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Inondations

 


Le danger c’est toujours l’excès, et, à tout prendre,
choisissez la sécheresse !

LA FORCE DÉVASTATRICE DE L’EAU

L’eau est à l’origine de catastrophes dues (presque) toujours à l’excès et non au manque. Les crues demeurent l’un des fléaux de l’humanité. Depuis la nuit des temps, elles détruisent les habitations construites au bord des rives, ravinent les berges et jettent, après leur passage, la désolation. Elles ont fait, et font toujours, plus de morts et de blessés que les tremblements de terre ou les volcans, spectaculaires et télégéniques mais moins dévastateurs. En revanche, chaque jour, il y a sur la planète, quelque part, une ou plusieurs crues. Or l’homme demeure impuissant pour endiguer la force de milliards de mètres cubes qui dévalent. Les marins savent que, même très hautes, les vagues ne sont pas dangereuses tant qu’elles ne déferlent pas car elles passent alors sous le bateau ; en revanche, quand elles déferlent, leur force est incroyable parce qu’un mètre cube d’eau pèse une tonne qui peut tordre en un seul passage le plus solide des aciers ! Il en est ainsi des torrents, rivières et fleuves en période de crue quand se forment des « ressauts hydrauliques » ravageurs, l’équivalent des vagues déferlantes.

Pendant l’été 2010, au Pakistan, la crue de l’Indus a fait la une de la presse mondiale, des milliers de morts et 20 millions de victimes devenues personnes déplacées qui ont tout perdu. Trois millions d’hectares de récoltes ont été anéantis. Les images ont tenu quelques jours, le drame demeure. Comme il s’agit du quart du Pakistan (soit l’équivalent du tiers de la France), son ampleur est telle que les pouvoirs publics sont dans l’incapacité d’apporter une aide significative. Après Katrina, le pays le plus riche du monde a été incapable de venir en aide à la région de La Nouvelle-Orléans. Six ans après, la ville en porte encore de profonds stigmates, le quart de la population n’est toujours pas revenu. Quand elles ont été reconstruites, les routes l’ont été à l’identique : quatre mètres sous le niveau du Mississippi ! En revanche, les raffineries de pétrole fonctionnent toujours à plein régime, à moins d’un kilomètre du centre-ville.

Plus près de nous, les violentes pluies qui se sont abattues sur le département du Var le 16 juin 2010 ont semé la désolation à Draguignan. On a dénombré 25 morts. Les rivières comme la Nartuby ou le Gapeau, dont le bassin versant est inférieur à 100 km2, ont été incapables d’absorber des pluies de 100 mm en moyenne pour la région mais qui atteignirent par endroit 400 mm en vingt-quatre heures !

 

Que peut-on faire pour lutter contre les inondations ? Prévenir ? Comment ? Doit-on se résigner à organiser les secours ? Nous verrons, dans les lignes qui suivent, que la pensée commune donne au mieux des réponses approximatives, souvent contradictoires, parfois fausses. Bon sens et bons sentiments ne suffisent pas. Mieux connaître les crues, les volumes et les débits en jeu, les mécanismes de leur propagation, est indispensable pour tenter de les maîtriser, au moins partiellement.

FAUTE ET FATALITÉ

Depuis toujours, l’homme cherche une raison à ces drames et des boucs émissaires, sinon des « responsables ». Ce furent les dieux et leur colère. Quand les eaux se retirèrent, l’arche de Noé, dit la Bible, s’échoua à 5 000 mètres d’altitude sur le mont Ararat, là où prennent leurs sources le Tigre et l’Euphrate. Et, si le Déluge est un mythe, la précision géographique du texte est cohérente avec l’événement historique qui l’a inspiré. Noé sauve l’humanité et tout le monde vivant, car l’Homme avait péché. La colère de Dieu, décrite dans la Genèse au chapitre 6, ne laisse aucune ambiguïté : « Le Seigneur vit que la méchanceté de l’homme se multipliait sur la terre : à longueur de journée, son cœur n’était porté qu’à concevoir le mal et le Seigneur se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre. Il s’en affligea et dit “J’effacerai de la surface du sol l’homme que j’ai créé, homme, bestiaux, petites bêtes et même les oiseaux du ciel, car je me repens de les avoir faits.” »

Est-on plus rationnel lorsque l’on accuse pêle-mêle la déforestation, la « bétonisation », la culture intensive, la pollution, le remembrement, le reboisement en résineux ou l’urbanisation en zones inondables ? N’est-ce pas parce que le péché contemporain est devenu le « mal » écologique, parce que l’homme a tenté de maîtriser à son profit les forces de la nature ? Il est « naturel » qu’elle se venge et qu’il soit puni.

