X

 

Le lendemain, lorsque je m’éveillai, la neige encombrait mes petites fenêtres ; il en tombait encore tellement qu’on ne voyait pas la maison en face. Dehors tintaient les clochettes du traîneau de l’oncle Jacob, son cheval Rappel hennissait ; mais aucun autre bruit ne s’entendait, tous les gens du village ayant eu soin de fermer leurs portes.

Je pensai qu’il fallait quelque chose d’extraordinaire pour décider l’oncle à se mettre en route par un temps pareil, et, m’étant habillé, je descendis bien vite savoir ce que cela pouvait être.

L’allée était ouverte ; l’oncle, enfoncé dans la neige jusqu’aux genoux, son gros bonnet de loutre tiré sur la nuque, et le col de sa houppelande relevé, arrangeait à la hâte une botte de paille dans le traîneau.

– Tu pars, oncle ? lui criai-je en m’avançant sur le seuil.

– Oui, Fritzel, oui, je pars, dit-il d’un ton joyeux ; est-ce que tu veux m’accompagner ?

J’aimais bien d’aller en traîneau, mais voyant ces gros flocons tourbillonner jusqu’à la cime des airs, et, songeant qu’il ferait froid, je répondis :

– Un autre jour, oncle ; aujourd’hui, j’aime mieux rester.

Alors il rit tout haut, et, rentrant, il me pinça l’oreille, ce qu’il faisait toujours lorsqu’il était de bonne humeur.

Nous entrâmes ensemble dans la cuisine, où le feu dansait sur l’âtre et répandait une bonne chaleur. Lisbeth lavait les écuelles devant la petite fenêtre à vitres rondes qui donnait sur la cour. Tout était calme dans la cuisine ; les grosses soupières semblaient briller plus que de coutume, et sur leur ventre rebondi dansaient cinquante petites flammes, semblables à celle du foyer.

– Maintenant, tout est prêt, dit l’oncle en ouvrant le garde-manger et fourrant dans sa poche une croûte de pain.

Il mit sous sa houppelande la gourde de kirschenwasser, qu’il emportait toujours en voyage ; puis, au moment d’entrer dans la salle, la main sur le loquet, il dit à la vieille servante de ne pas oublier ses recommandations : d’entretenir un bon feu partout, de laisser la porte ouverte, pour entendre madame Thérèse, et de lui donner tout ce qu’elle demanderait, à l’exception du manger ; car elle ne devait prendre qu’un bouillon le matin et un autre le soir, avec quelques légumes, et de ne la contrarier en rien.

Enfin il entra, et je le suivis, songeant au plaisir que j’aurais lorsqu’il serait parti, de courir dans tout le village avec mon ami Scipio, et de me faire honneur de ses talents.

– Eh bien, madame Thérèse, dit l’oncle d’un ton joyeux, me voilà sur mon départ. Quel bon temps pour aller en traîneau !

Mme Thérèse, appuyée sur son coude, au fond de l’alcôve, les rideaux écartés, regardait les fenêtres d’un air tout mélancolique.

– Vous allez voir un malade, monsieur le docteur ? dit-elle.

– Oui, un pauvre bûcheron de Dannbach, à trois lieues d’ici, qui s’est laissé prendre sous sa schlitte ; c’est une blessure grave et qui ne souffre aucun retard.

– Quel rude métier vous faites ! dit Mme Thérèse d’une voix attendrie ; sortir par un temps pareil pour secourir un malheureux, qui ne pourra peut-être jamais reconnaître vos services !

– Eh ! sans doute, répondit l’oncle en bourrant sa grande pipe de porcelaine, cela m’est arrivé déjà bien souvent ; mais que voulez-vous ? parce qu’un homme est pauvre, ce n’est pas une raison pour le laisser mourir ; nous sommes tous frères, madame Thérèse, et les malheureux ont le droit de vivre comme les riches.

