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ONZE

UN BUT SOMBRE ET SECRET

Gaunt s’éveilla et se rappela d’avoir rêvé de Tanith, ce qui en soi n’avait rien de si surprenant, puisque les visions de la chute de cette planète hantaient régulièrement ses nuits. Cette fois, pour la première fois, il l’avait rêvée telle qu’elle avait été : vivante, prospère, florissante.

Ce rêve le perturba, et il aurait pris le temps d’y réfléchir si ce temps lui avait été laissé. Mais son réveil était dû à l’agitation. Au-dehors, la clarté infime qui précédait l’aube de Monthax était déchirée par les cris d’alarme et par les bruits distants de la guerre. Quelqu’un tambourinait contre la porte de sa hutte de commandement. Gaunt entendait la voix insistante de Milo.

Il enfila ses bottes et sortit. L’air froid du matin figea la sueur qui trempait son maillot serré et son pantalon de combat. La lumière crue le fit plisser les yeux ; il chassa un insecte dérangeant, en écoutant à moitié les rapports hâtifs de Milo, en lisant à moitié les imprimés des unités de transmission et le contenu des plaques que le garçon lui tendait. Les yeux de Gaunt étaient tournés à l’ouest. Des flashs roses et ambrés soulignaient les nuages bas, comme une fausse aurore, perforée de-ci de-là par la traînée d’une fusée éclairante, ou celles, plus ardentes mais plus brèves, tirées par une puissante arme de soutien à énergie.

Gaunt n’avait pas besoin de Milo ni des communiqués pour savoir que l’offensive majeure avait enfin débuté. L’ennemi se déplaçait en force.

Il ordonna aux chefs de peloton de rassembler leurs hommes, bien que la plupart l’eussent déjà fait, et convoqua ses officiers supérieurs pour un briefing tactique. Il envoya Milo lui chercher son képi et sa veste, et ses armes.

Il fallut moins de dix minutes à Corbec pour amener Rawne, Lerod, Mkoll, Varl et les autres au centre de commandement, et pour y trouver Gaunt, maintenant habillé, qui étalait les dépêches sur la table de camp. Il n’y aurait pas de fioritures.

— Les vues orbitales et les rapports des éclaireurs avancés font état d’une unique colonne de troupes du Chaos traversant en masse les territoires de l’ouest.

— Objectif ? demanda Corbec.

Gaunt fit la moue, un geste désarmé de la part de quelqu’un d’habitude si confiant.

— Incertain, colonel. Nous nous attendions à une attaque majeure depuis des jours, mais celle-ci n’a l’air de concentrer aucune force sur nos positions. Les premiers rapports indiquent que l’ennemi a traversé un bataillon de Lanciers kayliens ; qu’il les a exterminés, à vrai dire. Mais j’ai l’impression que c’était uniquement parce que les Lanciers se trouvaient sur son chemin. C’est comme si notre adversaire avait un autre but, qu’il est déterminé à atteindre. Un but que nous ignorons.

Mkoll examinait soigneusement les cartes. Il avait exploré et cartographié la zone en question durant toute la semaine précédente. Son esprit tactique aiguisé ne voyait lui non plus aucun sens à cet assaut et il en fit part à tous.

— Est-ce que leurs éclaireurs ont pu se tromper ? proposa Varl. Peut-être qu’ils se dirigent vers là où ils pensent qu’on est.

— J’en doute, récusa Mkoll. Ils paraissaient bien informés jusqu’à présent. Ça reste une possibilité, mais si c’est vrai, ils ont engagé une sacrée portion de leurs troupes dans leur erreur.

— Si c’est une erreur, nous allons nous en servir. S’ils ont un but qui nous est secret, eh bien, ça ne nous rendra pas service d’attendre là qu’ils l’atteignent. Gaunt marqua une pause et se gratta le menton, l’air songeur.

— Qui plus est, reprit-il, nous avons reçu des instructions. Le général Thoth nous envoie dès que nous serons prêts, sur l’ordre du seigneur général militant Bulledin lui-même. Les Tanith vont former un des bras de la contre-offensive. Pas loin de soixante mille hommes de divers régiments vont être déployés contre l’ennemi. Du fait de son avancée pour le moins étrange, pour ne pas dire inquiétante, nous allons le frapper de flanc. Les Fantômes vont couvrir un saillant d’environ neuf kilomètres. Gaunt leur signala leur zone du nouveau front en dessinant de petits symboles runiques sur la plaque de verre à l’aide de sa craie grasse.

— Je ne voudrais pas paraître trop confiant, mais s’ils se présentent de biais par erreur, ou s’ils se dirigent vers autre chose que nous, nous devrions être capables de leur infliger des dommages sérieux. Thoth a demandé un assaut en force, ce que des gens pieux et dévots comme lui aiment appeler une boucherie. Enfoncez-vous dans leur colonne, et essayez au moins de la briser pour en isoler des éléments.

— Excusez-moi bien, commissaire. Les intonations sifflantes de Rawne fendirent l’humidité confinée de la pièce comme un courant d’air froid. Les Tanith ne sont pas de l’infanterie lourde. Un assaut en force, sans pouvoir jouer de nos atouts habituels, ça va nous faire tous tuer.

— Vous avez raison, major. Gaunt le fixa d’un regard strict. Thoth a laissé aux commandants régimentaires une certaine latitude. Avec la couverture au sol que nous offre la jungle, les Fantômes peuvent toujours user de leur discrétion pour s’approcher au plus près, et même traverser la formation ennemie. Je ne vais pas vous envoyer en masse. Les Fantômes vont se déployer par pelotons, en petites unités dispersées qui pourront approcher l’ennemi sans se faire voir. Je pense que de cette façon, nous devrions remplir notre rôle aussi bien que n’importe quelle charge d’infanterie motorisée.

Il ne restait plus qu’à distribuer une position à chaque peloton pour terminer le briefing. Les officiers sortirent à la file.

Gaunt retint Mkoll.

— Cette idée qu’ils ont pu faire une erreur, vous n’y souscrivez pas ?

— Je vous ai donné mes raisons, commissaire. C’est vrai, la végétation est dense et embrouillée, et nous pouvons nous servir de ça. Mais je ne crois pas qu’ils ont pu se tromper, non. Finalement, je pense qu’ils ont un but.

— Lequel ?

— Je ne voudrais pas dire n’importe quoi, se défendit Mkoll, mais il baissa la main vers la carte. Juste un peu à l’écart du centre de leur portion du nouveau front, Gaunt vit ce vers quoi son doigt était pointé. Une petite marque représentant la position estimée des ruines préhumaines que Mkoll avait aperçues quelques jours auparavant.

— Je n’ai pas pu retourner y jeter un œil. Je… Je ne les ai pas retrouvées.

— Répétez-moi ça ?

Mkoll haussa les épaules.

— Je les ai vues de loin pendant une patrouille, le jour où je vous en ai parlé, mais depuis, pas moyen de les retrouver. Les autres disent que je me fais vieux.

— Mais vous, vous pensez… Gaunt laissa le silence et l’expression de Mkoll terminer sa phrase.

Il passa autour de sa taille le ceinturon de son holster.

— Quand nous arriverons là-bas, occupez-vous en priorité de me faire une évaluation de ces ruines. Retrouvez-les. Pour que ça reste entre nous, faites-moi vos rapports directement.

— Compris, colonel-commissaire. Pour être franc, j’en fais un peu une question d’honneur. Je sais que je les ai vues.

