XVI

 

Neuf heures sonnaient à l’église, lorsque je fus éveillé par un cliquetis de ferraille devant notre maison ; des chevaux piétinaient sur la terre durcie, on entendait des gens parler à notre porte.

L’idée me vint aussitôt que les Prussiens arrivaient pour prendre Mme Thérèse, et je souhaitai de tout mon cœur que l’oncle Jacob n’eût pas aussi longtemps dormi que moi. Deux minutes après, je descendais l’escalier, et je découvrais au bout de l’allée cinq ou six hussards enveloppés dans leur dolman, la grande sabretache pendant jusqu’au-dessous de l’étrier, et le sabre au poing. L’officier, un petit blond très maigre, les joues creuses, les pommettes plaquées de rose et les grosses moustaches d’un roux fauve, se tenait en travers de l’allée sur un grand cheval noir, et Lisbeth, le balai à la main, répondait à ses questions d’un air effrayé.

Plus loin, s’étendait un cercle de gens, la bouche béante, se penchant l’un sur l’autre pour entendre. Au premier rang, je remarquai le mauser, les mains dans les poches, et M. Richter qui souriait, les yeux plissés et les dents découvertes, comme un vieux renard en jubilation. Il était venu sans doute pour jouir de la confusion de l’oncle.

– Ainsi, votre maître et la prisonnière sont partis ensemble ce matin ? disait l’officier.

– Oui, monsieur le commandant, répondit Lisbeth.

– À quelle heure ?

– Entre cinq et six heures, monsieur le commandant ; il faisait encore nuit ; j’ai moi-même accroché la lanterne au traîneau.

– Vous aviez donc reçu l’avis de notre arrivée ? dit l’officier en lui lançant un coup d’œil perçant.

Lisbeth regarda le mauser, qui sortit du cercle et répondit pour elle sans gêne.

– Sauf votre respect, j’ai vu le Dr Jacob hier soir ; c’est un de mes amis… Cette pauvre vieille ne sait rien… Depuis longtemps le docteur était las de la Française, il avait envie de s’en débarrasser, et quand il a vu qu’elle pouvait supporter le voyage, il a profité du premier moment.

– Mais comment ne les avons-nous pas rencontrés sur la route ? s’écria le Prussien en regardant le mauser de la tête aux pieds.

– Hé ! vous aurez pris le chemin de la vallée, le docteur aura passé par le Waldeck et la montagne ; il y a plus d’un chemin pour aller à Kaiserslautern.

L’officier, sans répondre, sauta de son cheval, il entra dans notre chambre, poussa la porte de la cuisine et fit semblant de regarder à droite et à gauche ; puis il ressortit et dit en se remettant en selle :

– Allons, voilà notre affaire faite ; le reste ne nous regarde plus.

Il se dirigea vers le Cruchon-d’Or, ses hommes le suivirent, et la foule se dispersa, causant de ces événements extraordinaires. Richter semblait confus et comme indigné, Spick nous regardait d’un œil louche ; ils remontèrent ensemble les marches de l’auberge, et Scipio, qui s’était tenu sur notre escalier, sortit alors en aboyant de toutes ses forces.

Les hussards se rafraîchirent au Cruchon-d’Or, puis nous les revîmes passer devant chez nous, sur la route de Kaiserslautern, et depuis nous n’en eûmes plus de nouvelles.

Lisbeth et moi nous pensions que l’oncle reviendrait à la nuit, mais quand nous vîmes s’écouler tout le jour, puis le lendemain et le surlendemain sans même recevoir de lettre on peut s’imaginer notre inquiétude.

Scipio montait et descendait dans la maison ; il se tenait le nez au bas de la porte du matin au soir, appelant Mme Thérèse, reniflant et pleurant d’un ton lamentable. Sa désolation nous gagnait ; mille idées de malheurs nous passaient par la tête.

Le mauser venait nous voir tous les soirs et nous disait :

– Bah ! tout cela n’est rien ; le docteur a voulu recommander Mme Thérèse ; il ne pouvait pas la laisser partir avec les prisonniers, c’était contraire au bon sens ; il aura demandé une audience au feld-maréchal Brunswick, pour tâcher de la faire entrer à l’hôpital de Kaiserslautern… Toutes ces démarches demandent du temps… Tranquillisez-vous, il reviendra.

Ces paroles nous rassuraient un peu, car le taupier semblait très calme ; il fumait sa pipe au coin du fourneau, les jambes étendues et la mine rêveuse.