– Oui, vous avez raison, et pourtant combien d’autres, à votre place, resteraient tranquillement près de leur feu, au lieu de risquer leur vie, pour le seul plaisir de faire le bien !

Et levant les yeux avec expression :

– Monsieur le docteur, dit-elle, vous êtes un républicain.

– Moi, madame Thérèse ! que me dites-vous là ? s’écria l’oncle en riant.

– Oui, un vrai républicain, reprit-elle : un homme que rien n’arrête, qui méprise toutes les souffrances, toutes les misères pour accomplir son devoir.

– Ah ! si vous l’entendez ainsi, je serais heureux de mériter ce nom, répondit l’oncle. Mais, dans tous les partis et dans tous les pays du monde, il se trouve des hommes pareils.

– Alors, monsieur Jacob, ils sont républicains sans le savoir.

L’oncle ne put s’empêcher de sourire :

– Vous avez réponse à tout, dit-il en fourrant son paquet de tabac dans la grande poche de sa houppelande, on ne peut pas discuter avec vous.

Quelques instants de silence suivirent ces paroles. L’oncle battait le briquet. Moi j’avais pris la tête de Scipio entre mes bras, et je pensais : « Je te tiens, tu vas me suivre… Nous reviendrons dîner, et après ça nous recommencerons. » Le cheval continuait à hennir dehors, et Mme Thérèse s’était mise à regarder les gros flocons qui tourbillonnaient contre les vitres, lorsque l’oncle, ayant allumé sa pipe, dit :

– Je vais rester absent jusqu’au soir ; mais Fritzel vous tiendra compagnie, le temps ne vous durera pas trop.

Il me passait la main dans les cheveux, et je devenais rouge comme une écrevisse, ce qui fit sourire Mme Thérèse.

– Non, non, monsieur le docteur, dit-elle avec bonté, je ne m’ennuie jamais seule ; il faut laisser courir Fritzel avec Scipio, cela leur fera du bien ; et puis ils aiment bien mieux respirer le grand air que de rester enfermés dans la chambre : n’est-ce pas, Fritzel ?

– Oh ! oui, madame Thérèse, répondis-je en exhalant un gros soupir.

– Comment ! tu n’as pas honte de dire cela de cette façon ? s’écria l’oncle.

– Eh ? pourquoi, monsieur le docteur ? Fritzel est comme petit Jean, il dit tout ce qu’il pense, et il a raison. Va, Fritzel, cours, amuse-toi ; l’oncle te donne congé.

Que je l’aimais alors et que son sourire me paraissait bon ! L’oncle Jacob s’était mis à rire, il reprit son fouet au coin de la porte, et revenant :

– Allons, madame Thérèse, s’écria-t-il, au revoir et bon courage !

– Au revoir ! monsieur le docteur, fit-elle en lui tendant sa longue main d’un air d’attendrissement ; allez, et que le ciel vous conduise.

Ils restèrent ainsi quelques instants tout rêveurs ; puis l’oncle dit :

– Ce soir, entre six et sept heures, je serai de retour, madame Thérèse ; ayez bonne confiance, soyez sans inquiétude, tout ira mieux.

Après quoi nous sortîmes ; il enjamba l’échelle du traîneau, s’enveloppa les genoux de sa houppelande, et toucha Rappel du bout de son fouet, en me disant :

– Conduis-toi bien, Fritzel.

Le traîneau fila sans bruit, remontant la rue. Quelques bonnes gens regardaient à leurs fenêtres et se disaient :

« Monsieur le docteur Jacob est appelé bien sûr quelque part pour un malade en danger, sans cela il ne se mettrait pas en route par ce temps de neige. »

Quand l’oncle eut disparu au coin de la rue, je tirai la porte de l’allée et je rentrai manger ma soupe sur le bord de l’âtre. Scipio me regardait, ses grosses moustaches en l’air, et se léchait de temps en temps le tour du museau en clignant de l’œil. Je lui laissai le fond de mon assiette à nettoyer, selon mon habitude ; ce qu’il faisait gravement, sans montrer l’avidité des autres chiens du village.

