XI

 

Au coin de l’église, je rencontrai le petit Hans Aden, qui revenait de glisser sur le guévoir ; il s’en retournait, les mains dans les poches jusqu’aux coudes, et me cria :

– Fritzel ! Fritzel !

S’étant approché, d’abord il regarda les deux beaux rayons de miel, et me dit :

– C’est pour vous ça ?

– Non, c’est pour faire de la boisson à la dame française.

– Je voudrais bien être malade à sa place, dit-il, en se léchant, d’un air expressif, le bord de ses grosses lèvres retroussées.

Puis il demanda :

– Qu’est-ce que tu fais, cet après-midi ?

– Je ne sais pas ; j’irai me promener avec Scipio.

Alors il regarda le chien, et, se grattant le bas du dos :

– Écoute, si tu veux, dit-il, nous irons poser des attrapes derrière le fumier de la poste ; il y a beaucoup de verdiers et de moineaux le long des haies, sous les hangars et dans les arbres du Postthâl.

– Je veux bien, lui répondis-je.

– Oui, arrive ici, sur le perron ; nous partirons ensemble.

Avant de nous séparer, Hans Aden me demanda s’il pouvait passer le doigt au fond de l’assiette ; je lui donnai cette permission, et il trouva le miel très bon. Après quoi, chacun reprit son chemin, et je rentrai chez nous vers onze heures et demie.

– Ah ! te voilà ! s’écria Lisbeth en me voyant entrer dans la cuisine, je croyais que tu ne reviendrais plus ; Dieu du ciel, il t’en faut, à toi, du temps pour faire une commission !

Je lui racontai ma rencontre avec le mauser sur l’escalier du Cruchon-d’Or, la dispute de Koffel, du vieux Schmitt et du taupier contre M. Richter, la grande bataille de Max et de Scipio ; et, finalement, la manière dont le mauser m’avait recommandé de dire qu’il ne voulait pas d’argent pour son miel, et qu’il l’offrait de bien bon cœur à la dame française, une personne « respectable ».

Comme la porte était ouverte, Mme Thérèse entendit ces choses et me dit de venir. Alors je vis qu’elle était attendrie, et quand je lui présentai le miel, elle l’accepta.

– C’est bien, Fritzel, dit-elle, les larmes aux yeux, c’est bien mon enfant, je suis contente, bien contente de ce présent ; l’estime des honnêtes gens nous fait toujours beaucoup de plaisir. Lorsque le mauser viendra, je veux le remercier moi-même.

Puis elle se pencha et passa la main sur la tête de Scipio, qui se tenait devant le lit, le nez en l’air ; elle souriait, et dit :

– Hé ! Scipio, tu soutiens donc aussi la bonne cause ?

Lui, voyant la joie briller dans ses yeux, se mit à aboyer tout haut ; il se plaça même sur son derrière, comme pour faire l’exercice.

– Oui, oui, je vais mieux maintenant, lui dit-elle, je me sens plus forte… Ah ! nous avons beaucoup souffert !

Puis, exhalant un soupir, elle se remit le coude dans l’oreiller en disant :

– Une bonne nouvelle… seulement une bonne nouvelle, et tout sera bien !

Lisbeth venait de dresser la table, elle ne disait rien ; Mme Thérèse redevenait rêveuse.

La pendule sonna midi, et, quelques instants après, la vieille servante apporta la petite soupière pour nous deux ; elle fit le signe de la croix et nous dinâmes.