Malheureusement le garde forestier Roedig, qui demeurait dans les bois, sur le chemin de Pirmasens, où se trouvaient alors les Français, vint apporter un rapport à la mairie d’Anstatt, et, s’étant arrêté quelques instants à l’auberge de Spick, il raconta que l’oncle Jacob avait passé, trois jours auparavant, vers huit heures du matin, devant la maison forestière et qu’il s’y était même arrêté un instant avec Mme Thérèse, pour se réchauffer et boire un verre de vin. Il dit aussi que l’oncle paraissait tout joyeux, et qu’il avait deux longs kougelreiter dans les poches de sa houppelande.

Alors le bruit courut que le Dr Jacob, au lieu de se rendre à Kaiserslautern, avait conduit la prisonnière chez les Républicains, et ce fut un grand scandale ; Richter et Spick criaient partout qu’il méritait d’être fusillé, que c’était une abomination, et qu’il fallait confisquer ses biens.

Le mauser et Koffel répondaient que le docteur s’était sans doute trompé de chemin à cause des grandes neiges, qu’il avait pris à gauche dans la montagne, au lieu de tourner à droite, mais chacun savait bien que l’oncle Jacob connaissait le pays comme pas un contrebandier, et l’indignation augmentait de jour en jour.

Je ne pouvais plus sortir sans entendre mes camarades crier que l’oncle Jacob était un jacobin ; il me fallait livrer bataille pour le défendre, et malgré le secours de Scipio, je rentrai plus d’une fois à la maison le nez meurtri.

Lisbeth se désolait surtout des bruits de confiscation :

– Quel malheur ! disait-elle les mains jointes, quel malheur, à mon âge, d’être forcée de faire son paquet et d’abandonner une maison où l’on a passé la moitié de sa vie !

C’était bien triste. Le mauser seul conservait son air tranquille.

– Vous êtes des fous de vous faire du mauvais sang, disait-il ; je vous répète que le Dr Jacob se porte bien et qu’on ne confisquera rien du tout. Tenez-vous en paix, mangez bien, dormez bien, et pour le reste, j’en réponds.

Il clignait de l’œil d’un air malin, et finissait toujours par dire :

– Mon livre raconte ces choses… Maintenant elles s’accomplissent et tout va très bien.

Malgré ces assurances, tout allait de mal en pis, et la racaille du village, excitée par ce gueux de Richter, commençait à venir crier sous nos fenêtres, lorsqu’un beau matin tout rentra subitement dans l’ordre. Vers le soir le mauser arriva, la mine riante, et prit sa place ordinaire en disant à Lisbeth qui filait :

– Eh bien, on ne crie plus, on ne veut plus nous confisquer, on se tient bien tranquille, hé ! hé ! hé !

Il n’en dit pas davantage, mais dans la nuit nous entendîmes des voitures passer en foule, des gens marcher en masse par la grande rue ; c’était pire qu’à l’arrivée des Républicains, car personne ne s’arrêtait : on allait… on allait toujours !

Je ne pus dormir une minute, Scipio à chaque instant grondait. Au petit jour, ayant regardé par nos vitres, je vis encore une dizaine de grandes voitures chargées de blessés s’éloigner en cahotant. C’étaient des Prussiens. Puis arrivèrent deux ou trois canons, puis une centaine de hussards, de cuirassiers, de dragons, pêle-mêle dans un grand désordre ; puis des cavaliers démontés, leur portemanteau sur l’épaule et couverts de boue jusqu’à l’échine. Tous ces hommes semblaient harassés ; mais ils ne s’arrêtaient pas, ils n’entraient pas dans les maisons, et marchaient comme s’ils avaient eu le diable à leurs trousses.

Les gens, sur le seuil de leur porte, regardaient cela d’un air morne.

En jetant les yeux sur la côte du Birkenwald, on voyait la file des voitures, des caissons, de la cavalerie et de l’infanterie se prolonger bien au-delà du bois.

C’était l’armée du feld-maréchal Brunswick en retraite après la bataille de Frœschwiller, comme nous l’avons appris plus tard ; elle avait traversé le village dans une seule nuit. Cela se passait du 28 au 29 décembre, et si je me le rappelle si bien, c’est que le lendemain de bonne heure, le mauser et Koffel arrivèrent tout joyeux, ils avaient une lettre de l’oncle Jacob, et le mauser, en nous la montrant, dit :

– Hé ! hé ! hé ! ça va bien… ça va bien ! le règne de la justice et de l’égalité commence… Écoutez un peu !

Il s’assit devant notre table, les deux coudes écartés. J’étais près de lui et je lisais par-dessus son épaule ; Lisbeth, toute pâle, écoutait derrière, et Koffel, debout contre la vieille armoire, souriait en se caressant le menton. Ils avaient déjà lu la lettre deux ou trois fois, le mauser la savait presque par cœur.

