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La guerre de l’eau n’aura pas lieu

 


La première guerre de l’eau devrait, dit-on, éclater au Moyen-Orient ! Les deux fleuves qui cristalliseraient ce conflit sont le Tigre et l’Euphrate. Le premier, qui coule de la Turquie vers l’Irak, longe la Syrie sur quelques kilomètres, le second traverse les trois pays. Or la Turquie, où ces deux fleuves prennent leur source, construit de puissants barrages dans leurs bassins supérieurs. La Syrie fait de même et l’on prétend que ce serait au détriment de l’Irak, situé en aval des deux autres pays.

Favorisée par la géographie, la Turquie se sert en effet la première, mais nous verrons que l’analyse des volumes d’eau mis en cause et leur répartition dans le temps permettent d’affirmer que la réduction des volumes disponibles dans l’Euphrate sera plus que compensée par une meilleure régulation des débits. Mais avant d’étudier ce cas exemplaire, regardons les leçons de l’histoire : des guerres pour l’eau ont-elles eu lieu ?

QUELLES GUERRES ?

La Banque mondiale affirme que « si le pétrole a été à l’origine de nombreux conflits au cours du XXe siècle, ainsi l’eau sera la source de conflits au siècle à venir123 ». Certes, on notera que la Banque mondiale parle de « conflit » et non de « guerre », mais regardons s’il y a eu des précédents avant de mettre en doute cette imprudente affirmation.

Le Pr Aaron Wolf, cité par Bjorn Lomborg124, après avoir analysé les crises mondiales du XXe siècle, montre que sur 412 conflits répertoriés entre 1918 et 1994, 7 avaient l’eau comme cause partielle. Dans trois de ces conflits, pas un coup de feu n’a été tiré et aucun n’a été assez violent pour être qualifié de « guerre ». Il conclut : « Comme nous le voyons, la véritable histoire des conflits armés pour la défense de l’eau est un peu moins dramatique qu’a pu le laisser supposer la littérature sur le sujet... A notre connaissance, on n’a jamais fait la guerre pour l’eau. » De leur côté, les services secrets américains au milieu des années 1980 avaient désigné dix endroits au monde où un conflit pouvait éclater à propos de l’eau, mais, à ce jour, aucun conflit grave n’est encore survenu.

 

Cela ne veut pas dire que l’eau ne soit pas un sujet de litige potentiel entre pays. Ainsi plus de 3 600 traités sur l’eau ont été signés à l’échelle mondiale entre l’année 805 de notre ère et 1994125. Pour le seul XXe siècle, 149 traités l’ont été. Les histoires d’eau sont, sinon pacifiques, du moins civilisées. Ces attributs ne s’appliquent guère à l’Europe, où l’on s’est beaucoup battu, mais pas pour de l’eau, même si les guerres ont eu quelques conséquences dans ce domaine.

LE RHIN

Le traité de Versailles, mettant fin à la guerre de 14-18, prévoyait explicitement que la France aurait le droit exclusif, au détriment de l’Allemagne, d’établir en Alsace des centrales hydroélectriques sur ce fleuve. Si l’aménagement commença entre 1928 et 1932 avec la construction de l’usine hydroélectrique de Kembs, en aval de Bâle, il fut arrêté par la Seconde Guerre mondiale et ne s’est poursuivi qu’après 1945 avec la mise en service progressive de neuf autres centrales : Ottmarsheim, Marckolsheim, Rhinau, Gerstheim, Strasbourg, Gambsheim et Iffezheim.

Les deux derniers équipements résultent d’une coopération franco-allemande, et l’usine hydroélectrique d’Iffezheim est sur le territoire allemand. L’énergie produite est partagée entre les deux pays. L’énergie des barrages amont est en revanche réservée à la France, comme le traité de Versailles le prévoyait. Par ailleurs, le canal latéral au Rhin, appelé canal d’Alsace, permet la navigation internationale de chalands lourds jusqu’à Bâle, seul accès à la mer pour la Suisse.