Nous en étions là et j’allais sortir, lorsque Lisbeth, qui venait de finir son ouvrage et qui s’essuyait les bras à la serviette, derrière la porte, me demanda :

– Dis donc, Fritzel, est-ce que tu restes ici ?

– Non, je vais voir le petit Hans Aden.

– Eh bien, écoute : puisque tu mets tes sabots, va donc chez le mauser me chercher du miel pour la Française ; monsieur le docteur veut qu’on lui fasse une boisson avec du miel. Prends ton écuelle et va là-bas. Tu diras au mauser que c’est pour l’oncle Jacob. Voici l’argent.

Rien ne me plaisait tant que d’avoir à faire des commissions, surtout chez le mauser, qui me traitait comme un homme raisonnable. Je pris donc l’écuelle et je sortis avec Scipio pour me rendre chez le taupier, dans la ruelle des Orties, derrière l’église.

Quelques commères commençaient à balayer le devant de leur porte.

À l’auberge du Cruchon-d’Or, on entendait tinter les verres et les bouteilles ; on chantait, on riait, les gens montaient et descendaient l’escalier. Un vendredi, cela me parut extraordinaire ; je m’arrêtai pour voir si c’était une noce ou un baptême, et comme je me tenais de l’autre côté de la rue, sur la pointe des pieds, regardant dans la petite allée ouverte, je vis, au fond de la cuisine, la silhouette étrange du mauser se pencher devant la flamme, son bout de pipe noire au coin des lèvres, et sa main brune qui posait une braise sur le tabac.

Plus loin, à droite, j’aperçus aussi la vieille Grédel avec sa cornette à rubans tremblotants ; elle arrangeait des assiettes sur un dressoir, et son chat gris se promenait au bord en faisant le gros dos et la queue en l’air.

Un instant après, le mauser revint lentement dans l’allée sombre, lançant de grosses bouffées. Alors je lui criai :

– Mauser ! mauser !

Il s’avança jusqu’au bord de l’escalier, et me dit en riant :

– C’est toi, Fritzel ?

– Oui, je vais chez vous chercher du miel.

– Hé ! monte donc boire un coup ; nous irons ensemble tout à l’heure.

Et se tournant vers la cuisine :

– Grédel, cria-t-il, apportez un verre pour Fritzel.

Je m’étais dépêché de monter, et nous entrâmes, Scipio sur nos talons.

Dans la salle, à travers la fumée grisâtre, on ne voyait le long des tables, que des gens en blouse, en veste, en camisole, le bonnet ou le feutre sur l’oreille ; les uns assis à la file, les autres à cheval au bout des bancs, levant leurs verres pleins d’un air joyeux, et célébrant la grande victoire de Kaiserslautern. De tous les côtés on entendait chanter le Faterland. Quelques vieilles buvaient avec leurs fils et semblaient aussi joyeuses que les autres.

Je suivais le mauser, qui s’avançait, le dos rond, vers les fenêtres de la rue. Là se trouvaient, dans le coin à droite, l’ami Koffel et le vieux Adam Schmitt, devant une bouteille de vin blanc. Dans l’autre coin, en face, l’aubergiste Joseph Spick, son bonnet de laine frisée sur l’oreille, comme un batailleur, et M. Richter, en veste de chasse et grandes guêtres de cuir, buvaient du gleiszeller au cachet vert. Ils étaient pourpres tous les deux jusqu’aux oreilles, et criaient :

– À la santé de Brunswick ! à la santé de notre glorieuse armée !

– Hé ! fit le mauser en s’approchant de notre table, place pour un homme.

Et Koffel, se retournant, me serra la main, tandis que le père Schmitt disait :

– À la bonne heure, à la bonne heure, voici du renfort.