Nos ancêtres recherchaient des explications métaphysiques, les spécialistes – hydrologues, géographes, météorologues, ingénieurs – cherchent à mieux comprendre ces phénomènes, l’opinion se contente, le plus souvent, de « coupables » et d’explications politiques. Persuadé de pouvoir être protégé de tout, l’homme ne conçoit ni le hasard, ni la force des éléments dont, il est vrai, le progrès l’a protégé sans qu’il en ait eu conscience. Mais qu’en est-il ?

IL Y A CRUES ET CRUES

Les crues torrentielles sont brèves,
violentes et peu prévisibles

Alors que la rivière se forme, le plus souvent en zone montagneuse, son bassin versant est encore petit (entre 10 et 1 000 km2). La rivière ou le torrent ont donc alors une forte pente. A l’occasion d’une pluie décennale ou centennale, l’eau se met à couler à des vitesses élevées, jusqu’à 10 m3/s ; si elle déborde, rien ne résiste : routes, ponts, habitations, voitures, terrains de camping... Ces crues sont courtes : quelques heures. Elles représentent de faibles volumes d’eau malgré l’intensité des pointes de débit. De ce fait, un peu plus en aval dans le bassin versant, l’événement n’a le plus souvent pas ou peu d’impact sur l’écoulement habituel des eaux.

Ainsi, la destruction de deux terrains de camping, en bordure de torrent, un emplacement a priori idéal pour la baignade et la beauté du site, aura entraîné la mort de 21 personnes au Grand-Bornand, en Savoie, le 14 juillet 1987 et 37 personnes à Vaison-la-Romaine dans le Vaucluse, le 22 septembre 1992. Plus récemment, les 8 et 9 septembre 2002, le département du Gard a été durement touché par des pluies intenses. Des valeurs de précipitations exceptionnelles ont été relevées, comme par exemple 687 mm à Anduze et même jusqu’à 713 mm à Cardet, au sud d’Alès, une valeur correspondant à la moyenne annuelle, et cela en vingt-quatre heures à peine. On a déploré 23 morts à la suite de cet épisode de crue « cévenole », notamment à Sommières. Des pluies de très forte intensité sont en effet tombées sur des terrains caillouteux, arides et pentus. L’infiltration a été quasi nulle, le coefficient de ruissellement de crue était de 100 %.

Météo France est encore incapable de prédire l’endroit précis d’une pluie catastrophique et son intensité, même si la « vigilance », orange ou rouge, a été instaurée. Le déclenchement d’alerte est encore à cet échelon pratiquement impossible, les délais sont très courts et le phénomène local est aléatoire.

 

Les crues fluviales sont d’une autre nature :
progressives, longues, mais aussi dévastatrices

A l’aval de grands bassins versants, les rivières ou fleuves présentent de faibles pentes. La vitesse de l’eau se ralentit : entre 2 et 5 m3/s. Comme la pluie en amont a été à la fois intense et longue, elle envoie vers l’aval un débit supérieur à celui que la section de la rivière peut évacuer. Les lits des rivières sont analogues à des canaux à ciel ouvert formés par l’érosion des crues habituelles. Quand des crues exceptionnelles arrivent, le lit n’est plus assez grand et la rivière déborde. La crue de Paris en janvier 1910 est le modèle de la crue fluviale car elle ne fut pas violente même si elle fut dévastatrice. La Seine est sortie de son lit et s’est déversée dans les rues de Paris.

