ÉPISODE DE 1815
Le fort de Hunebourg, taillé dans le roc à la cime d’un pic escarpé, domine toute cette branche secondaire des Vosges qui sépare la Meurthe, la Moselle et la Bavière rhénane du bassin d’Alsace.
En 1815, le commandement de Hunebourg appartenait à Jean-Pierre Noël, ex-sergent-major aux fusiliers de la garde, amputé de la jambe gauche à Bautzen et décoré sur le champ de bataille.
Ce digne commandant était un homme de cinq pieds deux pouces. Il avait une jolie petite bedaine, de bonnes grosses lèvres sensuelles et de grands yeux gris pleins d’énergie.
Au moral, Jean-Pierre Noël aimait à rire. Il aimait aussi le bourgogne « pelure d’oignon », le jambon et les andouilles cuites dans leur jus.
Ce digne commandant avait sous ses ordres une compagnie de vétérans, la plupart secs et maigres comme des râbles, portant de longues capotes grises et prisant du tabac de contrebande. On les voyait errer sur les remparts, regarder dans l’abîme, se dessécher au soleil ; l’aspect du ciel bleu, de l’horizon bleu, ainsi que l’eau claire de la citerne, avaient imprimé sur leurs fronts le sceau d’une incurable mélancolie.
Telle était l’existence pleine de variété des habitants de Hunebourg, lorsque le 22 juin 1815, vers cinq heures de l’après-midi, le commandant Jean-Pierre donna tout à coup l’ordre de battre le rappel et de faire mettre la garnison sous les armes. Il descendit ensuite dans la cour de la caserne, son grand chapeau à cornes sur l’oreille, ses longues moustaches retroussées et la main droite dans son gilet.
– Mes enfants, s’écria-t-il en s’arrêtant devant le front de la compagnie, vous êtes dans le chemin de l’honneur et de la gloire. Allez toujours, et vous arriverez, c’est moi qui vous le prédis ! – Je reçois à l’instant du général Rapp, commandant le cinquième corps, une dépêche qui m’informe que soixante mille Russes, Autrichiens, Bavarois et Wurtembergeois, sous les ordres du généralissime prince de Schwartzenberg, viennent de franchir le Rhin à Oppenheim. L’ennemi n’est plus qu’à trois journées de marche. Il paraît même que les Cosaques ont déjà poussé des reconnaissances jusque dans nos montagnes. – Nous allons nous regarder dans le blanc des yeux !…
« Mes enfants, je compte sur vous, comme vous comptez sur moi. Nous ferons sauter la bicoque, plutôt que de nous rendre, cela va sans dire ; mais en attendant il s’agit d’approvisionner la place. Pas de rations, pas de soldats… les moyens d’existence avant tout… c’est mon principe ! Sergent Fargès, vous allez vous rendre, avec trente hommes, dans tous les hameaux et villages des environs, à trois lieues du fort. Vous ferez main basse sur le bétail, sur les comestibles, sur toutes les substances liquides ou solides, capables de soutenir le moral de la garnison. Vous mettrez en réquisition toutes les charrettes pour le transport des vivres, ainsi que les chevaux, les ânes, les bœufs. Si nous ne pouvons pas les nourrir, ils nous nourriront ! – Dès que le convoi sera formé, vous regagnerez la place, en suivant autant que possible les hauteurs. Vous chasserez devant vous le bétail avec ordre et discipline, ayant toujours bien soin qu’aucune bête ne s’écarte : ce serait autant de perdu. Si par hasard un tourbillon de Cosaques cherche à vous envelopper, vous ne lâcherez pas prise… au contraire… une partie de l’escorte leur fera face, et poussera le troupeau sous les canons du fort. De cette manière, ceux d’entre vous qui seront tués, auront la consolation de penser que les autres se portent bien, et qu’ils conservent des vivres pour soutenir le siège. On admirera leur conduite de siècle en siècle, et la postérité dira d’eux : « Jacques, André, Joseph étaient des braves ».
Des cris frénétiques de : « Vive l’Empereur ! vive le commandant ! » accueillirent cette harangue. – Le tambour battit ; Fargès tira majestueusement son sabre, fit ranger sa petite troupe en colonne et commanda le départ.