Il me fit asseoir près de lui, contre le mur, et Scipio vint aussitôt lui lever la main du bout de son nez, d’un air de vieille connaissance.

– Hé ! hé ! hé ! disait le vieux soldat, c’est toi, l’ancien ; tu me reconnais !

Grédel apporta un verre, et le mauser l’emplit.

Au même instant, M. Richter se mit à crier à l’autre bout de la table, d’un ton moqueur :

– Hé ! Fritzel, comment va M. le docteur Jacob ? Il ne vient donc pas célébrer la grande bataille ! C’est étonnant, étonnant, un si bon patriote !

Et moi, ne sachant que répondre, je dis tout bas à Koffel :

– L’oncle est parti sur son traîneau pour soigner un pauvre bûcheron qui s’est laissé prendre sous sa schlitte.

Alors Koffel, se retournant, s’écria d’une voix claire :

– Pendant que le petit-fils d’un ancien domestique de Salm-Salm s’allonge les jambes sous la table près du poêle, et qu’il boit du gleiszeller en l’honneur des Prussiens, qui se moquent de lui, M. le docteur Jacob traverse les neiges pour aller voir un pauvre bûcheron de la montagne écrasé sous sa schlitte. Ça rapporte moins que de prêter à gros intérêts, mais ça prouve plus de cœur tout de même.

Koffel avait un petit coup de trop, et tous les gens l’écoutaient en souriant. Richter, la figure longue et les lèvres serrées, ne répondit pas d’abord, mais au bout d’un instant il dit :

– Eh ! que ne fait-on pas par amour des Droits de l’homme, de la déesse Raison et du Maximum, surtout quand une vraie citoyenne vous encourage !

– Monsieur Richter, taisez-vous ! s’écria le mauser d’une voix forte. M. le docteur est aussi bon Allemand que vous, et cette femme, dont vous parlez sans la connaître, est une brave femme. Le Dr Jacob n’a fait que son devoir en lui sauvant la vie ; vous devriez rougir d’exciter les gens du village contre un pauvre être malade qui ne peut pas se défendre : c’est abominable !

– Je me tairai si cela me convient, s’écria Richter à son tour. Vous criez bien haut… Ne dirait-on pas que les Français ont remporté la victoire !

Alors le mauser, les tempes et les joues couleur de brique, frappa du poing sur la table, à faire tomber les verres ; il parut vouloir se lever, mais il se rassit et dit :

– J’ai droit de me réjouir des victoires de la vieille Allemagne autant, pour le moins, que vous, monsieur Richter, car moi je suis un vieil Allemand comme mon père, comme mon grand-père, et tous les mausers connus depuis deux cents ans au village d’Anstatt pour l’élevage des abeilles et la manière de prendre les taupes ; au lieu que les cuisiniers des Salm-Salm, de père en fils, se promenaient en France avec leurs maîtres pour tourner la broche et lécher le fond des marmites.

Toute la salle partit d’un éclat de rire à ce propos, et M. Richter, voyant que la plupart n’étaient pas pour lui, jugea prudent de se modérer ; il répondit donc d’un ton calme :

– Je n’ai jamais rien dit contre vous ni contre le docteur Jacob ; au contraire, je sais que M. le docteur est un homme habile et un honnête homme. Mais cela n’empêche pas qu’en un jour comme celui-ci tout bon Allemand doit se réjouir. Car, écoutez bien, ceci n’est pas une victoire ordinaire, c’est la fin de cette fameuse République une et indivisible.

– Comment ! comment ! s’écria le vieux Schmitt, la fin de la République ? Voilà du nouveau !