— Je vous crois, lui assura Gaunt, je fais même davantage confiance à vos sens qu’aux miens. Allons-y. Allons faire ce pour quoi on nous a envoyés ici.

Les murs étaient de quartz vert vif, lisses, d’une finition parfaite, vaguement luminescents. Ils entouraient l’Endroit intérieur comme une paroi d’eau, comme une grotte creusée dans la matière de l’océan. Comme si quelque puissance sublime avait ouvert les flots et ménagé un passage sec et sombre pour lui permettre d’avancer sans craindre la pression des profondeurs.

Il était vieux, mais pas au point de n’être pas ému. L’idée de marcher d’une certaine façon dans un mythe réchauffait ses os mourants. Ce n’était pas tant un émoi qu’une sensation rassurante, celle d’être en harmonie avec une telle légende ancestrale.

L’Endroit intérieur était silencieux, exception faite du tintement lointain d’une cloche de prière, et au-delà, d’une rumeur étouffée, comme le grondement d’un dieu éternellement agité ou celui d’une étoile primitive.

De ses longs doigts fragiles, libérés du gantelet qui pendait à son poignet par sa boucle de cuir et son coupleur d’énergie, l’Ancien suivit les symboles d’or gravés dans la pierre verte du bas des murs. Il ferma ses yeux véritables, sur lesquels ses paupières sèches se plissèrent en une coque de noix, et les volets des lentilles autosensitives de son casque s’abaissèrent de façon synchrone.

Une autre histoire archaïque se rappela à son souvenir. L’histoire d’avant que les étoiles ne fussent franchies, quand les siens ne connaissaient encore qu’un monde et son astre, et les autres corps qui tournaient autour de lui, grâce aux lunettes astronomiques qu’ils levaient vers le ciel. Alors, tandis que glissait le poids des années, lent comme la dérive des continents, et que leurs capacités grandissaient, ils avaient lentement découvert les autres étoiles, d’autres mondes, une galaxie. Et ils avaient réalisé qu’ils n’étaient pas seuls, mais un peuple parmi d’innombrables autres. Et ces autres lumières les appelaient, et ils volèrent vers elles, car ils le pouvaient désormais.

C’était ainsi que tout lui paraissait à présent ; un écho. L’Ancien était longtemps resté solitaire, conscient des seules existences qui entouraient la sienne dans l’Endroit intérieur, les vies de ses frères dévoués. Dans l’obscurité du dehors, d’autres lumières avaient émergé et s’étaient révélées à son esprit. Quelques-unes d’abord, puis des dizaines, des milliers. À présent des légions.

L’esprit de l’Ancien était un instrument d’une puissance effrayante. Alors que les centaines de milliers de lueurs commençaient à se conglomérer en cet endroit, elles lui paraissaient former de nouvelles constellations bien réelles. Tellement de ces lueurs de vie étaient sombres et atroces.

Il méprisait l’urgence, car la hâte avait jusque-là été épargnée à sa longue existence. Toutefois, il ne restait désormais plus beaucoup de temps, à peine plus d’un battement de cœur selon son échelle de perception.

Déjà, son esprit avait mis les événements en marche. Déjà, il avait abandonné ses rêveries et laissé sa riche imagination se draper comme une cape autour de cet endroit. Des illusions simples, celles qui trompaient d’ordinaire les cerveaux inférieurs des autres races, étaient en place.

Elles ne suffiraient pas.

L’Ancien soupira. Ils en étaient arrivés à cela. Un sacrifice, dont il savait qu’un jour, celui-ci viendrait ponctuer sa longue vie. Peut-être avait-il même été la raison de sa naissance.

Il était prêt. Du moins cela constituerait-il une nouvelle légende.

Sous les ramures épaisses et les parasites grimpants, le troisième peloton, longeant les creux et les bancs des clairières de boue, se rapprochait toujours plus près du grondement de la guerre à l’ouest. L’aube était sur eux et traversait la voûte en rais de lumière immobiles.

Le troisième peloton était celui de Rawne. Larkin avait été détaché de l’unité de Corbec, parce que le sniper de Rawne était pour l’heure occupé à vider ses boyaux pris par la fièvre dans un seau de l’infirmerie. Les mouches-sangsues et d’autres minuscules insectes avaient commencé à répandre l’infection. Dorden s’était préparé à accueillir les blessés, ceux dont il avait soudainement hérité la veille étaient les malades.

Milo, quant à lui, n’était pas sûr de savoir qui de Rawne ou de lui-même exécrait le plus le fait qu’il eut été affecté à ce peloton. Juste avant le déploiement, Gaunt avait pris Milo à part pour lui ordonner d’accompagner la progression du major.

— Si un des pelotons doit profiter de ta musique, ce sera le troisième, avait dit le commissaire. Si une section doit flancher, ce sera celle-là. Je te veux avec elle pour lui redonner courage. Ou au moins pour me prévenir par radio.

Milo aurait refusé sans ce regard insistant de Gaunt. C’était une affaire de confiance, une responsabilité subtile. Gaunt comptait sur lui pour surveiller le troisième peloton de l’intérieur. Il avait reçu son fusil et sa première ficelle, et le sniper de Rawne n’avait pas été le seul du peloton à tomber malade.

— Dépêche-toi un peu ! lui siffla Feygor alors qu’ils avançaient au milieu des joncs. Milo hocha la tête et se retint de l’insulter. Il se déplaçait plus silencieusement que beaucoup d’hommes du peloton, il savait aussi avoir mieux serré son attirail et mieux appliqué sa peinture faciale. Colm Corbec avait pris le temps de tout bien lui enseigner.

Mais il savait aussi qu’il n’était plus un musicien ni une mascotte. Il était un Fantôme, et en tant que tel, il obéirait à ses supérieurs à la lettre. Même s’ils étaient de dangereux misanthropes.

Derrière Logris, l’éclaireur de Rawne, l’escouade de dix hommes progressait à la file au travers des bosquets et des trouées de la jungle de Monthax. Milo se retrouva derrière Caffran, le seul autre soldat du peloton qu’il appréciait, ou auquel il pensait pouvoir faire confiance.

Rawne les fit marquer une pause dans une cuvette emplie d’herbes hautes et de limon tandis que Logris et Feygor partaient en avant-garde. De minuscules mouches tourbillonnaient au-dessus de cette soupe à l’odeur de végétation pourrie.

Caffran, le visage couvert de rayures vertes, se tourna vers Milo et lui ajusta la bandoulière de son arme, comme un grand frère veillant sur son cadet.

— Tu as déjà vu des combats, non ? lui murmura-t-il. C’est pas si nouveau pour toi.

— Oui, mais pas comme ça. Pas en tant que soldat.

Caffran lui sourit.

— Tu t’en sortiras très bien.

De l’autre côté du bouillon infâme, Larkin les regardait depuis sa position recroquevillée au milieu des racines de la mangrove. Il savait que Caffran et le musicien n’étaient pas amis, il avait entendu Caffran en parler : même si à peine deux ans les séparaient, Caffran avait dit se sentir mal à l’aise en compagnie de Milo parce qu’il lui rappelait trop Tanith. Cela semblait désormais être de l’histoire ancienne et Larkin en était content. Avoir Milo dans sa compagnie semblait donner un but à Caffran : un novice, un petit frère, enfin quelqu’un de plus jeune que lui et dont Caffran pouvait s’occuper.