La Seine en 1910

Que s’est-il passé cette année-là ? Deux trains de pluies, assez forts mais non exceptionnels, se sont succédé sur le haut bassin de la Seine à cinq jours d’intervalle en des sous-bassins différents. Le déphasage qui existe à Paris, entre les flux provenant des affluents à transit rapide, car pentus – l’Yonne, le Morin et le Loing – et des affluents à transit lent – la Marne et la haute vallée de la Seine – est précisément de cinq jours : le débit de la Marne, gonflée par les premières pluies, a rencontré, juste à l’amont de Paris, le débit de l’Yonne gonflée par les secondes, provoquant un phénomène de fréquence centennale. Les pluies n’ont pas été diluviennes, mais la coïncidence de deux pluies à cinq jours d’écart sur des affluents à régimes différents a gonflé les eaux. Un décalage de dix jours n’aurait entraîné aucune crue. De même, si la première séquence de pluies avait eu lieu sur l’Yonne, l’eau se serait très vite écoulée et la seconde séquence venue de la haute Seine et la Marne aurait suivi derrière, dans une Seine déjà dégagée de la crue en provenance du Morvan. Comme souvent, c’est la séquence peu probable d’événements normaux qui crée la catastrophe.

La Seine est une rivière lente, elle ne descend que de 25 mètres entre Paris et son embouchure ; sa vitesse, même en crue, reste faible. Comme la section d’écoulement, notamment sous les ponts, est intangible, quand l’eau monte, à partir d’un certain niveau, elle déborde. Ce fut le cas à Paris en 1910 : le lit ne pouvait pas faire couler les 2 350 m3/s de la crue. Dans ce cas, les dégâts ne sont pas dus à la vitesse du courant, mais à la submersion durable d’habitations et de rues. La présence d’un mètre d’eau, voire plus, dans les maisons, les administrations, les boutiques ou le métro n’est jamais bienvenue, d’autant que les égouts se mettent alors à fonctionner à l’envers et refoulent l’eau de la rivière vers l’intérieur de la ville ! Par ailleurs, comme c’était encore le cas à l’époque, les maisons de mauvaise qualité, en terre, se transforment en boue et s’effondrent sur leurs habitants. Ce fut le cas à Lyon au XIXe siècle, notamment lors de la crue de 1856. On observe le même phénomène aujourd’hui dans les villes des pays tropicaux. Une inondation, même de courte durée, est un drame, toujours, partout : animaux qu’il faut évacuer, caves et rez-de-chaussée inondés, véhicules et appareils électriques détruits.

QUAND LES PLUIES PRODUISENT DES CRUES

Insistons sur les conséquences d’un truisme : si l’eau monte, c’est parce qu’il pleut quelque part dans le bassin de la rivière. Toutes les crues ont pour origine une ou des pluies de fréquence exceptionnelle, décennale pour les crues modestes, centennales ou millénales pour les plus graves d’entre elles. Des pluies de 100 mm ou de 200 mm sont assez fréquemment observées en France. On aurait même observé en un seul jour 792 mm de pluie près de Joyeuse, en Ardèche, en octobre 1827. L’averse terrifiante, dite « de Thrall », dans le Texas central, déversa en dix-huit heures 250 mm sur un bassin versant de 29 500 km2, les 9 et 10 septembre 1921. En octobre 1951, une station de la Calabre, en Italie, aurait reçu 1 495 mm. A la Réunion, on aurait également observé des précipitations de plus de 1 000 mm par jour. A Ouagadougou, il est tombé 263 mm en moins de douze heures le 1er septembre 2009. La crue centennale est souvent liée à deux crues décennales en un court laps de temps. A partir d’un certain niveau de pluie, l’eau ne s’infiltre plus, elle ruisselle à 100 %. Ce phénomène n’est pas toujours compris, et il mène en conséquence à des conclusions erronées comme de prétendre que l’urbanisation est la cause des inondations.