Donc il lut ce qui suit, en s’arrêtant parfois pour nous regarder d’un air d’enthousiasme :

« Wissembourg, le 8 nivôse, an II

« de la République française

« Aux citoyens Mauser et Koffel, à la citoyenne Lisbeth, au petit citoyen Fritzel, salut et fraternité !

« La citoyenne Thérèse et moi nous vous souhaitons d’abord joie, concorde et prospérité.

« Vous saurez ensuite que nous vous écrivons ces lignes de Wissembourg, au milieu des triomphes de la guerre : nous avons chassé les Prussiens de Frœschwiller, et nous sommes tombés sur les Autrichiens au Geisberg comme le tonnerre.

« Ainsi l’orgueil et la présomption reçoivent leur récompense ; quand les gens ne veulent pas entendre de bonnes raisons, il faut bien leur en donner de meilleures ; mais c’est terrible d’en venir à de telles extrémités, oui, c’est terrible !

« Mes chers amis, depuis longtemps je gémissais en moi-même sur l’aveuglement de ceux qui dirigent les destinées de la vieille Allemagne ; je déplorais leur esprit d’injustice, leur égoïsme ; je me demandais si mon devoir d’honnête homme n’était pas de rompre avec tous ces êtres orgueilleux, et d’adopter les principes de justice, d’égalité et de fraternité proclamés par la Révolution française. Tout cela me jetait dans un grand trouble, car l’homme tient aux idées qu’il a reçues de ses pères, et de telles révolutions intérieures ne se font pas sans un grand déchirement. Néanmoins j’hésitais encore, mais lorsque les Prussiens, contrairement au droit des gens, réclamèrent la malheureuse prisonnière que j’avais recueillie, je ne pus en supporter davantage : au lieu de conduire Mme Thérèse à Kaiserslautern, je pris aussitôt la résolution de la mener à Pirmasens, chose que j’ai faite avec l’aide de Dieu.

« À trois heures de l’après-midi, nous étions en vue des avant-postes, et comme Mme Thérèse regardait, elle entendit le tambour et s’écria : « Ce sont les Français ! Monsieur le docteur, vous m’avez trompée ! » Elle se jeta dans mes bras, fondant en larmes, et je me pris moi-même à pleurer, tant j’étais ému !

« Sur la route, depuis les Trois-Maisons jusqu’à la place du Temple-Neuf, les soldats criaient : « Voici la citoyenne Thérèse ! » Ils nous suivaient, et quand il fallut descendre du traîneau, plusieurs m’embrassèrent avec une véritable effusion. D’autres me serraient les mains, enfin on m’accablait d’honneurs.

« Je ne vous parlerai pas, mes chers amis, de la rencontre de Mme Thérèse et du petit Jean ; ces choses ne sont pas à peindre ! Tous les plus vieux soldats du bataillon, même le commandant Duchêne, qui n’est pas tendre, détournaient la tête pour ne pas montrer leurs larmes : c’était un spectacle comme je n’en ai jamais vu de ma vie. Le petit Jean est un brave garçon ; il ressemble beaucoup à mon cher petit Fritzel, aussi je l’aime bien.

« En ce même jour, il se passa des événements extraordinaires à Pirmasens. Les Républicains campaient autour de la ville ; le général Hoche annonça qu’on allait prendre les quartiers d’hiver, et qu’il fallait construire des baraques. Mais les soldats refusèrent ; ils voulaient loger dans les maisons. Alors le général déclara que ceux qui refuseraient le service ne marcheraient pas au combat. J’ai moi-même assisté à cette proclamation, qui se lisait dans les compagnies, et j’ai vu le général Hoche forcé de pardonner à ces hommes devant le palais du prince, car ils étaient dans le plus grand désespoir.

« Le général ayant appris qu’un médecin d’Anstatt avait ramené la citoyenne Thérèse au premier bataillon de la deuxième brigade, je reçus l’ordre, vers huit heures, d’aller à l’Orangerie. Il était là près d’une table de sapin, habillé comme un simple hauptmann, avec deux autres citoyens qu’on m’a dit être les conventionnels Lacoste et Baudot, deux grands maigres, qui me regardaient de travers. – Le général vint à ma rencontre : c’est un homme brun, les yeux jaunes et les cheveux partagés au milieu du front ; il s’arrêta en face de moi et me regarda deux secondes. Moi, songeant que ce jeune homme commandait l’armée de la Moselle, j’étais troublé ; mais tout à coup il me tendit la main et me dit : « Docteur Wagner, je vous remercie de ce que vous avez fait pour la citoyenne Thérèse ; vous êtes un homme de cœur. »

