Ce même soir, après le souper, l’oncle Jacob fumait sa pipe en silence derrière le fourneau. Moi, je séchais le bas de mon pantalon, assis devant la petite porte de tôle, la tête de Scipio entre les genoux, et je regardais le reflet rouge de la flamme avancer et reculer sur le plancher. Lisbeth avait emporté la chandelle selon son habitude ; nous étions dans l’obscurité ; le feu bourdonnait comme au temps des grands froids, la pendule marchait lentement, et dehors, dans la cuisine, nous entendions la vieille servante laver les assiettes sur l’évier.
Que d’idées me passaient alors par la tête ! Tantôt je songeais au soldat mort dans la grange de Réebock, au coq noir de la lucarne ; tantôt au père Schmitt faisant faire l’exercice à Scipio ; puis à l’Altenberg, à la descente de notre traîneau. Tout cela me revenait comme un rêve ; les sifflements plaintifs du feu me paraissaient être la musique de ces souvenirs, et je sentais tout doucement mes yeux se fermer.
Cela durait depuis environ une demi-heure lorsque je fus réveillé par un bruit de sabots dans l’allée ; en même temps, la porte s’ouvrit, et la voix joyeuse du mauser dit dans la chambre :
– De la neige, monsieur le docteur, de la neige ! Elle recommence à tomber, nous en avons encore pour toute la nuit.
Il paraît que l’oncle avait fini par s’assoupir, car seulement au bout d’un instant, je l’entendis se remuer et répondre :
– Que voulez-vous, mauser, c’est la saison ; il faut s’attendre à cela maintenant.
Puis il se leva et alla dans la cuisine chercher de la lumière.
Le mauser s’approchait dans l’ombre.
– Tiens ! Fritzel est là ! dit-il. Tu n’as donc pas encore sommeil ?
L’oncle rentrait. Je tournai la tête, et je vis que le mauser avait ses habits d’hiver : son vieux bonnet de martre, la queue râpée pendant sur le dos, sa veste en peau de chèvre, le poil en dedans, son gilet rouge, les poches ballottant sur les cuisses, et sa vieille culotte de velours brun, ornée de pièces aux genoux. Il souriait, en plissant ses petits yeux, et tenait quelque chose sous le bras.
– Vous venez pour la gazette, mauser ? dit l’oncle. Elle n’est pas arrivée ce matin, le messager est en retard.
– Non, monsieur le docteur, non ; je viens pour autre chose.
Il déposa sur la table un vieux livre carré, à couvercle de bois d’au moins trois lignes d’épaisseur, et tout couvert de larges pattes en cuivre représentant des feuilles de vigne ; les tranches étaient toutes noires et graisseuses à force de vieillesse, et de chaque page sortaient des cordons et des ficelles pour marquer les bons endroits.
– Voilà pourquoi j’arrive ! dit le mauser ; je n’ai pas besoin de nouvelles, moi ; quand je veux savoir ce qui se passe dans le monde, j’ouvre et je regarde.
Alors il sourit, et ses longues dents jaunes apparurent sous les quatre poils de ses moustaches, effilées comme des aiguilles.
L’oncle ne disait rien ; il approcha la table du fourneau et s’assit dans son coin.
– Oui, reprit le mauser, tout est là-dedans ; mais il faut comprendre… il faut comprendre, fit-il en se touchant la tête d’un air rêveur. Les lettres ne sont rien ; c’est l’esprit… l’esprit qu’il faut comprendre.
Puis il s’assit dans le fauteuil et prit le livre sur ses cuisses maigres avec une sorte de vénération ; il l’ouvrit, et, comme l’oncle le regardait :
– Monsieur le docteur, dit-il, je vous ai parlé cent fois du livre de ma tante Roesel, de Héming ; eh bien, aujourd’hui je vous l’apporte pour vous montrer le passé, le présent, et l’avenir. Vous allez voir, vous allez voir ! Tout ce qui est arrivé depuis quatre ans était écrit d’avance ; je le comprenais bien, seulement je ne voulais pas le dire, à cause de ce Richter, qui se serait moqué de moi, car il ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Et l’avenir est aussi là-dedans ; mais je ne l’expliquerai qu’à vous, monsieur le docteur, qui êtes un homme sensé, raisonnable et clairvoyant. Voilà pourquoi j’arrive.
