XII

 

Le lendemain fut un jour de bonheur pour la maison de l’oncle Jacob.

Il était bien tard lorsque je m’éveillai de mon profond sommeil ; j’avais dormi douze heures de suite comme une seconde, et la première chose que je vis, ce furent mes petites vitres rondes couvertes de ces fleurs d’argent, de ces toiles transparentes et de ces mille ornements de givre, tels que la main de nul ciseleur ne pourrait en dessiner. Ce n’est pourtant qu’une simple pensée de Dieu, qui nous rappelle le printemps au milieu de l’hiver ; mais c’est aussi le signe d’un grand froid, d’un froid sec et vif qui succède à la neige ; alors toutes les rivières sont prises et même les fontaines, les sentiers humides sont durcis et les petites flaques d’eau couvertes de cette glace blanche et friable qui craque sous les pieds comme des coquilles d’œufs.

En regardant cela, le nez à peine hors de ma couverture et le bonnet de coton tiré jusqu’au bas de la nuque, je revoyais tous les hivers passés et je me disais : « Fritzel, tu n’oseras jamais te lever, pas même pour aller déjeuner, non, tu n’oseras pas ! »

Cependant une bonne odeur de soupe à la crème montait de la cuisine et m’inspirait un terrible courage.

J’étais là dans mes réflexions depuis une demi-heure, et j’avais arrêté d’avance que je sauterais du lit, que je prendrais mes habits sous le bras, et que je courrais dans la cuisine m’habiller près de l’âtre, lorsque j’entendis l’oncle Jacob se lever dans la chambre à côté de la mienne, ce qui me fit juger que les grandes fatigues de la veille l’avaient rendu tout aussi dormeur que moi. Quelques instants après, je le vis entrer dans ma chambre, riant et grelottant, en culotte et manches de chemise.

– Allons, allons, Fritzel, s’écria-t-il, hop ! hop ! du courage… Tu ne sens donc pas l’odeur de la soupe !

Il agissait ainsi tous les hivers, quand il faisait bien froid, et s’amusait de me voir dans une grande incertitude.

– Si l’on pouvait m’apporter la soupe ici, lui dis-je, je la sentirais encore bien mieux.

– Oh ! le poltron, le poltron ! dit l’oncle, il aurait le cœur de manger au lit, voilà de la paresse !

Alors, pour me montrer le bon exemple, il versa l’eau froide de ma cruche dans la grande écuelle, et se lava la figure des deux mains devant moi, en disant :

– C’est ça qui fait du bien, Fritzel, c’est ça qui vous ragaillardit et vous ouvre les idées. Allons, lève-toi… Arrive !

Moi, voyant qu’il voulait me laver, je sautai de mon lit, et d’un seul bond je pris mes habits et je descendis quatre à quatre. Les éclats de rire de l’oncle remplissaient toute la maison.

– Ah ! tu ferais un fameux Républicain, toi ! s’écriait-il ; le petit Jean aurait besoin de te battre joliment la charge pour te donner du courage.

Mais une fois dans la cuisine, je me moquais bien de ses railleries ! Je m’habillai auprès d’un bon feu, je me lavai avec de l’eau tiède que me versa Lisbeth ; cela me parut bien meilleur que d’avoir tant de courage, et je commençais à contempler la soupière d’un œil attendri, lorsque l’oncle descendit à son tour ; il me pinça l’oreille et dit à Lisbeth :

– Eh bien ! eh bien ! comment va Mme Thérèse, ce matin ? La nuit s’est bien passée, j’espère ?

– Entrez, répondit la vieille servante d’un accent de bonne humeur, entrez, monsieur le docteur, quelqu’un veut vous parler.

L’oncle entra, je le suivis, et d’abord nous fûmes très étonnés de ne voir personne dans la salle, et les rideaux de l’alcôve tirés. Mais notre étonnement fut encore bien plus grand lorsque, nous étant retournés, nous vîmes Mme Thérèse dans son habit de cantinière, – la petite veste à boutons de cuivre fermée jusqu’au menton, et la grosse écharpe rouge autour du cou, – assise derrière le fourneau ; elle était comme nous l’avions vue la première fois, seulement un peu plus pâle, et son chapeau sur la table, de sorte que ses beaux cheveux noirs, partagés au milieu du front, lui retombaient sur les épaules et qu’on aurait dit un jeune homme. Elle souriait à notre étonnement, et tenait la main posée sur la tête de Scipio assis auprès d’elle.

