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De grands échassiers blancs aux becs en spatule s’envolèrent au-dessus des lignes, vers l’ouest rogné par l’obscurité. Dans les bosquets, les insectes du jour cédaient progressivement leur tour de chant aux artistes nocturnes, les criquets, les tiques volantes, des bestioles qui nageaient en spirale dans la lumière des feux quand elles n’emplissaient pas le chaud crépuscule du rythme de leurs élytres. D’autres sons montèrent dans l’air suintant : les cris et borborygmes de marsupiaux invisibles, et de toute la faune du marais.

Au moins, l’artillerie s’était tue.

Gaunt regagnait son abri de commandement alors que les projecteurs s’allumaient et jetaient leur faisceau vers le bas, dans la mélasse. Des paupières de métal bloquaient leur lumière dans toutes les directions excepté vers le bas ; il n’était pas utile de faire de la base une cible à longue distance. Des insectes ailés, parfois velus et de la taille d’une main replète, rivalisaient d’adresse en vol pour venir se cogner contre leurs lentilles avec un poc poc poc persistant.

Gaunt jeta un dernier regard sur le site du camp, dont on ne distinguait déjà plus que des points lumineux, les lanternes, les feux de cuisine, et les lampes torches en mouvement. Il poussa un soupir et entra.

Son cabanon avait un toit de tôle ondulée galvanisée, trop bas, et des murs de plaque pare-balles double épaisseur. Le sol fait de bois local fraîchement coupé et débité en planches avait été traité avec une laque à l’odeur infecte. Les volets pare-éclats des fenêtres étaient à moitié ouverts. Derrière eux, un résidu frémissant obstruait déjà les interstices des moustiquaires : les cadavres démantibulés des mites et des phalènes venues se jeter contre le grillage.

Gaunt avait surélevé son équipement et les sacs de son paquetage sur des billots de bois. Ils étaient restés posés à même le sol les deux premiers jours, jusqu’à ce qu’il eût découvert que là où l’humidité ne s’infiltrait pas, les vers fouisseurs y parvenaient.

Il drapa son manteau autour d’un cintre qu’il suspendit au-dessus de sa tête à un clou dépassant d’une poutre, puis attira à lui une chaise pliante et s’y laissa tomber lourdement, devant un cogitateur, un émetteur et une polycopie à écran plat réunis en un seul bloc. Un techno-prêtre avait passé plus d’une heure à psalmodier les prières de bon fonctionnement pour préparer ces machines à leur tâche, et Gaunt les avait laissées dans leurs casiers de métal à demi ouverts, censés les protéger de l’humidité. D’épais câbles d’alimentation s’en échappaient, se suspendaient à des crochets, couraient le long des solives et s’enfuyaient par un trou vers le générateur général. Les scintillements des images tremblantes se succédaient sur des écrans rendus luisants par la condensation. Une lueur orange palpitait sous les cadrans de réglage. La radio poussait un sifflement de serpent en parcourant les fréquences vides une par une.

Gaunt se pencha en avant pour étudier les dernières données tactiques envoyées par la flotte en orbite et les autres formations terrestres. Un écheveau de runes encodées traversa le verre sombre.

Aussi calme que le soir, Milo, arrivé de la pièce adjacente, tendit à son commissaire une timbale en étain. Gaunt l’accepta avec un hochement de tête et fut étonné d’en sentir la fraîcheur sous ses doigts.

— Les techno-prêtres viennent juste de réussir à remettre en marche les unités réfrigérantes, pour quelques minutes seulement, lui expliqua Milo. Ça n’est que de l’eau, mais ça vous fera du bien.

Ravi, Gaunt le remercia et but une gorgée. L’eau, malgré un goût ferreux prononcé, s’avéra délicieusement désaltérante.

Au-dehors, un bruit étouffé sur la dernière marche de l’escalier précéda plusieurs coups frappés calmement contre la porte. Gaunt ne put s’empêcher de sourire. Ce dernier pas délibérément plus lourd se voulait un avertissement amical, de la part d’un homme que nul n’aurait entendu approcher s’il l’avait voulu.

— Allez-y, Mkoll, c’est ouvert, l’accueillit Gaunt.

Mkoll entra, quelque peu interloqué, comme s’il le surprenait d’avoir été reconnu.

— Rapport de patrouille, commissaire, dit-il, debout dans le cadre de la porte.

Gaunt lui désigna un siège. Mkoll était sale des pieds à la tête. Sa cape, son uniforme, tout sur lui était couvert de boue, à l’exception de son fusil laser miraculeusement propre.

— Je vous écoute.

— Leurs positions sont encore éloignées, commença Mkoll. Ils sont toujours derrière la ligne d’offensive code Alpha rose. Quelques patrouilles avancées…

— Des ennuis ?

Mkoll, sec mais musculeux, resta vague dans sa réponse.

— Rien qui ne nous ait posé trop de problèmes.

— J’apprécie votre modestie, lui assura Gaunt, mais j’ai besoin de connaître les faits.

Une légère grimace de Mkoll lui fronça le nez et les coins de la bouche.

— Nous avons abattu six des leurs dans les marais à l’ouest. Aucune perte de notre côté.

Gaunt acquiesça. Il tenait l’homme en haute estime ; même au sein d’un régiment entier de soldats renommés pour leur discrétion, ses talents tenaient de l’exceptionnel. Mkoll avait été un trappeur sur Tanith, et son don pour la reconnaissance avait profité aux autres à de multiples reprises. Un vrai spectre parmi les Fantômes, et modeste avec ça. Jamais une fanfaronnade, et pourtant, les siennes auraient été plus légitimes que celles de quiconque.

Gaunt lui offrit sa timbale.

— Non merci, commissaire. Mkoll baissa les yeux.

— L’eau est fraîche, lui précisa Gaunt.

— J’avais vu. Mais non merci. Je risque de la préférer à l’eau tiède, alors je préfère m’en passer.

Gaunt haussa les épaules et but à nouveau.

— Donc, ils ne font pas mouvement ?

— Pas encore. Nous avons repéré un… Comment dire… Je ne suis pas sûr de savoir, une vieille ruine ou quelque chose du genre. Mkoll se leva et alla indiquer l’endroit sur la carte murale. Dans ce coin-là, si je me souviens bien. Ça n’est peut-être rien, mais j’aimerais quand même retourner y jeter un œil à la lumière du matin.

— Une position ennemie ?

— Non, commissaire. C’est… C’était déjà là avant.

— Alors vous avez raison, il faudrait inspecter les lieux. Demain matin, approuva Gaunt.

— Ce sera tout, commissaire ?

— Rompez.

Gaunt se tourna vers Milo une fois que Mkoll les eut quittés.

— Je n’arriverai jamais à prendre pleinement la mesure de son caractère. C’est l’homme le plus effacé que j’ai connu.

— C’est son boulot, commissaire.

— Quoi donc ?

— De ne pas se faire remarquer.