– Écoutez, mauser, dit l’oncle, je sais bien que tout est mystère dans ce bas monde, et je ne suis pas assez vaniteux pour refuser de croire aux prédictions et aux miracles rapportés par des auteurs graves, tels que Moïse, Hérodote, Thucydide, Tite-Live et beaucoup d’autres. Malgré cela je respecte trop la volonté du Seigneur pour vouloir pénétrer les secrets réservés par sa sagesse infinie ; j’aime mieux voir dans votre livre l’accomplissement des choses déjà passées que l’avenir. D’abord ce sera beaucoup plus clair.
– C’est bon, c’est bon, vous saurez tout, répondit le taupier, satisfait de l’air grave de l’oncle.
Il poussa son fauteuil vers la table, posa le livre au bord ; puis, se mettant à fouiller dans sa poche, il en tira de vieilles besicles en cuivre et les enfourcha sur son nez, ce qui lui donnait une figure vraiment bizarre.
On peut s’imaginer mon attention : je m’étais aussi rapproché de la table, les coudes au bord, le menton dans les mains, et je regardais, retenant mon haleine, les yeux écarquillés jusqu’aux tempes.
Toujours cette scène sera présente à mon esprit ; le silence profond de la chambre, le tic-tac de l’horloge, le bruissement du feu, la chandelle comme une étoile au milieu de nous ; en face de moi, l’oncle dans son coin grisâtre, Scipio à mes pieds, puis le mauser, courbé sur le livre des prédictions, et derrière lui les petites vitres noires, où descendait la neige dans les ténèbres ; je revois tout cela, et même il me semble entendre encore la voix de ce pauvre vieux taupier, et celle de ce bon oncle Jacob, descendus tous deux depuis si longtemps dans la tombe.
C’était une scène étrange.
– Comment, mauser ! dit l’oncle, vous avez besoin de lunettes à votre âge ? moi qui vous croyais une vue excellente ?
– Je n’en ai pas besoin pour lire des choses ordinaires, ni pour regarder dehors, répondit le taupier ; j’ai de bons yeux, et d’ici jusque sur la côte de l’Altenberg, au printemps, je vois un nid de chenilles sur les arbres ; mais vous saurez que ces lunettes sont celles de ma tante Roesel, de Héming, et qu’il faut les avoir pour comprendre ce livre. Quelquefois ça me trouble, mais je lis au-dessus ou au-dessous ; le principal est que je les aie sur le nez.
– Ah ! c’est différent, bien différent, dit l’oncle d’un ton sérieux ; car il avait trop bon cœur pour laisser voir au taupier que cela l’étonnait.
Aussitôt le mauser se mit à lire :
« Anno 1793. – L’herbe est séchée et la fleur est tombée, parce que le vent a soufflé dessus ! » Cela signifie que nous sommes en hiver : l’herbe est séchée, parce que le vent a soufflé dessus !
L’oncle inclina la tête, et le taupier poursuivit :
« Les îles ont vu et ont été saisies de crainte ; les bouts de la terre ont été effrayés ; ils se sont approchés et sont venus. » Ça, monsieur le docteur, c’est pour faire entendre que l’Angleterre, et même les îles qui sont plus loin dans la mer, ont été effrayées à cause des Républicains. « Ils se sont approchés et sont venus ! » Tout le monde sait que les Anglais ont débarqué en Belgique pour faire la guerre aux Français. Mais écoutez bien le reste : « En ce temps-là, les conducteurs des peuples seront comme le feu d’un foyer parmi du bois, et comme un flambeau parmi des gerbes ; ils dévoreront à droite et à gauche tous les pays. »
Le mauser alors leva le doigt d’un air grave et dit :
– Ça, ce sont les rois et les empereurs qui s’avancent au milieu de leurs armées, et qui dévorent tout dans les pays qu’ils traversent. Nous connaissons malheureusement ces choses pour les avoir vues ; notre pauvre village s’en souviendra longtemps.