« Puis il m’emmena près de la table, où se trouvait déployée une carte, et me demanda différents renseignements sur le pays d’une façon si claire, qu’on aurait cru qu’il connaissait les choses bien mieux que moi. Naturellement je répondais ; les deux autres écoutaient en silence. Finalement, il me dit : « Docteur Wagner, je ne puis vous proposer de servir les armées de la République, votre nationalité s’y oppose ; mais le 1er bataillon de la 2e brigade vient de perdre son chirurgien-major, le service de nos ambulanciers est encore incomplet, nous n’avons que des jeunes gens pour secourir nos blessés, je vous confie ce poste d’honneur : l’humanité n’a pas de patrie ! Voici votre commission. » Il écrivit quelques mots au bout de la table, et me prit encore une fois la main en me disant : « Docteur, croyez à mon estime ! » Après cela, je sortis.

« Mme Thérèse m’attendait dehors, et quand elle sut que j’allais être à la tête de l’ambulance du 1er bataillon, vous pouvez vous figurer sa joie.

« Nous pensions tous rester à Pirmasens jusqu’au printemps, les baraques étaient en train de se bâtir, quand la nuit du surlendemain, vers dix heures, tout à coup nous reçûmes l’ordre de nous mettre en route sans éteindre les feux, sans faire de bruit, sans battre la caisse ni sonner de la trompette. Tout Pirmasens dormait. J’avais deux chevaux, l’un sous moi, l’autre en main ; j’étais au milieu des officiers, près du commandant Duchêne.

« Nous partons, les uns à cheval, les autres à pied, les canons, les caissons, les voitures entre nous, la cavalerie sur les flancs, sans lune et sans rien pour nous guider. Seulement, de loin en loin, un cavalier au tournant des chemins disait : « Par ici… par ici !… » Vers onze heures la lune se montra, nous étions en pleine montagne : toutes les cimes étaient blanches de neige. Les hommes à pied, le fusil sur l’épaule, couraient pour se réchauffer ; deux ou trois fois il me fallut descendre de cheval, tant j’avais l’onglée. Mme Thérèse, dans sa charrette couverte d’une toile grise, me tendait la gourde, et les capitaines étaient toujours là, prêts à la recevoir après moi ; plus d’un soldat avait aussi son tour.

« Mais nous allions, nous allions sans nous arrêter, de sorte que vers six heures, quand le soleil pâle se mit à blanchir le ciel, nous étions à Lembach, sous la grande côte boisée de Steinfelz, à trois quarts de lieue de Wœrth. Alors, de tous les côtés on entendit crier : « Halte !… halte !… » Ceux de derrière arrivaient toujours ; à six heures et demie toute l’armée était réunie dans un vallon, et l’on se mit à faire la soupe.

« Le général Hoche, que j’ai vu passer alors avec ses deux grands conventionnels, riait ; il semblait de bonne humeur. Il entra dans la dernière maison du village ; les gens étaient étonnés de nous voir à cette heure, comme ceux d’Anstatt à l’arrivée des Républicains. Les maisons sont si petites ici et si misérables, qu’il fallut porter deux tables dehors, et que le général tint conseil en plein air avec ses officiers, pendant que les troupes cuisaient ce qu’elles avaient emporté.

« Cette halte dura juste le temps de manger et de reboucler son sac. Ensuite il fallut repartir mieux en ordre.

« À huit heures, en sortant de la vallée de Reichshofen, nous vîmes les Prussiens retranchés sur les hauteurs de Frœschwiller et de Wœrth ; ils étaient plus de vingt mille, et leurs redoutes s’élevaient les unes au-dessus des autres.

« Toute l’armée comprit alors que nous avions marché si vite pour surprendre ces Prussiens seuls, car les Autrichiens étaient à quatre ou cinq lieues de là, sur la ligne de la Motter. Malgré cela, je ne vous cache pas, mes amis, que cette vue me porta d’abord un coup terrible ; plus je regardais, plus il me semblait impossible de gagner la bataille. D’abord ils étaient plus nombreux que nous, ensuite ils avaient creusé des fossés garnis de palissades, et derrière on voyait très bien les canonniers qui se penchaient à côté de leurs canons et qui nous observaient, tandis que des files de baïonnettes innombrables se prolongeaient jusque sur la côte.