LE DANUBE

Le Danube est une voie fluviale essentielle dans l’histoire de l’Europe et était déjà une des frontières de l’Empire romain. Il s’écoule le long des frontières de neuf pays qu’il traverse et qui constituent chacun une petite partie de son bassin versant : l’Allemagne (7,5 %), l’Autriche (10,3 %), la Slovaquie (5,8 %), la Hongrie (11,7 %), la Croatie (4,5 %), la Serbie126, la Bulgarie (5,2 %), la Roumanie (28,9 %) et la Moldavie (1,7 %). Mais ses affluents viennent de dix autres pays qui ont aussi leur part dans ce bassin : l’Italie (0,15 %), la Pologne (0,09 %), la Suisse (0,32 %), la République tchèque (2,6 %), la Slovénie (2,2 %), la Bosnie-Herzégovine (4,8 %), le Monténégro, le Kosovo, l’Albanie (0,03 %) et l’Ukraine (3,8 %). Aucun grand fleuve au monde n’a un bassin versant partagé entre dix-neuf pays souverains, pourtant cette « balkanisation » n’a pas été source de conflits armés, et Dieu sait s’il y en a eu dans cette région.

Au cours des siècles, de nombreux traités ont réglé les problèmes de navigation, de flottage des bois et de pêche. D’autres accords ont permis la construction des ponts, notamment lorsque le Danube a servi ou sert encore de frontière. Pourtant, un nombre important d’ouvrages hydroélectriques ont été construits sur le Danube, surtout en Allemagne et en Autriche.

S’il n’y a pas eu de conflit, il y a eu des médiations et des procès, en particulier pour le barrage de Gabcˇíkovo-Nagymaros, à cheval entre la Slovaquie d’aujourd’hui et la Hongrie. Des craintes furent en effet émises par des experts hongrois et autrichiens sur les conséquences qu’aurait un tel ouvrage d’art sur la destruction des prairies alluviales autrichiennes, sur les paysages le long de la frontière slovaco-hongroise et la distribution d’eau potable de Budapest. Le mouvement écologiste « Duna Kör » fut d’ailleurs créé en 1984 en Hongrie pour donner un corps politique à cette inquiétude. Ce mouvement est par ailleurs considéré comme le catalyseur de la « révolution de velours » hongroise.

Plus tard, en 1993, comme la Slovaquie construisait la centrale à un autre endroit du fleuve, la Hongrie déposa plainte. Elle accusait la Slovaquie de dériver de l’eau du Danube dans le nouveau canal artificiel de Gabcˇíkovo-Kanal. La cour internationale de justice de La Haye confirma la validité d’anciens accords remontant à 1977. La Hongrie s’est désistée et la Slovaquie a pu achever son ouvrage. L’hydroélectricité fournit donc aujourd’hui 16 % de la production totale d’électricité slovaque, deuxième source d’énergie du pays après le charbon.

L’EUPHRATE, SUJET DE GUERRE ?

Les sources de l’Euphrate, situées en Turquie, proviennent de deux rivières principales : le Karasu ou Kara Sou, long de 450 km, qui prend sa source au mont Kargapazari à 3 290 m d’altitude, et le Murat Nehri ou Murat Sou, long de 650 km, qui prend sa source au mont Muratbasi à 3 520 m d’altitude. Ces montagnes d’altitude supérieure à celle des Pyrénées sont très enneigées en hiver, et ces deux rivières les traversent avant de former l’Euphrate.

L’Euphrate

Sa longueur est de 2 780 km et la taille de son bassin versant est de 444 000 km2, soit un peu moins que la superficie de la France métropolitaine. Il traverse la Turquie sur 455 km, puis la Syrie sur 675 km et enfin l’Irak sur 1 200 km.

La longueur de l’Euphrate en Turquie n’est que de 455 km, mais les apports en eau du fleuve sont turcs à hauteur de 88 %, la Syrie fournit les 12 % restants. Le bassin versant d’Irak, désertique de ce côté, ne fournit rien. Le « château d’eau » de l’Euphrate est en Turquie, ce qui est moins vrai du Tigre, nous y reviendrons. Le débit moyen à l’embouchure est de 830 m3/s, soit un volume moyen annuel de 25 milliards de m3. Son régime est pluvio-nival. Les crues annuelles correspondent donc à la fonte des neiges. Ainsi, les débits près de Babylone sont maximaux en mai ou juin et dépassent les 2 000 m3/s. C’est plus que la moyenne du Rhône à l’embouchure. En revanche, ce débit n’est que de 200 ou 300 m3/s en août, septembre ou octobre, or c’est la période où les besoins sont importants pour l’irrigation. Il n’y a donc pas assez d’eau à l’automne et trop d’eau au printemps. En anticipant sur la démonstration qui va suivre, il est facile d’imaginer que des barrages, où qu’ils soient, puissent écrêter la crue de printemps et soutenir les étiages d’automne, et, ainsi, mieux répondre à la demande des utilisateurs irakiens.