À chaque instant je tournais la tête pour regarder si Hans Aden ne se promenait pas déjà sur le perron de l’église. Mme Thérèse, qui venait de se recoucher, nous tournait le dos, la couverture sur l’épaule ; elle avait sans doute encore de grandes inquiétudes. Moi, je ne songeais qu’aux fumiers du Postthâl ; je voyais déjà nos attrapes en briques posées autour dans la neige, la tuile levée, soutenue par deux petits bois en fourche, et les grains de blé au bord et dans le fond. Je voyais les verdiers tourbillonner dans les arbres, et les moineaux rangés à la file, sur le bord des toits, s’appelant, épiant, écoutant, tandis que nous, tout au fond du hangar, derrière les bottes de paille, nous attendions le cœur battant d’impatience. Puis un moineau voltigeait sur le fumier, la queue en éventail, puis un autre, puis toute la bande. Les voilà ! les voilà près de nos attrapes !… Ils vont descendre… déjà un, deux, trois sautent autour et becquètent les grains de blé… Frouu ! tous s’envolent à la fois ; c’est un bruit à la ferme… c’est le garçon Yéri avec ses gros sabots, qui vient de crier dans l’écurie à l’un de ses chevaux : « Allons, te retourneras-tu, Foux ? » Quel malheur ! Si seulement tous les chevaux étaient crevés, et Yéri avec !… Enfin, il faut attendre encore… les moineaux sont partis bien loin. Tout à coup un d’eux se remet à crier, ils reviennent sur les toits… Ah ! Seigneur Dieu ! pourvu que Yéri ne crie plus… pourvu que tout se taise… S’il n’y avait seulement pas de gens dans cette ferme ni sur la route ! Quelles transes ! Enfin, en voilà un qui redescend… Hans Aden me tire par le pan de ma veste… Nous ne respirons plus… nous sommes comme muets d’espérance et de crainte !

Tout cela, je le voyais d’avance, je ne me tenais plus en place.

– Mais, au nom du ciel, qu’as-tu donc ? me disait Lisbeth ; tu vas, tu cours comme une âme en peine… tiens-toi donc tranquille.

Je n’entendais plus ; le nez aplati contre la vitre je pensais :

« Viendra-t-il ou ne viendra-t-il pas ? Il est peut-être déjà là-bas… il en aura emmené un autre ! »

Cette idée me paraissait terrible.

J’allais partir, quand enfin Hans Aden traversa la place ; il regardait vers notre maison, épiant du coin de l’œil ; mais il n’eut pas besoin d’épier longtemps : j’étais déjà dans l’allée et j’ouvrais la porte, sans prévenir Scipio cette fois. Puis je courus le long du mur, de crainte d’une commission ou de tout autre empêchement : il peut vous arriver tant de malheurs dans ce bas monde ! Et ce n’est que bien loin de là, dans la ruelle des Orties, que Hans Aden et moi nous fîmes halte pour reprendre haleine.

– Tu as du blé, Hans Aden ?

– Oui.

– Et ton couteau ?

– Sois donc tranquille, le voilà. Mais écoute, Fritzel, je ne peux pas tout porter ; il faut que tu prennes les briques et moi les tuiles.

– Oui ; allons.

Et nous repartîmes à travers champs, derrière le village, ayant de la neige jusqu’aux hanches. Le mauser, Koffel, l’oncle lui-même nous auraient appelés alors, que nous nous serions sauvés comme des voleurs, sans tourner la tête.

Nous arrivâmes bientôt à la vieille tuilerie abandonnée, car on cuit rarement en hiver, et nous prîmes notre charge de briques. Puis remontant la prairie, nous traversâmes les haies du Postthâl toutes couvertes de givre, juste en face des grands fumiers carrés, derrière les écuries et le hangar. Déjà de loin, nous voyions les moineaux alignés au bord du toit.

– Je te le disais bien, faisait Hans Aden ; écoute… écoute !…

Deux minutes après nous posions nos attrapes entre les fumiers, en déblayant la neige au fond. Hans Aden tailla les petites fourches, plaça les tuiles avec délicatesse, puis il sema le blé tout autour. Les moineaux nous contemplaient du haut des toits, en tournant légèrement la tête sans rien dire. Hans Aden se releva, s’essuyant le nez du revers de la manche, et clignant de l’œil pour observer les moineaux.

– Arrive, fit-il tout bas ; ils vont tous descendre.

Nous entrâmes sous le hangar, pleins de bonnes espérances, et dans le même instant toute la bande disparut. Nous pensions qu’ils reviendraient ; mais jusque vers quatre heures nous restâmes blottis derrière les bottes de paille, sans entendre un cri de moineau. Ils avaient compris ce que nous faisions, et s’en étaient allés bien loin, à l’autre bout du village.

Qu’on juge de notre désespoir ! Hans Aden, malgré son bon caractère, éprouvait une indignation terrible, et moi-même je faisais les plus tristes réflexions, pensant qu’il n’y a rien de plus bête au monde que de vouloir prendre des moineaux en hiver, lorsqu’ils n’ont que la peau et les os, et qu’il en faudrait quatre pour faire une bouchée.