– Seigneur Dieu ! fit l’oncle. Comment, c’est vous, madame Thérèse… ! Vous êtes levée !

Puis il ajouta d’un air d’inquiétude :

– Quelle imprudence !

Mais elle, continuant de sourire, lui tendit la main d’un air de reconnaissance, en le regardant de ses grands yeux noirs avec expression, et lui répondit :

– Ne craignez rien, monsieur le docteur, je suis bien, très bien ; vos bonnes nouvelles d’hier m’ont rendu la santé. Voyez vous-même ?…

Il lui prit la main en silence et compta le pouls d’un air rêveur ; puis son front s’éclaircit, et d’un ton joyeux il s’écria :

– Plus de fièvre ! Ah ! maintenant, maintenant tout va bien ! Mais il faut encore de la prudence, encore de la prudence.

Et se reculant, il se mit à rire comme un enfant, regardant sa malade qui lui souriait aussi :

– Telle je vous ai vue la première fois, dit-il lentement, telle je vous revois, madame Thérèse. Ah ! nous avons eu du bonheur, bien du bonheur !

– C’est vous qui m’avez sauvé la vie, monsieur Jacob, dit-elle, les yeux pleins de larmes.

Mais hochant la tête et levant la main :

– Non, fit-il, non, c’est celui qui conserve tout et qui anime tout, c’est celui-là seul qui vous a sauvée ; car il ne veut pas que les grandes et belles natures périssent toutes ; il veut qu’il en reste pour donner l’exemple aux autres. Allons, allons, qu’il en soit remercié !

Puis changeant de voix et de figure, il s’écria :

– Réjouissons-nous !… réjouissons-nous !… Voilà ce que j’appelle un beau jour !

En même temps il courut à la cuisine, et comme il ne revenait pas tout de suite, Mme Thérèse me fit signe d’approcher ; elle me prit la tête entre ses mains et m’embrassa, écartant mes cheveux.

– Tu es un bon enfant, Fritzel, me dit-elle ; tu ressembles à petit Jean.

J’étais tout fier de ressembler à petit Jean.

Alors l’oncle rentra, clignant des yeux d’un air de satisfaction intérieure.

– Aujourd’hui, dit-il, je ne bouge pas de chez nous ; il faut aussi de temps en temps que l’homme se repose. Je vais seulement faire un petit tour au village, pour avoir la conscience nette, et puis je rentre passer toute la journée en famille, comme au bon temps où la grand-mère Lehnel vivait encore. On a beau dire, ce sont les femmes qui font l’intérieur d’une maison !

Tout en parlant de la sorte, il se coiffait de son gros bonnet et se jetait la houppelande sur l’épaule. Puis il sortit en nous souriant.

Mme Thérèse était devenue toute rêveuse ; elle se leva, poussa le fauteuil près d’une fenêtre, et se mit à regarder la place de la fontaine d’un air grave. Moi, je sortis déjeuner dans la cuisine avec Scipio.

Environ une demi-heure après, j’entendis l’oncle qui rentrait en disant :

– Eh bien ! me voilà libre jusqu’au soir, madame Thérèse ; j’ai fait ma tournée, tout est en ordre, et rien ne m’oblige plus de sortir.

Depuis un instant, Scipio grattait à la porte, je lui ouvris et nous entrâmes ensemble dans la salle. L’oncle venait de suspendre sa houppelande au mur, et regardait Mme Thérèse encore à la même place et toute mélancolique.

– À quoi pensez-vous donc, madame Thérèse ? lui dit-il, vous avez l’air plus triste que tout à l’heure.

– Je pense, monsieur le docteur, que, malgré les plus grandes souffrances, on est heureux de se sentir encore sur cette terre pour quelque temps, dit-elle d’une voix émue.

– Pour quelque temps ? s’écria l’oncle, dites donc pour bien des années ; car, Dieu merci, vous êtes d’une bonne constitution, et d’ici à peu de jours, vous serez aussi forte qu’autrefois.