 

Les barrages turcs sur l’Euphrate

Atatürk, le plus gros barrage, stocke plus de 48 milliards de m3. La puissance installée globale s’élève à 5 000 MW, pour une production d’énergie annuelle de 20 000 gigawattheures (GWh) (million de kWh). Ce barrage, comme les autres, constitue un enjeu énergétique important. Soulignons, par ailleurs, qu’Atatürk est un barrage en « retenue totale » car il stocke plus que le volume écoulé annuellement, deux fois ce volume en l’occurrence. Au moment de son remplissage, il a donc fallu attendre deux années, sans produire d’électricité, pour atteindre le niveau maximal des eaux, celui de l’évacuateur de crue de secours.

Le barrage permet de turbiner sur une grande hauteur de chute (160 m) un volume de 24 milliards de m3. En général, le barrage n’est plein qu’en fin de période de crues. Puis l’exploitant turbine afin que la retenue soit à moitié vide lorsque arrivent les crues de printemps de l’année suivante, liées à la fonte des neiges. Cela afin d’encaisser 100 % de leurs volumes. Il en est ainsi de l’ensemble des barrages turcs construits en cascade sur l’Euphrate : ils stockent deux années d’écoulement moyen annuel, mesuré à la frontière avec la Syrie. La Turquie libère donc vers la Syrie, en régime habituel, l’écoulement moyen annuel, moins ses consommations : l’évaporation sur les plans d’eau et l’irrigation. Mais le débit est plus régulier, les crues ont disparu, et les étiages sont soutenus par la production continue d’électricité. Ce que la Syrie perd en volume d’eau nette disponible, elle le gagne par la régularisation du débit.

Le même phénomène va se retrouver dans tous les barrages en aval, situés en cascades sur l’Euphrate, ou sur ses affluents. A la limite, on peut idéalement concevoir qu’à partir d’un certain nombre de barrages l’Euphrate coule à débit constant, ou presque, à Babylone. Ce serait un gros avantage pour l’Irak, qui est incapable de « rentabiliser » en hydroélectricité ou en irrigation les 2 000 m3/s qui passent sous les ponts en mai et juin tous les ans.

Tout se passe comme si les consommations d’eau de la Turquie et de la Syrie, par évaporation sur les plans d’eau et par le développement de l’irrigation, étaient prélevées sur le volume des crues de mai et juin, inexploitables par l’Irak.

Si tous ces barrages produisent l’électricité très vite après leur construction, en revanche, les chiffres donnés pour l’irrigation sont une indication du potentiel à très long terme, cinquante ans peut-être. Le rythme de développement de l’irrigation est toujours long : coût des infrastructures, résolution des problèmes fonciers, équipements à la parcelle, formation à l’irrigation, modification des techniques agricoles (variétés, pratiques culturales, fertilisation, etc). Sur les 900 000 hectares prévus par les Turcs, on peut estimer à 100 000 hectares les surfaces irriguées aujourd’hui. L’irrigation ne limitera qu’à terme les volumes disponibles pour l’Irak.

Les barrages syriens sur l’Euphrate

D’amont en aval on trouve le barrage de Tichrin, construit en 1999, le barrage de Tabqa, construit en 1976, le barrage d’Al-Baath, situé à moins de 20 km en aval du barrage de Tabqa afin de régulariser le débit du fleuve en fonction du lâchage d’eau de ce barrage. Ces barrages bénéficient pleinement des effets de régulation des crues et soutien des étiages de leurs homologues turcs. A leur tour, ils participent aux mêmes fonctions pour leurs homologues irakiens.

Les ouvrages irakiens sur l’Euphrate

Ce sont principalement des ouvrages de lutte contre les inondations, la vraie menace qui pèse sur la Mésopotamie depuis l’arche de Noé... Le pays devient plat, et donc la construction de barrages de grande hauteur est malaisée. Les terrains sont peu fertiles en dehors des voisinages immédiats du fleuve. Citons, sans être exhaustif, le barrage de Ramadi qui permet le stockage des crues dans les dépressions naturelles d’Habbaniya et Abu Didis, et le canal Tharthar-Euphrate qui permet le déversement des crues du Tigre dans l’Euphrate via le lac-réservoir du Tharthar.