Enfin, las d’attendre et voyant le jour baisser, nous revînmes au village, en suivant la grande route, grelottant, les mains dans les poches, le nez humide et le bonnet tiré sur la nuque d’un air piteux.

Lorsque j’arrivai chez nous, il faisait nuit. Lisbeth préparait le souper ; mais comme j’éprouvais une sorte de honte à lui raconter la façon dont les moineaux s’étaient moqués de nous, au lieu de courir à la cuisine, selon mon habitude, j’ouvris tout doucement la porte de la salle obscure, et j’allai m’asseoir sans bruit derrière le fourneau.

Rien ne bougeait ; Scipio dormait sous le fauteuil, la tête sur la hanche, et je me réchauffais depuis un quart d’heure, écoutant bourdonner la flamme, lorsque Mme Thérèse, qui semblait dormir, me dit d’une voix douce :

– C’est toi, Fritzel ?

– Oui, madame Thérèse, lui répondis-je.

– Tu te réchauffes ?

– Oui, madame Thérèse.

– Tu as donc bien froid ?

– Oh ! oui.

– Qu’est-ce que vous avez donc fait cet après-midi ?

– Nous avons posé des attrapes aux moineaux, Hans Aden et moi.

– Ah ! Et vous en avez pris beaucoup ?

– Non, madame Thérèse, pas beaucoup.

– Combien ?

Cela me saignait le cœur de dire à cette honnête personne que nous n’en avions pas pris du tout.

– Deux ou trois, n’est-ce pas, Fritzel ? fit-elle.

– Non, madame Thérèse.

– Vous n’en avez donc pas pris ?

– Non.

Alors elle se tut, et je me fis une grande idée de son chagrin.

– Ce sont des oiseaux bien malins, reprit-elle au bout d’un instant.

– Oh oui !…

– Tu n’as pas les pieds mouillés, Fritzel ?

– Non, j’avais mes sabots.

– Allons, allons, tant mieux. Il faut te consoler, une autre fois tu seras plus heureux.

Comme nous causions ainsi, Lisbeth entra laissant la porte de la cuisine ouverte.

– Hé ! te voilà, dit-elle, je voudrais bien savoir où tu passes tes journées ? toujours dehors, toujours avec ton Hans Aden, ou ton Frantz Sépel.

– Il a pris des moineaux, dit Mme Thérèse.

– Des moineaux ! si j’en voyais seulement une fois un, s’écria la vieille servante. Depuis trois ans, tous les hivers il court après les moineaux. Une fois, par hasard, il a pris en automne un vieux geai déplumé, qui n’avait plus la force de voler, et depuis ce temps il croit que tous les oiseaux du ciel sont à lui.

Lisbeth riait. Elle se remit à son rouet, devant l’alcôve, et dit en trempant son doigt dans le mouilloir :

– Maintenant tout est prêt, quand M. le docteur viendra, je n’aurai plus qu’à mettre la nappe. Qu’est-ce que je racontais donc tout à l’heure ?

– Vous parliez de vos conscrits, mademoiselle Lisbeth.

– Ah ! oui… depuis le commencement de cette maudite guerre, tous les garçons du village sont partis : le grand Ludwig, le fils du forgeron, le petit Christel, Hans Goerner et bien d’autres, ils sont partis, les uns à pied, les autres à cheval, en chantant : Faterland ! Faterland ! avec leurs camarades, qui les conduisaient au Kirschtâl, à l’auberge du père Fritz, sur la route de Kaiserslautern. Ils chantaient bien, mais ça ne les empêchait pas de pleurer comme des malheureux en regardant le clocher d’Anstatt. Le petit Christel, à chaque pas, embrassait Ludwig en disant : « Quand reverrons-nous Anstatt ! » L’autre répondait : « Ah bah ! il ne faut plus penser à ça, le seigneur Dieu, là-haut, nous sauvera de ces Républicains que le ciel confonde ! » Ils sanglotaient ensemble, et le vieux sergent venu tout exprès, répétait toujours : « En avant !… Courage !… Nous sommes des hommes ! » Il avait le nez rouge, à force de trinquer avec nos conscrits. Le grand Hans Goerner, qui devait se marier avec Rosa Mutz, la fille du garde champêtre, criait : « Encore un coup… encore un coup… C’est peut-être le dernier plat de choucroute que nous voyons devant nos yeux ! »

– Pauvre garçon ! fit Mme Thérèse.