Et comme l’oncle ne répondait pas, il reprit :
« En ce temps-là, malheur au pasteur du néant qui abandonnera son troupeau ; l’épée tombera de son bras et son œil droit sera entièrement obscurci. » Nous voyons, par ces mots, l’évêque de Mayence, avec sa nourrice et ses cinq maîtresses, qui s’est sauvé l’année dernière, à l’arrivée du général Custine. C’était un vrai pasteur du néant, qui faisait le scandale de tout le pays : son bras s’est desséché et son œil droit s’est obscurci.
– Mais, dit l’oncle, songez donc, mauser, que cet évêque n’était pas le seul, et qu’il y en avait beaucoup ayant la même conduite, en Allemagne, en France, en Italie et dans tout le monde.
– Raison de plus, monsieur le docteur, répondit le taupier, le livre parle pour toute la terre, « car, – fit-il, le doigt appuyé sur la page, – car, en ce temps-là, dit l’Éternel, j’ôterai du monde les faux prophètes, les faiseurs de miracles et l’esprit d’impureté ». Qu’est-ce que cela peut signifier, docteur Jacob, sinon tous ces hommes qui parlent sans cesse d’amour du prochain, pour obtenir notre argent ; qui ne croient à rien, et nous menacent de l’enfer ; qui s’habillent de pourpre et d’or, et nous prêchent l’humilité ; qui disent : « Vendez tous vos biens pour suivre le Christ ! » et ne font qu’entasser richesses sur richesses dans leurs palais et leurs couvents ; qui nous recommandent la foi et rient entre eux des simples qui les écoutent ?… – N’est-ce pas l’esprit d’impureté ?
– Oui, dit l’oncle, c’est abominable.
– Eh bien, c’est pour eux, c’est pour tous les mauvais pasteurs, que ces choses sont écrites, dit le taupier.
Puis il reprit :
« En ce temps-là, il y aura aux montagnes le bruit d’une multitude, tel que celui d’un grand peuple qui se lève, un bruit de nation assemblée. C’est pourquoi les peuples d’alentour écouteront, et tout cœur d’homme se fondra. Et les orgueilleux seront éperdus ; le monde sera en travail comme celle qui enfante ; les bons se regarderont avec des visages enflammés ; ils entendront pour la première fois parler de grandes choses ; ils sauront que tous sont égaux à la face de l’Éternel, que tous sont nés pour la justice, comme les arbres des forêts pour la lumière !
– Est-ce bien écrit cela, mauser ? demanda l’oncle.
– Voyez-vous même, répondit le taupier en lui remettant le livre.
Alors l’oncle Jacob, les yeux troubles, regarda :
– Oui, c’est écrit, fit-il à voix basse, c’est écrit ! Ah ! puisse l’Éternel accomplir de si grandes choses de notre temps ! puisse-t-il réjouir notre cœur d’un tel spectacle !
Et s’arrêtant tout à coup, comme étonné de son propre enthousiasme :
– Est-il possible qu’à mon âge je me laisse encore émouvoir à ce point ? Je suis un véritable enfant.
Il rendit le livre au mauser, qui dit en souriant :
– Je vois bien, monsieur le docteur, que vous comprenez ce passage comme moi : ce bruit d’un grand peuple qui se lève, c’est la France qui proclame les droits de l’homme.
– Comment ! vous croyez que cela se rapporte à la Révolution française ? demanda l’oncle.
– Eh ! à quoi donc ? fit le mauser ; c’est clair comme le jour.
Puis il remit ses besicles, qu’il avait ôtées, et lut :
« Il y a soixante et dix semaines pour consommer le péché, pour expier l’iniquité et pour amener la justice des siècles. Après quoi, les hommes jetteront aux taupes et aux chauves-souris les idoles faites d’argent. Et plusieurs peuples diront : « Forgeons les épées en hoyaux et les hallebardes en serpes ! »
En cet endroit, le mauser posa ses deux coudes sur le livre, et se grattant la barbe, le nez en l’air, il parut réfléchir profondément. Moi, je ne le quittais plus de l’œil ; il me semblait voir des choses étranges, un monde inconnu s’agiter dans l’ombre autour de nous ; le faible pétillement du feu et les soupirs de Scipio, endormi près de moi, me produisaient l’effet de voix lointaines, et même le silence m’inquiétait.