Les Irakiens ont fait des choix avisés en hydrologie : garder des dépressions, des zones humides, des marécages, surfaces horizontales et vastes sur lesquelles les phénomènes d’encaissement et de laminage des crues se produisent exactement comme sur les barrages artificiels. Se protéger contre les crues, c’est d’abord ne pas toucher aux zones inondables, ou conforter leur rôle de stockage temporaire des eaux. Par ailleurs le « by-pass » du Tharthar, qui permet de faire passer les eaux du Tigre dans l’Euphrate en cas de crue, est utile car les crues du premier sont plus graves que celles du second.

LE TIGRE

C’est le fleuve qui coule à Bagdad. D’une longueur totale de 1 800 km, le Tigre s’étire sur 400 km en Turquie et plus de 1 400 km en Irak. La superficie du bassin versant en Turquie ne représente que 12 % du total mais fournit 50 % du volume moyen annuel. Le bassin versant irakien apporte à son tour 50 % des volumes, au droit de la ville de Bagdad. En clair, les eaux qui passent sous les ponts de la capitale sont à 50 % d’origine irakienne.

Le débit moyen du Tigre à Bagdad est de 1 200 m3/s. L’essentiel de toute cette eau va se perdre dans le Chott-el-Arab, puis le golfe Persique.

Comme l’Euphrate n’est pas loin, en faisant la somme des volumes disponibles dans ces deux fleuves, on s’aperçoit que Bagdad est l’une des villes les plus favorisées du monde en termes de disponibilité en eau douce. Au total, les consommations nettes des barrages turcs et syriens seront fonction de la vitesse du développement de leurs périmètres irrigués. Le chiffre d’un million d’hectares a peu de chance d’être jamais atteint.

Les 3 milliards de m3 consommés par les Turcs et les Syriens à ce jour ne sauraient justifier une « guerre pour l’eau ». A horizon de cinquante ans, les pays amont pourraient consommer 8 milliards de m3. L’abondance brute cumulée des deux fleuves étant de 55 milliards de m3 aujourd’hui, resteraient 47 milliards de m3 pour aller se perdre dans la mer... après avoir traversé l’Irak, qui n’en pas besoin. Ces chiffres montrent que l’hypothèse d’une guerre « pour l’eau » n’a aucun fondement hydrologique.

RETOUR SUR LE NIL 

Ethiopie : une guerre pour l’eau
ou pour l’électricité ?

En amont de la ville de Khartoum, au Soudan, il n’y a pas un Nil mais deux : le Nil Blanc, venant du lac Victoria en Ouganda, et le Nil Bleu, qui prend sa source en Ethiopie.

Le lac Victoria est une mer intérieure d’eau douce, de plus de 300 km de diamètre. Situé sous l’équateur, les eaux sont partagées entre la Tanzanie, le Kenya et l’Ouganda. Son volume est de 2 700 milliards de m3, pour une surface de 69 000 km2. De nombreux affluents y jettent leurs eaux abondantes. La Kagera descend du Rwanda en traversant la Tanzanie. On y situe parfois les « sources du Nil », mais la multiplicité des rivières qui rejoignent le lac Victoria rend illusoire la notion de source, même si l’on convient que c’est à Jinja, seconde ville d’Ouganda, aux « Jinja Falls », que se trouve celle du Nil Blanc qui débite 38 milliards de m3 par an. Le lac Victoria stocke donc près de soixante-sept fois son débit annuel. Le lac Victoria est un réservoir qui lisse les variations climatiques sur une très longue période.

Quand il passe au Sud-Soudan, le Nil Blanc traverse une zone sèche et marécageuse, où les pertes sont estimées à plus de 20 milliards de m3 du fait de l’évaporation. Le canal de Jonglei, programmé sur une longueur de 350 km, mais inachevé, était censé réduire ces pertes. Des troubles politiques et le manque de financement n’ont jamais permis son achèvement. Le Nil Blanc poursuit sa route vers le nord, et reçoit en rive droite les eaux du Sobat, qui le « regonfle » de 13 milliards de m3 annuels. A son arrivée à Khartoum, le Nil Blanc charrie bon an mal an 28 milliards de m3. 10 milliards de m3 ont été perdus par évaporation depuis le lac Victoria. Mais son frère le Nil Bleu va venir lui apporter 38 milliards de m3, le nouveau géant débitera ainsi 65 milliards de m3. Le Nil Bleu, descendant des montagnes d’Ethiopie, apporte donc plus d’eau que le Nil Blanc.