– Oui, monsieur Jacob, oui, je le crois, fit-elle ; mais quand un homme bon, un homme de cœur vous a relevée d’entre les morts à la dernière minute, c’est un bien grand bonheur de se sentir renaître, de se dire : « Sans lui, je ne serais plus là ! »

L’oncle alors comprit qu’elle contemplait le théâtre du terrible combat soutenu par son bataillon contre la division autrichienne ; que cette vieille fontaine, ces vieux murs décrépits, ces pignons, ces lucarnes, enfin toute la place étroite et sombre lui rappelaient les incidents de la lutte, et qu’elle savait aussi le sort qui l’attendait, si par bonheur il n’était survenu quand Joseph Spick allait la jeter dans le tombereau. Il resta comme étourdi de cette découverte, et seulement au bout d’un instant il demanda :

– Qui donc vous a raconté ces choses, madame Thérèse ?

– Hier, pendant que nous étions seules, Lisbeth m’a dit ce que je vous dois de reconnaissance.

– Lisbeth vous a dit cela ! s’écria l’oncle désolé ; j’avais pourtant bien défendu…

– Ah ! ne lui faites pas de reproches, monsieur le docteur, dit-elle, je l’ai bien aidée un peu… Elle aime tant à causer !

Mme Thérèse souriait alors à l’oncle qui, s’apaisant aussitôt dit :

– Allons, allons, j’aurais dû prévoir cela, n’en parlons plus. Mais écoutez-moi bien, madame Thérèse, il faut chasser ces idées de votre esprit ; il faut au contraire tâcher de voir les choses en beau, c’est nécessaire au rétablissement de votre santé. Tout va bien maintenant, mais aidons encore la nature par des pensées agréables, selon le précepte judicieux du père de la médecine, le sage Hippocratès : « Une âme vigoureuse, dit-il, sauve un corps affaibli ! » La vigueur de l’âme vient des pensées douces et non des idées sombres. Je voudrais que cette fontaine fût à l’autre bout du village ; mais puisqu’elle est là, et que nous ne pouvons l’ôter, allons nous asseoir au coin du fourneau pour ne plus la voir, cela vaudra beaucoup mieux.

– Je veux bien, répondit Mme Thérèse en se levant.

Elle s’appuya sur le bras de l’oncle, qui semblait heureux de la soutenir. Moi, je roulai le fauteuil dans son coin, et nous reprîmes tous notre place autour du fourneau, dont le pétillement nous réjouissait.

Quelquefois, au loin dehors, on entendait un chien aboyer au village, et cette voix claire, qui s’étend sur la campagne silencieuse au temps des grands froids, éveillait Scipio, qui se relevait, faisait quatre pas vers la porte en grondant, les moustaches ébouriffées, puis revenait s’étendre près de ma chaise, se disant sans doute qu’un bon feu vaut mieux que le plaisir de faire du bruit.

Mme Thérèse, dans sa pâleur, ses grands cheveux noirs tombant avec des reflets bleuâtres autour de ses épaules, semblait heureuse et calme. Nous causions là tranquillement, l’oncle fumait sa grosse pipe de faïence avec une gravité pleine de satisfaction.

– Mais, dites-moi donc, madame Thérèse, je croyais avoir découpé votre veste, fit-il au bout de quelques instants, et je la vois comme neuve.

– Nous l’avons recousue hier, Lisbeth et moi, monsieur Jacob, répondit-elle.

– Ah ! bon, bon… Alors vous savez coudre !… Cette idée ne m’était pas encore venue… Je vous voyais toujours à la tête d’un pont, ou quelque part ailleurs, le long d’une rivière, éclairée par les coups de fusil.

Mme Thérèse sourit.

– Je suis la fille d’un pauvre maître d’école, dit-elle, et la première chose à faire en ce monde, quand on est pauvre, c’est d’apprendre à gagner sa vie. Mon père le savait, tous ses enfants connaissaient un état. Il n’y a qu’un an que nous sommes partis, et non seulement notre famille, mais tous les jeunes gens de la ville et des villages d’alentour, avec des fusils, des haches, des fourches et des faux, tout ce qu’on avait, pour aller à la rencontre des Prussiens. La proclamation de Brunswick avait soulevé tous les pays frontières ; on apprenait l’exercice en route.

« Alors mon père, un homme instruit, fut nommé d’abord capitaine à l’élection populaire, et plus tard, après quelques rencontres, il devint chef de bataillon. Jusqu’à notre départ je l’avais aidé dans ses classes, je faisais l’école des jeunes filles ; je les instruisais en tout ce que de bonnes ménagères doivent savoir.