« Les Français, avec leur caractère insouciant, ne voyaient pas tout cela et paraissaient même très joyeux. Le bruit s’étant répandu que le général Hoche venait de promettre six cents francs pour chaque pièce enlevée à l’ennemi, ils riaient en se mettant le chapeau sur l’oreille, et regardaient les canons en criant : « Adjugé ! adjugé ! » Il y avait de quoi frémir de voir une pareille insouciance et d’entendre ces plaisanteries.

« Nous autres, l’ambulance, les voitures de toute sorte, les caissons vides pour transporter les blessés, nous restâmes derrière, et pour dire la vérité, cela me fit un véritable plaisir.

« Mme Thérèse était à trente ou quarante pas en avant de moi, j’allai me mettre près d’elle avec mes deux aides, dont l’un a été garçon apothicaire à Landrecies, et l’autre dentiste, et qui se sont fait chirurgiens d’eux-mêmes. Mais ils ont déjà de l’expérience, et ces jeunes gens, avec un peu de loisir et de travail, deviendront peut-être quelque chose. Mme Thérèse embrassait alors le petit Jean, qui se mit à courir pour suivre le bataillon.

« Toute la vallée, à droite et à gauche, était pleine de cavalerie en bon ordre. Le général Hoche, en arrivant, choisit lui-même tout de suite la place de deux batteries sur les collines de Reichshofen, et l’infanterie fit halte au milieu de la vallée.

« Il y eut encore une délibération, puis toute l’infanterie se rangea en trois colonnes ; l’une passa sur la gauche, dans la gorge de Réebach, les deux autres se mirent en marche sur les retranchements l’arme au bras.

« Le général Hoche, avec quelques officiers, se plaça sur une petite hauteur, à gauche de la vallée.

« Tout ce qui suivit, mes chers amis, me semble encore un rêve. Au moment où les colonnes arrivaient au pied de la côte, un horrible fracas, comme une espèce de déchirement épouvantable, retentit ; tout fut couvert de fumée : c’étaient les Prussiens qui venaient de lâcher leurs batteries. Une seconde après, la fumée s’étant un peu dissipée, nous vîmes les Français plus haut sur la côte ; ils allongeaient le pas, des quantités de blessés restaient derrière, les uns étendus sur la face, les autres assis et cherchant à se relever.

« Pour la seconde fois les Prussiens tirèrent, puis on entendit le cri terrible des Républicains : « À la baïonnette ! » Et toute la montagne se mit à pétiller comme un feu de charbonnière où l’on donne un coup de pied. On ne se voyait plus, parce que le vent poussait la fumée sur nous, et l’on ne pouvait plus se dire un mot à quatre pas, tant la fusillade, les hommes et le canon tonnaient et hurlaient ensemble. Sur les côtés les chevaux de notre cavalerie hennissaient et voulaient partir ; ces animaux sont vraiment sauvages, ils aiment le danger, on avait mille peines à les retenir.

« De temps en temps il se faisait un trou dans la fumée, alors on voyait les Républicains cramponnés aux palissades comme une fourmilière ; les uns, à coups de crosse, essayaient de renverser les retranchements, d’autres cherchaient un passage, les commandants à cheval, l’épée en l’air, animaient leurs hommes, et de l’autre côté les Prussiens lançaient des coups de baïonnette, lâchaient leurs fusils dans le tas, ou levaient des deux mains leurs grands refouloirs comme des massues pour assommer les gens. C’était effrayant ! Une seconde après, un autre coup de vent couvrait tout, et l’on ne pouvait savoir comment cela finirait.

« Le général Hoche envoyait ses officiers l’un après l’autre porter de nouveaux ordres ; ils partaient comme le vent dans la fumée, on aurait dit des ombres. Mais la bataille se prolongeait et les Républicains commençaient à reculer, quand le général descendit lui-même ventre à terre ; dix minutes après, le chant de la Marseillaise couvrait tout le tumulte ; ceux qui avaient reculé revenaient à la charge.

« La seconde attaque commença plus furieuse que la première. Les canons seuls tonnaient encore et renversaient des files d’hommes. Tous les Républicains s’avançaient en masse, Hoche au milieu d’eux. Nos batteries tiraient aussi sur les Prussiens. Ce qui se passa quand les Français furent encore une fois près des palissades est quelque chose d’impossible à décrire. Si le père Adam Schmitt avait été avec nous, il aurait vu ce qu’on peut appeler une terrible bataille. Les Prussiens montrèrent là qu’ils étaient les soldats du grand Frédéric, baïonnettes contre baïonnettes, tantôt les uns, tantôt les autres reculaient ou poussaient en avant.