D’une longueur de 1 600 km, le Nil Bleu prend sa source dans le lac Tana, plus petit que le lac Victoria, mais situé à 1 888 m d’altitude, pour un bassin versant de 325 000 km2. Le module spécifique élevé, de 116 000 m3 par km2 de bassin versant et par an, s’explique par le climat pluvieux, notamment en juillet et août, et l’altitude des hauts plateaux éthiopiens. Le Nil Bleu descend très rapidement sur près de 1 200 m de chute avant d’arriver à Khartoum. Rapides et cascades se succèdent dans des canyons et défilés impressionnants. Explorer les gorges du Nil Bleu reste une aventure périlleuse.

Le potentiel hydroélectrique du Nil Bleu est donc élevé, mais reste peu exploité à ce jour. La construction de nombreux barrages en cascade permettrait une production d’énergie hydroélectrique bien utile pour l’Ethiopie et régulerait un débit qui varie de 5 000 m3 en septembre à 200 m3/s seulement en mars ou avril. La mise en place de ces ouvrages ne consommerait aucune eau, mais régulerait le débit du Nil Bleu.

Dans ces conditions, on peut s’étonner que l’Egypte ait mal accepté au début de l’année 2010 la remise en cause par l’Ethiopie d’un ancien accord de « partage des eaux » datant de l’époque coloniale. Il fut imposé au Négus par le Soudan « anglo-égyptien », autrement dit par les Anglais. On ne voit pas bien en effet comment l’Ethiopie pourrait « consommer » l’eau du Nil Bleu.

Le bien rare, c’est l’électricité

Derrière les prétendus « conflits ou guerres pour l’eau » annoncés ici ou là, se cachent en fait de réels conflits pour le prix de l’électricité. L’Egypte, comme tous les pays émergents, manque cruellement d’électricité127.

L’accord historique que l’Ethiopie aurait dénoncé prévoyait qu’en échange du droit de construire ses barrages sur le Nil Bleu, elle « indemniserait » l’Egypte et le Soudan, à l’époque sous tutelle anglaise, en leur proposant des tarifs favorables pour l’électricité exportée vers ces pays. On comprend le dépit de l’Egypte et du Soudan de devoir payer l’électricité éthiopienne au prix du marché, mais l’électricité produite en Ethiopie ne peut l’être que là. Rappelons une fois encore que c’est l’énergie de l’eau et non pas l’eau elle-même qui produit de l’électricité, donc, une fois que l’eau est descendue en plaine, si l’on n’a pas pu récupérer son énergie, c’est une « perte sèche » pour tout le monde.

Avec ou sans barrage, on ne peut pas empêcher l’eau de descendre vers l’aval, et les barrages eux-mêmes ne font que retarder et réguler l’écoulement vers la mer. Au risque de nous répéter, nous pouvons affirmer qu’un barrage est toujours un avantage pour les usages en aval, quels qu’ils soient : eau potable, irrigation, navigation, paysage, production d’électricité, qualité des habitats pour la vie aquatique animale ou végétale.

Le droit international ne prévoit pas un « droit » des pays aval sur l’eau des pays amont. Surtout quand les consommations nettes, possibles uniquement par évaporation sur plan d’eau ou par irrigation, sont nulles ou marginales, ce qui est le cas de l’Ethiopie et de ses futurs barrages sur le Nil Bleu. L’eau évaporée par le lac de barrage sera largement compensée par la récupération des crues. De surcroît, l’Egypte ne peut guère donner de leçons en la matière, car les pertes par évaporation sur le lac Nasser sont estimées à au moins 10 milliards de m3.