« Ah ! monsieur Jacob, si l’on m’avait dit dans ce temps-là qu’un jour je marcherais avec des soldats, que je conduirais mon cheval par la bride au milieu de la nuit, que je ferais passer ma charrette sur des tas de morts, et que souvent, durant des heures entières, au milieu des ténèbres, je ne verrais mon chemin qu’à la lueur des coups de feu, je n’aurais pu le croire, car je n’aimais que les simples devoirs de la famille ; j’étais même très timide, un regard me faisait rougir malgré moi. Mais que ne fait-on pas quand de grands devoirs nous tirent de l’obscurité, quand la patrie en danger appelle ses enfants ! Alors le cœur s’élève, on n’est plus le même, on marche, la peur s’oublie, et longtemps après, on est étonné d’être si changé, d’avoir fait tant de choses que l’on aurait crues tout à fait impossibles ! »

– Oui, oui, faisait l’oncle en inclinant la tête, maintenant je vous connais… je vois les choses clairement… Ah ! c’est ainsi qu’on s’est levé… c’est ainsi que les gens ont marché tous en masse. Voyez donc ce que peut faire une idée !

Nous continuâmes à causer de la sorte jusque vers midi ; alors Lisbeth vint dresser la table et servir le dîner ; nous la regardions aller et venir, étendre la nappe et placer les couverts, avec un vrai plaisir, et quand enfin elle apporta la soupière fumante :

– Allons, madame Thérèse, s’écria l’oncle tout joyeux, en se levant et l’aidant à marcher, mettons-nous à table. Vous êtes maintenant notre bonne grand-mère Lehnel, la gardienne du foyer domestique, comme disait mon vieux professeur Eberhardt, de Heidelberg.

Elle souriait aussi, et quand nous fûmes assis les uns en face des autres, il nous sembla que tout rentrait dans l’ordre, que tout devait être ainsi depuis les anciens temps, et que jusqu’à ce jour il nous avait manqué quelqu’un de la famille dont la présence nous rendait plus heureux. Lisbeth elle-même en apportant le bouilli, les légumes et le rôti, s’arrêtait chaque fois à nous contempler d’un air de satisfaction profonde, et Scipio se tenait aussi souvent près de moi qu’auprès de sa maîtresse, ne faisant plus de différence entre nous.

L’oncle servait Mme Thérèse, et comme elle était encore faible, il découpait lui-même les viandes sur son assiette, disant :

– Encore ce petit morceau ! ce qu’il vous faut maintenant, ce sont des forces ; mangez encore cela, mais ensuite nous en resterons là, car tout doit arriver avec ordre et mesure.

Vers la fin du repas il sortit un instant, et comme je me demandais ce qu’il était allé faire, il reparut avec une vieille bouteille au gros cachet rouge toute couverte de poussière.

– Ça, madame Thérèse, dit-il en déposant la bouteille sur la table, c’est un de vos compatriotes qui vient vous souhaiter la bonne santé ; nous ne pouvons lui refuser cette satisfaction, car il arrive de Bourgogne et on le dit d’humeur joyeuse.

– Est-ce ainsi que vous traitez tous vos malades, monsieur Jacob ? demanda Mme Thérèse d’une voix émue.

– Oui, tous, je leur ordonne tout ce qui peut leur faire plaisir.

– Eh bien, vous possédez la vraie science, celle qui vient du cœur et qui guérit.

L’oncle allait verser ; mais, s’arrêtant tout à coup, il regarda la malade d’un air grave et dit avec expression :

– Je vois que nous sommes de plus en plus d’accord, et que vous finirez par vous convertir aux doctrines de la paix.

Ayant dit cela, il versa quelques gouttes dans mon verre, et remplit le sien et celui de Mme Thérèse jusqu’au bord, en s’écriant :

– À votre santé, madame Thérèse !

– À la vôtre et à celle de Fritzel ! dit-elle.

Et nous bûmes ce vieux vin couleur pelure d’oignon, qui me parut très bon.

Nous devenions tous gais, les joues de Mme Thérèse prenaient une légère teinte rose, annonçant le retour de la santé ; elle souriait et disait :

– Ce vin me ranime.

Puis elle se mit à parler de se rendre utile à la maison.

