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Eau courante à chaque porte, incroyable progrès !
Imaginez un instant que l’on ait coupé l’eau
pendant trois mois !
En 1850, à Paris, comme dans toutes les grandes villes, les habitants puisaient leur eau dans des puits ou allaient la chercher à la rivière, quand ils ne l’achetaient pas à des porteurs qui l’avaient tirée aux mêmes sources. Sa qualité était aussi douteuse que son prix était exorbitant, si l’on se réfère au prix d’aujourd’hui. Comme il n’y avait pas d’égouts, eaux de pluie et eaux sales stagnaient dans les cours et sur la chaussée. Le choléra pouvait se propager. Il fit encore des ravages sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Ainsi, Juliette Récamier, qui avait fait chavirer tant de cœurs sous le Directoire et l’Empire, en mourut. Riches et pauvres étaient atteints, mais les premiers – quand ils étaient prévenus – avaient la possibilité d’envoyer leur famille à la campagne.
UNE RÉVOLUTION DOMESTIQUE
Il y a moins de deux siècles, les travaux d’urbanisme de Haussmann à Paris et de Vaïsse à Lyon permirent de mettre en place des réseaux d’adduction d’eau potable et d’égouts. On a du mal à saisir l’ampleur de ce progrès tant, en pratique, il a changé la vie de tous, et notamment celle des déshérités, même si les plus riches furent les premiers à en bénéficier. A ces premiers réseaux s’en sont ajoutés d’autres, et les sous-sols de nos villes ne sont plus qu’un enchevêtrement de tunnels, de tuyaux, de fils et de fibres : eau, assainissement, gaz, électricité, téléphone, fibres optiques, métro, air comprimé, chaleur et, aujourd’hui, froid... Tout cela vient à domicile mais n’existe que parce que l’on a bâti des règles d’urbanisme et... collecté des impôts locaux. Sans urbanisme pas de réseaux, comme c’est le cas dans les favelas, les bidonvilles et autres zones d’« habitats spontanés » des pays du tiers-monde.
L’eau courante est d’abord une affaire urbaine, le milieu rural sera longuement délaissé. Aussi, les auteurs de cet ouvrage, dans les années 1960, à l’école du Génie rural des eaux et des forêts, travaillèrent sur des projets de réseaux d’adduction d’eau dans les communes rurales de la Meuse.
L’arrivée de l’eau courante dans les habitations fut une révolution domestique. Elle s’est accompagnée de plusieurs inventions dont celle de la cuvette à l’anglaise avec sa chasse d’eau Ainsi se créent dans les appartements des quartiers bourgeois de nouveaux placards, les placards à eau : le fameux « water closet » ou, pour parler français, les WC. Rappelons que Louis XIV présidait ses conseils sur une chaise percée. A Versailles, une armée de laquais permettait à la plus haute noblesse de soulager ses besoins naturels, un peu n’importe où. A Paris et dans toutes les villes du royaume, le contenu était souvent déversé par les fenêtres dans les cours en prévenant, parfois : « De l’eau, attention, de l’eau ! »
De tout cela, on peut remarquer qu’il manque, heureusement, dans tous les films historiques, une caractéristique d’époque : l’odeur. Elle nous serait, aujourd’hui, insupportable. Quant aux « lieux d’aisances », quand ils existaient, ils étaient extérieurs à l’appartement ou à la maison. En l’absence d’eau, seule la fosse sous cabanon au fond du jardin donnait une réponse à peu près propre et sans odeur, pour recevoir urines et matières fécales.
Le lavabo, avec eau chaude et froide, sa vidange, la salle de bains ou de douche, la cuvette à l’anglaise et sa chasse, tout cela paraît si « naturel », mais ne date, pour les plus favorisés, que du début du siècle dernier. L’eau courante arrive alors sur l’évier de la cuisine puis monte à l’étage. « Eau et gaz à tous les étages » était encore il y a un demi-siècle une marque de distinction qualitative des immeubles « modernes ».
L’histoire retiendra que le tournant du troisième millénaire aura vu la révolution de l’informatique, d’Internet, de la téléphonie mobile, de la génomique, des nanotechnologies, des neurosciences... mais nos contemporains ont oublié qu’autour des années 1900 ont été inventés ou se sont généralisés : le cinéma, la photographie couleur, la photographie instantanée, la carte postale, le vélo « moderne », l’automobile, l’avion, le bitumage des routes, le tramway électrique, le métro, l’électricité et le gaz domestiques, le téléphone, rapidement suivi par la radio. Et, bien sûr, l’eau courante, froide, puis chaude, à tous les étages, et, pardon d’insister, les WC avec leur cuvette à l’anglaise... La belle époque, assurément !