Une crue exceptionnelle s’explique toujours par le ruissellement induit par la saturation du sol. En temps normal, en dehors des zones urbaines, le sol absorbe les pluies, les plantes pompent l’eau dont elles ont besoin dans la terre, puis la prochaine pluie vient combler le déficit ainsi créé. Mais, assez vite, aucune eau ne peut s’infiltrer, ce que pompent les végétaux devient négligeable par rapport à celle qui tombe, de surcroît, comme l’air est saturé de vapeur d’eau, l’évaporation s’arrête. Ainsi, une lame d’eau commence à recouvrir le sol et, s’il continue de pleuvoir, l’eau tombe sur de l’eau ; elle ruisselle alors en totalité, sans s’infiltrer ni s’évaporer. Tout se passe comme si elle tombait sur une surface imperméable. En cas de grandes pluies, l’urbanisation n’explique donc rien60. Nul ne s’étonne que, sur les océans ou sur les lacs, le coefficient de ruissellement soit, bien entendu, de 100 %, et que, donc, l’océan soit du « béton » pour l’eau qu’il reçoit, il en est de même d’une prairie détrempée.

En temps « normal », et même pour les pluies de fréquence décennale, la saturation n’est en général pas atteinte. Les éléments « ralentisseurs de crues » jouent leur rôle. Les haies, les forêts, les cultures en courbe de niveau bloquent une partie de l’écoulement, car elles favorisent l’infiltration dans le sol et l’évapotranspiration des plantes. En cas de pluie exceptionnelle, ces éléments ne jouent plus leur rôle régulateur. Donc l’argument souvent ressorti ne tient pas : qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de forêt, que les cultures soient traditionnelles, « bio » ou raisonnées, quand l’eau de pluie tombe sur un sol saturé d’eau, 100 % de celle-ci s’écoule. Le phénomène de saturation de tous les sols ou végétaux rend également illusoires les considérations sur l’emploi d’engrais minéraux et sur leurs doses par l’agriculture intensive, qui aggraveraient les crues. Ce lien n’a jamais été démontré, pas plus que l’affirmation que les forêts de résineux seraient moins efficaces que les forêts de feuillus pour retenir l’eau61.

Des masses considérables

Quand le ruissellement atteint 100 %, les masses d’eau qui s’écoulent deviennent vite considérables. Ainsi, le bassin versant de l’Indus mesure 1 081 000 de km2 (deux fois la surface de la France), pour une longueur totale de 3 180 km. Son module moyen annuel à l’embouchure est de 4 000 m3/s, soit 120 milliards de m3 par an. Le ruissellement intégral de 100 mm de pluies sur la moitié amont du bassin versant, à savoir 500 000 km2, génère un volume d’eau de 50 milliards de m3, en quelques jours. Soit la moitié de l’abondance brute annuelle moyenne. L’inondation catastrophique est alors inévitable. Le débit de crue habituel au mois d’août, qui est de 4 000 m3/s, peut alors passer à dix fois plus, soit 40 000 m3/s. Le bassin versant amont de l’Indus, au Tibet, puis au Cachemire peut être totalement saturé par une ou des pluies exceptionnelles. Les pentes fortes, les terrains rocheux peu perméables aggravent le phénomène. Le reboisement, les cultures en terrasses, les pratiques culturales, le remembrement, les haies, la présence de villes dans le haut bassin de l’Indus seraient, s’ils existaient, sans impact notable pour lutter contre un phénomène d’une telle ampleur.

Cependant, pour éviter ou limiter des drames de fréquence faible à moyenne, disons décennale ou cinquantenale, l’homme peut intervenir par le reboisement, les cultures en terrasses ou en courbe de niveau, ce qui est déjà une belle victoire. Les auteurs de cet ouvrage y ont d’ailleurs consacré une partie de leur vie professionnelle. Toutefois, ces mesures sont d’une totale inefficacité en cas d’événement extrême.

Le phénomène des crues n’est pas nouveau, des crues spectaculaires ont eu lieu il y a cinquante, cent, cent cinquante ans, voire deux siècles. Notre époque n’a rien d’exceptionnel en la matière. En regardant les débits des grandes crues, on constate aussi que la Seine n’est qu’un petit fleuve, même à l’échelle de la France. Si le débit de la Seine de la crue de 1910 était de 2 350 m3/s, le Rhône à Beaucaire, en novembre 1840, voyait passer 9 000 m3/s, la Loire au Bec d’Allier en 1846 a charrié un débit analogue (9 000 m3/s), quant à la Garonne en juin 1875, son débit était de 7 500 m3/s. Tout cela n’est rien à côté des crues exceptionnelles de l’Ienisseï (120 000 m3/s) ou de la Léna (110 000 m3/s), pour prendre deux exemples russes. Quant à l’Amazone, il peut débiter 300 000 m3/s, soit un milliard de m3 en cinquante minutes ou 26 milliards de m3 par jour. Beaucoup, beaucoup d’eau !