Caffran l’avait ressenti lui aussi, il ne méprisait plus Brin Milo. Maintenant, le soldat Milo était l’un d’entre eux. C’était un peu comme si… Comme s’ils étaient chez eux. Caffran ne comprenait même plus pourquoi il l’avait tant évité. Ils étaient tous dans la même galère. Tous des Tanith. Et si Gaunt avait jugé bon de protéger Milo tout ce temps, Caffran ne laisserait rien lui arriver.

Rawne attendait au bord de la mare le retour de Logris et Feygor. Ses yeux, deux diamants blancs aux noyaux noirs et durs, brillaient derrière la bande de peinture qui lui traversait le visage. La situation avait quelque chose de terriblement familier ; il le sentait dans ses tripes. Bientôt, il y aurait des morts.

Des échassiers passèrent non loin en volant. Mkoll se tourna vers Domor en renfilant sa bandoulière autour de son épaule.

— Sergent ? lui demanda calmement Domor.

— Fais avancer les autres, lui fut-il ordonné.

— Moi ?

— Tu te sens à la hauteur ?

Domor signifia que oui. Les anneaux de focale de ses implants bioniques bourdonnèrent en essayant de reproduire l’expression de surprise que ses vrais yeux auraient voulu traduire.

— Il faut que j’aille en avant. Jeter un œil. Je ne peux faire ça que tout seul. Fais avancer le neuvième derrière moi.

— Mais…

— Pas de problème pour Gaunt, je lui en ai parlé. Mkoll appuya deux fois sur le bouton de son oreillette et annonça d’une voix calme au reste du peloton qu’ils étaient à présent sous les ordres de Domor. Obéissez-lui comme vous m’obéiriez, leur demanda-t-il.

Il se tourna à nouveau vers Domor.

— C’est très important. Ça pourrait être une question de vie ou de mort pour nous tous. O.K. ?

Domor acquiesça.

— Pour Tanith.

— Pour Tanith. Comme si elle existait encore.

Un instant plus tard, Mkoll s’était évanoui tel un murmure au milieu de la végétation fournie, bien nourrie par son sol détrempé.

— En flèche autour de moi et renouvelez la progression, murmura Domor dans son micro, sans grande certitude quant aux termes justes. Et le neuvième peloton se reforma et avança.

Sous l’ombre des grands arbres suintants, le deuxième peloton, celui de Corbec, faisait mouvement au travers du bourbier. Larkin manquait au colonel, mais son escouade disposait déjà de Merrt et il aurait été difficile de se plaindre.

Bordel, se disait Corbec, Larkin n’a pas arrêté de me rendre cinglé avec tous ses pressentiments et ses jérémiades et voilà qu’il me manque.

Devant eux, les clairières s’élargirent en un lagon. Les eaux immobiles étaient couvertes d’une couche d’algues brunes, dont sortaient quelques racines noires et pourries. Corbec fit signe au peloton de s’engager à sa suite dans l’eau, qui lui arrivait à la cuisse et laissait un dépôt graisseux sur son treillis. Il leva davantage son fusil laser.

— Là, devant ! souffla Merrt sur la fréquence. De l’autre côté de l’étang, Corbec les vit aussi : des formes humaines qui se déplaçaient.

— Des gars à nous ? demanda Merrt.

— Non, il n’y a que Varl qui pourrait être assez con pour amener son peloton devant nous, et il est complètement à l’est de la ligne. En avant.

Corbec épaula son fusil, entendit neuf autres crans de sûreté être abaissés.

— Pour Tanith, pour l’Empereur et pour nous ! beugla-t-il.

La volée de lasers frôla les vaguelettes de la lagune, des silhouettes adverses se crispèrent et tombèrent, certaines dans l’eau, le visage en avant. Les survivantes s’agenouillèrent à couvert derrière les racines de la berge et leur renvoyèrent leurs tirs. Les rafales se répondirent d’un bord à l’autre. Les plus basses, en volant au ras de l’eau, y traçaient des sillons et provoquaient des évaporations localisées en touchant la surface. D’autres faisaient voler en éclats l’écorce imbibée.

D’autres calcinaient la chair, perçaient des protections. Les tireurs s’écroulaient sur la rive éloignée, glissaient dans l’eau ou étaient arrêtés par les enchevêtrements de racines. Merrt réussit trois tirs d’une exactitude mortelle avant qu’un retour perdu ne l’atteignît en pleine bouche. Il sombra en gargouillant dans l’eau sale du lagon.

Corbec hurla dans son communicateur que l’ennemi avait été rencontré et qu’ils étaient engagés contre lui. Puis il régla son fusil en mode automatique et avança, le doigt crispé sur la détente.

Et un pour Merrt. Deux. Trois. Quatre. Ce ne serait jamais assez, pas même à moitié suffisant.

— Le deuxième peloton a engagé l’ennemi ! se hâta de répéter Raglon, son officier radio, au commissaire.

— Pas de temps à perdre ! ordonna Gaunt en faisant signe d’avancer aux hommes du premier peloton, les deux pieds enfoncés jusqu’aux chevilles dans l’eau de la clairière. Son épée tronçonneuse ronronnait dans sa main. Ils entendaient la fusillade, proche, plus brutale et plus immédiate que les grondements de la mystérieuse guerre dont ils approchaient. Le peloton de Corbec ouvrait le feu, mais la provenance du bruit n’était pas certaine. Gaunt maudit la densité de cette jungle et ses faux échos. Pourquoi cet endroit était-il si difficile à cerner ?

Des décharges leur furent tirées dessus. Lowen tomba, transpercé par un tir. Raglon chancela lui aussi, une brûlure très superficielle à la joue. Gaunt releva le porteur de son unité radio et le jeta à l’abri derrière une racine épaisse.

— Ça ira ?

— Ça va pas me tuer, lui retourna l’officier aux communications en plaquant sur la strie calcinée un tampon stérile.

Le tir ennemi devenait trop intense pour charger au travers ; sur son ordre, le peloton de Gaunt se mit à couvert et commença à répliquer avec la précision née de l’entraînement. Les décharges étaient canalisées par l’entonnoir de la clairière et l’ennemi leur rendait leurs salves sans méthode. Gaunt discernait les positions de leurs adversaires : d’après les scintillements du bout de leurs fusils, ils étaient mal placés et mal espacés.

Il chercha un ordre qui motiverait ses hommes. Aucun ne vint,
hormis :

— Premier peloton du Premier et Unique ! Tuez-les !

Cela suffirait. Il le fallait.

Le troisième peloton se figea, à cause de la main levée par Rawne autant que des bruits de combat qui résonnèrent soudain, venus d’un autre endroit de la forêt. Ils restèrent baissés, sous les ombres vert sombre de la végétation, leurs seuls yeux blancs ressortant de la peinture de camouflage et à l’écoute du moindre son. Feygor essuya de sa joue une goutte de sueur. Larkin observait les alentours derrière la lunette thermique de son fusil long. Wheln se mordillait la lèvre inférieure, les yeux aux aguets. Caffran était aussi immobile qu’une statue prête à tirer.

— Vers la gauche, murmura Rawne en indiquant précisément la direction du doigt. Des combats à pas plus de deux cents mètres.

Juste derrière lui, Milo leva un pouce à l’opposé.

— Vers la droite aussi, major. Un tout petit peu plus loin. Sa voix était un souffle.

Feygor allait lui faire payer son impudence d’un coup de poing, mais Rawne lui fit signe de n’en rien faire et tendit l’oreille.