– Oui, reprit Lisbeth, et ça ne serait encore rien, si les filles pouvaient se marier ; mais quand les garçons partent, les filles restent plantées là, à rêver du matin au soir, à se consumer et à s’ennuyer. Elles ne peuvent pourtant pas prendre des vieux de soixante ans, des veufs, ou bien des bossus, des boiteux ou des borgnes. Ah ! madame Thérèse, ce n’est pas pour vous faire des reproches, mais sans votre Révolution, nous serions bien tranquilles, nous ne penserions qu’à louer le Seigneur de ses grâces. C’est terrible une République pareille qui dérange tout le monde de ses habitudes !

Tout en écoutant cette histoire, je sentais une bonne odeur de veau farci remplir la chambre et je finis par me lever avec Scipio, pour aller jeter un coup d’œil à la cuisine : nous avions une bonne soupe aux oignons, une poitrine de veau farcie et des pommes de terre frites. La chasse m’avait tellement ouvert l’appétit, qu’il me semblait que j’aurais tout avalé d’une bouchée.

Scipio n’était pas dans de moins heureuses dispositions ; la patte au bord de l’âtre, il regardait du nez à travers les marmites, car le nez du chien, comme le dit M. de Buffon, est une seconde vue fort délicate.

Après avoir bien regardé, je me mis à faire des vœux pour le retour de l’oncle.

– Ah ! Lisbeth ! m’écriai-je en rentrant, si tu savais comme j’ai faim !

– Tant mieux, tant mieux, me répondit la vieille en jacassant toujours, l’appétit est une bonne chose.

Puis elle poursuivit ses histoires de village, que Mme Thérèse semblait écouter avec plaisir. Moi, j’allais, je venais de la salle à la cuisine, et Scipio me suivait pas à pas ; il avait sans doute les mêmes idées que moi.

La nuit dehors devenait noire.

De temps en temps Mme Thérèse interrompait la vieille servante, levant le doigt et disant :

– Écoutez !

Alors tout le monde restait tranquille une seconde.

– Ce n’est rien, faisait Lisbeth, c’est la charrette de Hans Bockel qui passe ; ou bien : « C’est la mère Dreyfus qui s’en va maintenant à la veillée chez les Brêmer. »

Elle connaissait les habitudes de tous les gens d’Anstatt, et se faisait un véritable bonheur d’en parler à la dame française, maintenant qu’elle avait vu la sainte Vierge pendue à son cou ; car sa nouvelle amitié venait de là, comme je l’appris plus tard.

Sept heures sonnèrent, puis la demie. À la fin, ne sachant plus que faire pour attendre, je me dressai sur une chaise, et je pris dans un rayon l’Histoire naturelle de M. de Buffon, chose qui ne m’était jamais arrivée ; puis, les deux coudes sur la table, dans une sorte de désespoir, je me mis à lire tout seul en français. Il me fallait tout mon appétit pour me donner une pareille idée ; mais à chaque instant je levais la tête, regardant la fenêtre, les yeux tout grands ouverts et prêtant l’oreille.

Je venais de trouver l’histoire du moineau, qui possède deux fois plus de cervelle que l’homme en proportion de son corps, quand enfin un bruit lointain, un bruit de grelots se fit entendre ; ce n’était encore qu’un bruissement presque imperceptible, perdu dans l’éloignement, mais il se rapprochait vite, et bientôt Mme Thérèse dit :

– C’est M. le docteur.

– Oui, fit Lisbeth en se levant et remettant son rouet au coin de l’horloge, cette fois c’est lui.

Elle courut à la cuisine.

J’étais déjà dans l’allée, abandonnant M. de Buffon sur la table, et je tirais la porte extérieure en criant :

– C’est toi, mon oncle ?

– Oui, Fritzel, répondit la voix joyeuse de l’oncle, j’arrive. Tout s’est bien passé à la maison ?

– Très bien, oncle, tout le monde se porte bien.

– Bon, bon !

Au même instant, Lisbeth sortait avec la lanterne, et je vis l’oncle sous le hangar, en train de dételer le cheval. Il était tout blanc au milieu des ténèbres, et chaque poil de sa houppelande et de son gros bonnet de loutre scintillait à la lanterne comme une étoile. Il se dépêchait ; Rappel, tournant la tête vers l’écurie, semblait ne pouvoir attendre.

