Depuis cet instant le calme se rétablit chez nous. Chacun songeait au départ de Mme Thérèse, au grand vide que cela ferait dans notre maison, à la tristesse qui succéderait pendant des semaines et des mois aux bonnes soirées que nous avions passées ensemble, à la douleur du mauser, de Koffel et du vieux Schmitt en apprenant cette mauvaise nouvelle ; plus on rêvait, plus on découvrait de nouveaux sujets d’être désolés.
Moi, ce qui me semblait le plus amer, c’était de quitter mon ami Scipio ; je n’osais pas le dire, mais en pensant qu’il allait partir, que je ne pourrais plus me promener avec lui dans le village, au milieu de l’admiration universelle, que je n’aurais plus le bonheur de lui voir faire l’exercice, et que je serais comme avant, seul à me promener les mains dans les poches et le bonnet de coton tiré sur les oreilles, sans honneur et sans gloire, un tel désastre me semblait le comble de la désolation. Et ce qui finissait de m’abreuver d’amertume, c’est que Scipio, grave et pensif, était venu s’asseoir devant moi, me regardant à travers ses épais sourcils frisés, d’un air aussi chagrin que s’il eût compris qu’il fallait nous séparer dans les siècles des siècles. Oh ! quand je pense à ces choses, encore aujourd’hui je m’étonne que les grosses boucles blondes de mes cheveux ne soient pas devenues toutes grises, au milieu de ces réflexions désolantes. Je ne pouvais pas même pleurer, tant ma douleur était cruelle ; je restais le nez en l’air, mes grosses lèvres retroussées, et mes deux mains croisées autour d’un genou.
L’oncle, lui, se promenait de long en large, et de temps en temps il toussait tout bas en redoublant de marcher.
Mme Thérèse, toujours active, malgré sa tristesse et ses yeux rouges, avait ouvert l’armoire du vieux linge, et se taillait, dans de la grosse toile, une espèce de sac à doubles bretelles pour mettre ses effets de route ; on entendait crier les ciseaux sur la table, elle ajustait les pièces avec son adresse ordinaire. Enfin, quand tout fut prêt, elle tira de sa poche une aiguille et du fil, puis elle s’assit, mit le dé au bout de son doigt, et depuis cet instant on ne vit plus que sa main aller et venir comme l’éclair.
Tout cela se faisait dans le plus grand silence ; on n’entendait que le pas lourd de l’oncle sur le plancher et la marche cadencée de notre vieille horloge, que ni nos joies ni notre désolation ne faisaient avancer ou retarder d’une seconde. Ainsi va la vie ; le temps qui marche ne demande pas : « Êtes-vous tristes ? Êtes-vous gais ? riez-vous ? pleurez-vous ? est-ce le printemps, l’automne ou l’hiver ? » Il va, va toujours ! Et ces millions d’atomes qui tourbillonnent dans un rayon de soleil, et dont la vie commence et finit d’un tic-tac à l’autre, comptent autant pour lui que l’existence d’un vieillard de cent ans. Hélas ! nous sommes bien peu de chose.
Lisbeth étant venue vers midi mettre la nappe, l’oncle s’arrêta et lui dit :
– Tu feras cuire un petit jambon pour demain matin ; Mme Thérèse part.
Et comme la vieille servante le regardait toute saisie :
– Les Prussiens la réclament, dit-il d’une voix enrouée ; ils ont la force pour eux… il faut obéir.
Alors Lisbeth déposa ses assiettes au bord de la table et, nous regardant l’un après l’autre, elle releva son bonnet sur sa tête, comme si cette nouvelle avait pu le déranger, puis elle dit :
– Madame Thérèse part… ça n’est pas possible… je ne croirai jamais cela.
– Il le faut, ma pauvre Lisbeth, répondit Mme Thérèse tristement, il le faut, je suis prisonnière… on vient me chercher.
– Les Prussiens ?
– Oui, les Prussiens.
Alors la vieille, que l’indignation suffoquait, dit :
– J’ai toujours pensé que ces Prussiens n’étaient pas grand-chose : des tas de gueux, de véritables bandits ! Venir attaquer une honnête femme ? Si les hommes avaient pour deux liards de cœur, est-ce qu’ils souffriraient ça ?
– Et que ferais-tu ? lui demanda l’oncle, dont la face se ranimait, car l’indignation de la vieille lui faisait plaisir intérieurement.
– Moi, je chargerais mes kougelreiter [7] s’écria Lisbeth, je leur dirais par la fenêtre : « Passez votre chemin, bandits ! n’entrez pas, ou gare ! » Et le premier qui dépasserait la porte, je l’étendrais raide. Oh ! les gueux !