– Oui, elle ne durera plus six mois, fit Richter avec assurance ; car, de Kaiserslautern, les Français seront balayés jusqu’à Hornbach, de Hornbach à Sarrebruck, à Metz, et ainsi de suite jusqu’à Paris. Une fois en France, nous trouverons des amis en foule pour nous secourir : la noblesse, le clergé et les honnêtes gens sont tous pour nous ; ils n’attendent que notre armée pour se lever. Et quant à ce tas de gueux ramassés à droite et à gauche, sans officiers et sans discipline, qu’est-ce qu’ils peuvent faire contre de vieux soldats, fermes comme des rochers, avançant en bon ordre de bataille, sous la conduite de la vieille race guerrière ? Des tas de savetiers sans un seul général, sans même un vrai caporal schlague ! Des paysans, des mendiants, de vrais sans-culottes, comme ils s’appellent eux-mêmes, je vous le demande, qu’est-ce qu’ils peuvent faire contre des Brunswick, des Wurmser et des centaines d’autres vieux capitaines éprouvés par tous les périls de la guerre de Sept ans ? Ils seront dispersés et périront par milliers, comme les sauterelles en automne.

Toute la salle était alors de l’avis de Richter, et plusieurs disaient :

– À la bonne heure, voilà ce qui s’appelle parler ; depuis longtemps nous pensions les mêmes choses.

Le mauser et Koffel se taisaient ; mais le vieux Adam Schmitt hochait la tête en souriant. Après un instant de silence, il déposa sa pipe sur la table et dit :

– Monsieur Richter, vous parlez comme l’almanach ; vous prédisez l’avenir d’une façon admirable ; mais tout cela n’est pas aussi clair pour les autres que pour vous. Je veux bien croire que la vieille race est née pour faire les généraux, puisque les nobles arrivent tous au monde capitaines ; mais, de temps en temps, il peut aussi sortir des généraux de la race des paysans, et ceux-là ne sont pas les plus mauvais, car ils le sont devenus par leur propre valeur. Ces Républicains, qui vous paraissent si bêtes, ont quelquefois de bonnes idées tout de même ; par exemple, d’établir chez eux que le premier venu pourra devenir feld-maréchal, pourvu qu’il en ait le courage et la capacité ; de cette façon, tous les soldats se battent comme de véritables enragés ; ils tiennent dans leurs rangs comme des clous et marchent en avant comme des boulets, parce qu’ils ont la chance de monter en grade s’ils se distinguent, de devenir capitaine, colonel ou général. Les Allemands se battent maintenant pour avoir des maîtres, et les Français se battent pour s’en débarrasser, ce qui fait encore une grande différence. Je les ai regardés de la fenêtre du père Diemer, au premier étage, en face de la fontaine, pendant les deux charges des Croates et des uhlans, des charges magnifiques ; eh bien, cela m’a beaucoup étonné, monsieur Richter, de voir comme ces jacobins ont supporté ça ! Et leur commandant m’a fait un véritable plaisir, avec sa grosse figure de paysan lorrain et ses petits yeux de sanglier. Il n’était pas aussi bien habillé qu’un major prussien, mais il se tenait aussi tranquille sur son cheval que si on lui avait joué un air de clarinette. Finalement, ils se sont tous retirés, c’est vrai, mais ils avaient une division sur le dos, et n’ont laissé que les fusils et les gibernes des morts sur la place. Avec des soldats pareils, croyez-moi, monsieur Richter, il y a de la ressource. Les vieilles races guerrières sont bonnes, mais les jeunes poussent au-dessous, comme les petits chênes sous les grands, et quand les vieux pourrissent, ceux-là les remplacent. Je ne crois donc pas que les Républicains se sauvent comme vous le dites ; ce sont déjà de fameux soldats, et s’il leur vient un général ou deux, gare ! Et prenez bien garde que ce n’est pas impossible du tout, car, entre douze ou quinze cent mille paysans, il y a plus de choix qu’entre dix ou douze mille nobles ; la race n’est peut-être pas aussi fine, mais elle est plus solide.