Ces inventions ont notamment permis de nouvelles pratiques hygiéniques : lavages corporels, nettoyage des sols, lessive, vaisselle. Elles ont fait reculer de nombreuses pathologies, à commencer par le choléra, mais aussi des maladies diarrhéiques et la typhoïde. Les réseaux d’eau et d’égout ont plus fait pour l’humanité que de très spectaculaires progrès médicaux comme, par exemple, la transplantation cardiaque. Ce n’est nullement pour en minimiser l’incommensurable valeur, mais pour rappeler que, entre la perception d’un progrès et son effet réel, il y a souvent un océan d’ignorance.
Les mêmes progrès sont aujourd’hui ardemment souhaités, et trop souvent vainement attendus, dans les grandes villes des pays émergents. Il faudra, au moins, encore un demi-siècle pour que toutes les villes du monde de plus de 5 000 habitants disposent de réseau d’eau potable, et si on voulait vraiment les aider, nul doute que cet investissement-là serait prioritaire, tant ses effets sanitaires et sociaux sont grands.
Mais revenons à la France : l’équipement du territoire en eau courante fut lent et progressif.
– En 1900 : 468 communes de plus de 5 000 habitants sur 616 sont desservies
– En 1930 : 8 604 communes sur 38 000 sont desservies (23 %)
– En 1937 : 12 817 communes sur 38 000 sont desservies (34 %).
En 1939, 20 millions de citadins sur 21 sont alimentés, mais seulement 5 millions de ruraux sur 20 millions. En 1945, 37 % des immeubles avaient l’eau courante mais 5 % seulement des appartements avaient une salle de bains équipée et des WC intérieurs. En 1984, les pourcentages respectifs sont de 99 % et 85 % grâce au développement de l’adduction d’eau potable en milieu rural qui se fit dans les fermes isolées entre les années 1950 et 1980. Ainsi, le volume des ventes d’eau a été multiplié par cinq depuis la Seconde Guerre mondiale pour atteindre 5 milliards de m3 aujourd’hui. La tendance est au plafonnement ou même à une légère baisse des consommations par personne.
IL EST FACILE DE PRODUIRE DE L’EAU POTABLE
Elle l’est souvent dès la source...
L’eau qui arrive au robinet part des rivières ou de la nappe phréatique. La moitié des réseaux puise l’eau en surface, l’autre sous terre, cette dernière est la plus propre. L’eau potable n’est ni rare, ni précieuse. La quasi-totalité des eaux souterraines est saine, sur le plan chimique comme sur le plan bactériologique. Elle peut donc être injectée directement dans le réseau de distribution sans traitement, sauf une très légère chloration. Donc, en France, dans un cas sur deux, l’eau du robinet n’est pas « traitée ». Il n’y a ni usines, ni bâtiments, sinon des pompes immergées dans des puits ou des forages... au milieu de prairies que forment les champs captants.
Dans les nappes phréatiques profondes, comme la nappe de la Beauce, ou dans les nappes dites d’« inféro-flux », situées sur les bancs de sable à proximité d’un fleuve ou d’une rivière, l’eau est pure, sans argile et sans micro-organismes, bactéries, algues microscopiques ou autre. En l’absence de lumière, et dans un milieu bien oxygéné, l’eau « naturelle » convient à la consommation. Sa qualité chimique et bactériologique est le plus souvent conforme aux très exigeantes normes européennes. C’est le cas, notamment, de l’agglomération lyonnaise, de Grenoble, et de nombreuses autres villes situées au bord du Rhône ou de la Loire.
La légère chloration n’a pas pour but de nettoyer de l’eau pure, mais de prévenir des surinfections, toujours possibles dans les grands réseaux, car l’eau va séjourner dans des canalisations, des réservoirs et autre châteaux d’eau. Ainsi, les eaux du robinet ont un léger gout de Javel. Il disparaît après un séjour de vingt-quatre heures dans une carafe au réfrigérateur.