Les vétérans, pleins d’ardeur, partirent du pied gauche, et Jean-Pierre Noël, les bras croisés sur la poitrine et la jambe de bois en avant, les suivit du regard jusqu’à ce qu’ils eussent disparu derrière l’esplanade.
Après avoir gravi les pentes boisées du Homberg, qui dominent les trois villages de Hâzenbruck, de Véchenbach et de Rôsenvein, la petite troupe de Fargès avait fait halte sur le plateau de la Roche-Creuse. Il était environ neuf heures du soir. La lune commençait à poindre derrière les hautes sapinières. Fargès et le caporal Lombard, assis au pied d’un arbre, le fusil entre les jambes, discutaient leur plan d’attaque, lorsqu’une clameur confuse monta subitement des profondeurs de la vallée. Le sergent se leva tout surpris et regarda Lombard ; celui-ci, rapide comme la pensée, mit un genou à terre et colla son oreille contre le pied de l’arbre. À le voir, immobile au milieu des ténèbres, retenant son haleine, pour saisir le moindre murmure, on eût dit un vieux loup à l’affût.
Cependant nul autre bruit que le vague frémissement du feuillage ne se faisant entendre, il allait se relever, quand un souffle de la brise apporta de nouveau du fond de la gorge le tumulte qu’ils avaient perçu d’abord, mais cette fois beaucoup plus distinct. C’était le roulement confus que produit la marche d’un troupeau, accompagné des sons champêtres d’une trompe d’écorce.
Le caporal se releva lentement ; un éclat de rire étouffé fendait sa bouche jusqu’aux oreilles, et ses yeux scintillaient dans l’ombre :
– Nous les tenons ! dit-il… hé ! hé ! hé ! nous les tenons !
– Qui ça ?
– Les paysans ! Ah ! les gueux ! ils se sauvent dans les bois avec leur bétail. On leur a donné l’éveil… Quelle chance !… Quelle chance !…
Puis, sans autre commentaire, il se glissa presque à quatre pattes entre les broussailles. On vit les vétérans se dresser un à un, saisir leurs fusils et disparaître derrière les sapins. Les sentinelles imitèrent ce mouvement, et rien ne bougea plus dans le fourré.
La petite troupe se tenait cachée depuis un quart d’heure, lorsque deux montagnards parurent au fond des pâles clairières. Ils gravissaient le ravin à pas lents. Quand ils eurent atteint la roche plate, ils s’arrêtèrent pour respirer et reprendre la suite d’une conversation interrompue.
Le premier était grand et maigre ; il avait un immense parapluie sous le bras gauche, un tricorne posé sur l’occiput, et le profil d’un veau qui tette.
Le second, également coiffé d’un tricorne, faisait face à Lombard, et la lune éclairait en plein sa figure fine et astucieuse : son nez pointu, ses yeux vifs, ses lèvres sarcastiques et tout l’ensemble de sa petite personne annonçaient quelque diplomate de village.
– Monsieur le maire, dit le petit homme au grand maigre, vous avez tort de vous chagriner. Votre place est à vous… Pétrus Schmitt ne l’aura pas !
– Ça dépend, Daniel, il pourra dire que j’ai emmené les bestiaux du village, pour empêcher la garnison d’avoir des vivres… et pour la faire périr de famine…
– Ah bah ! vous n’y êtes pas. Écoutez, monsieur le maire. Si le roi – ici le petit homme souleva son chapeau d’un geste respectueux – si notre bon roi revient, vous direz : « J’ai sauvé les bestiaux du village, pour que la garnison ne puisse pas les avoir, et qu’elle rende la place aux armées de notre bon roi Louis ! » Alors, M. le préfet dira : « Oh ! le brave homme… le brave homme… qui aime l’honneur de son vrai maître ! » On vous enverra la croix… voilà… c’est sûr !
– La croix, Daniel ?… la croix avec la pension ?