On comprend que le Soudan souhaite développer son irrigation. Entre Khartoum et le lac Nasser, il dispose et devrait toujours disposer, à horizon prévisible, de 68 milliards de m3, les pertes par évaporation et irrigation étant compensées par un deuxième affluent venant d’Ethiopie, l’Atbara. Le barrage hydroélectrique de Roseires, établi sur le Nil Bleu juste après la frontière éthiopienne, régule les crues et soutient les étiages pour l’irrigation. Le Soudan ne manque donc pas d’eau dans le lit du Nil, et la construction de barrages en Ethiopie n’y changera rien. Le climat tropical d’altitude de ce pays est humide et froid, et l’évaporation sur plan d’eau libre y est modeste. L’eau des crues, mieux stockée, compensera les pertes par évaporation de futurs barrages éventuels128.

INQUIÉTUDES POUR RIEN :
« GUERRES » POUR L’EAU SUR LE PAPIER

Ces données sont malheureusement ignorées129. « Les conflits locaux vont se multiplier, exaspérés par l’explosion démographique. Comment à partir du même fleuve Nil pourra-t-on abreuver en 2025 les 120 millions d’Ethiopiens, les 70 millions de Soudanais et les 150 millions d’Egyptiens tout en laissant aux agriculteurs assez d’eau pour faire pousser assez de plantes afin de nourrir cette foule ? »

Tout d’abord, l’expression « abreuver » est ambiguë car elle semble s’appliquer à la fois aux habitants, pour leurs besoins domestiques, et à l’irrigation... « Abreuver » les habitants pour leurs besoins domestiques ne mobilise que très peu d’eau, et seuls les riverains immédiats du Nil sont éventuellement concernés. Dans tous les pays du monde, comme en Ethiopie ou au Soudan, l’eau domestique provient et proviendra toujours d’une ressource locale, un forage par exemple, et non pas d’un fleuve, le Nil en l’occurrence. Quant à « abreuver » les sillons, l’agriculture ne sera jamais 100 % irriguée parce que les terres ne sont pas toutes irrigables et que l’élevage exploite des pâturages exclusivement arrosés par les pluies. Le Soudan est le plus grand pays du continent africain. Le Nil n’a jamais été et ne sera pas la seule ressource en eau de ce pays gigantesque. Le Darfour meurt de soif, mais la construction d’un canal de 1 000 kilomètres entre le Nil et cette province du Soudan est-elle techniquement et financièrement réaliste ?

Pour répondre donc en quelques mots à Erik Orsenna130, qui a titré son chapitre XIV : « Mourir de faim, périr de soif », la situation est simple. Il n’y a pratiquement pas d’irrigation en Ethiopie, le climat des hauts plateaux autorisant une agriculture et un élevage exclusivement pluviaux. C’est donc la pluie qui « abreuve » les sillons éthiopiens et les prairies éthiopiennes. Idem pour le Sud-Soudan, nouveau pays indépendant, dont le climat tropical de savane ne nécessite aucune irrigation, sauf exceptions locales, notamment pour la riziculture. Restent le Nord-Soudan et l’Egypte qui sont des déserts quasi absolus. Toutefois, en reprenant le calcul développé ci-dessus, l’eau du Nil, à savoir 90 milliards de m3 à l’aval d’Assouan, permettrait, sur le papier, d’irriguer 9 millions d’hectares supplémentaires sur la base d’une consommation en eau de 10 000 m3 par hectare. A 5 tonnes de maïs ou de riz par hectare, un rendement assez faible, l’Egypte pourrait donc produire théoriquement 45 millions de tonnes de maïs ou de riz supplémentaires. Sur la base d’une ration alimentaire de 300 g de céréales par jour et par personne, ce qui est beaucoup, cela permettrait d’alimenter 150 millions de personnes supplémentaires. Ce qui manquera, ce n’est pas l’eau. Ce sont d’abord les sols, car on n’irrigue pas facilement les dunes de sable, et l’argent pour financer les investissements en barrages, canaux, pompes, matériels agricoles, semences, engrais... et la formation des hommes aux techniques d’irrigation complexes. Dans ses nombreuses études, la FAO souligne avec regret que l’investissement agricole, hors irrigation, n’est que la moitié de ce qu’il devrait être pour accompagner le développement de ces pays.