— T’as de bonnes oreilles, gamin. Il a raison. L’écho est trompeur, mais il y a un second engagement.

— Tout autour de nous, alors… Et quand est-ce que ce sera notre tour ? se demanda Feygor.

Rawne percevait son impatience. L’attente, cette putain d’attente était souvent plus éprouvante que les combats en eux-mêmes.

— Bien assez tôt. Rawne tira sa dague de Tanith, celle que lui avait offerte Gaunt, l’Empereur le maudisse ! La lame était enduite de suie, et il la fixa à ses attaches sous la gueule de son fusil. Les hommes l’imitèrent.

— On va rester calmes, et garder l’avantage de la surprise tant qu’on l’aura, leur dit Rawne en les faisant se lever pour reprendre leur marche.

Le bruit de l’eau couvrait presque les bruits étouffés des combats, mais pas ceux du lointain duel d’artillerie.

Mkoll suivait une arête de roche épaissie par le lichen et contournait ainsi le bord d’un petit lac caché dans les ombres. Trente mètres plus haut, un rideau tombait d’un éperon mousseux vers le bassin. Il faisait aussi sombre et humide dans cet endroit que durant une nuit d’été.

Mkoll entendit du mouvement, un petit éboulis de cailloux, là-haut, au sommet de la chute. Les couverts étaient rares, et sans hésitation, il se laissa glisser de l’autre côté du rebord de pierre, s’enfonça dans l’eau jusqu’au cou, son fusil laser posé sur une main juste au-dessus de la surface. Avec une précision fluide, il se coula sous l’ombre du rocher, derrière le bouillonnement de la cataracte.

Des formes se déplaçaient au-dessus de lui au sommet de l’affleurement, quinze, peut-être vingt guerriers. Il perçut leur odeur, la puanteur poivrée de choses à peine humaines. Des voix basses et saccadées communiquaient par les radios de leurs casques en employant un langage qu’il était heureux de ne pas comprendre. Mkoll sentit ses entrailles se contracter involontairement. Ce n’était pas la peur de l’ennemi, ni de la mort ; c’était la peur de ce que l’ennemi était. De sa nature abominable.

L’eau autour de lui était froide comme de la glace. Ses membres
s’engourdissaient, mais une sueur tiède lui coulait du front. Enfin, ils furent partis.

Mkoll laissa passer deux minutes pour plus de certitude. Puis il se tira hors de l’eau et détala en silence dans la direction dont était venu l’ennemi.

À la sortie d’un bosquet, le septième peloton se retrouva brusquement en pleine lumière, et encore plus brusquement au milieu des tirs. Trois des hommes du sergent Lerod s’étaient fait tuer avant qu’il n’eût le temps d’ordonner la riposte. Tout autour d’eux, les décharges adverses dénudaient les arbres, pulvérisaient leur écorce et leur feuillage en une brume de sève et d’éclats. L’ennemi disposait au moins de deux mitrailleuses et d’une douzaine d’armes laser à couvert de l’autre côté de la crique étroite.

Lerod hurla ses instructions en reculant au milieu des traînées sifflantes de l’échange et faisait feu à plein régime, le fusil calé dans le creux de la hanche. Deux de ses hommes avaient trouvé d’excellents couverts et rendaient coup pour coup. D’autres se démenaient comme lui pour trouver une place à l’abri. Targin, l’opérateur radio, fut touché deux fois dans le dos et tomba de côté ; son corps tétanisé resta accroché debout, comme une marionnette, dans un entrelacs de lianes.

Une décharge de laser atteignit Lerod en pleine cuisse. Il s’écroula sur un genou, impuissant, puis se laissa tomber sur le ventre et, de désespoir, arrosa les arbres d’en face à un rythme soutenu. Ses tirs irréfléchis durent toucher quelque chose, peut-être une cellule énergétique, car un bref grouillement de flammes parcourut la berge éloignée, dénuda et abattit plusieurs arbres, en projetant en l’air deux corps noircis qui retombèrent dans le lit de la crique. Considérant Lerod comme la source de cette petite victoire, les mitrailleuses invisibles pivotèrent et couturèrent de leur puissance de feu le chemin sur lequel il était étendu.

Il les vit une fraction de seconde : les féroces lignes traceuses jumelles remontant la glèbe pour l’agrafer au sol. Il n’y avait rien qu’il pût faire… Pas le temps. Il ferma les yeux.

Lerod les rouvrit. Par quelque miracle, les deux rafales étaient passées de part et d’autre de son corps allongé.

Le caractère insensé de sa survie le fit éclater de rire et il roula jusque derrière les arbres, trois ou quatre mètres à sa gauche, d’où il exhorta sa compagnie avec une vigueur renouvelée. Il se sentait jubiler, comme sur les champs de la fondation à la périphérie de Tanith Magna, avant la perte. Il n’aurait jamais cru connaître à nouveau ce même sentiment.

Avec un ressentiment amer, Corbec fit reculer le deuxième peloton de la lagune où ils étaient tenus en échec par des armes plus nombreuses, qui les encerclaient en partie. Les Tanith refluèrent en silence parmi les arbres, en laissant derrière eux quelques tubes-charges reliés à des fils tendus au ras du sol.

Un rapide échange radio fit effectuer un virage au deuxième peloton et l’amena aux côtés du premier et de Gaunt lui-même, qui tenait la berge d’une large crique.

— Ça n’arrête pas ! lui cria Corbec dont les hommes arrivaient en renfort des siens. Ils sont nombreux, et déterminés aussi !

Gaunt hocha la tête et ordonna à ses hommes de progresser un mètre à la fois pour améliorer leurs lignes de tir et de déloger l’ennemi de sa position sur la rive éloignée.

Des explosions retentirent au milieu des arbres, dans la direction où l’ennemi en approche déclenchait les premiers pièges. Gaunt poussa un juron. Ce terrain était censé donner l’avantage aux Fantômes, mais l’ennemi était partout, comme s’il s’était dispersé dans la confusion. Et même si cela signifiait qu’il n’œuvrait pas à un plan bien précis, cela voulait aussi dire que l’armée adverse était divisée, et peut-être tout autour d’eux.

Raglon s’était trouvé un couvert, Gaunt se recroquevilla derrière lui et fit signe à Corbec de les rejoindre. Corbec traversa le terrain au pas de course, la tunique et le visage éclaboussés de sève à laquelle s’étaient collés des fragments de feuillage. Il ressemblait au vieil homme des bois de la traditionnelle fête des feuilles qui se tenait chez lui, sur Tanith, quand…

Gaunt sursauta, l’esprit embrouillé. Chez lui, sur Tanith ? Quel genre de tour lui jouait à présent son esprit ? Il n’avait jamais entendu parler d’une fête des feuilles, qui lui avait pourtant semblé surgir de ses souvenirs comme une vérité du passé. L’espace d’un instant, il put même sentir l’odeur des fruits du nal, recouverts du sucre qui caramélisait dans les fours à charbon.

— Qu’est-ce qu’il y a, commissaire ? lui demanda Corbec en essayant de rentrer sa masse derrière leur couvert alors que les impacts crépitaient autour d’eux.

Gaunt secoua la tête

— Rien du tout. Il tira sa plaque de données de la poche de son manteau et brancha le court câble intégré dans une prise à la base du boîtier que portait Raglon sur son dos. Il introduisit ensuite son code d’accès sur le petit clavier de touches runiques et les données de la bataille commencèrent à s’afficher sur l’écran, en provenance directe de la base de commandement mobile Léviathan du général Thoth. Gaunt sélectionna une vue tactique d’ensemble pour leur permettre à lui et Corbec de s’informer du déroulement de la bataille.