 

L’exemple du Rhône

Plus près de nous, et pour le seul Rhône, le débit de la crue de l’automne 1993 en Camargue a été estimé à 10 000 m3/s. Vers Saint-Gilles, dans le Gard, les digues cèdent en 14 endroits. 13 000 hectares et 450 maisons sont submergés. L’année suivante, en 1994, nouvelles inondations en Camargue ; le débit est estimé à 11 000 m3/s. En deux endroits, les digues cèdent encore. 2 000 hectares sont submergés et 45 maisons inondées.

En 2003, on observe la plus grande crue historique mesurée avec un débit instantané de 13 000 m3 par seconde le 4 décembre à 3 heures du matin à Beaucaire. Les dégâts sont particulièrement dramatiques dans la plaine du Bas-Rhône, au sud de Tarascon. Les digues cèdent au nord d’Arles, et toute l’agglomération construite au nord-est de la cité depuis 1900 est sous les eaux, bloquées au sud et à l’est par les digues du canal du Viguerat. Pour la seule ville d’Arles, la Fédération française des assurances comptabilise plus de 8 000 sinistrés.

DES RECORDS QUI SERONT BATTUS

L’eau peut, en cas de crues, monter très haut et inonder des surfaces considérables. Dans les gorges du Yangzi Jiang, l’ancien fleuve Bleu, en Chine, la hauteur des eaux a varié de plus de 60 m. Dans le Douro inférieur, au Portugal, en décembre 1909, les eaux ont monté de plus de 26 m au-dessus de l’étiage. En France, les niveaux records par rapport aux zéros des échelles officielles ont atteint : pour la Garonne 8,32 m à Toulouse et 11,70 m à Agen, pour la Loire, 7,52 m à Tours, pour la Seine 8,60 m au pont d’Austerlitz à Paris, et pour le Rhône 8,30 m en Avignon62.

La Loire menace ainsi 150 000 hectares. Le Rhône peut inonder, à l’aval de Beaucaire, 240 000 hectares, mais cela n’est rien à côté du Mississippi qui, à l’aval de Cairo, a submergé, en 1882, neuf millions d’hectares, soit plus que la surface de la Belgique et de la Hollande réunies. Le Yangzi Jiang s’est répandu sur des étendues comparables en 1931 et en 1954 et, en ces circonstances, aurait détruit les habitations de plus de 20 millions de personnes63. Pour la seule crue de 1931, on aurait déploré plus de 100 000 morts. Rédigé quelques années plus tard, Le Lotus bleu, album d’Hergé, montre Tintin sauvant de la noyade le jeune Chinois Tchang. Le Huang Ho, ex-Fleuve Jaune, au nord de la Chine, a été encore plus meurtrier.

LES BARRAGES : SEULES PROTECTIONS
CONTRE LES CRUES EXCEPTIONNELLES

La construction d’un ou plusieurs barrages, le plus souvent hydroélectriques, en cascade, en amont dans le bassin versant, est la seule réponse technique au risque d’inondations catastrophiques. Elle a prouvé son efficacité. Ces ouvrages peuvent être capables de stocker, d’encaisser tout le volume de la crue. En construisant des barrages hydroélectriques, non seulement l’électricité ainsi fabriquée ne rejette pas de dioxyde de carbone, mais encore ils protègent des inondations les habitants de l’aval. La protection contre les crues est un « sous-produit » de la production d’électricité.

Il arrive dans certains cas que des barrages soient construits à seules fins de protection, c’est le cas de Paris. En effet, la ville et son agglomération sont mieux protégées depuis la construction sur la Seine des barrages et lacs du Der et d’Orient, puis, sur l’Aube, ceux du lac d’Amance et du lac d’Auzon-Temple, et enfin, sur l’Yonne, celui du lac de Pannecière. Ces équipements, réalisés dans les années 1970 et 1980, ne suffiraient pas à empêcher une crue type de 1910, mais la fréquence d’une telle catastrophe a été réduite d’un facteur 10 environ. Aucune électricité n’est produite, mais ces lacs artificiels sont équipés pour les activités touristiques. Cela compense-t-il les milliers d’hectares expropriés et les trois villages noyés ?