L’oncle Jacob, lui, semblait avoir repris son calme. Il venait de bourrer sa grande pipe et l’allumait avec un bout de papier, en lançant deux ou trois grosses bouffées lentement, pour bien laisser prendre le tabac. Il referma le couvercle et s’étendit dans le fauteuil en exhalant un soupir.
– « Les hommes jetteront leurs idoles d’argent », fit le mauser, ça veut dire leurs écus, leurs florins et leur monnaie de toute espèce. « Ils les jetteront aux taupes », c’est-à-dire aux aveugles, car vous savez, monsieur le docteur, que les taupes sont aveugles ; les malheureux aveugles, comme le père Harich, sont de véritables taupes ; ils marchent en plein jour dans les ténèbres, comme s’ils étaient sous terre. Les hommes, dans ce temps-là, donneront donc leur argent aux aveugles et aux chauves-souris. Par chauves-souris, il faut entendre les vieilles femmes qui ne peuvent plus travailler, qui sont chauves et qui se tiennent dans le creux des cheminées, à la manière de Christine Besme, que vous connaissez aussi bien que moi. Cette pauvre Christine est tellement maigre, et conserve si peu de cheveux, que chacun pense en la voyant : « C’est une chauve-souris. »
– Oui, oui, oui, faisait l’oncle d’un ton particulier, en balançant la tête lentement, c’est clair, mauser, c’est très clair. Maintenant, je comprends votre livre ; c’est quelque chose d’admirable !
– Les hommes donneront donc leur argent aux aveugles et aux vieilles femmes par esprit de charité, reprit le mauser, et ce sera la fin de la misère en ce monde ; il n’y aura plus de pauvres « dans soixante et dix semaines », qui ne sont pas des semaines de jours, mais des semaines de mois, et « ils aiguiseront leurs épées en hoyaux » pour cultiver la terre et vivre en paix !
Cette explication des taupes et des chauves-souris m’avait tellement frappé, que je restais les yeux tout grands ouverts, m’imaginant voir s’accomplir cette transformation bizarre dans le coin où se tenait l’oncle. Je n’écoutais plus, et la voix du mauser continuait sa lecture monotone, lorsque la porte s’ouvrit de nouveau. J’en eus la chair de poule ; le vieil aveugle Harich et la vieille Christine seraient entrés bras dessus bras dessous, avec leur nouvelle figure, que je n’en aurais pas été plus effrayé. Je tournai la tête, la bouche béante, et je respirai : c’était notre ami Koffel qui venait nous voir ; il me fallut regarder deux fois pour bien le reconnaître, tant les idées de chauves-souris et de taupes s étaient emparées de mon esprit.
Koffel avait son vieux tricot gris de l’hiver, son bonnet de drap tiré sur la nuque et ses gros souliers éculés, dans lesquels il mettait de vieux chaussons pour sortir ; il se tenait les genoux pliés et les mains dans les poches, comme un être frileux ; des flocons de neige innombrables le couvraient.
– Bonsoir, monsieur le docteur, fit-il en secouant son bonnet dans le vestibule ; j’arrive tard ; beaucoup de gens m’ont arrêté sur la route, au Bœuf-Rouge et au Cruchon-d’Or.
– Entrez, Koffel, lui dit l’oncle. Vous avez bien fermé la porte de l’allée ?
– Oui, docteur Jacob, ne craignez rien.
Il entra, en souriant :
– La gazette n’est pas arrivée ce matin ? dit-il.
– Non, mais nous n’en avons pas besoin, répondit l’oncle d’un accent de bonne humeur un peu comique. Nous avons le livre du mauser, qui raconte le présent, le passé et l’avenir.
– Est-ce qu’il raconte aussi notre victoire ? demanda Koffel en se rapprochant du fourneau.
L’oncle et le mauser se regardèrent étonnés.
– Quelle victoire ? fit le mauser.
– Hé ! celle d’avant-hier, à Kaiserslautern. On ne parle que de cela dans tout le village ; c’est Richter, M. Richter qui est revenu de là-bas, vers deux heures, apporter la nouvelle. Au Cruchon-d’Or, on a déjà vidé plus de cinquante bouteilles en l’honneur des Prussiens ; les Républicains sont en pleine déroute !