« Mais ce qui décida la victoire pour les Républicains, ce fut l’arrivée de leur troisième colonne sur les hauteurs, à gauche des retranchements ; elle avait tourné le Réebach et sortait du bois au pas de course. Alors il fallut bien quitter la partie ; les Prussiens, pris des deux côtés à la fois, se retirèrent, abandonnant dix-huit pièces de canons, vingt-quatre caissons et leurs retranchements pleins de blessés et de morts. Ils se dirigèrent du côté de Wœrth, et nos dragons, nos hussards, qui ne se possédaient plus d’impatience, partirent enfin courbés sur leurs selles, comme un mur qui s’ébranle. Nous apprîmes le même soir qu’ils avaient fait douze cents prisonniers et remporté six canons.

« Voilà, mes chers amis, ce qu’on appelle le combat de Wœrth et de Frœschwiller, dont la nouvelle a dû vous parvenir au moment où je vous écris, et qui restera toujours présent à ma mémoire.

« Depuis ce moment, je n’ai rien vu de nouveau ; mais que d’ouvrage nous avons eu ! Jour et nuit il a fallu couper, trancher, amputer, tirer des balles ; nos ambulances sont encombrées de blessés : c’est une chose bien triste.

« Cependant, le lendemain de la victoire, l’armée s’était portée en avant. Quatre jours après, nous avons appris que les conventionnels Lacoste et Baudot, ayant reconnu que la rivalité de Hoche et de Pichegru nuisait aux intérêts de la République, avaient donné le commandement à Hoche tout seul, et que celui-ci, se voyant à la tête des deux armées du Rhin et de la Moselle, sans perdre une minute, en avait profité pour attaquer Wurmser sur les lignes de Wissembourg ; qu’il l’avait battu complètement au Gaisberg, de sorte qu’à cette heure les Prussiens sont en retraite sur Mayence, les Autrichiens sur Gemersheim, et que le territoire de la République est débarrassé de tous ses ennemis.

« Quant à moi, je suis maintenant à Wissembourg, accablé d’ouvrage ; Mme Thérèse, le petit Jean et les restes du 1er bataillon occupent la place, et l’armée marche sur Landau, dont l’heureuse délivrance fera l’admiration des siècles futurs.

« Bientôt, bientôt, mes chers amis, nous suivrons l’armée, nous passerons par Anstatt, couronnés des palmes de la victoire ; nous pourrons encore une fois vous serrer sur nos cœurs, et célébrer avec vous le triomphe de la justice et de la liberté.

« Ô chère liberté ! rallume dans nos âmes le feu sacré dont brûlèrent jadis tant de héros ; forme au milieu de nous des générations qui leur ressemblent ; que le cœur de tout citoyen tressaille à ta voix ; inspire le sage qui mérite ; porte l’homme courageux aux actions héroïques ; anime le guerrier d’un enthousiasme sublime ; que les despotes qui divisent les nations pour les opprimer disparaissent de ce monde, et que la sainte fraternité réunisse tous les peuples de la terre dans une même famille !

« Avec ces vœux et ces espérances, la bonne Mme Thérèse, petit Jean et moi nous vous embrassons de cœur.

« Jacob Wagner.

« P.-S. – Petit Jean recommande à son ami Fritzel d’avoir bien soin de Scipio. »

La lettre de l’oncle Jacob nous remplit tous de joie, et l’on peut s’imaginer avec quelle impatience nous attendîmes dès lors le 1er bataillon.

Cette époque de ma vie, quand j’y pense, me produit l’effet d’une fête ; chaque jour nous apprenions quelque chose de nouveau : après l’occupation de Wissembourg, la levée du siège de Landau, puis la prise de Lauterbourg, puis celle de Kaiserslautern, puis l’occupation de Spire, où les Français recueillirent un grand butin, que Hoche fit transporter à Landau, pour indemniser les habitants de leurs pertes.

Autant les gens du village avaient crié contre nous, autant alors ils nous tenaient en vénération. Il était même question de mettre Koffel du conseil municipal et de nommer le mauser bourgmestre ; on ne savait pas pourquoi, car personne jusqu’alors n’avait eu cette idée ; mais le bruit commençait à se répandre que nous allions redevenir Français, que nous avions été Français quinze cents ans auparavant, et que c’était une abomination de nous avoir tenus si longtemps en esclavage.

Richter avait pris la fuite, sachant bien ce qui l’attendait, et Joseph Spick ne sortait plus de sa baraque.