– Seigneur Dieu, qu’il fait froid dehors ! dit la vieille servante en accourant l’aider ; vous devez être gelé, monsieur le docteur. Allez, entrez vite vous réchauffer, je finirai bien toute seule.

Mais l’oncle Jacob n’avait pas l’habitude de laisser le soin de son cheval à d’autres ; ce n’est qu’en voyant Rappel devant son râtelier garni de foin, et les pieds dans la bonne litière, qu’il dit :

– Entrons maintenant. Et nous entrâmes tous ensemble.

– Bonnes nouvelles, madame Thérèse, s’écria l’oncle sur le seuil, bonnes nouvelles ! J’arrive de Kaiserslautern, tout va bien là-bas.

Mme Thérèse, assise sur son lit, le regardait toute pâle.

Et tandis qu’il secouait son bonnet et se débarrassait de sa houppelande :

– Comment, monsieur le docteur, fit-elle vous venez de Kaiserslautern ?

– Oui, j’ai poussé jusque-là… Je voulais en avoir le cœur net. J’ai tout vu… je me suis informé de tout, dit-il en souriant ; mais je ne vous cache pas, madame Thérèse, que je tombe de fatigue et de faim.

Il tirait ses grosses bottes, assis dans le fauteuil, et regardait Lisbeth mettre la nappe d’un œil aussi luisant que celui de Scipio et le mien.

– Tout ce que je puis vous dire, s’écria-t-il en se relevant, c’est que la bataille de Kaiserslautern n’est pas aussi décisive qu’on le croyait, et que votre bataillon n’a pas donné ; le petit Jean n’a pas couru de nouveaux dangers.

– Ah ! cela suffit, dit Mme Thérèse en se recouchant d’un air de bonheur et d’attendrissement inexprimables, cela suffit ! Vous ne m’en diriez pas plus, que je serais déjà trop heureuse. Réchauffez-vous, monsieur le docteur, mangez, ne vous pressez pas, je puis attendre maintenant.

Lisbeth servait alors la soupe, et l’oncle, en s’asseyant, dit encore :

– Oui, c’est positif, vous pouvez être tranquille sur ces deux points. Tout à l’heure je vous dirai le reste.

Puis nous nous mîmes à manger, et l’oncle me regardant de temps en temps, souriait comme pour dire : « Je crois que tu veux me rattraper ; où diable as-tu pris un appétit pareil, toi ? »

Bientôt cependant notre grande faim se ralentit ; nous songeâmes au pauvre Scipio, qui nous regardait d’un œil stoïque, et ce fut son tour de manger. L’oncle but encore un bon coup, puis il alluma sa pipe, et se rapprochant de l’alcôve, il prit la main de Mme Thérèse comme pour lui tâter le pouls, en disant :

– M’y voilà !

Elle ne disait rien et souriait. Alors il avança le fauteuil, écarta les rideaux, plaça la chandelle sur la table de nuit, et s’étant assis, il commença l’histoire de la bataille. Je l’écoutais le bras appuyé derrière lui sur le fauteuil. Lisbeth se tenait debout dans l’ombre de la salle.

– Les Républicains sont arrivés devant Kaiserslautern le 27 au soir, dit-il ; depuis trois jours les Prussiens y étaient ; ils avaient fortifié la position en plaçant des canons au haut des ravins qui montent sur le plateau. Le général Hoche les suivait depuis la ligne de l’Erbach ; il avait même voulu les entourer à Bisingen, et résolut aussitôt de les culbuter le lendemain. Les Prussiens étaient 40 000 hommes, et les Français 30 000.

« Le lendemain donc, l’attaque commença sur la gauche ; les Républicains, conduits par le général Ambert, se mirent à grimper le ravin au pas de charge en criant : « Landau ou la mort ! » Dans ce moment même, Hoche devait attaquer le centre ; mais il était couvert de bois et de hauteurs, il lui fut impossible d’arriver à temps ; le général Ambert dut reculer sous le feu des Prussiens ; il avait toute l’armée de Brunswick contre lui. Le jour suivant, 29 novembre, c’est Hoche qui attaqua par le centre ; le général Ambert devait tourner la droite, mais il s’égara dans les montagnes, de sorte que Hoche fut accablé à son tour. Malgré cela, l’attaque devait recommencer le lendemain 30 novembre. Ce jour-là, Brunswick fit un mouvement en avant, et les Républicains, de crainte d’être coupés, se mirent en retraite.