Les Tanith y étaient montrés comme une ligne fine et vulnérable, statique, le long des zones marécageuses principales. De chaque côté d’eux, des régiments plus lourds et des unités blindées s’étaient enfoncés plus loin, mais eux aussi semblaient s’enliser. Les Volponiens poussaient depuis l’est grâce à un soutien d’artillerie massif, mais le 6e et le 16e trynaï immobilisés se faisaient lentement massacrer.

— C’est pas très joli, par Feth… marmonna Corbec. Toute la poussée est en train de s’arrêter sur place.

— Nous allons devoir essayer d’améliorer les choses, lui retourna solennellement Gaunt, l’air occupé, en faisant tourner une molette pour amener à l’écran un affichage spécifique de l’avancée laborieuse des Fantômes. Tous les pelotons s’étaient arrêtés, la plupart engagés dans d’importants échanges de tir. L’unité de Lerod était la plus exposée. Celle de Rawne, fit remarquer Gaunt, n’avait jusqu’à présent pas réussi à
engager l’ennemi.

— Ils ont de la chance, jalousa Corbec.

— Ou ils ne font pas de leur mieux, répondit Gaunt à voix haute.

En poursuivant son chemin, le troisième peloton rencontra un bassin caché où une petite cascade tombait d’un promontoire envahi par la mousse. Rawne divisa sa troupe en deux et la fit avancer de part et d’autre de l’eau.

Feygor se pencha pour ramasser quelque chose et le lui montra. Une cellule pour fusil laser, mais pas un modèle impérial standard.

— Ils sont passés par ici.

— Et on les a ratés ! s’emporta le major. Que Feth fasse pourrir toute cette jungle de merde ! Ils se baladent autour de nous et on ne peut même pas les voir !

De l’autre côté du bassin, Milo s’arrêta et se retourna vers Caffran.

— Tu sens ça ? lui murmura-t-il.

Caffran fronça les sourcils.

— Quoi ? La boue, l’eau croupie ? Le pollen ?

— La jungle n’a plus la même odeur. On dirait presque… Celle des nals. Milo se frotta le nez, comme pour se défier de son jugement.

Caffran était sur le point de se moquer de lui, mais il réalisa alors que lui aussi le sentait, ce parfum étonnant, chargé de nostalgie. L’air portait bien l’odeur riche des conifères de Tanith. Maintenant qu’il y faisait attention, autour d’eux les arbres et la végétation lui semblaient plus sombres et plus semblables aux forêts de chez eux. Plus rien à voir avec la jungle luxuriante et puante qu’ils avaient connue depuis leur arrivée sur Monthax.

— C’est incroyable, dit-il en tendant la main pour toucher un des arbres familiers.

Milo était de son avis. C’était incroyable, mais aussi très angoissant.

Depuis le couvert de buissons épanouis et colonisés par les insectes, Mkoll voyait la jungle s’éclaircir devant lui. Des combats brefs s’étaient déroulés ici, pas plus de deux heures plus tôt. La terre avait été piétinée, les arbres brûlés et fendillés. Des dépouilles finissaient de fumer sur le sol.

Il rampa pour y jeter un œil. Les morts étaient des soldats du Chaos, lourdement armés, et bien protégés par les plaques d’acier cru jetées sur leurs treillis rouges matelassés. Leurs casques portaient des symboles si horribles qu’il commença à perdre son souffle, jusqu’à ce qu’il en eût détourné le regard.

D’autres étaient tombés ici, mais leurs corps avaient été emportés. Aucune unité impériale n’était arrivée aussi loin. Une autre force était présente sur Monthax. Mkoll observa les blessures des cadavres. Ici et là, un casque ou un plastron avait été perforé, non par une décharge d’énergie ou un projectile explosif, mais par quelque chose d’aiguisé, qui avait traversé net le métal composite. Dans une souche derrière une des dépouilles, Mkoll retrouva planté une sorte de disque étoilé au bord excessivement tranchant.

Avec un long et lent soupir qui siffla par la bouche de son casque, l’Ancien s’appuya dans son fauteuil de pierre, au centre de l’Endroit intérieur.

Comme une araignée au milieu d’une toile complexe, il étendit sa perception mentale et testa les fils de son réseau trompeur, du voile d’incohérence qu’il avait étendu tout autour de lui sur des kilomètres, et qui pour le moment remplissait sa fonction. Il étudia les consciences prises dans ses filets : tellement d’entre elles étaient cruelles, brutales et envahies par le poison du Chaos. Les autres n’étaient que de brèves étincelles humaines. Les impériaux, réalisa-t-il, étaient venus éprouver leur force contre celle du Chaos en mouvement. Il vit des combats sanglants. Il vit une vaillance grossière. Cet aspect des humains le surprenait toujours : des existences si courtes, si vite épuisées et avec tant de fureur. Leur courage aurait pu être admirable s’il n’avait été si futile.

Peut-être néanmoins pouvait-il s’en servir. S’en faire des alliés était hors de question, mais tout délai était bon à prendre, et ces impériaux déterminés pouvaient l’aider, avec leur besoin de se battre et de vaincre.

Il était plus que temps pour lui de jouer sa dernière manœuvre, et il allait se servir des humains, employer le peu de bien dont ils étaient capables. Une ultime vérification s’imposait.

Muon Nol, maître de sa garde personnelle de vengeurs, pénétra dans l’Endroit intérieur sur la convocation mentale de l’Ancien. Il tenait sous un bras son haut casque blanc dont le cimier rouge était parfaitement coiffé, et dans le bleu opalescent de son armure brillaient des veinules d’or, comme au cœur d’une étoile refroidie. Les cordelettes tressées de sa cape lui pendaient sur la poitrine, dissimulant les armes plaquées dans son dos. Ses yeux nobles âgés de plusieurs siècles étudièrent l’Ancien. Il se lisait de la fatigue sur son long et respectable visage.

— Muon Nol, comment avancent nos plans ?

— La Voie est ouverte, monseigneur.

— Et elle doit être fermée. Combien de temps encore ?

Le regard de Muon Nol s’abaissa vers le sol de pierre lisse où se reflétait la forme bleue de son armure.

— Tous sont partis, monseigneur, hormis vos gardes du corps. La fermeture de la Voie a débuté. Il s’écoulera encore un peu de temps avant que nous n’en ayons fini.

— Un peu de temps pour nous, peut-être. Pas pour l’ennemi. Bien assez longtemps pour lui, j’en ai bien peur. Nous n’avons plus le temps d’accomplir cette fermeture comme il se doit. Nous devons couper la Voie.

— Monseigneur !

L’Ancien leva la main, celle dont il avait ôté le gant. La vue de ces doigts blancs, rendus presque translucides par l’âge, coupa court aux protestations du vengeur.

— Ce n’est pas ce que nous souhaitions, Muon Nol, mais nous n’avons d’autre recours désormais. Dolthe doit être protégé. Je vais consacrer mes ultimes réserves vitales à les tenir éloignés.

Muon Nol s’effondra à genoux devant la figure assise et courba la tête.

— Mais il est injuste que tout doive finir ainsi, seigneur Eon Kull !

Eon Kull l’Ancien s’adossa en souriant presque.