À peine eut-il parlé des Républicains, que nous regardâmes du côté de l’alcôve, songeant que la Française était là et qu’elle nous entendait. Cela nous fit de la peine, car c’était une brave femme, et nous pensions que cette nouvelle pouvait lui causer beaucoup de mal. L’oncle leva la main, en hochant la tête d’un air désolé ; puis il se leva doucement et entrouvrit les rideaux pour voir si Mme Thérèse dormait.
– C’est vous, monsieur le docteur, dit-elle aussitôt ; depuis une heure j’écoute les prédictions du mauser, j’ai tout entendu.
– Ah ! madame Thérèse, dit l’oncle, ce sont de fausses nouvelles.
– Je ne crois pas, monsieur le docteur. Du moment qu’une bataille s’est livrée avant-hier à Kaiserslautern, il faut que nous ayons eu le dessous, sans quoi les Français auraient marché tout de suite sur Landau, pour débloquer la place et couper la retraite aux Autrichiens : leur aile droite aurait traversé le village.
Puis élevant la voix :
– Monsieur Koffel, dit-elle, voulez-vous me dire les détails que vous savez ?
De toutes les choses lointaines de ce temps, celle-ci surtout est restée dans ma mémoire, car cette nuit-là nous vîmes quelle femme nous avions sauvée, et nous comprîmes aussi quelle était cette race de Français qui se levait en foule pour convertir le monde.
Le mauser avait pris la chandelle sur la table, et nous étions tous entrés dans l’alcôve. Moi au pied du lit, Scipio contre la jambe, je regardais en silence, et, pour la première fois, je voyais que Mme Thérèse était devenue si maigre, qu’elle ressemblait à un homme : sa longue figure osseuse, au nez droit, le tour des yeux et le menton dessinés en arêtes, était appuyée sur sa main ; son bras, sec et brun, sortait presque jusqu’au coude de la grosse chemise de Lisbeth ; un mouchoir de soie rouge, noué sur le front, retombait derrière, sur sa nuque décharnée ; on ne voyait pas ses magnifiques cheveux noirs, mais seulement quelques petits au-dessous des oreilles, où pendaient deux grands anneaux d’or. Et ce qui surtout fixa mon attention, c’est qu’au bas de son cou pendait une médaille de cuivre rouge, représentant une tête de jeune fille, coiffée d’un bonnet en forme de casque ; cette relique attira mes yeux ; j’ai su depuis que c’était l’image de la République, mais alors je pensai que c’était la sainte Vierge des Français.
Comme le mauser levait la chandelle derrière nous, l’alcôve était pleine de lumière, et madame Thérèse me parut aussi beaucoup plus grande ; sa hanche, sa jambe, et son pied descendaient sous la couverture jusqu’au bas du lit. Je n’avais jamais remarqué ces choses, qui me frappèrent alors. Elle regardait Koffel, qui ne quittait pas des yeux l’oncle Jacob, comme pour lui demander ce qu’il fallait faire.
– Ce sont des bruits qui courent au village, dit-il d’un air embarrassé ; ce Richter ne mérite pas pour deux liards de confiance.
– C’est égal, monsieur Koffel, racontez-moi cela, dit-elle ; M. le docteur le permet. N’est-ce pas, monsieur le docteur vous le permettez ?
– Sans doute, fit l’oncle d’un air de regret. Mais il ne faut pas croire tout ce qu’on rapporte.
– Non…, on exagère, je le sais bien ; mais il vaut mieux savoir les choses que de se figurer mille idées ; cela tourmente moins.
Koffel se mit donc à raconter que deux jours avant les Français avaient attaqué Kaiserslautern, et que, depuis sept heures du matin jusqu’à la nuit, ils avaient livré de terribles combats pour entrer dans les retranchements ; que les Prussiens les avaient écrasés par milliers ; qu’on ne voyait que des morts dans les ravins, sur la côte, le long des routes et dans la Lauter ; que les Français avaient tout abandonné : leurs canons, leurs caissons, leurs fusils et leurs gibernes ; qu’on les massacrait partout, et que la cavalerie de Brunswick, envoyée à leur poursuite, faisait des prisonniers en masse.