LES GRANDS TRAVAUX CHINOIS

En Chine, le fleuve Yangzi Jiang a toutes les caractéristiques hydrologiques pour être et rester le fleuve le plus dangereux du monde. Le plus long fleuve d’Asie, le troisième de la planète, est long de 6 000 km. Il prend sa source à plus de 6 000 m d’altitude, au Tibet. Les pentes du lit et des rives sont fortes, les montagnes et les gorges sont nombreuses au long de son cours. Il reçoit 700 affluents à caractéristiques torrentielles. Peu de zones inondables ou de lacs naturels se trouvent en amont, elles ne permettent donc pas de réguler les crues. Par ailleurs, le climat de mousson entraîne chaque année des pluies diluviennes. Les sols de lœss sont alors rapidement saturés. La population rurale et urbaine atteint plus de 300 millions d’habitants dans ce bassin versant de 1 800 000 km2. Pour nourrir la population, les surfaces cultivées, notamment le riz, ont remplacé la végétation naturelle. Les mégalopoles de Chongjin, Wuhan, Nankin et Shanghai sont riveraines d’un fleuve qui charrie en année normale 1 000 milliards de m3.

La construction récente du barrage des Trois Gorges a amélioré la situation, sans avoir supprimé le risque de crues catastrophiques. Sa capacité est insuffisante pour être efficace à 100 %. Il ne stocke « que » 34 milliards de m3, soit moins de 4 % de l’eau charriée à l’embouchure chaque année. Les débits peuvent aujourd’hui encore dépasser 100 000 m3/s et atteindre en aval une cote de 17 mètres au-dessus du niveau de la plaine. En septembre 1998, avant la construction du barrage, la cote de 29 mètres a été atteinte au centre de Wuhan, causant la mort de milliers de personnes. Néanmoins, il régule les crues moyennes et par ailleurs produit 85 milliards de kWh, l’équivalent de 20 tranches de centrales nucléaires ou de 50 millions de tonnes de charbon par an.

Il facilite la navigation, autrefois redoutée dans ces gorges. Elle était consommatrice d’une main-d’œuvre de halage, bon marché, les « coolies », dont la fatigue et la vie ne pesaient pas lourd. En témoigne l’autobiographie de Lucien Bodard64 où il décrit ce qu’était la remontée du Yangzi Jiang en bateau pendant les années 1930, alors qu’il accompagnait son père jusqu’à Chengdu, l’autre mégalopole du Sichuan. Il y aura, hélas, encore beaucoup de crues en Chine, même si ce pays s’efforce de lutter contre des éléments d’une particulière violence.

MAIS IL FAUT LAISSER COULER LES TORRENTS

Il est théoriquement possible de construire des barrages sur de petits bassins versants mais cette solution est peu efficace car ces barrages seraient nécessairement de faibles volumes, sans capacité suffisante d’encaissement ou de laminage des crues. En outre, leur rentabilité hydroélectrique serait quasiment nulle et le coût de protection des habitations en aval trop élevé.

En effet, en dehors de brèves périodes de crue, les débits moyens sont trop faibles. Sous climat méditerranéen, le débit des petits torrents est quasiment nul pendant six mois. Des milliers de villages ou de villes moyennes de France sont ainsi installés au bord de petites rivières. Un pont médiéval, des maisons anciennes donnant directement sur l’eau, de vieux lavoirs croulant aujourd’hui sous les géraniums, une barque attendant les pêcheurs du dimanche... ce tableau bucolique ne doit pas faire illusion, car ces sites sont potentiellement dangereux. Les risques sont précisément connus. Implantés bien avant le principe de précaution, ces villes et villages peuvent subir de graves inondations, demain ou dans deux cents ans. Faut-il les détruire ?