– Je me sens déjà forte, disait-elle, je puis travailler, je puis raccommoder votre vieux linge ; vous devez en avoir, monsieur Jacob ?

– Oh ! sans doute, sans doute, répondit l’oncle en souriant ; Lisbeth n’a plus ses yeux de vingt ans, elle passe des heures à faire une reprise, vous me serez très utile, très utile. Mais nous n’en sommes pas encore là, le repos vous est encore nécessaire.

– Mais, dit-elle alors en me regardant avec douceur, si je ne puis encore travailler, vous me permettrez au moins de vous remplacer quelquefois auprès de Fritzel ; vous n’avez pas toujours le temps de lui donner vos bonnes leçons de français, et si vous voulez ?…

– Ah ! pour cela, c’est différent, s’écria l’oncle, oui, voilà ce qui s’appelle une idée excellente, à la bonne heure. Écoute, Fritzel, à l’avenir tu prendras les leçons de Mme Thérèse ; tu tâcheras d’en profiter, car les bonnes occasions de s’instruire sont rares, bien rares.

J’étais devenu tout rouge, en songeant que Mme Thérèse avait beaucoup de temps de reste ; elle, devinant ma pensée, me dit d’un air bon :

– Ne crains rien, Fritzel, va, je te laisserai du temps pour courir. Nous lirons ensemble M. Buffon, une heure le matin seulement et une heure le soir. Rassure-toi, mon enfant, je ne t’ennuierai pas trop.

Elle m’avait attiré doucement et m’embrassait, lorsque la porte s’ouvrit et que le mauser et Koffel entrèrent gravement en habit des dimanches ; ils venaient prendre le café avec nous. Il était facile de voir que l’oncle, en allant les inviter le matin, leur avait parlé du courage et de la grande renommée de Mme Thérèse dans les armées de la République, car ils n’étaient plus du tout les mêmes. Le mauser ne conservait plus son bonnet de martre sur la tête, il ouvrait les yeux et regardait tout attentif, et Koffel avait mis une chemise blanche, dont le collet lui remontait jusque par-dessus les oreilles ; il se tenait tout droit, les mains dans les poches de sa veste, et sa femme avait dû lui mettre un bouton pour attacher la seconde bretelle de sa culotte, car, au lieu de pencher sur la hanche, elle était relevée également des deux côtés ; en outre, au lieu de ses savates percées de trous, il avait mis ses souliers des jours de fête. Enfin tous deux avaient la mine de graves personnages arrivant pour quelque conférence extraordinaire, et tous deux saluèrent en se courbant d’un air digne et dirent :

– Salut bien à la compagnie, salut !

– Bon, vous voilà, dit l’oncle, venez vous asseoir.

Puis se tournant vers la cuisine, il s’écria :

– Lisbeth, tu peux apporter le café.

Au même instant, regardant par hasard du côté des fenêtres, il vit passer le vieux Adam Schmitt, et, se levant aussitôt, il alla frapper à la vitre, en disant :

– Voici un vieux soldat de Frédéric, madame Thérèse ; vous serez heureuse de faire sa connaissance ; c’est un brave homme.

Le père Schmitt était venu voir pourquoi M. le docteur l’appelait, et l’oncle Jacob, ayant ouvert le châssis, lui dit :

– Père Adam, faites-nous donc le plaisir de venir prendre le café avec nous ; j’ai toujours de ce vieux cognac, vous savez ?

– Hé ! volontiers, monsieur le docteur, répondit Schmitt, bien volontiers.

Puis il parut sur le seuil, la main retournée contre l’oreille, disant :

– Pour vous rendre mes devoirs.

Alors le mauser, Koffel et Schmitt, debout autour de la table d’un air embarrassé, se mirent à parler entre eux tous bas, regardant Mme Thérèse du coin de l’œil comme s’ils avaient eu à se communiquer des choses graves ; tandis que Lisbeth levait la nappe et déroulait la toile cirée sur la table, et que Mme Thérèse continuait à me sourire et à me passer la main dans les cheveux sans avoir l’air de s’apercevoir qu’on parlait d’elle.

Enfin Lisbeth apporta les tasses et les petites carafes de cognac et de kirschenwasser sur un plateau, et cette vue fit se retourner le vieux Schmitt, dont les yeux se plissèrent. Lisbeth apporta la cafetière, et l’oncle dit :

– Asseyons-nous.

