sourire irrésistible à la secrétaire.

— Bien sûr… Qu’est-ce que vous attendiez ?

Exaspérée, elle voulut claquer la porte mais celle-ci était capitonnée, par discrétion pour les clients, et se referma sans bruit.