Le vieux Schmitt reprit alors haleine un instant, et comme tout le monde l’écoutait, il ajouta :

– Tenez, moi, par exemple, si j’avais eu le bonheur de naître dans un pays pareil, est-ce que vous croyez que je me serais contenté d’être Adam Schmitt, sergent de grenadiers, avec cent florins de pension, six blessures et quinze campagnes ? Non, non, ôtez-vous cette idée de la tête ; je serais le commandant, le colonel ou le général Schmitt, avec une bonne retraite de deux mille thalers, ou bien mes os dormiraient depuis longtemps quelque part. Quand le courage mène à tout, on a du courage, et quand il ne sert qu’à devenir sergent et à faire avancer les nobles en grade, chacun garde sa peau.

– Et l’instruction ! s’écria Richter, vous comptez donc l’instruction pour rien, vous ? Est-ce qu’un homme qui ne sait pas lire vaut un duc de Brunswick qui sait tout ?

Alors Koffel, se retournant, dit d’un air calme :

– C’est juste, monsieur Richter, l’instruction fait la moitié de l’homme, et peut-être les trois quarts. Voilà pourquoi ces Républicains se battent jusqu’à la mort ; ils veulent que leurs fils reçoivent de l’instruction aussi bien que les nobles. C’est le manque d’instruction qui fait la mauvaise conduite et la misère, la misère fait les mauvaises tentations, et les mauvaises tentations amènent tous les vices. Le plus grand crime de ceux qui gouvernent dans ce bas monde, c’est de refuser l’instruction aux misérables, afin que leurs races nobles soient toujours au-dessus ; c’est comme s’ils crevaient les yeux des hommes, lorsqu’ils viennent au monde, pour profiter de leur travail. Dieu vengera ces fautes, monsieur Richter, car il est juste. Et si les Républicains versent leur sang, comme ils le disent, pour que cela n’arrive plus sur la terre, tous les hommes religieux qui croient à la vie éternelle doivent les approuver.

Ainsi parla Koffel, disant que si ses parents avaient pu le faire instruire, au lieu d’être un pauvre diable, il aurait peut-être fait honneur à Anstatt et serait devenu quelque chose d’utile. Chacun pensait comme lui, et plusieurs se disaient entre eux : « Que serions-nous si l’on nous avait instruits ? Est-ce que nous étions plus bêtes que les autres ? Non, le ciel donne à tous sa douce lumière et sa bonne rosée. Nous avions de bonnes intentions, nous voulions la justice ; mais on nous a laissés dans les ténèbres, par esprit de calcul et pour nous maintenir dans la bassesse. Ces gens-là pensent s’agrandir en empêchant les autres de croître, c’est abominable ! »

Et moi, songeant alors combien l’oncle Jacob se donnait de peine pour m’apprendre à lire dans M. de Buffon, je me repentais de ne pas profiter davantage de ses leçons, et j’étais tout attendri.

M. Richter, voyant tout le monde contre lui, et ne sachant que répondre aux paroles judicieuses de Koffel, haussa les épaules comme pour dire : « Ce sont des fous gonflés d’orgueil, des êtres qu’il faudrait mettre à la raison. »

Or le silence commençait à se rétablir et le mauser venait de faire apporter une seconde bouteille, lorsque des grondements sourds s’entendirent sous la table ; aussitôt nous regardâmes et nous vîmes le grand chien roux de M. Richter qui tournait autour de Scipio. Ce chien s’appelait Max ; il avait le poil ras, le nez fendu, les côtes saillantes, les yeux jaunâtres, les oreilles longues et la queue relevée comme un sabre ; il était grand, sec et nerveux. M. Richter avait l’habitude de chasser avec lui des journées entières sans rien lui donner à manger, sous prétexte que les bons chiens de chasse doivent avoir faim pour sentir le gibier et le suivre à la piste. Il voulait passer derrière Scipio, qui se retournait toujours la tête haute et la lèvre frémissante.