— Je suis cette Voie, Muon Nol. Cela a été ma charge et mon devoir durant tout ce temps, elle et moi ne faisons qu’un. S’il faut à présent la clore à jamais, et il le faut, il n’est que normal que le livre de ma vie se referme avec elle. Cela est juste et nécessaire. Je ne le perçois pas comme une perte ou un échec, aussi ne le devriez-vous pas. Le seigneur Eon Kull va fermer sa Voie pour la dernière fois, pour toute éternité. Le seigneur Eon Kull va disparaître avec elle.

Muon Nol releva la tête. Étaient-ce des larmes dans ses yeux noirs ? Eon Kull considéra que les pleurs de son plus fidèle défenseur n’auraient pas été déplacés.

— Laisse-moi à présent. Dis aux tiens de se préparer au contrecoup psychique. Je t’appellerai quand tout sera terminé, afin que nous puissions nous faire nos adieux.

Le maître de la garde rapprochée se leva et s’apprêta à le laisser seul.

— Muon Nol ?

— Seigneur ?

Eon Kull l’Ancien souleva le buanna appuyé contre le bras du fauteuil de pierre. La lumière ténue des lieux joua sur son long canon effilé et fit scintiller les ornements de la crosse. Uliowye, le baiser des astres mordants. L’arme d’un champion de leur peuple, précieuse et révérée. Entre les mains d’Eon Kull, elle avait valu à Dolthe de fabuleuses victoires.

— Prends-la. Quand l’heure viendra, sois là où il le faudra et fais-en bon usage.

— Je ne peux l’accepter, monseigneur ! Elle a toujours été vôtre !

— Et il m’appartient donc de la donner, Muon Nol ! Uliowye ne sera pas heureuse de devoir dormir tout le temps de cette mort. Elle doit embrasser l’ennemi au moins une dernière fois.

Muon Nol alla recevoir l’antique canon shuriken hurleur avec révérence.

— Elle ne mourra pas sans bruit, monseigneur. C’est un grand honneur que vous me faites.

Eon Kull acquiesça et n’ajouta rien, invitant de cette façon Muon Nol à quitter l’Endroit intérieur. L’Ancien resta un instant assis, à ne penser à rien, qu’au silence à venir. Puis son entendement s’éveilla à nouveau, au bruit des hordes à l’extérieur de ces murs, des esprits qui s’agitaient et combattaient et tuaient et mouraient dans la jungle autour de lui.

Il se leva et descendit de l’estrade du trône, s’agenouilla sur le sol froid de l’Endroit intérieur et décrocha la bourse décorée pendue à sa ceinture. Eon Kull le prophète en fit s’entrechoquer le contenu et le déversa sur les dalles ; des fragments de moelle, chacun gravé d’une rune de pouvoir. Bien que la lumière fût rare, ils brillaient comme la glace au soleil de midi, et il observa le motif qu’ils formaient. Lentement, de ses doigts nus, il les fit glisser, forma de nouvelles conjonctions, regroupa certaines runes par paires, en éloigna d’autres pour les placer seules ou les empiler. L’arrangement devint précis.

Eon Kull se raidit en percevant le mugissement du Warp. Les runes psychoréactives lui donnaient accès à la pleine puissance des espaces insondables, agissaient comme des clés pour déverrouiller les portes de son esprit vers la dimension au-delà.

Il commença à en tirer son énergie et à la canaliser au travers des clés runiques. Celles-ci brillaient maintenant avec plus d’intensité et émettaient un infime bourdonnement. Son esprit se mit à lutter. Jamais encore il n’avait cherché à focaliser un tel niveau d’énergie.

Non, ça n’était pas tout à fait vrai. Dans sa jeunesse, alors qu’il s’engageait à peine sur la voie du prophète, il avait accompli de plus grands faits, et avec moins de runes. Sa connaissance et sa technique s’étaient affinées au fil des siècles, mais il n’était plus jeune. Maîtriser la puissance exigeait davantage de lui. Par commisération, les pierres-esprits incrustées dans son armure runique se mirent à cligner, comme le firent des dizaines d’autres alignées sur le côté de son trône. Tirées à sa demande de leur sommeil éternel, les âmes d’autres prophètes et archontes à la chair depuis longtemps évanouie se joignirent à la sienne pour le guider et lui prêter leur force.

Quelques-uns des esprits les plus âgés et les plus revêches lui reprochèrent néanmoins d’avoir tenté un fait si grand. D’autres l’aidèrent sans équivoque et apaisèrent les récriminations de leurs compagnons immatériels. La cause était simple : Dolthe devait perdurer et Eon Kull avait raison d’éprouver les limites de ses pouvoirs pour le défendre.

Un bruit venu de derrière lui faillit le distraire. Fuehain Falchior, sa lame sorcière, sentait la bataille et s’agitait sur son râtelier de moelle spectrale.

— Tiens-toi tranquille, murmura Eon Kull en reportant sa pleine attention vers son acte.

Les runes brillaient encore davantage. Certaines des petites tablettes frémissaient sur le sol, comme ballottées par une secousse sismique. Les pierres-esprits palpitaient. Eon Kull regarda dans le Warp et le Warp se déversa en lui, où la puissance germa à un rythme fécond.

Sa main nue se crispa comme une serre. Les veines ressortaient de son poignet. C’était à présent la douleur qu’il sentait sourdre en lui. Un sang fluide lui coulait du nez.

En dépit de la souffrance, il se mit à rire faiblement pour lui-même. Qu’importait son étrangeté ou son amertume, il y avait une victoire à trouver en ceci. Ou du moins l’espérait-il, pour Dolthe et pour son peuple.

Au-dessus de cette partie virginale de Monthax, en une centaine d’endroits, des fourches d’une foudre aveuglante tombèrent d’un ciel torturé, auparavant dégagé et d’un bleu suffocant. Des bosquets d’arbres éclatèrent sous le martèlement électrique. Plusieurs véhicules blindés de l’avant-garde impériale furent frappés et détruits ; un Hellhound volponien, touché par un éclair, s’enflamma comme une torche après l’éclatement de ses immenses réserves à combustible. En un autre endroit, sur le bord d’une crique, ce furent quatorze pièces autoportées Basilisk, leurs longs fûts dressés et prêts à bombarder, qui firent office de conducteur. Leurs servants électrocutés se tétanisèrent ou fondirent durant dix secondes, puis les explosions combinées de leurs soutes à munitions transformèrent un kilomètre carré de jungle en colonne d’énergie et de débris chauffés à blanc.

L’onde de choc secoua la masse énorme du Léviathan de commandement stationné seize kilomètres en retrait et jeta au sol tout l’équipage du pont principal. Quand les multiples écrans et l’affichage holographique principal s’éteignirent tous dans un grésillement soudain, le général Thoth se leva d’un bond et donna frénétiquement ses ordres dans le noir total.

La pluie s’ajouta aux éclairs, les trombes glacées d’une pluie hors de saison, qui décomposa les mousses grimpantes et le feuillage de la voûte supérieure, et dénuda les arbres jusqu’au bois. Les troupes trempées se replièrent aveuglément vers des cours d’eau soudain gonflés par les flots marron, en oubliant la bataille.

Le peloton de Varl alla s’abriter derrière des rochers, pria et suffoqua sous la pluie battante. Les fréquences étaient coupées et personne n’y voyait à plus d’un mètre.