– Oui, oui, fit l’oncle, voilà comment on devrait recevoir des gens pareils ; mais nous ne sommes pas les plus forts.
Puis il se remit à marcher, et Lisbeth, toute tremblante, plaça les couverts.
Mme Thérèse ne disait rien.
La table mise, nous dînâmes tout rêveurs. Ce n’est qu’à la fin, lorsque l’oncle alla chercher une vieille bouteille de bourgogne à la cave, et que rentrant il s’écria tristement :
– Réjouissons un peu nos cœurs, et fortifions-nous contre ces grands chagrins qui nous accablent. Qu’avant votre départ, madame Thérèse, ce vieux vin qui vous a rendu la force, et qui nous a tous égayés un jour de bonheur, brille encore au milieu de nous, comme un rayon de soleil, et dissipe quelques instants les nuages qui nous entourent.
Ce n’est qu’au moment où d’une voix ferme, il dit cela, que nous sentîmes renaître un peu notre courage.
Mais quelques instants après, lorsque, s’adressant à Lisbeth, il lui dit de chercher un verre pour trinquer avec Mme Thérèse, et que la pauvre vieille se mit à fondre en larmes, le tablier sur la figure, alors notre fermeté disparut, et tous ensemble nous nous mîmes à sangloter comme des malheureux.
– Oui, oui, disait l’oncle, nous avons eu du bonheur ensemble… voilà l’histoire humaine : les instants de joie passent vite et la douleur dure longtemps. Celui qui nous regarde là-haut sait pourtant que nous ne méritons pas de souffrir ainsi, que des êtres méchants nous ont désolés ; mais il sait aussi que la force, la vraie force est dans sa main, et qu’il pourra nous rendre heureux dès qu’il le voudra. C’est pour cela qu’il permet ces iniquités, car il a confiance dans la réparation. Soyons donc calmes et fions-nous en lui. – À la santé de Mme Thérèse !
Et nous bûmes tous, les joues couvertes de larmes.
Lisbeth, en entendant parler de la puissance de Dieu, s’était un peu calmée, car elle avait des sentiments pieux, et pensa que les choses devaient être ainsi, pour le plus grand bien de tous dans la vie éternelle, mais elle n’en continua pas moins à maudire les Prussiens du fond de l’âme, et tous ceux qui leur ressemblaient.
Après dîner, l’oncle recommanda surtout à la vieille servante de ne pas répandre le bruit de ces événements au village, sans quoi Richter et tous les gueux d’Anstatt seraient là le lendemain de bonne heure pour voir le départ de Mme Thérèse et jouir de notre humiliation. Elle le comprit très bien, et lui promit de modérer sa langue. Puis l’oncle sortit pour aller voir le mauser.
Toute cette après-midi, je ne quittai pas la maison. Mme Thérèse continua ses préparatifs de départ ; Lisbeth l’aidait et voulait fourrer dans son sac une foule de choses inutiles, disant qu’il faut de tout en route, qu’on est content de trouver ce qu’on a mis dans un coin, qu’étant un jour allée à Pirmasens, elle avait bien regretté son peigne et ses tresses à rubans.
Mme Thérèse souriait.
– Non, Lisbeth, disait-elle, songez donc que je ne voyagerai pas en voiture, et que tout cela sera sur mon dos : trois bonnes chemises, trois mouchoirs, deux paires de souliers et quelques paires de bas suffisent. À toutes les haltes, on s’arrête une heure ou deux près de la fontaine ; on fait la lessive. Vous ne connaissez pas la lessive des soldats ? Mon Dieu, que de fois je l’ai faite ! Nous autres Français, nous aimons à être propres, et nous le sommes toujours avec notre petit paquet.
Elle paraissait de bonne humeur, et seulement lorsqu’elle adressait de temps en temps à Scipio quelques paroles amicales, sa voix devenait toute mélancolique ; je ne savais pas pourquoi ; mais je le sus plus tard, lorsque l’oncle revint.
La journée s’avançait ; sur les quatre heures, la nuit commençait à se faire ; en ce moment, tout était prêt, le sac renfermant les effets de Mme Thérèse pendait au mur. Elle s’assit au coin du fourneau, m’attirant sur ses genoux en silence ; Lisbeth rentra dans la cuisine préparer le souper, et dès lors aucune parole ne fut échangée ; la pauvre femme rêvait sans doute à l’avenir qui l’attendait sur la route de Mayence, au milieu de ses compagnons d’infortune ; elle ne disait rien, et je sentais sa douce respiration sur ma joue.