« Voilà ce que je sais de positif, et de la bouche même d’un commandant républicain, blessé d’un coup de feu à la hanche, le second jour de la bataille. Le Dr Feuerbach, un de mes vieux amis d’Université, m’a conduit près de cet homme ; sans cela je n’aurais rien appris au juste, car des Prussiens on ne peut tirer que des vanteries.

« Toute la ville parle de ces événements, mais chacun à sa manière ; une grande agitation règne encore là-bas ; des convois de blessés partent sans cesse pour Mayence ; l’hôpital de la ville est encombré de malades, et les bourgeois sont forcés de recevoir des blessés chez eux, en attendant qu’il soit possible de les évacuer… »

On pense avec quelle attention Mme Thérèse écoutait ce récit.

– Je vois… je vois… disait-elle tristement la main appuyée contre la tempe, nous avons manqué d’ensemble.

– Justement, vous avez manqué d’ensemble, voilà ce que tout le monde dit à Kaiserslautern ; mais cela n’empêche pas que l’on reconnaisse le courage et même l’audace extraordinaire de vos Républicains. Quand ils criaient : « Landau ou la mort ! » au milieu du roulement de la fusillade et du grondement des canons, toute la ville les entendait, il y avait de quoi vous faire frémir. Maintenant ils sont en retraite, mais Brunswick n’a pas osé les poursuivre.

Il y eut un instant de silence, et Mme Thérèse demanda :

– Et comment savez-vous que notre bataillon n’a pas donné, monsieur le docteur ?

– Ah ! c’est par le commandant républicain ; il m’a dit que le premier bataillon de la deuxième brigade avait éprouvé de grandes pertes dans un village de la montagne quelques jours auparavant, en poussant une reconnaissance du côté de Landau, et que, pour cette raison, on l’avait mis à la réserve. C’est alors que j’ai vu qu’il savait exactement les choses.

– Comment s’appelle ce commandant ?

– Pierre Ronsart ; c’est un homme grand, brun, les cheveux noirs.

– Ah ! je le connais bien, je le connais dit Mme Thérèse, il était capitaine dans notre bataillon l’année dernière ; comment ! ce pauvre Ronsart est prisonnier ? Est-ce que sa blessure est dangereuse ?

– Non, Feuerbach m’a dit qu’il en reviendra ; mais il faudra quelque temps, répondit l’oncle.

Puis, souriant, d’un air fin, les yeux plissés :

– Oui, oui, fit-il, voilà ce que le commandant m’a raconté. Mais il m’a dit bien d’autres choses encore, des choses… des choses intéressantes… extraordinaires… et dont je ne me serais jamais douté…

– Et quoi donc, monsieur le docteur ?

– Ah ! cela m’a bien étonné, fit l’oncle en serrant le tabac dans sa pipe du bout de son doigt et tirant une grosse bouffée les yeux en l’air, bien étonné… ! et pourtant pas trop… non, pas trop… car des idées pareilles m’étaient venues quelquefois.

– Mais quoi donc, monsieur Jacob ? fit Mme Thérèse d’un air surpris.

– Ah ! il m’a parlé d’une certaine citoyenne Thérèse, d’une espèce de Cornélia, connue de toute l’armée de la Moselle, et que les soldats appellent tout bonnement la Citoyenne ! Hé ! hé ! hé ! il paraît que cette citoyenne-là ne manque pas d’un certain courage !

Et se tournant vers Lisbeth et moi :

– Figurez-vous qu’un jour, comme le chef de leur bataillon venait d’être tué, en essayant d’entraîner ses hommes, et qu’il fallait traverser un pont défendu par une batterie et deux régiments prussiens, et que tous les plus vieux Républicains, les plus terribles d’entre ces hommes courageux reculaient, figurez-vous que cette citoyenne Thérèse prit le drapeau, et qu’elle marcha toute seule sur le pont, en disant à son petit frère Jean de battre la charge devant elle comme devant une armée ; ce qui produisit un tel effet sur les Républicains, qu’ils s’élancèrent tous à sa suite, et s’emparèrent des canons ! Comprenez-vous ça, vous autres ? – C’est le commandant Ronsart qui m’a raconté la chose.

