VII

 

La neige ne cessa point de tomber ce jour-là ni la nuit suivante ; chacun pensait que les chemins de la montagne en seraient encombrés, et qu’on ne reverrait plus ni les uhlans ni les Républicains : mais un petit événement vint encore montrer aux gens les tristes suites de la guerre, et les faire réfléchir sur les malheurs de ce bas monde.

C’était le lendemain du jour où la femme avait repris connaissance, entre huit et neuf heures du matin. La porte de la cuisine restait ouverte, pour laisser entrer la chaleur dans la salle. Je me tenais à côté de Lisbeth, qui battait le beurre auprès de l’âtre. En tournant un peu la tête, je voyais l’oncle assis près de la fenêtre blanche ; il lisait l’almanach, et souriait de temps en temps.

Le chien Scipio était assis près de moi, fixe et grave, et comme je goûtais à chaque instant la crème qui sortait de la baratte, il bâillait d’un air mélancolique.

– Mais, Fritzel, disait Lisbeth, à quoi penses-tu donc ? Si tu manges toute la crème, nous n’aurons plus de beurre.

Dans la salle l’horloge marchait lentement ; dehors le silence était absolu.

Cela durait depuis une demi-heure, et Lisbeth venait de mettre le beurre frais sur une assiette, lorsque des voix s’entendirent dans la rue ; puis la porte de l’allée s’ouvrit, des pieds chargés de neige battirent les dalles du vestibule. L’oncle raccrocha son almanach au mur ; il regardait vers la porte, quand le bourgmestre Meyer entra, son bonnet de laine frisée, à double gland, tiré sur les oreilles, le collet de sa casaque tout blanc de givre, et les mains fourrées dans ses moufles de peau de lièvre jusqu’aux coudes.

– Salut, monsieur le docteur, salut ! dit le gros homme. J’arrive par un temps de neige ; mais que voulez-vous, il le faut, il le faut !

Alors secouant ses moufles, qui restèrent pendues à son cou par une ficelle, il releva son bonnet et reprit :

– Un pauvre diable, monsieur le docteur, est étendu dans le bûcher de Réebock, derrière un tas de fagots. C’est un soldat, ou bien un caporal, ou bien un hauptmann [4], je ne sais pas au juste. Il se sera retiré là, pour mourir sans trouble pendant le combat. À cette heure, il faudrait dresser l’acte mortuaire ; je ne peux pas vérifier de quoi cet homme est mort ; cela n’entre pas dans mes attributions.

– C’est bien, bourgmestre, dit l’oncle en se levant, j’arrive. Mais il faudrait encore un témoin.

– Michel Furst est dehors, dit le bourgmestre ; il m’attend sur la porte. Quelle neige ! quelle neige ! jusqu’aux genoux, monsieur le docteur. Ça fera du bien aux semailles, et aux armées de Sa Majesté, qui vont prendre leurs quartiers d’hiver. Que Dieu les bénisse ! J’aime mieux qu’elles les prennent du côté de Kaiserslautern qu’ici : on n’a jamais de meilleur ami que soi-même.

Tandis que le bourgmestre se faisait ces réflexions, l’oncle mettait ses bottes, sa grosse houppelande et son bonnet de loutre. Après quoi il dit :

– M’y voilà !

Ils sortirent, et, malgré les prières de Lisbeth, qui voulait me retenir, je n’eus rien de plus pressé que de m’échapper et de les suivre à la piste ; la curiosité du diable m’avait repris : je voulais voir le soldat.

L’oncle Jacob, le bourgmestre et Furst marchaient seuls dans la rue déserte ; mais à mesure qu’ils avançaient, des figures se montraient aux vitres des maisons, et l’on entendait des portes s’ouvrir au loin. Les gens, voyant passer le bourgmestre, le médecin et le garde champêtre, pensaient qu’il devait y avoir quelque chose d’extraordinaire ; plusieurs même sortaient, mais, ne découvrant rien, ils rentraient aussitôt.

En arrivant à la maison de Réebock, – l’une des plus vieilles du village, avec grange, écuries et hangar derrière sur les champs, les étables de chaume tout moisi, à droite, – en arrivant là, le bourgmestre, Furst et l’oncle entrèrent dans la petite allée sombre, aux dalles concassées.

Je les suivais, ils ne me voyaient pas.

Le vieux Réebock, qui les avait vus passer devant ses petites fenêtres, ouvrit la chambre, pleine de vapeur comme une étuve, où se tenaient la vieille grand-mère, ses deux fils et ses deux brus.

Leur chien, au long poil gris et la queue traînante, sortit aussi, et flaira Scipio qui me suivait et qui se redressa fièrement, tandis que l’autre tournait autour de lui pour faire connaissance.

– Je vais vous montrer, dit le vieux Réebock, c’est là-bas, au fond… derrière la grange.