LA VILLE AMÉNAGÉE LIMITE LES CATASTROPHES 

Plus de 80 % de l’humanité et 80 % des grandes villes sont installées à moins de 100 kilomètres de la mer. Les grandes inondations viennent donc de l’amont des bassins versants, souvent déserts ou peu urbanisés. Ainsi, la crue qui a frappé La Nouvelle-Orléans en 2005 était liée à une crue du Mississippi. Son bassin versant couvre 3 200 000 km2, soit plus de six fois la France. Son débit moyen à l’embouchure est de 20 000 m3/s. A la suite de la catastrophe, il n’est venu à l’idée de personne d’accuser l’urbanisation de Saint Louis dans l’Etat du Missouri, ou de Memphis, dans celui du Tennessee, ou de Little Rock en Arkansas. Les Etats-Unis sont le pays le plus urbanisé du monde, mais toutes les villes du bassin du Mississippi ne sont qu’une « goutte d’eau » dont l’impact sur les crues dans le delta est insignifiant.

On peut noter, par ailleurs, que l’urbanisation pavillonnaire, fréquente en France ou dans le monde, recrée un bocage. Chaque parcelle va être entourée d’une clôture, souvent doublée d’une haie. Des pelouses, des aires en gravier ou en terre battue, souvent horizontales, parfois une piscine seront mises en place. Quelques arbres seront plantés dans chaque jardin. Après quelques années, le paysage aura évolué vers une forêt claire, vers un nouveau bocage. L’imperméabilisation due aux toits et aux voies d’accès revêtues sera plus que compensée par le reboisement, le cloisonnement des parcelles, leur établissement en terrasses, etc. Par rapport au champ de blé ou de maïs qui a pu précéder le lotissement, la situation du point de vue du ruissellement est meilleure après l’urbanisation pavillonnaire.

Par ailleurs, dans les centres-ville, les eaux usées sont récupérées par des réseaux d’égout. Ils recréent une forme de perméabilité. Ainsi les grands égouts visitables peuvent stocker de manière dynamique plus d’un mètre cube d’eau par mètre linéaire. Après un orage, le simple remplissage du réseau d’égout peut « laminer » la crue en stockant des milliers, voire des millions de mètres cubes. La perméabilité du terrain naturel, perdue par le bitumage des rues et les toitures, est en partie compensée par la « perméabilité en grand » du réseau d’assainissement. De plus, il faudrait décompter les espaces verts, les cours et jardins privés, les parcs et jardins publics, les arbres d’alignement, les trottoirs ou promenades laissés en terre battue, les rues restées pavées, les fissures dans le goudron. En période de pluie normale, ou de fréquence moyenne, il n’est pas sûr que la ville de Paris ait un impact significatif sur la crue. Les bassins de rétention, chargés précisément d’encaisser les grosses pluies et de retarder leur rejet au milieu naturel, sont devenus obligatoires pour tous les équipements « imperméabilisateurs » : parcs de stationnement, notamment ceux des grandes surfaces, routes, autoroutes, nœuds autoroutiers, zones industrielles. Ces équipements sont efficaces pour diminuer les pointes de crues, pas trop exceptionnelles.

ON PEUT SE PROTÉGER
CONTRE LES CRUES « HABITUELLES »

Si le risque zéro n’existe pas, il est toujours possible de le réduire parfois jusqu’à un facteur 10, ce qui est considérable. Dans un pays comme la France, on peut donc recommander de poursuivre le reboisement65, de construire des digues et des bassins de rétention, de laisser les lits des rivières les plus larges possible, de les draguer, d’installer auprès des berges des terrains de sport, espaces verts et parkings peu vulnérables à la submersion... On peut aussi conseiller de ne pas acheter une habitation au bord d’une rivière, même petite. Quant aux immeubles, il vaut mieux éviter le rez-de-jardin.

Le développement de la prévention est difficile. C’est une œuvre de longue haleine dont les résultats n’auront qu’un impact faible en cas d’événement exceptionnel, ce qui n’est pas une raison pour ne rien faire. Soulignons ici qu’il faut une constance politique et technique, pendant des décennies, voire des siècles, bien au-delà des échéances électorales. Nous sommes ainsi les bénéficiaires inconscients des travaux colossaux menés au XIXe siècle en matière de reboisement. En France, un gros tiers des zones habitées demeure cependant exposé aux crues, à commencer par Paris, Lyon, Toulouse, Bordeaux, Tours, etc.