Et comme nous regardions Mme Thérèse, tout stupéfaits, moi surtout, les yeux tout grands ouverts, nous vîmes qu’elle devenait toute rouge.

– Ah ! fit l’oncle, on apprend tous les jours de nouvelles choses ; ça, c’est grand, ça c’est beau ! Oui… oui… quoique je sois partisan de la paix, ça m’a tout à fait touché…

– Mais, monsieur le docteur, répondit enfin Mme Thérèse, comment pouvez-vous croire ?…

– Oh ! interrompit l’oncle en étendant la main, ce n’est pas ce commandant tout seul qui m’a dit cela ; deux autres capitaines blessés, qui se trouvaient là, en entendant dire que la citoyenne Thérèse vivait encore, se sont bien réjouis. Son histoire du drapeau est connue du dernier soldat. Voyons… oui ou non, est-ce qu’elle a fait ça ? dit l’oncle en fronçant les sourcils et regardant Mme Thérèse en face.

Alors elle, penchant la tête, se mit à pleurer en disant :

– Le chef de bataillon qui venait d’être tué était notre père… nous voulions mourir, le petit Jean et moi… nous étions désespérés.

En songeant à cela, elle sanglotait. L’oncle, la regardant alors, devint très grave et dit :

– Madame Thérèse, écoutez, je suis fier d’avoir sauvé la vie d’une femme telle que vous. Que ce soit parce que votre père était mort, ou pour toute autre raison que vous ayez agi de la sorte, c’était toujours grand, noble et courageux ; c’était même extraordinaire, car des milliers d’autres femmes se seraient contentées de gémir ; elles seraient tombées là sans force, et l’on n’aurait pu leur faire de reproches. Mais vous êtes une femme courageuse, et longtemps après avoir rempli de grands devoirs, vous pleurez lorsque d’autres commencent à oublier ; vous n’êtes pas seulement la femme qui lève le drapeau d’entre les morts, vous êtes encore la femme qui pleure, et voilà pourquoi je vous estime. – Et je dis que le toit de cette maison, habitée autrefois par mon père et mon grand-père, est honoré de votre présence, oui, honoré !

Ainsi parla l’oncle, gravement, en appuyant sur les mots, et déposant sa pipe sur la table, parce qu’il était vraiment ému.

Et Mme Thérèse finit par dire :

– Monsieur le docteur, ne parlez pas ainsi, ou je serai forcée de m’en aller. Je vous en prie, ne parlez plus de tout cela.

– Je vous ai dit ce que je pense, répondit l’oncle en se levant, et maintenant je n’en parlerai plus, puisque telle est votre volonté ; mais cela ne m’empêchera pas d’honorer en vous une douce et noble créature, et d’être fier de vous avoir donné mes soins. Et le commandant m’a dit aussi quel était votre père et quels étaient vos frères : des gens simples, naïfs, partis tous ensemble pour défendre ce qu’ils croyaient être la justice. Quand tant de milliers d’hommes orgueilleux ne pensent qu’à leurs intérêts, et, je le dis à regret, quand ils se croient nobles en ne songeant qu’aux choses de la matière, on aime à voir que la vraie noblesse, celle qui vient du désintéressement et de l’héroïsme, se réfugie dans le peuple. Qu’ils soient Républicains ou non, qu’importe ! je pense, en âme et conscience, que les vrais nobles à la face de l’Éternel sont ceux qui remplissent leur devoir.

L’oncle, dans son exaltation, allait et venait dans la salle, se parlant à lui-même. Mme Thérèse, ayant essuyé ses larmes, le regardait en souriant et lui dit :

– Monsieur le docteur, vous nous avez apporté de bonnes nouvelles, merci, merci ! Maintenant je vais aller mieux.

– Oui, répondit l’oncle en s’arrêtant, vous irez de mieux en mieux. Mais voici l’heure du repos ; la fatigue a été longue, et je crois que ce soir nous dormirons tous bien. Allons, Fritzel, allons, Lisbeth, en route ! Bonsoir, madame Thérèse.

– Bonne nuit, monsieur le docteur.

Il prit la chandelle, et le front penché, tout rêveur, il monta derrière nous.