... sinon il est aisé de la rendre potable
Certes, les choses se compliquent un peu quand il s’agit d’une eau de surface, rivière ou fleuve comme source d’origine, un traitement devient alors nécessaire. Les eaux de surface ne sont jamais limpides, elles contiennent toujours de l’argile ou du limon, en suspension. Faute de disposer d’un champ captant naturel, il faut construire et exploiter une usine de filtration qui aura le même effet. Elle copiera la nature avec des bassins remplis de sable, de granulométrie variée, grossière en haut, plus fine en bas, pour filtrer argiles, limons et bactéries éventuelles. Afin d’améliorer le blocage des argiles, ces dernières seront « floculées » artificiellement, par exemple avec du sulfate de fer. Elles passeront ainsi de l’état colloïdal46 à l’état presque solide et donc seront mieux arrêtées par le sable. Des couches de charbon actif peuvent aussi être mises en place pour accélérer l’oxydation des matières organiques résiduelles. Cette technique est qualifiée de filtration lente. Elle est bien adaptée et peu coûteuse pour les villes moyennes. L’usine de filtration est un champ captant artificiel qui fonctionne selon le même principe que les champs naturels.
D’autres technologies sont employées pour les grandes ou très grandes villes car elles permettent de gagner du temps et de l’espace. On parle alors de filtration rapide47.
Plus de cinquante paramètres de qualité précisés par les normes européennes sont régulièrement contrôlés, et cela, parfois, en continu. En France, les qualités objectives de l’eau du robinet sont les mêmes, ou parfois supérieures, aux eaux embouteillées, n’était le léger goût de chlore, dont nous avons parlé. Souvent la « minéralisation », c’est-à-dire, par exemple, la teneur en magnésium ou en calcium, est supérieure. Certes, le calcaire encrasse récipients et machines, mais si l’eau est peu « dure », c’est-à-dire peu calcaire, l’usager devra trouver ailleurs son apport quotidien de calcium.
Soulignons que les eaux minérales embouteillées coûtent entre 100 et 1 400 fois le prix de l’eau du robinet. Un quart de litre d’eau, réfrigéré, livré dans un distributeur, dans une gare ou une station-service coûte un euro. Ce prix, qui n’étonne personne, met le litre à 4 euros alors qu’il coûte 0,3 centime au robinet, soit très exactement 1 330 fois moins cher. Il est vrai qu’on peut transporter ces bouteilles.
On peut aussi dessaler de l’eau de mer
Pour les pays arides ou semi-arides ayant un accès à la mer, le dessalement est devenu un procédé peu coûteux grâce à la technologie de filtration sur membranes, car de nombreuses villes de la planète se sont développées dans des zones arides, voire désertiques, et les sources d’eau douce sont par définition insuffisantes. « L’osmose inverse » permet d’extraire le sel de l’eau sans que celle-ci s’évapore. Si cela paraît facile, c’est moins évident qu’il n’y paraît pour tous ceux qui ont encore en mémoire quelques cours de chimie. En effet, la masse moléculaire de l’eau et celles des ions sodium et chlore, qui composent le « sel » de cuisine et de l’eau de mer, sont très proches : 18 pour l’eau, 23 pour l’ion sodium (Na+) et 35 de masse molaire atomique pour l’ion chlore (Cl-.), il est donc difficile de les séparer à cette échelle microscopique. On y est parvenu en fabriquant des membranes avec des pores qui tamisent à l’échelle atomique et laissent passer l’eau seule.
On peut aussi distiller l’eau de mer, autrement dit transformer le liquide en gaz avant de revenir du gaz au liquide48, ou encore chauffer l’eau, la déverser dans un réservoir à basse pression ; une partie de l’eau se transforme alors en gaz, le sel se dépose ; puis, quand la pression s’accroît, le gaz se transforme en eau, et on recommence plusieurs fois jusqu’à obtenir un liquide pas trop salé49.
Le dessalement n’est pas rentable pour l’irrigation. En revanche, cette activité est en forte croissance pour la distribution d’eau potable. La capacité installée augmente chaque année de plus de 10 %, et la technique la moins onéreuse se substitue progressivement. Elle représente environ 50 % des parts de marché. Cette technique est également utilisée dans les bateaux, notamment les grands bateaux de croisière qui consomment plus de 6 000 m3 d’eau par jour, 6 000 tonnes.
POURQUOI TANT D’EAU ?
Nous avons plusieurs fois indiqué qu’en France on utilisait 150 litres d’eau par personne et par jour pour l’usage domestique. Ce chiffre décroît un peu avec la taille du ménage, et un tiers de cette eau est de l’eau chaude. Voici la répartition des usages domestiques de cette eau, en se limitant à l’exemple de Paris.
• boisson : 1 %
• préparation de la nourriture : 6 %
• vaisselle : 10 %
• lavage du linge : 12 %
• toilette – hygiène : 39 %
• sanitaires : 20 % (variable selon le nombre, l’âge et le sexe des occupants)
• autres usages domestiques : 12 %.
Le calcul pour 63 millions d’habitants de la France métropolitaine donne 3,5 milliards de m3 par an pour tous les besoins domestiques, soit 2 % de l’abondance brute des rivières françaises à l’embouchure, eau utilisée pour éliminer, transporter puis évacuer des déchets liquides, mais elle n’est pas consommée.
Les prélèvements ne cessent de diminuer en France : moindres besoins des appareils ménagers, consommations en baisse liées à de nouvelles habitudes socioculturelles, diminution des pertes dans les réseaux, influence du prix de l’eau. Ainsi, pour l’agglomération lyonnaise, les prélèvements atteignaient 140 millions de m3 dans les années 1970. Ils sont passés sous la barre des 100 millions de m3, pour un nombre d’habitants qui s’est accru de 30 % durant la même période !
ET POURTANT ELLE COULE !
Pour que l’eau s’écoule, il lui faut de la pression. Soit cette pression est naturelle car, à partir de la source ou du réservoir, existe une pente, soit elle est créée par des pompes qui, fort heureusement, sont devenues la règle et remplacent les châteaux d’eau, amusant à construire mais, le plus souvent, hideux. Nos paysages ruraux en témoignent.
Tout réseau contemporain dispose d’une artère centrale et des branches latérales de plus faible diamètre ainsi que des interconnexions entre branches latérales. Le réseau est ainsi « palmé » et « maillé ». Ainsi, l’eau peut circuler dans les deux sens dans certains tronçons. Le service reste bon, en quantité comme en qualité (pression), tout simplement parce que la très grande majorité des réseaux est surdimensionnée pour l’usage des services d’incendie et secours qui exigent forte pression et fort débit afin d’alimenter les lances des sapeurs-pompiers. De nombreux réseaux disposent de groupes électrogènes de secours et sont équipés pour éviter les surpressions, la résonance ou les coups de bélier, possibles sources de pannes ou de ruptures. Par ailleurs, ils sont protégés pour éviter toute intrusion dans les endroits sensibles.
Le « client » le plus exigeant du réseau est la borne incendie : elle demande débit élevé, bonne pression et sûreté du réseau. On pourrait presque dire que la desserte en eau potable des habitants est un sous-produit de leur protection contre l’incendie...
Le réseau se termine chez l’habitant par un compteur, organe plus complexe qu’il n’y paraît car non seulement il mesure le débit, mais il réduit la pression pour que l’usager ne soit pas aspergé dès qu’il ouvre un robinet. Il dispose aussi d’un clapet pour interdire toute marche arrière entre le particulier et le réseau public. Il pourrait en effet arriver que ce dernier soit accidentellement mis en dépression et aspire le contenu d’une baignoire pour l’injecter dans le réseau ; surprenant toujours, drôle parfois, jamais hygiénique Le clapet antiretour évite ce genre de surprises.
À QUEL PRIX ?
La loi sur l’eau du 3 janvier 1992 précise que le prix facturé à l’usager comprend :
• un abonnement correspondant aux charges fixes du service et au mode de branchement de l’eau potable
• une partie variable qui dépend du volume d’eau mesuré au compteur et qui servira aussi à la redevance assainissement
• enfin, des taxes au profit des organismes publics, dont trois taxes différentes pour l’agence de l’eau, une taxe pour les voies navigables et la TVA de 7 %.
En région parisienne, en 2010, environ 43 % de la facture d’eau correspondait à la distribution de l’eau potable, 31 % à l'assainissement et 26 % aux taxes et redevances. Toujours pour 2010, la facture moyenne annuelle des ménages en France était de 312,37 euros pour 120 m3 d’eau, soit un peu moins de 3 euros par m3, dont 53 euros pour les agences de l’eau et 29,88 euros au titre des taxes.
La tendance lourde est à la stabilité ou à la baisse du prix de l’eau potable : amortissement des réseaux et fin du remboursement des dettes associées, progrès technologiques, limitation des pertes, relative simplicité de la maintenance. C’est l’inverse pour l’assainissement. Les réseaux sont inachevés, complexes et coûteux. Leur maintenance est lourde. Les usines d’épuration sont soumises à des normes de plus en plus exigeantes. Aussi, en comptant les redevances dues aux agences de l’eau, qui sont d’abord des « taxes » pour l’assainissement, le coût global, hors taxes et redevances, du service tend vers une répartition 50 % eau potable et 50 % assainissement. En définitive, il est moins cher de produire et distribuer de l’eau potable que dépolluer les eaux usées, opération autrement plus complexe. L’application du principe du pollueur payeur pèse légitimement sur le prix total, une saine écologie a toujours un prix. Les variations locales de ce coût restent faibles, autour de la moyenne de 3 euros.
En moyenne, le prix de l’eau correspond à 1 euro par jour et par ménage. Il est inférieur de 10 % à la moyenne européenne. Depuis quinze ans, le prix de l’eau a moins augmenté que le Smic, et la part du budget « eau et assainissement » est restée stable à 0,8 % des dépenses d’un ménage « moyen ». Par comparaison, le coût moyen des télécommunications s’élève à 2,4 %, l’électricité à 3,8 %, soit, respectivement, quatre ou six fois plus.
ENCORE DES IDÉES FAUSSES
Nous avons vu dans les chapitres précédents qu’il était inutile et coûteux de chercher à tout prix un réseau étanche et qu’il était onéreux et parfois dangereux de créer un réseau parallèle d’eau « brute », non traitée. Mais ce n’est pas tout.
Il n’est pas facile d’empoisonner un réseau d’eau
Jean-Christophe Rufin50 l’imagine, mais l’empoisonnement bactériologique ou chimique d’un réseau reste une entreprise techniquement difficile. Dans les grandes villes, les débits sont trop élevés et les réservoirs trop grands, le poison serait donc très dilué.
S’il existait un poison efficace à la dose de 1 gramme par litre, l’empoisonnement criminel d’un réservoir de 5 000 m3 nécessiterait d’y déverser 5 tonnes de poison. Or il n’existe nulle part de tels volumes en stock et il est difficile, sans donner l’alarme, de se procurer de telles quantités. Cette substance, par essence dangereuse, risquerait en outre de tuer les criminels potentiels. Un camion-citerne de 5 m3 ne peut pas être introduit facilement à proximité d’un réservoir. Sa vidange nécessiterait dix minutes, vingt minutes ou une heure selon la puissance de la pompe qui ferait le transfert. Difficile, très difficile, pas impossible cependant : les réservoirs des grandes villes sont donc protégés, multiples barrières à l’entrée, contrôle, vidéosurveillance, alarmes, vigiles...
En revanche, il est relativement plus facile d’empoisonner une petite canalisation avec une pompe d’injection branchée dans une cave d’immeuble, sur la colonne montante... Facile, mais totalement proscrit. Dans tous les cas les terroristes n’obtiendraient pas l’effet recherché, compte tenu de la lenteur du processus d’empoisonnement et de la recherche de ses causes ainsi que l’impossibilité pour les médias de faire de « belles » images, violentes, brutales et spectaculaires.
Quand un réseau est pollué, il ne faut pas l’arrêter
Nous venons de voir que le risque de pollution d’un réseau était faible mais, comme toujours, jamais nul. Dans les années 1980, l’incendie d’une usine d’engrais en amont de Tours avait conduit le préfet du département à obliger Jean Royer, maire de Tours, à fermer le réseau, au motif que l’eau pouvait être légèrement toxique. Ce fut une erreur car, en cas d’arrêt, le risque hygiénique devient redoutable lorsque les habitants n’ont plus d’eau pendant plusieurs jours pour la vaisselle, la lessive, l’hygiène corporelle et la vidange des cuvettes des WC. Toutes ces utilisations peuvent dans 99,9 % des cas tolérer une eau légèrement polluée. En outre, et surtout, la remise en eau d’un réseau qui a été vidé est source de pollutions microbiennes et d’accidents techniques liés à l’air introduit : ruptures de canalisations, coups de bélier, et autres.
Depuis cet incident, la consigne est claire : on ne ferme jamais un réseau, mais on distribue de l’eau embouteillée en cas de doute sur la qualité alimentaire de l’eau. A tous les niveaux : communes, compagnies fermières, autorités préfectorales, des consignes précises et obligatoires ont été données. Depuis vingt-cinq ans, seuls quelques rares réseaux, en général petits, ont dû être fermés, pour quelques heures en France.
En France, quand nous nous approchons d’un robinet, où que nous soyons, l’eau coule et elle est potable. Et alors ? Alors c’est très étonnant pour encore une bonne moitié de l’humanité, et tous les hommes qui étaient sur terre jusqu’à la fin du XIXe siècle. Un progrès peut être à la fois incroyable et familier.