Alors tout le monde s’assit, et Mme Thérèse, souriant à tous ces braves gens :

– Permettez que je vous serve, messieurs, dit-elle.

Aussitôt le père Schmitt, levant la main à son oreille, répondit :

– À vous les honneurs militaires !

Koffel et le mauser se lancèrent un regard d’admiration, et chacun pensa : « Ce père Schmitt vient de dire une chose pleine d’à-propos et de bon sens ! »

Mme Thérèse emplit donc les tasses, et tandis qu’on buvait en silence, l’oncle, plaçant la main sur l’épaule du père Schmitt, dit :

– Madame Thérèse, je vous présente un vieux soldat du grand Frédéric, un homme qui, malgré ses campagnes et ses blessures, son courage et sa bonne conduite, n’est devenu que simple sergent, mais que tous les braves gens du village estiment autant qu’un hauptmann.

Alors Mme Thérèse regarda le père Schmitt qui s’était redressé sur sa chaise plein d’un sentiment de dignité naturelle.

– Dans les armées de la République, Monsieur aurait pu devenir général, dit-elle. Si la France combat maintenant toute l’Europe, c’est qu’elle ne veut plus souffrir que les honneurs, la fortune et tous les biens de la terre reposent sur la tête de quelques-uns, malgré leurs vices, et toutes les misères, toutes les humiliations sur la tête des autres, malgré leur mérite et leurs vertus. La nation trouve cela contraire à la loi de Dieu, et c’est pour en obtenir le changement que nous mourrons tous s’il le faut.

D’abord personne ne répondit ; Schmitt regardait cette femme gravement, ses grands yeux gris bien ouverts, et son nez légèrement crochu recourbé : il avait les lèvres serrées et semblait réfléchir ; le mauser et Koffel, l’un en face de l’autre, s’observaient, madame Thérèse paraissait un peu animée et l’oncle restait calme. Moi, j’avais quitté la table, parce que l’oncle ne me laissait pas prendre de café, disant que c’était nuisible aux enfants ; je me tenais derrière le fourneau, regardant et prêtant l’oreille.

Au bout d’un instant, l’oncle Jacob dit à Schmitt :

– Madame était cantinière au 2e bataillon de la 1re brigade de l’armée de la Moselle.

– Je le sais déjà, monsieur le docteur, répondit le vieux soldat, et je sais aussi ce qu’elle a fait.

Puis, élevant la voix, il s’écria :

– Oui, Madame, si j’avais eu le bonheur de servir dans les armées de la République, je serais devenu capitaine, peut-être même commandant, ou je serais mort !

Et s’appuyant la main sur la poitrine :

– J’avais de l’amour-propre, dit-il ; sans vouloir me flatter, je ne manquais pas de courage, et si j’avais pu monter, j’aurais eu honte de rester en bas. Le roi, dans plusieurs occasions, m’avait remarqué, chose bien rare pour un simple soldat, et qui me fait honneur. À Rosbach, pendant que le hauptmann derrière nous criait : « Forvertz ! » c’est Adam Schmitt qui commandait la compagnie. Eh bien ! tout cela n’a servi à rien ; et maintenant quoique je reçoive une pension du roi de Prusse, je suis forcé de dire que les Républicains ont raison. Voilà mon opinion.

Alors il vida brusquement son petit verre, et clignant de l’œil d’un air bizarre, il ajouta :

– Et ils se battent bien… j’ai vu ça… oui, ils se battent bien. Ils n’ont pas encore les mouvements réguliers des vieux soldats ; mais ils soutiennent bien une charge, et c’est à cela qu’on reconnaît les hommes solides dans les rangs.

Après ces paroles du père Schmitt, chacun se mit à célébrer les idées nouvelles ; on aurait dit qu’il venait de donner le signal d’une confiance plus grande, et que chacun mettait au jour des pensées depuis longtemps tenues secrètes. Koffel, qui se plaignait toujours de n’avoir pas reçu d’instruction, dit que tous les enfants devraient aller à l’école aux frais du pays ; que Dieu n’ayant pas donné plus de cœur et d’esprit aux nobles qu’aux autres hommes, chacun avait droit à la rosée et à la lumière du ciel ; qu’ainsi l’ivraie n’étoufferait pas le bon grain, et qu’on ne prodiguerait pas inutilement aux chardons la culture qui pouvait faire prospérer des plantes plus utiles.