La peur referma son emprise sur les forces impériales. L’ennemi était caché par l’orage tout le long de la ligne de front. L’artillerie du Chaos s’acharnait à tirer, mais les détonations et le grondement de leurs batteries paraissaient pathétiques en comparaison de la colère des éléments. Les soldats y voyaient un orage maléfique invoqué par les sorciers adverses.

Les hommes de Lerod, ce qu’il en restait, firent demi-tour en courant au travers du rideau de pluie, presque reconnaissants pour l’opportunité qui leur était donnée de sortir de l’impasse.

La moitié du peloton de Domor fut emportée par une coulée inattendue. Deux de ses soldats se noyèrent.

Alors, au milieu des gouttes, tombèrent des grêlons aussi gros que des poings. Cela se produisit à l’ouest. Des os furent brisés et dix-neuf hommes tués sur le coup dans la phalange volponienne. La grêle était si intense qu’elle cabossait le blindage des chars.

Soudain pris jusqu’aux genoux dans un courant de boue liquide, les premier et deuxième pelotons des Tanith s’éloignèrent de la lagune. Gaunt ouvrait le passage en s’agrippant aux rameaux et aux lianes pour rester debout. Corbec poussait les retardataires devant lui et portait à moitié le soldat Melk, qui avait perdu l’usage d’un genou.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? hurla Gaunt sous la pluie.

Personne n’avait la réponse. Un truc de psyker, pensaient-ils tous.

Des vents se mirent à souffler sur les bords de l’orage avec la force d’un typhon. Les escadrilles impériales de soutien aérien furent rappelées et cantonnées au sol, mais pas avant que deux Marauders ne se fussent écrasés. L’un d’eux, ayant perdu ses stabilisateurs, parvint à transformer sa chute en victoire symbolique, en allant s’abattre sur une colonne de tanks du Chaos, immobilisés dans une clairière devenue un lac. Les multiples explosions en série se perdirent dans le tumulte de l’orage.

Pris dans une coulée soudaine et assommé par la force de la pluie, Mkoll s’accrochait à un manglier presque déraciné pour ne pas être emporté. Ses yeux qui cillaient pour chasser l’eau virent son fusil laser s’éloigner en coulant lentement dans l’écume étouffée par la terre et les feuilles. La perte était sévère, tant il s’était montré soigneux et protecteur envers ce simple fusil réglementaire. Aucun n’avait été mieux entretenu, mieux choyé ou mieux astiqué de tout le régiment tanith. Cette arme lui était enlevée, mais il lui restait la vie, tant que les racines de l’arbre tiendraient.

Rawne poussa les hommes du troisième peloton en avant au travers du déluge. Leurs cheveux et leurs uniformes étaient plaqués à leur peau pâle. Un genre d’édifice s’élevait devant eux, en tout cas une structure assemblée à partir de blocs taillés, qui paraissait à Rawne presque familière. Ses ordres enfiévrés se perdaient dans les bourrasques de vent.

Une branche cassée, portée par la tornade, tourbillonna dans la pluie presque horizontale et frappa le soldat Logris à la gorge. Milo tenta de le soutenir. Il était trop tard. Son cou s’était brisé et sa tête vint pencher du mauvais côté. Déjà, le bas de son cadavre affaissé était aspiré dans le gonflement de boue que suscitait la pluie effroyable.

Caffran attrapa Milo et le traîna au travers des rafales et des débris de feuilles vers le couvert des ruines de pierre. Rawne les jeta à l’intérieur pour les faire rejoindre les autres membres du peloton : Feygor, Cown, Wheln, Mkendrick, Larkin, Cheffers. Mais Cheffers était mort. Aucun signe de blessure, jusqu’à ce que Cown eût repéré le sang qui s’écoulait de sa gorge ouverte. Il en dépassait quelque chose. Une feuille. Portée pointe en avant par la tempête, elle avait perforé la gorge de Cheffers et lui avait sectionné la trachée. Horrifiés, le vent et la pluie continuant de battre la pierre à laquelle ils étaient adossés, ils constatèrent tous comment leurs tuniques et leurs capes avaient été lacérées par de tels projectiles naturels.

— Comment ça peut exister, un orage pareil ? cria Caffran pour se faire entendre malgré le grondement.

— Et d’où est-ce qu’il a pu arriver, comme ça, d’un coup ? demanda Feygor.

Rawne n’en savait rien. Tout s’était déroulé sans encombre jusque-là. Le rassemblement sur les champs de la fondation, les préparatifs de l’embarquement. Et voilà qu’on orage comme il ne s’en était jamais vu venait de s’abattre sur Tanith Magna.

— Je vous parie que c’est un coup de l’ennemi ! brailla-t-il à ses hommes. Une attaque par surprise pour nous prendre Tanith ! Vérifiez vos armes !

En réponse, chacun d’entre eux inspecta son fusil.

Excepté Milo.

— Major, qu’est-ce que vous venez de dire ? !

Rawne lui jeta un regard condescendant.

— Je sais que c’est la première fois que tu vas au combat, morveux, mas essaie un peu de te comporter en soldat ! T’es peut-être tout frais débarqué de ta ferme de la province de Magna, je m’en fous, t’es bon pour te battre comme tout le monde !

Milo cilla. Le rugissement de l’ouragan, de l’autre côté des murs qui les abritaient, devait l’avoir commotionné. Ou Rawne et les autres devenaient fous. Ce n’était pas Tanith ! Mais eux agissaient comme s’ils étaient sur leur planète et que…

Il s’arrêta. Le mur de pierre, devant lui, se composait de basalte de Tanith, extrait dans les carrières du carrefour de Pryze. Le blason de l’électeur y était sculpté. Il connaissait cet endroit… C’était un des couloirs latéraux qui couraient juste derrière les fortifications ouest de la capitale.

Mais…

Pendant un instant, Milo hésita. Il se souvenait de quelque chose. De l’agonie d’une planète, d’une petite fraternité de survivants… De fantômes… Et lui jouait de sa cornemuse pour les encourager.

Ça n’était qu’un rêve. Juste un mauvais rêve, réalisa-t-il. Ils venaient de se rassembler sur les champs de la fondation et de former les régiments de Tanith, et le Chaos les attaquait. Ils n’avaient pas le choix. Résister et se battre, ou mourir. Et s’ils mouraient, Tanith mourrait avec eux.

L’orage, un disque électrique de nuages noirs furibonds, tournait sur lui-même sur soixante kilomètres de diamètre et parvenait à stagner au-dessus de la zone de front. Sa force était si grande que même les puissants cogitateurs de l’hexathédrale Sanctity, haut en orbite, ne parvenaient pas à en chiffrer la magnitude, ni à pénétrer le dôme d’interférences engendré. Toutes les unités impériales encore mobiles dans une certaine mesure, celles qui n’avaient pas été emportées et ne s’étaient pas embourbées, commencèrent à se replier vers leurs lignes, aussi directement qu’elles le pouvaient dans ces conditions effroyables, mais beaucoup d’autres, pour la plupart des détachements blindés ou de l’infanterie motorisée, étaient sans défense et coupées de la retraite générale.

Personne, même parmi les tacticiens supérieurs du général Thoth, ne pouvait émettre la moindre conjecture quant à l’état ou à la position de l’ennemi qu’ils étaient censés affronter. Avait-il reculé lui aussi ? Était-il tout aussi désarmé, avait-il été anéanti par l’ouragan ? Ou celui-ci était-il de son fait ?