On retrouve un raisonnement analogue sous une autre plume131 : « Si tous les hommes de la planète consommaient autant d’eau des fleuves que les Européens, ce prélèvement constituerait la moitié de l’eau disponible. Donc une diminution de moitié du débit des fleuves en moyenne. Si en outre, la population mondiale augmentait de 50 %, passant à 9 milliards, et que le niveau de vie s’améliorait partout pour se mettre à niveau des Européens, alors l’homme prélèverait 80 % de l’eau des fleuves. Autrement dit la plupart de nos fleuves seraient menacés. » Ce propos laisse croire aussi que les fleuves sont les seules ressources en eau, que toute agriculture est irriguée, que l’élevage n’existe pas, que la hausse des niveaux de vie s’accompagne nécessairement d’une hausse parallèle des « consommations d’eau »... Or il est facile de vérifier que les consommations dans les fleuves français sont faibles à nulles par rapport à leurs débits (3 %), que ces prélèvements n’augmenteront pas, car l’irrigation ne se développera plus ou que très marginalement. Depuis une vingtaine d’années, les prélèvements domestiques d’eau baissent en France, alors que le niveau de vie a doublé. Il est absolument impossible que l’humanité consomme 80 % de l’eau de ses fleuves et évapore 47 000 milliards de m3 d’eau par an. Pour cela, il faudrait irriguer 4 milliards d’hectares supplémentaires, soit quatre-vingts fois la surface de la France sur une base de consommation en eau de 10 000 m3 par hectare. On pourrait y récolter 20 milliards de tonnes de céréales supplémentaires, alors que l’humanité ne produit et consomme aujourd’hui « que » 2,5 milliards de tonnes. Par ailleurs, les terres arables ne couvrent que 1,4 milliard d’hectare à ce jour, soit environ 10 % des terres émergées. On ne voit pas comment les multiplier par un facteur de 2,5. Les continents ne sont pas assez grands pour accueillir plus de 5,4 milliards de terres arables. C’est bien ennuyeux, au moins pour M. Allègre.

Quand leur population augmente, les pays arides ou semi-arides ne peuvent pas atteindre l’autosuffisance alimentaire à un coût acceptable. Il faut donc qu’ils achètent leurs céréales à l’Union européenne, au Canada, aux Etats-Unis, à l’Argentine ou à l’Australie, en général à bas prix. Les problèmes de ces pays sont politiques, démographiques et économiques avant d’être agricoles ou alimentaires. Le manque d’eau, réel ou supposé, ne peut pas être évoqué comme source de leurs difficultés. Il peut être une conséquence.

UNE GUERRE POUR L’EAU
N’AURAIT DE SENS QUE SI LE PAYS AVAL
OCCUPAIT DÉFINITIVEMENT LE PAYS AMONT

Si l’on en juge par l’histoire, il y a de bonnes raisons de penser que l’hypothèse d’une guerre pour l’eau soit improbable où que ce soit. En effet, seuls les Etats aval, possédant un climat aride ou semi-aride, pourraient déclencher une guerre, vers le ou les pays amont. Comme ils resteraient prisonniers de la géographie et donc tributaires des apports quantitatifs et qualitatifs de l’amont, ils devraient occuper en permanence ce territoire. Une telle guerre, comme toutes les guerres, aurait aussi un coût économique faramineux. Interrogé sur ce point, un officier israélien répondait : « Pourquoi partir en guerre pour de l’eau ? Pour le prix d’une semaine de combats, on peut construire cinq unités de dessalement et assurer leur fonctionnement pendant vingt ans. Pas de morts, pas de pression internationale et surtout une source d’approvisionnement qui ne sera pas en territoire ennemi132. »

Les organismes de coopération internationale autour d’un fleuve transfrontalier ont toujours fait preuve d’une grande résilience et fonctionnent même pendant des conflits violents. Le Comité du Mékong a été opérationnel pendant toute la guerre du Vietnam. Israël et la Jordanie ont continué leurs pourparlers sur l’eau pendant les trente ans qu’a duré leur guerre, et la commission du fleuve Indus a survécu à deux guerres entre l’Inde et le Pakistan.

Les grands fleuves apparaissent plutôt comme des éléments fédérateurs, des traits d’union qui unissent les peuples plus qu’ils ne les divisent, et on peut répondre par l’affirmative aux questions d’Erik Orsenna133. « Aura-t-elle assez d’eau, la planète malade que je vais laisser à mes enfants ? Assez d’eau pour qu’ils boivent et se lavent ? Assez d’eau pour faire pousser les plantes censées les nourrir ? Assez d’eau pour éviter qu’à toutes les raisons de faire la guerre s’ajoute celle du manque d’eau ? » Oui, oui, oui et oui, souvent trop.