Mme Thérèse, le menton appuyé sur la main, les yeux fixés au fond de l’alcôve et les lèvres serrées, ne disait rien. Elle écoutait, et de temps en temps, lorsque Koffel voulait s’arrêter – car de raconter ces choses devant cette pauvre femme, cela lui faisait beaucoup de peine – elle lui lançait un regard très calme, et il poursuivait, disant : « On raconte encore ceci ou cela, mais je ne le crois pas. »
Enfin il se tut, et Mme Thérèse, durant quelques instants, continua à réfléchir. Puis comme l’oncle disait : « Tout cela, ce ne sont que des bruits… On ne sait rien de positif… Vous auriez tort de vous désoler, madame Thérèse, » elle se releva légèrement, pour s’appuyer contre le bois de lit, et nous dit d’une voix très simple :
– Écoutez, il est clair que nous avons été repoussés. Mais ne croyez pas, monsieur le docteur, que cela me désole ; non, cette affaire, qui vous paraît considérable, est peu de chose pour moi. J’ai vu ce même Brunswick arriver jusqu’en Champagne, à la tête de cent mille hommes de vieilles troupes, lancer des proclamations qui n’avaient pas le sens commun, menacer toute la France et ensuite reculer, devant les paysans en sabots, la baïonnette dans les reins jusqu’en Prusse. Mon père, – un pauvre maître d’école, devenu chef de bataillon, – mes frères, – de pauvres ouvriers, devenus capitaines par leur courage, – et moi derrière, avec le petit Jean dans ma charrette, nous lui avons fait la conduite, après les défilés de l’Argonne et la bataille de Valmy. Ne croyez donc pas que de telles choses m’effrayent. Nous ne sommes pas cent mille hommes, ni deux cent mille : nous sommes six millions de paysans, qui voulons manger nous-mêmes le pain que nous avons gagné péniblement par notre travail. C’est juste et Dieu est avec nous.
En parlant, elle s’animait, elle étendait son grand bras maigre ; le mauser, l’oncle et Koffel se regardaient stupéfaits.
– Ce n’est pas une défaite, ni vingt, ni cent qui peuvent nous abattre, reprit-elle ; quand un de nous tombe, dix autres se lèvent. Ce n’est pas pour le roi de Prusse, ni pour l’empereur d’Allemagne que nous marchons, c’est pour l’abolition des privilèges de toute sorte, pour la liberté, pour la justice, pour les droits de l’homme ! – Pour nous vaincre, il faudra nous exterminer jusqu’au dernier, fit-elle avec un sourire étrange, et ce n’est pas aussi facile qu’on le croit. Seulement il est bien malheureux que tant de milliers de braves gens de votre côté se fassent massacrer pour des rois et des nobles qui sont leurs plus grands ennemis, quand le simple bon sens devrait leur dire de se mettre avec nous, pour chasser tous ces oppresseurs du pauvre peuple ; oui, c’est bien malheureux, et voilà ce qui me fait plus de peine que tout le reste.
Ayant parlé de la sorte, elle se recoucha, et l’oncle Jacob, étonné de la justesse de ses paroles, resta quelques instants silencieux.
Le mauser et Koffel se regardaient sans rien dire, mais on voyait bien que les réflexions de la Française les avaient frappés et qu’ils pensaient : « Cette femme a raison. »
Au bout d’une minute seulement, l’oncle dit :
– Du calme, madame Thérèse, du calme, tout ira mieux ; sur bien des choses nous pensons de même, et si cela ne dépendait que de moi, nous ferions bientôt la paix ensemble.
– Oui, monsieur le docteur, répondit-elle, je le sais, car vous êtes un homme juste, et nous ne voulons que la justice.
– Tâchez d’oublier tout cela, dit encore l’oncle Jacob ; il ne vous faut plus maintenant que du repos pour être en bonne santé.
– Je tâcherai, monsieur le docteur.
Alors nous sortîmes de l’alcôve, et l’oncle, nous regardant tout rêveur, dit :
– Voilà bientôt dix heures, allons nous coucher, il est temps.
Il reconduisit Koffel et le mauser dehors, et poussa le verrou comme à l’ordinaire. Moi, je grimpais déjà l’escalier.
Cette nuit-là, j’entendis l’oncle se promener longtemps dans sa chambre ; il allait et venait d’un pas lent et grave, comme un homme qui réfléchit. Enfin, tout bruit cessa, et je m’endormis à la grâce de Dieu.