On peut aussi protéger les gens, parfois contre leur gré, mais l’expropriation reste difficile, comme on l’a vu lors de la marée de tempête Xynthia qui a frappé les côtes de la Charente-Maritime en février 2010. De zones « noires » en « zones de confiance », Etat, élus locaux et habitants ont changé d’avis au rythme d’une valse à plusieurs temps. La définition d’une zone à risque élevé, dans laquelle il faut démolir, ne sera jamais seulement scientifique. Des marges d’incertitude sur le risque présent ou futur subsistent toujours. Les systèmes d’assurance obligatoire contre les catastrophes naturelles sont par ailleurs une bonne réponse, non pas au risque lui-même, mais à la vulnérabilité des biens et des personnes. Certes, elles ne ressuscitent pas les morts, mais elles permettent de trouver une solution au dilemme des situations où le risque est très faible et les dégâts potentiels très élevés.

MANQUE D’ARGENT ET EXCÈS D’EAU :
LE DRAME DES PAYS PAUVRES

Dans les pays pauvres ou émergents, la situation demeure dramatique à horizon prévisible. Si le Pakistan est un pays doté d’une forte armée et de la bombe atomique, s’il a une bourgeoisie d’affaires éduquée, des classes moyennes et riches, une urbanisation importante, son développement économique a accru les inégalités. La haute vallée de l’Indus et plus généralement le monde rural ont été délaissés. Comme il existe des sites favorables pour construire des barrages, la soif d’énergie résoudra peut-être un jour ce que la recherche d’un monde plus équitable n’a pas été capable de réaliser. Les cas du Bangladesh et de l’Inde sont similaires. Les ressources en eau colossales de la chaîne himalayenne sont à la fois la chance et la malédiction des pays qui la bordent au sud.

Dans les pays tropicaux qui n’ont pas la richesse et l’expertise de la Chine, les catastrophes à venir seront d’une autre ampleur. L’urbanisation s’y accélère. Elle est anarchique, sans plan directeur, souvent sans eau potable pour la majorité des habitants, sans égouts, sans traitement d’eau et sans barrages de protection contre les crues. Les secours y sont mal organisés en temps normal et le plus souvent inexistants en cas de catastrophe. Fort heureusement, l’Afrique tropicale reste peu vulnérable aux crues. Cela est largement dû à la platitude globale du continent, à l’inexistence de grandes chaînes de montagnes et à l’absence totale de cyclones. Toutefois, des inondations graves ont frappé le Mozambique, le Bénin et le Burkina Faso pendant la dernière décennie. Les risques de crues sont plus élevés en Amérique latine.

À CHOISIR : LE SEC PLUS QUE LE MOUILLÉ

L’excès d’eau tue et tuera de mort violente, beaucoup plus que le manque d’eau. L’eau est une ressource menaçante et il est beaucoup plus facile de lutter contre la sécheresse que contre les inondations. Les crues sont soudaines et violentes ; la sécheresse est lente et progressive. Les crues détruisent les habitations, les réserves de grain et de paille, les hommes et le bétail ; la sécheresse – au pire – les déplace. Les secours sont très difficiles en période de crues, les habitations sont détruites, la famine apparaît, l’eau est polluée, les épidémies se propagent. Il est possible de lutter contre la sécheresse par les façons culturales et les forages.

C’est la présence de l’homme qui transforme l’événement naturel en catastrophe. Qui fait que le risque devient vulnérabilité66. L’homme a besoin d’eau, il aime l’eau. Pendant des millénaires, il s’est servi des fleuves comme voies de communication principales. Les habitations, les villages, les villes les bordent. L’urbanisation de l’humanité, pas toujours bien maîtrisée, s’accroît et avec elle, faute d’investissements de protection suffisants, le nombre de personnes et de biens vulnérables.

Mais les rivières sont fraîches et belles, la faune qui y vit est attirante, et ce n’est que très récemment que l’homme a pensé que, s’il était sur terre, c’était simplement pour vivre plus longtemps.