– Non, restez, père Réebock, répondit l’oncle ; il fait froid, vous êtes vieux ; votre fils nous montrera cela.

Mais le fils, après avoir découvert le soldat, s’était sauvé.

Le vieux marcha devant. Nous suivions à la file. Il faisait extrêmement noir dans l’allée. En passant nous vîmes l’étable éclairée par une vitre dans le toit, cinq chèvres aux mamelles gonflées, qui nous regardèrent de leurs yeux d’or, et deux biquets, qui se mirent à chevroter d’une voix plaintive et grêle ; puis l’écurie, les deux bœufs et la vache, avec leur râtelier vermoulu et leur litière de feuilles mortes. Les animaux se retournèrent en silence.

Nous filions le long du mur ; quelque chose déboula sous mes pieds, c’était un lapin qui disparut sous la crèche ; Scipio ne bougea point.

Plus loin nous arrivâmes à la grange, basse, encombrée de paille et de foin jusqu’au toit. Tout au fond nous vîmes une lucarne bleuâtre, donnant sur le jardin ; un grand tas de bûches et quelques fagots rangés contre le mur recevaient sa lumière ; plus bas tout était sombre.

Chose bizarre, dans la lucarne se tenaient un coq et deux ou trois poules, la tête sous l’aile se détachant en noir sur cette lumière.

D’abord je ne vis pas grand-chose, à cause de l’obscurité. Tout le monde s’était arrêté. On entendait les poules caqueter tout bas.

– J’aurais peut-être bien fait d’allumer la lanterne, dit le vieux Réebock ; on ne voit pas bien clair.

Comme il parlait, j’aperçus à droite de la lucarne, étendu contre le mur, entre deux fagots, un grand manteau rouge, puis, en regardant mieux, une tête noire avec de longues moustaches jaunâtres : le coq venait de sauter de la lucarne et avait donné du jour.

Alors la peur s’empara de moi ; si je n’avais pas senti Scipio contre ma jambe, je me serais enfui.

– Je vois, fit l’oncle, je vois !

Et il s’approcha en disant :

– C’est un Croate. Voyons, Furst, il faudrait le tirer un peu sur le devant.

Mais Furst ne bougeait pas, ni le bourgmestre.

L’oncle alors tira l’homme par une jambe et le fit glisser en pleine lumière ; il avait la tête couleur de brique, les yeux enfoncés, le nez mince, les lèvres serrées, une touffe roussâtre au menton.

L’oncle ouvrit la boucle du manteau, en rejetant les plis sur les bûches, et nous vîmes que le Croate tenait son sabre à longue lame bleue recourbée. Au côté gauche de sa veste, une large plaque noire indiquait qu’il avait saigné là. L’oncle défit les boutons et dit :

– Il est mort d’un coup de baïonnette, sans doute pendant la dernière rencontre. Il se sera retiré de la bagarre. Ce qui m’étonne, père Réebock, c’est qu’il n’ait pas frappé à votre porte et qu’il soit venu mourir si loin.

– Nous étions tous cachés dans la cave, dit le vieux ; la porte de la chambre était fermée. Nous avons entendu courir dans l’allée, mais il y avait tant de bruit dehors ! Je crois plutôt que ce pauvre homme aura voulu se sauver à travers la maison ; malheureusement il n’y avait pas de porte derrière. Un Républicain l’aura suivi comme une bête sauvage, jusqu’au fond de la grange. Nous n’avons pas vu de sang dans l’allée. C’est ici, dans l’ombre, qu’ils auront livré bataille ; et l’autre, après lui avoir donné ce mauvais coup, sera ressorti tranquillement. Voilà ce que je pense. Sans cela nous aurions trouvé du sang quelque part ; mais personne n’a rien vu, ni dans l’étable, ni dans l’écurie. Ce n’est que ce matin, quand nous avons eu besoin de gros bois pour le fourneau, que Sépel, en entrant au bûcher, a découvert le malheureux.

En écoutant ces explications, chacun se représentait le Républicain, avec sa grande tignasse en boudin et son grand chapeau à cornes, poursuivant le Croate dans l’obscurité et cela faisait frémir.

– Oui, dit l’oncle en se redressant et regardant le bourgmestre d’un air triste, c’est ainsi que doivent s’être passées les choses.

Tout le monde devenait rêveur ; le silence, auprès de ce mort, vous donnait froid.

– Enfin voilà le décès constaté, fit l’oncle au bout d’un instant, nous pouvons partir.

Puis se ravisant :

– Peut-être y aurait-il moyen de savoir quel est cet homme !

Il s’agenouilla de nouveau, mit la main dans une poche de la veste et trouva des papiers. En même temps il tira une chaînette de cuivre en travers de la poitrine, et une grosse montre d’argent sortit du gousset du pantalon.