En regardant du côté de M. Richter, je vis qu’il excitait son chien en dessous ; le père Schmitt s’en aperçut aussi, car il s’écria :

– Monsieur Richter, vous avez tort d’exciter votre chien. Ce caniche, voyez-vous, est un chien de soldat, rempli de finesse et qui connaît toutes les ruses de la guerre. Le vôtre est peut-être d’une vieille race ; mais, prenez garde, celui-ci serait bien capable de l’étrangler.

– Étrangler mon chien ! s’écria Richter ; il en avalerait dix comme ce misérable roquet ; d’un coup de dent il lui casserait l’échine !

En entendant cela, je voulus me sauver avec Scipio, car M. Richter excitait toujours son grand Max, et tous les buveurs se retournaient en riant pour voir la bataille. J’avais envie de pleurer ; mais le vieux Schmitt me retenait par l’épaule en me disant tout bas :

– Laissez faire, laissez faire… ne craignez rien, Fritzel ; je vous dis que votre chien connaît la politique… l’autre n’est qu’une grosse bête qui n’a rien vu.

Et se tournant vers Scipio, il lui répétait toujours :

– Attention ! attention !

Scipio ne bougeait pas ; il se tenait le derrière dans le coin de la fenêtre, la tête droite, ses yeux luisants sous ses grands poils frisés, et, dans le coin de sa moustache tremblotante, on voyait une dent blanche très pointue.

Le grand roux s’avançait la tête penchée et le poil hérissé tout le long de son échine maigre. Ils grondaient tous deux, jusqu’au moment où Max fit un bond pour saisir Scipio à la gorge ; aussitôt trois ou quatre éclats de voix brefs, terribles, partirent à la fois. Scipio s’était baissé pendant que l’autre l’attrapait à la tignasse, et d’un coup de dent sec il lui faisait claquer la patte. C’est alors qu’il fallut entendre les cris plaintifs de Max, et qu’il fallut le voir se glisser en boitant sous les tables ; il filait comme un éclair entre les jambes, en répétant ses cris aigus qui vous perçaient les oreilles.

M. Richter s’était levé furieux pour tomber sur Scipio ; mais, au même instant, le mauser avait pris son bâton au coin de la porte, et disait :

– Monsieur Richter, si votre grosse bête est mordue, à qui la faute ? Vous l’avez assez excitée ; maintenant elle est peut-être estropiée, ça vous apprendra !

Et le vieux Schmitt, riant jusqu’aux larmes, faisait mettre Scipio entre ses genoux et criait :

– Je savais bien qu’il connaissait les finesses de la guerre ; hé ! hé ! hé ! nous avons remporté les drapeaux et les canons.

Tous les assistants riaient avec lui ; de sorte que M. Richter, indigné, chassa lui-même son chien dans la rue à grands coups de pied, pour ne plus entendre ses cris. Il aurait bien voulu en faire autant à Scipio, mais tout le monde était dans l’étonnement de son courage et de son bon sens naturel.

– Allons, s’écria le mauser en se levant, arrive maintenant, Fritzel, arrive ! Il est temps que je te donne ce que tu veux. Je vous salue, monsieur Richter ; vous avez un fameux chien. Grédel, vous marquerez deux bouteilles sur l’ardoise.

Schmitt et Koffel s’étaient aussi levés, et nous sortîmes tous ensemble, riant comme des bienheureux. Scipio nous suivait de près, sachant qu’il n’avait rien de bon à espérer quand nous serions sortis.

Au bas de l’escalier, Schmitt et Koffel tournèrent à droite pour descendre la grand-route ; le mauser et moi nous traversâmes la place, à gauche, pour entrer dans la ruelle des Orties.

Le mauser marchait devant, le dos rond, une épaule un peu plus haute que l’autre, selon son habitude, lançant de grosses bouffées de tabac coup sur coup, et riant tout bas, sans doute à cause de la déconfiture de Richter.