Chaque jour, les gens de la grande rue regardaient sur la côte pour voir arriver les véritables défenseurs de la patrie ; malheureusement la plupart suivaient la route de Wissembourg à Mayence, laissant Anstatt sur leur gauche, dans la montagne ; on ne voyait passer que des traînards, qui coupaient au court par la traverse du Bourgerwald. Cela nous désolait, et nous finissions par croire que notre bataillon n’arriverait jamais, lorsqu’une après-midi le mauser entra tout essoufflé en criant :

– Les voilà… ce sont eux !

Il revenait des champs, la pioche sur l’épaule, et de loin il avait vu sur la route une foule de soldats. Tout le village savait déjà la nouvelle, tout le monde sortait. Moi, ne me possédant plus d’enthousiasme, je courus à la rencontre de notre bataillon, avec Hans Aden et Frantz Sépel, que je rencontrai sur la route. Il faisait du soleil, la neige fondait, les flaques de boue éclataient autour de nous comme des obus à chaque pas ; mais nous n’y prenions pas garde, et durant une demi-heure nous ne cessâmes point de galoper. La moitié du village, hommes, femmes, enfants, nous suivaient en criant : « Ils arrivent… ils arrivent ! » Les idées des gens changent d’une façon singulière, tout le monde était alors ami de la République.

Une fois sur la montée de Birkenwald, Hans Aden, Frantz Sépel et moi nous vîmes enfin notre bataillon qui s’approchait à mi-côte, le sac au dos, le fusil sur l’épaule, les officiers derrière les compagnies. Plus loin, sur le grand pont, défilaient les voitures. Tout cela s’avançait en sifflant, en causant, comme les soldats en route ; l’un s’arrêtait pour allumer sa pipe, l’autre donnait un coup d’épaule pour relever son sac ; on entendait des voix glapissantes, des éclats de rire, car les Français sont ainsi, quand ils marchent en troupe, il leur faut toujours des histoires et de joyeux propos pour entretenir leur bonne humeur.

Moi, dans cette foule je ne cherchais des yeux que l’oncle Jacob et Mme Thérèse ; il me fallut quelque temps pour les découvrir à la queue du bataillon. Enfin je vis l’oncle, il était derrière, à cheval sur Rappel. J’eus d’abord de la peine à le reconnaître, car il avait un grand chapeau républicain, un habit à revers rouges et un grand sabre à fourreau de fer ; cela le changeait d’une façon incroyable, il paraissait beaucoup plus grand ; mais je le reconnus tout de même, ainsi que Mme Thérèse sur sa charrette couverte de toile, avec son même chapeau et sa même cravate ; elle avait les joues roses et les yeux brillants ; l’oncle chevauchait près d’elle, ils causaient ensemble.

Je reconnus aussi le petit Jean, que je n’avais vu qu’une fois ; il marchait, un large baudrier orné de baguettes en travers de la poitrine, les bras couverts de galons, et son sabre ballottant derrière les jambes. Et le commandant, et le sergent Laflèche, et le capitaine que j’avais conduit dans notre grenier, et tous les soldats, oui, presque tous je les reconnaissais, il me semblait être dans une grande famille ; et le drapeau couvert de toile cirée me faisait aussi plaisir à voir.

Je courais à travers tout le monde, Hans Aden et Frantz Sépel avaient déjà trouvé des camarades, moi je marchais toujours, j’étais à trente pas de la charrette et j’allais appeler : « Oncle ! oncle ! » quand Mme Thérèse, se penchant par hasard, s’écria d’une voix joyeuse :

– Voici Scipio !

Dans le même instant, Scipio, que j’avais oublié chez nous, tout effaré, tout crotté, sautait dans la voiture.

Aussitôt petit Jean s’écria :

– Scipio !

Et le brave caniche, après avoir passé deux ou trois fois ses grosses moustaches sur les joues de Mme Thérèse, bondit à terre et se mit à danser autour de petit Jean, aboyant, poussant des cris et se démenant comme un bienheureux.

Tout le bataillon l’appelait :

– Scipio, ici !… Scipio !… Scipio !

L’oncle venait de m’apercevoir et me tendait les bras du haut de son cheval. Je m’accrochai à sa jambe, il me leva et m’embrassa ; je sentis qu’il pleurait et cela m’attendrit. Il me tendit ensuite à Mme Thérèse, qui m’attira dans sa charrette en me disant :

– Bonjour, Fritzel.

Elle paraissait bien heureuse et m’embrassait les larmes aux yeux.

Presque aussitôt le mauser et Koffel arrivèrent, donnant des poignées de main à l’oncle ; puis les autres gens du village, pêle-mêle avec les soldats, qui remettaient aux hommes leurs sacs et leurs fusils pour les porter en triomphe, et qui criaient aux femmes :

– Hé ! la grosse mère !… La jolie fille !… par ici !… par ici !