– Tenez, voici la montre, dit-il au bourgmestre ; je garde les papiers pour dresser l’acte.

– Gardez tout, monsieur le docteur, répondit le bourgmestre ; je n’aimerais pas emporter dans ma demeure une montre qui a déjà marqué la mort d’une créature de Dieu…, non, gardez tout. Plus tard nous recauserons de cela. Maintenant nous pouvons partir.

– Oui ; et vous pouvez aussi envoyer Jeffer.

L’oncle m’apercevant alors, dit :

– Te voilà Fritzel ? Il faut donc que tu voies tout ?

Il ne me fit pas d’autres reproches, et nous rentrâmes ensemble à la maison. Le bourgmestre et Furst s’en étaient allés chez eux.

Tout en marchant, l’oncle parcourait les papiers du Croate. En ouvrant la porte de notre chambre, nous vîmes que la femme venait de prendre un bouillon, les rideaux étaient encore ouverts et l’assiette sur la table de nuit.

– Eh bien, madame, dit l’oncle Jacob en souriant, vous allez mieux ?

Alors, elle, qui s’était retournée et qui le regardait avec douceur de ses grands yeux noirs, répondit :

– Oui, monsieur le docteur, vous m’avez sauvée, je me sens revivre.

Puis, au bout d’une seconde, elle ajouta d’un ton plein de compassion :

– Vous venez encore de reconnaître une malheureuse victime de la guerre !

L’oncle comprit qu’elle avait tout entendu, lorsque le bourgmestre était venu le prendre une demi-heure avant.

– C’est vrai, dit-il, c’est vrai, madame ; encore un malheureux qui ne reverra plus le toit de sa maison, encore une pauvre mère qui n’embrassera plus son fils.

La femme semblait émue et demanda tout bas :

– C’est un des nôtres ?

– Non, madame, c’est un Croate. Je viens de lire en marchant une lettre que sa mère lui écrivait il y a trois semaines. La pauvre femme lui recommande de ne pas oublier ses prières du matin et du soir et de bien se conduire. Elle lui parle avec tendresse, comme à un enfant. C’était pourtant un vieux soldat, mais elle le voyait sans doute encore tout rose et tout blond, comme le jour où pour la dernière fois, elle l’avait embrassé en sanglotant.

La voix de l’oncle en parlant de ces choses, s’attendrissait ; il regardait la femme qui, de son côté, semblait aussi touchée.

– Oui, vous avez raison, dit-elle, ce doit être affreux d’apprendre qu’on ne verra plus son enfant. Moi, du moins, j’ai la consolation de ne pouvoir plus causer d’aussi grandes douleurs à ceux qui m’aimaient.

Alors elle détourna la tête, et l’oncle, devenu très grave, lui demanda :

– Vous n’êtes pourtant pas seule au monde ?

– Je n’ai plus ni père ni mère, fit-elle d’une voix basse ; mon père était chef du bataillon que vous avez vu ; j’avais trois frères, nous étions tous partis ensemble en 92, de Fénétrange en Lorraine. Maintenant trois sont morts, le père et les deux aînés ; il ne reste plus que moi et Jean, le petit tambour.

La femme, en disant cela, semblait prête à fondre en larmes. L’oncle, le front penché, les mains croisées sur le dos, se promenait de long en large dans la chambre. Le silence revenait.

Tout à coup la Française reprit :

– J’aurais quelque chose à vous demander, monsieur le docteur ?

– Quoi, madame ?

– Ce serait d’écrire à la mère du malheureux Croate. C’est terrible, sans doute, d’apprendre la mort de son fils, mais de l’attendre toujours, d’espérer pendant des années qu’il reviendra, et de voir qu’il n’arrive pas, même à la dernière heure, ce doit être plus cruel encore.

Elle se tut, et l’oncle tout rêveur répondit :

– Oui… oui, c’est une bonne pensée ! Fritzel, apporte l’encre et le papier. Quelle misère, mon Dieu ! dire qu’on annonce des choses pareilles et que ce sont encore de bonnes actions ! Ah ! la guerre… la guerre.

Il s’assit et se mit à écrire.

Lisbeth entrait alors pour mettre la nappe ; elle déposa les assiettes et la miche sur le buffet.

Midi sonnait ; la femme semblait s’être assoupie.

Enfin l’oncle finit sa lettre ; il la plia, la cacheta, écrivit l’adresse et me dit :

– Va, Fritzel, jette cette lettre à la boîte, et dépêche-toi. Tu demanderas aussi le journal à la mère Eberhardt ; c’est samedi, nous aurons des nouvelles de la guerre.

Je sortis en courant et je mis la lettre à la boîte du village. Mais le journal n’était pas arrivé ; Clémentz avait été retenu par les neiges, ce qui n’étonna pas l’oncle, pareille chose arrivant presque tous les hivers.