Mme Thérèse répondit que la Convention nationale avait voté cinquante-quatre millions de francs pour l’instruction publique, – avec le regret de ne pouvoir faire plus, – dans un moment où toute l’Europe se levait contre elle, et où il lui fallait tenir quatorze armées sur pied.

Les yeux de Koffel, en entendant cela, se remplirent de larmes, et je me rappellerai toujours qu’il dit d’une voix tremblante :

– Eh bien ! qu’elle soit bénie, qu’elle soit bénie ! Tant pis pour nous ; mais, quand je devrais tout y perdre, c’est pour elle que sont mes vœux.

Le mauser resta longtemps silencieux, mais une fois qu’il eut commencé, il n’en finit plus ; ce n’est pas seulement l’instruction des enfants qu’il demandait, lui, c’était le bouleversement de tout de fond en comble. On n’aurait jamais cru qu’un homme si paisible pouvait couver des idées pareilles.

– Je dis qu’il est honteux de vendre des régiments comme des troupeaux de bœufs, s’écriait-il d’un ton grave, la main étendue sur la table ; – je dis qu’il est encore plus honteux de vendre des places de juges, parce que les juges, pour rentrer dans leur argent, vendent la justice ; – je dis que les Républicains ont bien fait d’abolir les couvents, où s’entretiennent la paresse et tous les vices, – et je dis que chacun doit être libre d’aller, de venir, de commercer, de travailler, d’avancer dans tous les grades sans que personne s’y oppose. Et finalement je crois que si les frelons ne veulent pas s’en aller ni travailler, le bon Dieu veut que les abeilles s’en débarrassent, ce qu’on a toujours vu, et ce qu’on verra toujours jusqu’à la fin des siècles.

Le vieux Schmitt, alors plus à son aise, dit qu’il avait les mêmes idées que le mauser et Koffel ; et l’oncle, qui jusqu’alors avait gardé son calme, ne put s’empêcher d’approuver ces sentiments, les plus vrais, les plus naturels et les plus justes.

– Seulement, dit-il, au lieu de tout vouloir faire en un jour, il vaudrait mieux aller lentement et progressivement ; il faudrait employer des moyens de persuasion et de douceur, comme l’a fait le Christ ; ce serait plus sage ; et l’on obtiendrait les mêmes résultats.

Mme Thérèse souriant alors, lui dit :

– Ah ! monsieur Jacob, sans doute, sans doute, si tout le monde vous ressemblait ; mais depuis combien de centaines d’années le Christ a-t-il prêché la bonté, la justice et la douceur aux hommes ? Et pourtant, voyez si vos nobles l’écoutent ; voyez s’ils traitent les paysans comme des frères… non… non ! C’est malheureux, mais il faut la guerre. Dans les trois ans qui viennent de se passer, la République a plus fait pour les droits de l’homme que les dix-huit cents ans avant. Croyez-moi, monsieur le docteur, la résignation des honnêtes gens est un grand mal, elle donne de l’audace aux gueux et ne produit rien de bon.

Tous ceux qui se trouvaient là pensaient comme Mme Thérèse, et l’oncle Jacob allait répondre, lorsque le messager Clémentz, avec son grand chapeau recouvert d’une toile cirée et sa gibecière de cuir roux, entr’ouvrit la porte et lui tendit le journal.

– Vous ne prenez pas le café, Clémentz, lui dit l’oncle.

– Non, monsieur Jacob, merci… je suis pressé, toutes les lettres sont en retard… Une autre fois.

Il sortit, et nous le vîmes repasser devant nos fenêtres en courant.

L’oncle rompit la bande du journal et se mit à lire d’une voix grave les nouvelles de ces temps lointains. Quoique bien jeune alors, j’en ai gardé le souvenir ; cela ressemblait aux prédictions du mauser et m’inspirait un intérêt véritable. Le vieux Zeitblatt traitait les Républicains d’espèces de fous, ayant formé l’entreprise audacieuse de changer les lois éternelles de la nature. Il rappelait au commencement la manière terrible dont Jupiter avait accablé les Titans révoltés contre son trône, en les écrasant sous des montagnes, de sorte que, depuis, ces malheureux vomissent de la cendre et de la flamme dans les sépulcres du Vésuvius et de l’Etna. Puis il parlait de la fonte des cloches, dérobées au culte de nos pères et transformées en canons, l’une des plus grandes profanations qui se puissent concevoir, puisque ce qui devait donner la vie à l’âme était destiné maintenant à tuer le corps.