Cela durait depuis une demi-heure, et la nuit était venue, lorsque l’oncle ouvrit la porte, en demandant :
– Êtes-vous là, madame Thérèse ?
– Oui, monsieur le docteur.
– Bon… bon… J’ai vu mes malades… J’ai prévenu Koffel, le mauser et le vieux Schmitt ; tout va bien ; ils seront ici ce soir pour recevoir vos adieux.
Sa voix était raffermie. Il alla lui-même chercher de la lumière à la cuisine, et, nous voyant ensemble en rentrant, cela parut le réjouir.
– Fritzel se conduit bien, dit-il. Maintenant il va perdre vos bonnes leçons ; mais j’espère qu’il s’exercera tout seul à lire en français, et qu’il se rappellera toujours qu’un homme ne vaut que par ses connaissances. Je compte là-dessus.
Alors Mme Thérèse lui fit voir son petit paquet en détail ; elle souriait, et l’oncle disait :
– Quel heureux caractère ont ces Français ! Au milieu des plus grandes infortunes, ils conservent un fond de gaieté naturelle ; leur désolation ne dure jamais plusieurs jours. Voilà ce que j’appelle un présent de Dieu, le plus beau, le plus désirable de tous.
Mais de cette journée, – dont le souvenir ne s’effacera jamais de ma mémoire, parce qu’elle fut la première où je vis la tristesse de ceux que j’aimais ; – de tout ce jour, ce qui m’attendrit le plus, ce fut quelques instants avant le souper, lorsque, tranquillement assise derrière le poêle, la tête de Scipio sur les genoux, et regardant au fond de la salle obscure d’un air rêveur, Mme Thérèse se prit tout à coup à dire :
– Monsieur le docteur, je vous dois bien des choses… et cependant il faut que je vous fasse encore une demande.
– Quoi donc, madame Thérèse ?
– C’est de garder auprès de vous mon pauvre Scipio… de le garder en souvenir de moi… Qu’il soit le compagnon de Fritzel, comme il a été le mien, et qu’il n’ait pas à supporter les nouvelles épreuves de ma vie de prisonnière.
Comme elle disait cela, je crus sentir mon cœur se gonfler, et je frémis de bonheur et de tendresse jusqu’au fond des entrailles. J’étais accroupi sur ma petite chaise basse devant le fourneau ; je pris mon Scipio, je l’attirai, j’enfonçai mes deux grosses mains rouges dans son épaisse toison, un véritable déluge de larmes inonda mes joues ; il me semblait qu’on venait de me rendre tous les biens de la terre et du ciel que j’avais perdus.
L’oncle me regardait tout surpris ; il comprit sans doute ce que j’avais souffert en songeant qu’il fallait me séparer de Scipio, car, au lieu de faire des observations à Mme Thérèse sur le sacrifice qu’elle s’imposait, il dit simplement :
– J’accepte, madame Thérèse, j’accepte pour Fritzel, afin qu’il se souvienne combien vous l’avez aimé ; qu’il se rappelle toujours que, dans le plus grand chagrin, vous lui avez laissé, comme marque de votre affection, un être bon, fidèle, non seulement votre propre compagnon, mais encore celui de Petit-Jean, votre frère ; qu’il ne l’oublie jamais et qu’il vous aime aussi.
Puis s’adressant à moi :
– Fritzel, dit-il, tu ne remercies pas Mme Thérèse ?
Alors je me levai, et, sans pouvoir dire un mot tant je sanglotais, j’allai me jeter dans les bras de cette excellente femme et je ne la quittai plus ; je me tenais près d’elle, le bras sur son épaule, regardant à nos pieds Scipio à travers de grosses larmes, et le touchant du bout des doigts avec un sentiment de joie inexprimable.
Il fallut du temps pour m’apaiser. Mme Thérèse, en m’embrassant, disait : « Cet enfant a bon cœur, il s’attache facilement, c’est bien ! » ce qui redoublait encore mes pleurs. Elle écartait mes cheveux de mon front et semblait attendrie.
Après le souper, Koffel, le mauser et le vieux Schmitt arrivèrent gravement, le bonnet sous le bras ; ils exprimèrent à Mme Thérèse leur chagrin de la voir partir, et leur indignation contre ce gueux de Richter, auquel tout le monde attribuait la dénonciation, car seul il était capable d’un trait pareil.
On s’était assis autour du fourneau ; Mme Thérèse semblait touchée de la douleur de ces braves gens, et malgré cela son caractère, ferme, décidé, ne l’abandonnait pas.