Nous arrivâmes bientôt à sa petite porte enfoncée sous terre ; alors il descendit les marches et me dit :

– Arrive, Fritzel, arrive ; laisse le chien dehors, il n’y a pas trop de place dans le trou.

Il avait bien raison d’appeler sa baraque un trou, car elle n’avait que deux petites fenêtres à fleur de terre donnant sur la ruelle. À l’intérieur, tout était sombre : le grand lit et l’escalier de bois au fond, les vieux escabeaux, la table couverte de scies, de pointes, de pincettes, l’armoire ornée de deux citrouilles, le plafond traversé de perches, où la vieille Berbel, la mère du mauser, suspendait le chanvre qu’elle filait ; les attrapes de toutes sortes placées sur le vieux baldaquin, dans un enfoncement tout gris de poussière et de toiles d’araignée ; les centaines de peaux de martres, de fouines, de belettes accrochées aux murs, les unes retournées, les autres encore fraîches et bourrées de paille pour les faire sécher, tout cela vous laissait à peine assez de place pour se retourner, et tout cela me rappelle le bon temps de la jeunesse, car je l’ai vu cent fois, été comme hiver, qu’il fît du soleil ou de la pluie, que les petites fenêtres fussent ouvertes ou fermées.

C’est là-dedans que je me représente toujours le mauser, assis devant la table très basse, montant ses attrapes, la joue tirée, les lèvres serrées, et la vieille Berbel, – toute jaune, le bonnet de crin sur la nuque, ses petites mains sèches, aux ongles noirs, sillonnées de grosses veines bleuâtres, – filant du matin au soir à côté du poêle. De temps en temps, elle levait sa petite tête, froncée de rides innombrables, et regardait son fils d’un air de satisfaction.

Mais ce jour-là, Berbel n’était pas de bonne humeur, car à peine fûmes-nous entrés qu’elle se mit à quereller le mauser d’une voix aigre, disant qu’il passait sa vie au cabaret, qu’il ne songeait qu’à boire, sans se soucier du lendemain, toutes choses très fausses auxquelles le mauser ne répondit pas, sachant qu’il faut tout entendre de sa mère sans se plaindre.

Il ouvrit tranquillement l’armoire, tandis que la vieille Berbel criait, et prit sur le plus haut rayon une large écuelle de terre vernissée, où le miel couleur d’or, dans des rayons blancs comme la neige, s’élevait par couches régulières. Il la déposa sur la table, et plaça deux beaux rayons dans une assiette très propre, en me disant :

– Tiens, Fritzel, voilà du beau miel pour la dame française. Le miel en rayon est tout ce qu’on peut souhaiter de mieux pour des malades ; c’est d’abord plus appétissant, et puis c’est plus frais et plus sain.

J’avais déjà posé l’argent au bord de la table, et Berbel étendait la main d’un air content pour le prendre ; mais le mauser me le rendit :

– Non, fit-il, non, je ne veux pas être payé de cela ; mets cet argent dans ta poche, Fritzel, et prends l’assiette. Laisse ton écuelle ici ; je vous la rapporterai ce soir ou demain matin.

Et comme la vieille semblait fâchée, il ajouta :

– Tu diras à la dame française, Fritzel, que c’est le mauser qui lui fait présent de ce miel, avec plaisir, entends-tu… de bien bon cœur… car c’est une femme respectable… N’oublie pas de dire « respectable » tu m’entends ?

– Oui, mauser, je dirai ça. Bonjour, Berbel, dis-je en ouvrant la porte.

Elle me répondit en inclinant la tête brusquement ; cette vieille avare ne voulait rien dire, à cause de l’oncle Jacob ; mais de voir partir le miel sans argent, cela lui paraissait bien dur.

Le mauser me reconduisit jusque dehors, et je retournai chez nous, bien content de ce qui venait d’arriver.