– Je crois bien… avec la pension…
– Oui… mais, balbutia le maire, si… si l’autre enfonce notre bon roi… notre vrai roi…
– Halte ! halte là, monsieur le maire ; il sera roi pour de vrai, s’il est le plus fort. Mais si notre grand empereur enfonce les ennemis de la patrie, eh bien, vous direz : « J’ai sauvé les bestiaux du village pour que les kaiserlicks, les Cosaques ne puissent pas les avoir !… » Alors le préfet du grand empereur – nouveau salut – dira : « Oh ! le bon maire… l’honnête citoyen… il faut lui envoyer la croix ! » Et ça fait que vous aurez toujours la croix, et que nous garderons nos bestiaux.
– Tu as raison, Daniel, reprit le grand maigre d’un air convaincu. Pourquoi est-ce que je n’attraperais pas la croix tout comme un autre, puisque je sauve les bestiaux de la commune ?
– Pardieu, monsieur le maire, il y en a plus d’un qui ne l’a pas gagnée autant que vous. Et c’est le Schmitt qui sera vexé !…
– Hé ! hé ! hé ! il aura un bec comme ça, fit le maire, en appliquant la pomme de son parapluie au bout de son nez.
En ce moment, deux grands bœufs débouchèrent sous le dôme des sapinières ; ils marchaient de ce pas grave et solennel qui semble indiquer le sentiment de la force ; puis derrière eux arriva lentement une longue file de génisses, de vaches, de chèvres, mugissant, bêlant, nasillant ; et enfin la moitié du village de Hâzenbruck, femmes, vieillards, petits enfants : les uns accroupis sur leurs vieux chevaux de labour, les autres à la mamelle, ou pendus à la robe de leur mère. Les pauvres gens avançaient clopin-clopant, ils paraissaient bien las, bien tristes ; mais à la guerre comme à la guerre : on ne peut pas avoir toujours ses aises.
La troupe atteignit enfin le plateau. Il ne restait plus qu’un petit nombre de traînards dispersés sur la pente du ravin ; c’était le moment de faire main basse. Fargès et Lombard échangèrent un coup d’œil dans l’ombre. Ils allaient donner le signal, lorsqu’un cri de détresse… un cri perçant vola de bouche en bouche jusqu’au sommet de la côte, et glaça d’épouvante toute la caravane.
– Les Cosaques !… les Cosaques !…
Alors ce fut une scène étrange : Fargès s’élança derrière le rideau de feuillage pour distribuer de nouveaux ordres. On entendit le bruit sec et rapide des batteries, puis de ce côté tout rentra dans le silence.
Quant aux fugitifs, ils n’avaient pas bougé ; immobiles, se regardant l’un l’autre la bouche béante, n’ayant ni la force de fuir, ni le courage de prendre une résolution, ils offraient l’image de la terreur.
Presque aussitôt Lombard reconnut aux environs le cri rauque des Cosaques ; ils accouraient en tous sens, à travers taillis, halliers, broussailles. À les voir bondir au clair de lune, sur leurs petits chevaux bessarabiens, l’œil en feu, les naseaux fumants, la crinière hérissée, on les eût pris pour une bande de loups affamés enveloppant leur proie. Les bœufs mugissaient, les femmes sanglotaient, les pauvres mères pressaient leurs enfants sur leur sein, et les Baskirs resserraient toujours le cercle de leurs évolutions, pour fondre sur ce groupe. Enfin, ils se massèrent et partirent en ligne, en poussant des hourras furieux. Tout à coup le sombre feuillage s’illumina comme un reflet de foudre, un feu de peloton étendit sa nappe rougeâtre sur le plateau, et la montagne parut frissonner de surprise ! Quand la fumée de cette décharge se fut dissipée, on vit les Cosaques en déroute chercher à fuir dans la direction du Graufthâl, mais là s’étendait une barrière de rochers infranchissables.
– En avant !… Pas de quartier !… cria Fargès.
Les vétérans, animés par sa voix, se précipitèrent à la poursuite des fuyards. Le combat fut court. Acculés à la pointe du roc, les soldats de Platoff firent volte-face et chargèrent avec la furie du désespoir. Cinquante coups de lance et de baïonnette s’échangèrent en une seconde. Mais dans cet étroit espace, les Cosaques, ne pouvant manœuvrer leurs chevaux, furent bientôt écrasés. Un seul résista jusqu’au bout, grand, maigre, à la face terne et cuivrée, véritable figure méphistophélique, il était recouvert de plusieurs peaux de mouton. Lombard en enlevait une à chaque coup de baïonnette.