– Écoutez, mes amis, dit-elle, si le monde était semé de roses, et si l’on ne trouvait partout que des gens de cœur pour célébrer la justice et le bon droit, quel mérite aurait-on à soutenir ces principes ? Franchement, cela ne vaudrait pas la peine de vivre ! Nous avons de la chance d’arriver dans un temps où l’on fait de grandes choses, où l’on combat pour la liberté ; du moins on parlera de nous, et notre existence n’aura pas été inutile : toutes nos misères, toutes nos souffrances, tout notre sang répandu formeront un sublime spectacle pour les générations futures ; tous les gueux frémiront en pensant qu’ils auraient pu nous rencontrer et que nous les aurions balayés, et toutes les grandes âmes regretteront de n’avoir pu prendre part à nos travaux. Voilà le fond des choses. Ne me plaignez donc pas ; je suis fière et je suis heureuse de souffrir pour la France qui représente dans le monde la liberté, la justice et le droit. – Vous nous croyez peut-être battus ? C’est une erreur : nous avons reculé d’un pas hier, nous en ferons vingt en avant demain. Et si par malheur la France ne représente plus un jour cette grande cause que nous défendons, d’autres peuples prendront notre place et poursuivront notre ouvrage, car la justice et la liberté sont immortelles, et tous les despotes du monde ne parviendront jamais à les détruire. – Quant à moi, je pars pour Mayence et peut-être pour la Prusse, escortée par des soldats de Brunswick ; mais souvenez-vous de ce que je vous dis : les Républicains n’en sont encore qu’à leur première étape, et je suis sûre qu’avant la fin de l’année prochaine ils viendront me délivrer.
Ainsi parlait cette femme fière, qui souriait, et dont les yeux étincelaient. On voyait bien que les misères n’étaient rien pour elle, et chacun pensait : « Si ce sont là les femmes républicaines, qu’est-ce que les hommes doivent donc être ?… »
Koffel pâlissait de plaisir en l’écoutant parler ; le mauser clignait de l’œil à l’oncle et lui disait tout bas :
– Tout ça, je le sais depuis longtemps, c’est écrit dans mon livre ; il faut que ces choses arrivent… c’est écrit !
Le vieux Schmitt, ayant demandé la permission d’allumer sa pipe, lançait de grosses bouffées coup sur coup, et murmurait entre ses dents :
– Quel malheur que je n’aie pas vingt ans ! j’irais m’engager chez ces gens-là ! Voilà ce qu’il me fallait… Qu’est-ce qui m’empêcherait de devenir général comme le premier venu ? Quel malheur !
Enfin, sur le coup de neuf heures, l’oncle dit :
– Il se fait tard… il faudra partir avant le jour… Je crois que nous ferions bien d’aller prendre un peu de repos.
Et tout le monde se leva dans une sorte d’attendrissement ; on s’embrassa les uns les autres comme de vieilles connaissances, en se promettant de ne jamais s’oublier. Koffel et Schmitt sortirent les premiers, le mauser et l’oncle s’entretinrent un instant tout bas sur le seuil de la maison. Il faisait un clair de lune superbe, tout était blanc sur la terre ; le ciel, d’un bleu sombre, fourmillait d’étoiles. Mme Thérèse, Scipio et moi nous sortîmes contempler ce magnifique spectacle, qui montre bien la petitesse et la vanité des choses humaines quand on y pense, et qui confond l’esprit par sa grandeur sans bornes.
Puis le mauser s’éloigna, serrant de nouveau la main de l’oncle ; on le voyait comme en plein jour marcher dans la rue déserte. Enfin il disparut au coin de la ruelle des Orties, et, le froid étant très vif, nous rentrâmes tous en nous souhaitant le bonsoir.
L’oncle, sur le seuil de ma chambre, m’embrassa et me dit d’une voix étrange, en me serrant sur son cœur :
– Fritzel… travaille… travaille… et conduis-toi bien, cher enfant !
Il entra chez lui tout ému.
Moi, je ne pensais qu’au bonheur de garder Scipio. Une fois dans ma chambre, je le fis coucher à mes pieds, entre le chaud duvet et le bois de lit ; il se tenait là tranquille, la tête entre les pattes ; je sentais ses flancs se dilater doucement à chaque respiration, et je n’aurais pas changé mon sort contre celui de l’empereur d’Allemagne.
Jusque passé dix heures, il me fut impossible de dormir, en songeant à ma félicité. L’oncle allait et venait chez lui ; je l’entendis ouvrir son secrétaire, puis faire du feu dans le poêle de sa chambre pour la première fois de l’hiver ; je pensai qu’il avait l’idée de veiller, et je finis par m’endormir profondément.