C’était une véritable confusion, tout le monde fraternisait, et au milieu de tout cela, c’était encore petit Jean et moi qui paraissions les plus heureux.

– Embrasse petit Jean, me criait l’oncle.

– Embrasse Fritzel, disait Mme Thérèse à son frère.

Et nous nous embrassions, nous nous regardions émerveillés.

– Il me plaît, cria petit Jean, il a l’air bon enfant.

– Toi, tu me plais aussi, lui dis-je, tout fier de parler en français.

Et nous marchions bras dessus bras dessous, tandis que l’oncle et Mme Thérèse se souriaient l’un à l’autre.

Le commandant me tendit aussi la main en disant :

– Hé ! Dr Wagner, voici votre défenseur. – Tu vas toujours bien, mon brave ?

– Oui, commandant.

– À la bonne heure !

C’est ainsi que nous arrivâmes aux premières maisons du village. Alors on s’arrêta quelques instants pour se mettre en ordre, petit Jean accrocha son tambour sur sa cuisse, et le commandant ayant crié : « En avant, marche ! » les tambours retentirent.

Nous descendîmes la grande rue, marchant tous au pas et nous réjouissant d’une entrée si magnifique. Tous les vieux et les vieilles qui n’avaient pu sortir étaient aux fenêtres et se montraient l’oncle Jacob, qui s’avançait d’un air digne derrière le commandant entre ses deux aides. Je remarquai surtout le père Schmitt, debout à la porte de sa baraque ; il redressait sa haute taille voûtée et nous regardait défiler avec un éclair dans l’œil.

Sur la place de la fontaine le commandant cria : « Halte ! » On mit les fusils en faisceaux, et tout le monde se dispersa, les uns à droite, les autres à gauche ; chaque bourgeois voulait avoir un soldat, tous voulaient se réjouir du triomphe de la République une et indivisible ; mais ces Français, avec leurs mines joyeuses, suivaient de préférence les jolies filles.

Le commandant vint avec nous. La vieille Lisbeth était déjà sur la porte, ses longues mains levées au ciel, et criait :

– Ah ! madame Thérèse… ah ! monsieur le docteur !…

Ce furent de nouveaux cris de joie, de nouvelles embrassades. Puis nous entrâmes, et le festin de jambon, d’andouilles et de grillades arrosées de vin blanc et de vieux bourgogne commença : Koffel, le mauser, le commandant, l’oncle, Mme Thérèse, petit Jean et moi, je vous laisse à penser quelle table, quel appétit, quelle satisfaction !

Tout ce jour-là, le 1er bataillon resta chez nous ; puis il lui fallut poursuivre sa route, car ses quartiers d’hiver étaient à Hacmatt, à deux petites lieues d’Anstatt. L’oncle resta au village, il déposa son grand sabre et son grand chapeau ; mais depuis ce moment jusqu’au printemps, il ne se passa pas de jour qu’il ne fût en route pour Hacmatt : il ne pensait plus qu’à Hacmatt.

De temps en temps Mme Thérèse venait aussi nous voir avec petit Jean ; nous riions, nous étions heureux, nous nous aimions !

Que vous dirai-je encore ? Au printemps, quand commence à chanter l’alouette, un jour on apprit que le 1er bataillon allait partir pour la Vendée. Alors l’oncle, tout pâle, courut à l’écurie et monta sur son Rappel ; il partit ventre à terre, la tête nue, ayant oublié de mettre son bonnet.

Que se passa-t-il à Hacmatt ! Je n’en sais rien ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que le lendemain, l’oncle, fier comme un roi, revint avec Mme Thérèse et petit Jean, qu’il y eut grande noce chez nous, embrassades et réjouissances. Huit jours après, le commandant Duchêne arriva avec tous les capitaines du bataillon. Ce jour-là, les réjouissances furent encore plus grandes. Mme Thérèse et l’oncle se rendirent à la mairie, suivis d’une longue file de joyeux convives. Le mauser, qu’on avait nommé bourgmestre à l’élection populaire, nous attendait, son écharpe tricolore autour des reins. Il inscrivit l’oncle et Mme Thérèse sur un gros registre, à la satisfaction universelle ; et dès lors petit Jean eut un père, et moi j’eus une bonne mère, dont je ne puis me rappeler le souvenir sans répandre des larmes.

J’aurais encore bien des choses à vous dire… mais c’est assez pour une fois. Si le Seigneur Dieu le permet, un jour nous reprendrons cette histoire qui finit, comme toutes les autres, – par des cheveux blancs et les derniers adieux de ceux qu’on aime le plus au monde.