– Canaille ! murmurait-il, je finirai pourtant par t’attaquer le cuir…
Il se trompait !… Le Cosaque bondit au-dessus de sa tête, en lui assénant avec la crosse de son pistolet un coup terrible sur la mâchoire. Le caporal cracha deux dents, arma son fusil, ajusta le Baskir et fit feu. Mais attendu que l’arme n’était pas chargée, l’autre disparut sain et sauf, en ayant encore l’air de se moquer de lui par un triple hourrah !
C’est ainsi que l’intrépide Lombard, après vingt-huit ans de service et trente campagnes, eut la mâchoire fortement ébranlée par un sauvage d’Ekatérinoslof, qui ne possédait pas même les premiers principes de la guerre.
– Sang de chien, dit-il avec rage, si je te tenais !
Fargès, en raffermissant sa baïonnette toute gluante de sang, promena des regards étonnés autour du plateau ; les habitants de Hâzenbruck avaient disparu. Leurs bœufs erraient à l’aventure dans les halliers. Quelques chèvres grimpaient le long de la côte. Et sauf une vingtaine de cadavres étendus dans les bruyères, tout respirait le calme et les douceurs de la vie champêtre. Les vétérans eux-mêmes semblaient surpris de leur facile triomphe ; car excepté Nicolas Rabeau, ancien tambour-major au 14e de ligne, prévôt d’armes, de danse et de grâces françaises, lequel avait eu la gloire d’être embroché par un Cosaque et de rendre l’âme sur le champ d’honneur, à cette exception près, tous les autres en étaient quittes pour des horions.
– Ah ça ! camarades, dit Fargès, ce grand pendard de Cosaque qui vient de s’échapper, pourrait gâter nos affaires. Nos provisions sont complètes. Ce qu’il y a de plus simple, c’est de réunir le bétail et de gagner le fort, avant que l’ennemi ait eu le temps de nous barrer le passage.
Tout le monde se mit aussitôt à l’œuvre, et, dix minutes après, la petite colonne, poussant devant elle le troupeau, reprenait le chemin de Hunebourg. Vers trois heures du matin, elle était sous le canon du fort.
On peut se figurer la satisfaction de Jean-Pierre Noël, lorsque, ayant entendu crier les chaînes du pont-levis et s’étant mis à sa fenêtre, en simples manches de chemise, il vit défiler toute la razzia… marchant « avec ordre et discipline » comme il avait eu soin de le recommander à Fargès.
Le caporal Lombard, gravement assis sur une vieille rosse à moitié grise, son grand chapeau à cornes sur l’oreille, et le fusil en sautoir, formait à lui seul l’arrière-garde de la colonne.
Le brave commandant ne se sentait plus de joie. Aussi lorsque trois jours plus tard l’archiduc Jean d’Autriche, à la tête d’un corps de six mille hommes, fit sommer la place de se rendre, avec menace de la bombarder et de la détruire de fond en comble en cas de refus, Jean-Pierre ne put s’empêcher de sourire. Il fit dresser un état de ses provisions de bouche, et l’adressa sous forme de réponse au général autrichien, ajoutant :
« Qu’il regrettait de ne pouvoir être agréable à Son Altesse ; mais qu’il était beaucoup trop gourmand pour quitter une place si bien approvisionnée. Il priait conséquemment Son Altesse de vouloir bien l’excuser… etc., etc.
» Quant à votre menace de bombarder la forteresse et de la détruire de fond en comble, disait-il en terminant, je m’en soucie comme du roi Dagobert ! »
L’archiduc Jean d’Autriche entendait très bien le français… Il avait, de plus, un faible pour la cuisine, et comprit les scrupules de Jean-Pierre. Aussi, dès le lendemain, il remonta tranquillement la vallée de la Zorne… après avoir fait demi-tour à gauche !
Et voilà pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu.