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Drames écologiques
Les hommes jouent parfois aux apprentis sorciers
Un des arguments, ou plutôt une des images qui laissent à penser que la terre va manquer d’eau provient de l’assèchement de la mer d’Aral. A la suite de nombreux reportages télévisés, chacun a pu voir ces bateaux sur le sable, carcasses inutiles et pataudes à jamais abandonnées. Seraient-elles un signe avant-coureur d’une inquiétante évolution ? Il se trouve qu’il ne s’agit que d’une des tristes exceptions d’un prélèvement abusif des ressources naturelles.
En effet, la majorité des fleuves de la planète débouchent dans la mer. Une réduction temporaire ou durable de leur débit n’a pas d’impact sur le niveau des océans, insensible aux consommations humaines et à l’irrigation qui ne consomme « que » 3 000 milliards de m3 environ. Toutefois, dans quatre cas particuliers, et quatre seulement sur la planète Terre, les fleuves débouchent sur un lac ou une « mer » sans que celle-ci communique avec l’océan. On parle alors de plans d’eau « endoréiques ». Il s’agit de la mer d’Aral, de la mer Morte, du lac Tchad et du lac Balkhach. Pour les trois premiers, leur niveau a fortement baissé, car l’homme a utilisé pour l’irrigation l’eau des rivières et des fleuves qui les alimentaient. L’effet est d’autant plus lourd de conséquences que ces quatre plans d’eau sont situés en zones arides, semi-désertiques ; l’évaporation y est importante, jusqu’à deux mètres par an. En outre, comme les apports de leurs rivières décroît, l’équilibre écologique est perturbé. Certes, un nouvel équilibre pourrait être trouvé si les prélèvements, notamment pour l’irrigation, cessaient de croître. Dans le cas contraire, le risque d’assèchement intégral n’est pas à exclure. Mais reprenons l’analyse de ces quatre cas, aussi spécifiques que parlants.
LA MER D’ARAL
La mer d’Aral est une mer fermée d’Asie centrale. Partagée entre le Kazakhstan au nord et l’Ouzbékistan au sud, elle est alimentée par deux fleuves : l’Amou-Daria et le Syr-Daria. En 1960, elle couvrait 68 000 km2 et était, à l’époque, la quatrième surface d’eau salée intérieure du monde. En 2000, cette superficie était divisée par deux. Cet assèchement, dû au détournement de deux des principaux fleuves, résulte des choix productivistes du régime soviétique en matière d’agriculture.
L’assèchement de cette mer fut planifié dès 1918 par le régime issu de la révolution d’Octobre. Au début des années 1960, les économistes de l’URSS décidèrent en effet d’intensifier la culture du coton en Ouzbékistan et au Kazakhstan. Grâce à la construction du canal du Karakoum, les fleuves Amou-Daria et Syr-Daria furent détournés. Le débit des fleuves a alors rapidement décru et la mer a baissé de 20 à 60 cm par an. Ainsi, en quarante ans, ce lac a perdu 50 % de sa surface, sa profondeur s’est réduite de 14 m, et son volume de 60 % ! Toutefois cette évolution ne s’est malheureusement pas arrêtée au début de ce XXIe siècle : en 2005, c’étaient les trois quarts de la superficie initiale qui avaient disparu. En outre, la salinité moyenne de l’eau s’est accrue, ce qui a tué quasiment toute forme de vie ; de nombreuses espèces de poissons se sont en effet éteintes.
Cependant, rappelons que l’irrigation du coton a fourni des dizaines de milliers d’emplois aux Ouzbeks et aux Kazakhs, et a contribué à élever le niveau de vie de populations pauvres.
Les tentatives de restauration
Pour éviter un assèchement total, de multiples projets ont été imaginés, dont le creusement d’un canal depuis la mer Caspienne ou le détournement des fleuves de Sibérie. Ces projets se sont révélés utopiques. La séparation entre Petite mer (Maloïé) au nord, au Kazakhstan, et Grande mer (Bolchoïé) au sud, en Ouzbékistan, date de 1989. L’évolution laissait d’ailleurs présager la disparition totale de la seconde, celle du sud, à l’horizon 2025, avant que des travaux d’aménagement ne soient opérés. En 2007, on constate, enfin, que le niveau de la petite mer d’Aral, celle du nord, remonte spectaculairement, plus vite que ne l’espéraient les experts.
Construction d’une première digue :
un succès fragile et temporaire
Une première tentative consista à construire une digue au sud de l’embouchure du Syr-Daria, pour barrer un détroit entre la Petite mer et ce qui reste du sud de la Grande mer. Ainsi fut achevée en 1996 une digue de 22 km de long en sable et roseaux, elle permit que les eaux du fleuve ne se perdent pas dans le delta entre Petite et Grande mer et fit remonter le niveau de la Petite mer. Un semblant de vie renaquit autour de la mer, qui avança de plusieurs kilomètres : roseaux, oiseaux, rongeurs et renards, et même quelques poissons. Une tempête détruisit cette digue en 1999. Le niveau de la mer a reperdu partiellement ce qui avait été gagné.
Le barrage de Kokaral
Au Kazakhstan, l’espoir renaît avec les projets du président Noursoultan Nazarbaïev. Grâce au barrage de Kokaral et à la mise en place de digues, il est prévu de rehausser le niveau de la Petite mer de 6 m, ce qui permettrait à l’industrie de la pêche de renaître, et à la ville d’Aralsk de redevenir un port. Ce projet estimé à 120 millions de dollars est financé principalement par les revenus du pétrole du Kazakhstan. Il prévoit également le creusement d’un canal de jonction entre les deux bassins et la construction de nouvelles structures pour exploiter l’énergie hydroélectrique.
Depuis le début des travaux en 2003, la profondeur moyenne de la Petite mer d’Aral est passée de moins de 30 m à 38, le niveau de viabilité étant estimé à 42 m. Alors que les spécialistes de la Banque mondiale, qui a cofinancé le projet, avaient prévu que l’eau ne remonterait pas avant trois ans et que des hydrologues avaient décrété que la mer d’Aral était irrémédiablement perdue, la Petite mer a déjà regagné 30 % de sa superficie, plus de 50 000 hectares, ce qui représente un volume de 10 milliards de m3 d’eau.
Aujourd’hui, la Petite mer d’Aral est probablement sauvée. Mais il n’y a encore aucune raison d’être optimiste pour la Grande mer d’Aral, même si une vanne prévoit de reverser le trop-plein d’eau de la Petite Aral dans la Grande Aral, située en Ouzbékistan.
LE JOURDAIN ET LA MER MORTE
D’une longueur totale de 360 km, le Jourdain prend sa source dans les montagnes enneigées du Liban, mais le bassin versant du Jourdain est petit, quelques milliers de kilomètres carrés à peine. Il ne représente que la surface d’un ou deux départements français et n’est alimenté que par de faibles pluies, surtout sur sa rive gauche, en Jordanie. Les Israéliens et les Jordaniens doivent donc se partager cette pénurie, car le débit hors prélèvements n’est que de quelque 16 m3/s, ce qui donne un volume moyen annuel disponible de 500 millions de m3. Une misère. Jordanie et Israël ont en effet signé un traité de paix et procédé à l’échange d’ambassadeurs. Pour l’instant, l’eau du Jourdain est partagée sans qu’une « guerre pour l’eau » soit à l’ordre du jour, malgré le conflit israélo-palestinien. On ne déclenche pas une « guerre » pour 16 m3/s, de quoi irriguer 16 000 hectares71 ! Par ailleurs, le dessalement de l’eau de mer résout le problème de « manque d’eau » d’eau potable dans ces deux pays. Il rend de moins en moins probables les risques d’affrontement pour cette ressource. Nous en avons parlé.
Un projet associant Jordanie et Israël est envisagé. Il s’agirait de pomper l’eau de mer dans le golfe d’Aqaba, puis de la faire descendre par une conduite forcée vers la mer Morte en récupérant l’énergie due à l’importante hauteur de chute, près de 400 m. Ainsi la mer Morte retrouverait progressivement son niveau initial, ou tout au moins ne baisserait plus. Elle pourrait garder ses attraits touristiques ainsi que les industries d’extraction du sel des trois pays riverains. Cela ne résoudra pas le problème de la faiblesse du débit du Jourdain en amont du lac de Tibériade et de la mer Morte. Mais l’utilisation de toute l’eau du Jourdain serait compensée par un maintien de la mer Morte à un niveau décidé par Israël, la Jordanie et la Palestine.
LE LAC TCHAD
Le lac Tchad est un grand lac africain de faible profondeur, 4 m en moyenne, dont les eaux sont douces, ce qui est rare pour un lac endoréique car le « bouclier africain », essentiellement granitique, ne compte aucune roche salée dans sa géologie. Les fleuves de l’Afrique tropicale ne contiennent pas de sel, même à dose infime. Le lac est partagé entre quatre pays : le Tchad, le Cameroun, le Niger et le Nigeria. Son volume est faible : 70 millions de m3 environ, soit le volume d’eau que le fleuve Rhône rejette dans la mer en douze heures !
Le bassin hydrographique du lac est de 967 000 km2, soit 3 % du continent africain. Le principal apport, à hauteur de 90 %, vient du fleuve Chari et de son affluent le Logone, tous deux issus des montagnes de la République centrafricaine. Le Logone traverse les villes de Sahr (ex-Fort-Archambault) et N’Djamena (ex-Fort-Lamy) au Tchad. Son débit moyen est de 1 000 m3/s à N’Djamena ; soit 30 milliards de m3 par an. Ce qui est important. Tchad et Cameroun n’ont pas développé de gros réseaux d’irrigation à partir du Logone.
Le Komadougou Yobé, issu du Nigeria, est affaibli par la présence de deux barrages qui ont fait chuter son apport annuel de 7 milliards de m3 à 0,45 milliard de m3, du fait de l’irrigation. Malgré le maintien des apports du Logone, cette perte de 6,5 milliards de m3 explique, à elle seule, la baisse du niveau du lac Tchad. L’équilibre précédent, entre évaporation sur le lac et apports, n’existait qu’avec le renfort de cet affluent venant du Nigeria. Le volume du lac représente cent fois moins que les apports antérieurs du Komadougou Yobé ! Inutile de chercher plus loin les causes de la baisse de la surface et du volume du lac.
L’historique des hausses et des baisses
du lac Tchad
• En 1908, le lac n’était plus qu’un marécage avec deux petits bassins au nord et au sud, puis son niveau a augmenté.
• En 1963, le lac couvrait 25 000 km2. A cette époque, une évaporation de 2 m par an représentait 50 milliards de m3 ; en effet, le calcul est simple : 2 m d’évaporation représentent 2 millions de m3 par km2 de surface du lac.
• En 2001, sa superficie est descendue à 4 000 km2.
• En 2008, ses dimensions sont de 30 km sur 40 km à l’embouchure du fleuve Chari et du Logone, et sa superficie est de 2 500 km2. Le lac Tchad couvre moins de 10 % de la surface qu’il occupait dans les années 1960. Il est donc revenu à son niveau de 1908, époque où il n’y avait pas de prélèvement en amont...
La population du bassin a doublé dans l’intervalle, et l’irrigation a quadruplé entre 1983 et 1994. D’où le recul constaté. Sa faible profondeur, au maximum de 7 m, le rend fragile et très dépendant des fluctuations saisonnières. Le climat autour du lac est chaud et sec, avec des précipitations variant de 94 à 565 mm annuels dont 90 % tombent entre juin et septembre. La rive sud est plus humide que la rive nord.
Le recul du lac dans les années 1970 et 1980 n’a toutefois pas eu que des inconvénients. Les nouvelles terres émergées, encore humides et non salées, ont permis d’entreprendre des cultures très productives au sud du lac, côté tchadien. Les terres irriguées se montent à 135 000 hectares, dont 100 000 au Nigeria.
Un projet coûteux et sans doute peu réaliste a été étudié pour transférer vers le bassin du lac Tchad des eaux venant du bassin versant du Congo. Il faudrait alors franchir la ligne de partage des eaux entre ces deux bassins, mais le pompage de milliards de mètres cubes par an est très onéreux et, pour le moins, des accords politiques seraient nécessaires avec le Congo-Brazzaville et la République démocratique du Congo (ex-Zaïre). Tout cela fait que ce projet est possible mais peu probable.
LE LAC BALKHACH : RETOUR AU KAZAKHSTAN
Le Kazakhstan est grand comme cinq fois la France, mais sa population n’est que de 16 millions d’habitants, sa densité est donc de 6 habitants par km2. A l’opposé de la mer d’Aral, 2 000 km plus à l’est, le lac Balkhach s’étend sur 18 200 km2, soit 1 820 000 hectares, formant un croissant long et étroit alignant 2 400 km de berges, en général plates et sablonneuses. Sa profondeur moyenne est de 25 m, ce qui lui donne un volume de 106 milliards de m3.
Son bassin versant de 413 000 km2 est soumis à un climat aride, semi-désertique. Les pluies aléatoires varient selon les années de 50 à 200 mm. Les hivers sont rigoureux, et le lac est gelé de novembre à mai. Il ne s’évapore donc pas durant ces longs mois d’hiver, en revanche, les étés sont chauds.
L’élevage extensif est la principale activité pratiquée dans le bassin versant avec 600 000 bovins et 6 millions d’ovins. Seuls 50 000 hectares seraient irrigués sur les rivières qui se jettent dans le lac, notamment le fleuve Ili, en provenance de la province autonome du Xinjiang en Chine. La ville éponyme « Balkhach », située au nord du lac, regroupe 80 000 habitants.
Le lac aurait occupé une surface supérieure de 20 % il y a cent ans, à savoir 24 000 km2. Mais les prélèvements liés à l’homme sont faibles à nuls. Le fleuve Ili se jetant à l’ouest de ce plan d’eau très allongé, les eaux sont douces à l’ouest, plus salées à l’est, jusqu’à 7 grammes de sel par litre. Mais ses eaux sont poissonneuses, avec des espèces comme la perche (Perca schrenki), la carpe (Cyprinus carpio), la brème (Abramis brama orientalis), le carassin (Carassius auratus gibelio) ; toutefois la pêche ne produirait que 15 tonnes de poisson par an. Bien que 15 % de son bassin versant soit en Chine, la situation géopolitique est différente des trois autres plans d’eau endoréiques, que se partagent deux, trois ou quatre nations. Pour le lac Balkhach, les Kazakhs sont chez eux. La baisse des eaux du lac ne s’est pas confirmée depuis une vingtaine d’années. Il ne semble pas que les prélèvements anthropiques soient la cause principale des variations de niveau et de surface du lac. Les variations naturelles du climat peuvent les expliquer.
Il ne faut donc pas confondre Balkhach et Baïkal. Leurs noms se ressemblent, ils sont géographiquement proches, mais l’hydrologie de ces deux lacs est très différente. Situé en Russie, le lac Baïkal, qui n’est pas endoréique, peut être considéré comme la source de l’Ienisseï, l’un des fleuves les plus longs et les plus puissants du monde avec ses 4 000 km de long et son débit annuel de 600 milliards de m3. Le lac s’étend sur une longueur de 636 kilomètres, avec une largeur moyenne de 48 km et une superficie de 31 500 km2, ce qui le classe comme le huitième lac du monde. C’est par ailleurs le lac le plus profond de notre planète avec 1 637 m d’épaisseur d’eau au point le plus bas. Son volume d’eau de 23 600 milliards de m3 représente environ 260 fois celui du lac Léman, soit autant que la mer Baltique ou que les cinq grands lacs nord-américains : Lac Supérieur, Lac Michigan, Lac Huron, Lac Erié et Lac Ontario réunis. Il représente 20 % du volume mondial d’eau douce contenue dans les lacs et les rivières !
Inscrits par l’Unesco en 1996 au patrimoine de l’humanité pour sa richesse écologique, ce lac, également gelé six mois sur douze, recèle une des faunes d’eau douce les plus riches et originales de la planète. Elle représente une valeur exceptionnelle pour la science de l’évolution. On y recense 1 550 espèces animales et plus de 600 espèces végétales ; près de la moitié des espèces du lac sont endémiques72. Le phoque de Sibérie en est le symbole le plus connu. On a trouvé plus de 250 espèces de crevettes d’eau douce dans le lac Baïkal, soit le tiers de toutes les espèces de crevettes du monde !
DES EXCEPTIONS
En aucune façon, la baisse spectaculaire ou plus limitée des plans d’eau endoréiques ne permet de conclure que l’humanité va manquer d’eau, ou que le débit global des rivières de la planète baisserait. Les bassins versants des fleuves qui alimentent ces lacs représentent moins de 1 % de la surface des terres immergées et moins de 1 % des débits cumulés des rivières. Ces plans d’eau sont intrinsèquement fragiles car tous situés en zones semi-arides ou désertiques. L’évaporation doit être systématiquement compensée tous les ans par les apports des fleuves qui les alimentent. Si on utilise l’eau de ces fleuves pour l’irrigation (mer d’Aral et lac Tchad), ou pour, à la fois, l’irrigation et les prélèvements pour l’eau domestique (mer Morte), le niveau baisse et peut aller jusqu’à vider totalement ces plans d’eau et faire disparaître toute vie aquatique.
Aux pays concernés d’arbitrer, peut-être, entre moins d’irrigation, donc moins de coton, et une remontée de ces plans d’eau. Il faudrait pour cela réduire de manière spectaculaire la consommation d’eau. Le « goutte-à-goutte » n’est pas adapté à une culture annuelle comme le coton, le plus souvent intégrée dans un assolement avec d’autres cultures annuelles. La recherche de variétés moins consommatrices d’eau par génie génétique peut ouvrir des perspectives plus prometteuses, mais les OGM restent controversés, même pour les cultures textiles, non alimentaires. Le Kazakhstan, plus riche que l’Ouzbékistan, est en passe de réussir le sauvetage de la Petite mer d’Aral, celle du nord, située sur son territoire, car il peut financer les travaux nécessaires du fait des revenus de ses hydrocarbures.
Pour les pays classés dans la catégorie des pays les moins avancés par l’ONU, comme le Tchad, le Niger, le Cameroun ou le Nigeria, seule la solidarité internationale pourrait permettre de faire évoluer la situation. Moins d’irrigation ? Détourner les eaux du Congo ? Toutes ces solutions sont, nous l’avons vu, peu réalistes à un horizon proche. La solidarité internationale n’est jamais aussi importante qu’on pourrait le souhaiter et il y a peut-être d’autres priorités sur la planète comme, par exemple, l’alimentation en eau potable des deux milliards d’hommes qui en sont dépourvus.