Il disait aussi que les assignats ne valaient rien et que bientôt, quand les nobles seraient rentrés en possession de leurs châteaux et les prêtres de leurs couvents, ces papiers sans hypothèque ne seraient plus bons que pour allumer le feu des cuisines. Il avertissait charitablement les gens de les refuser à n’importe quel prix.

Après cela venait la liste des exécutions capitales, et malheureusement elle était longue ; aussi le Zeitblatt s’écriait que ces Républicains feraient changer le proverbe « que les loups ne se mangent pas entre eux. »

Enfin il se moquait de la nouvelle ère, prétendue républicaine, dont les mois s’appelaient vendémiaire, brumaire, frimaire, nivôse, pluviôse, etc. Il disait que ces fous avaient l’intention de changer le cours des astres et de pervertir les saisons, de mettre l’hiver en été et le printemps en automne ; de sorte qu’on ne saurait plus quand faire les semailles ni les moissons ; que cela n’avait pas le sens commun, et que tous les paysans en France en étaient indignés.

Ainsi s’exprimait le Zeitblatt.

Koffel et le mauser, pendant cette lecture, se jetaient de temps en temps un coup d’œil rêveur, Mme Thérèse et le père Schmitt semblaient tout pensifs, personne ne disait rien. L’oncle lisait toujours, en s’arrêtant une seconde à chaque nouveau paragraphe, et la vieille horloge poursuivait sa cadence éternelle.

Vers la fin, il était question de la guerre de Vendée, de la prise de Lyon, de l’occupation de Toulon par les Anglais et les Espagnols, de l’invasion de l’Alsace par Wurmser et de la bataille de Kaiserslautern, où ces fameux Républicains s’étaient sauvés comme des lièvres. Le Zeitblatt prédisait la fin de la République pour le printemps suivant, et finissait par ces paroles du prophète Jérémie, qu’il adressait au peuple français : « Ta malice te châtiera et tes infidélités te reprendront ; tu sera remis sous ton joug et dans tes liens rompus, afin que tu saches que c’est une chose amère que d’abandonner l’Éternel, ton Dieu ! »

Alors l’oncle replia le journal et dit :

– Que penser de tout cela ? Chaque jour on nous annonce que cette République va finir ; il y a six mois elle était envahie de tous côtés, les trois quarts de ses provinces étaient soulevées contre elle, la Vendée avait remporté de grandes victoires et nous aussi ; eh bien ! maintenant elle nous a repoussés de presque partout, elle tient tête à toute l’Europe, ce que ne pourrait faire une grande monarchie ; nous ne sommes plus dans le cœur de ses provinces, mais seulement sur ses frontières, elle s’avance même chez nous, et l’on nous dit qu’elle va périr ! Si ce n’était pas le savant Dr Zacharias qui écrive ces choses, je concevrais de grands doutes sur leur sincérité.

– Hé ! monsieur Jacob, répondit Mme Thérèse, ce docteur-là voit peut-être les choses comme il les désire ; cela se présente souvent et n’ôte rien à la sincérité des gens ; ils ne veulent pas tromper, mais ils se trompent eux-mêmes.

– Moi, dit le père Schmitt en se levant, tout ce que je sais, c’est que les soldats républicains se battent bien, et que si les Français en ont trois ou quatre cent mille comme ceux que j’ai vus, j’ai plus peur pour nous que pour eux. Voilà mon idée. Quant à Jupiter, qui met les gens sous le Vésuvius pour leur faire vomir du feu, c’est un nouveau genre de batterie que je ne connais pas, mais je voudrais bien le voir.

– Et moi, dit le mauser, je pense que ce Dr Zacharias ne sait pas ce qu’il dit ; si j’écrivais le journal à sa place, je le ferais autrement.

Il se baissa près du fourneau pour ramasser une braise, car il éprouvait un grand besoin de fumer. Le vieux Schmitt suivit son exemple, et comme la nuit était venue, ils sortirent tous ensemble, Koffel le dernier, en serrant la main de l’oncle Jacob et saluant Mme Thérèse.