Bon nombre d’officiers vétérans avaient déjà connu des tempêtes psychiques, une des armes de prédilection de l’ennemi chaotique pour semer la peur. Celle-ci était différente. Elle n’avait pas le même caractère pestilentiel, la même fétidité impie ; l’air n’était pas lourd au point de donner à la peau des frissons de dégoût, de soulever l’estomac et de faire vivre aux esprits un cauchemar éveillé.

Celle-ci n’était qu’une fureur titanesque, un pouvoir élémentaire presque pur. Pourtant, s’ils savaient la lire, le Warp y était présent. Et sa sapidité reconnaissable entre mille.

L’inquisitrice Lilith n’avait pas le moindre doute. Ses sens accoutumés n’avaient aucun mal à déceler la signature du psyker galvanisant le déluge ; en vérité, il lui fallait faire tout son possible pour se défendre et l’empêcher de hurler dans son esprit. Les rumeurs d’une psychosorcellerie sur ce monde étaient vraies, mais celle-ci était puissante et claire, comme aucune autre qu’elle avait pu ressentir jusqu’alors.

Elle avançait sous l’averse torrentielle, dans une longue cape de cuir dégoulinant, le col relevé. Ses yeux restaient fixés vers l’orage qui bouillonnait dans le ciel à un peu moins de dix kilomètres de sa position. Les membres de sa garde d’honneur marchaient dans son sillage ; Lilith sentait leur nervosité et leur réticence à pénétrer dans une zone dont toutes les autres unités refluaient à juste titre. Le seigneur général militant Bulledin les avait néanmoins délégués au service de l’inquisitrice, qui allait étudier l’événement. Et ils les craignaient tous deux plus que n’importe quelle tempête.

Cette escorte se composait de trente fantassins du 50e régiment royal de Volpone, les Sang-bleu, arborant l’armure grise et or et le casque à front bas, des toiles imperméables drapées autour de leurs torses. Leurs épaules et leurs bras étaient grossis par l’armure carapace segmentée, et chacun était armé d’un fusil radiant noir, tout droit issu des magasins de Leipaldo. Au cou de chaque homme, un aigle impérial indigo riveté dans le gorgerin d’armaplast les désignait comme la 10e brigade volponienne, la force d’élite, les vétérans. La crème de la crème au service d’une inquisitrice. Avec eux avançait un astropathe masqué, l’un des hommes de main habituels de Lilith. Le moindre remous de l’orage lui donnait des secousses. Les soldats volponiens se tenaient à bonne distance.

Le major Gilbear, commandant de la brigade, vint avancer au côté de l’inquisitrice. Son visage était figé dans une expression austère et projetait cependant une impression écœurante de fierté pompeuse. Lilith avait également du mal à le supporter, lui.

— Pouvez-vous me faire connaître notre but et notre voie d’approche, dame inquisitrice ? demanda Gilbear en usant de l’adresse formelle aristocratique des plus grandes cours impériales ; pour l’impressionner, devina Lilith, autant que pour établir sa propre importance. Le Volponien colossal lui montrait clairement qu’il s’estimait être plus que le soldat moyen. Comme s’ils étaient égaux…

— Je vous dirai quand j’en aurais envie, major, répondit-elle dans le bas gothique de la piétaille ordinaire. Une insulte, elle le savait, mais une insulte qui pouvait lui faire abandonner ses grands airs. Elle n’avait pas le temps d’être importunée par lui.

Il acquiesça courtoisement. L’impression de colère ravalée qui irradiait de lui la fit sourire.

Ils traversèrent un cours d’eau écumant, peu profond, mais au courant très rapide, où se débattaient une dizaine de Chimères des Creuseurs de Roane. Des soldats angoissés et agités grouillaient tout autour, criaient, juraient et faisaient levier sur des troncs abattus pour dégager les chenilles enlisées. Le fin crachin des franges de l’orage créait un milliard d’impacts sur l’eau.

Arrivé de l’autre côté, le groupe de l’inquisitrice suivit la berge en direction de la tempête. Des traces de la débâcle étaient à présent disséminées dans le lit du torrent : des débris d’équipement, des casques, des branchages, des corps noyés qui tournoyaient lentement, portés par le courant.

Lilith décréta une halte dans une clairière où des arbres avaient été touchés par la foudre et réduits à des colonnes noircies. Une pulpe de bois et de feuilles flottait sur le sol détrempé. Elle tira sa plaque de données et la sollicita pour obtenir les dernières positions enregistrées de toutes les forces impériales, unité par unité, avant le déclenchement de la tempête. Les milliers de composantes individuelles de cette mosaïque complexe auraient demandé des heures d’analyse à un tacticien exercé, mais elle repéra vite la seule qui l’intéressait : le troisième peloton du régiment de Tanith.

Mkoll était parvenu à se hisser sur un terrain plus élevé où la pluie et le vent continuèrent de le battre. Le ciel était noir, autant qu’en pleine nuit, mais ses yeux ne parvenaient pas à se faire à cette obscurité à cause de la fréquence de la foudre aveuglante. Le tonnerre constant le laissait presque sourd. Par endroits, des glissements avaient emporté des portions de terre, et plus d’une fois, il faillit les rejoindre au bas de la pente quand d’épais replis de boue se décrochèrent sous ses pieds. Ce qu’il aperçut alors dans un des éclairs le fit s’arrêter sur place. Il attendit le suivant pour lui confirmer ce qu’il avait vu.

La ruine. La ruine aperçue durant sa patrouille, et qu’il avait passé tant de temps à essayer de retrouver. Mkoll patienta et laissa encore passer trois ou quatre éclairs pour mémoriser les éléments du relief, proches et éloignés, révélés l’espace d’un flash.

Le dernier lui fit entrevoir du mouvement.

Des guerriers ennemis, plus haut sur la pente, à qui l’orage avait permis par hasard de découvrir sa présence. Alors que le monde virait à nouveau au noir, ils ouvrirent le feu vers lui et des lignes rouges crépitèrent au milieu des ténèbres et de la pluie. Mkoll se laissa tomber à genoux dans la boue pour s’abriter au mieux derrière la pente alors que les tueurs descendaient.

Un autre éclair. Ils s’étaient rapprochés. Six, peut-être plus, la plupart tenant leur arme à une seule main pour s’accrocher aux pousses, aux rochers affleurants, et rester droits malgré l’inclinaison. D’autres traînées rouges au milieu des ténèbres.

Mkoll dégaina son pistolet laser. Il n’y voyait rien, mais la source des décharges était un indice vers lequel viser. Il en laissa passer quelques-unes avant de tirer dans leur direction.

Puis il se remit difficilement debout et se déplaça afin de ne pas laisser ses adversaires retourner l’astuce contre lui. La précaution était sage : la crête boueuse qui l’avait précédemment abrité fut atteinte par quatre décharges de laser séparées. La boue surchauffée éclata en gerbes paresseuses. La pluie tumultueuse dissipa aussitôt les volutes de valeur.

D’autres éclairs. Ce bref don de vision révéla à Mkoll la silhouette énorme d’un soldat du Chaos presque arrivé sur lui. Il avait essayé de prendre sa dernière position de flanc, ou s’était laissé entraîner par la pente plus rapidement qu’il ne le souhaitait. Ils allaient se rentrer dedans.

Avant que l’autre ne pût réagir, Mkoll leva son pistolet et lui tira à bout portant dans la poitrine. Ce poids mort puant habillé de chaînes ballantes et de plaques d’armure rouillées le percuta et l’aplatit dans la boue. Bloqué sous le cadavre, Mkoll commença à glisser vers le bas de la pente, il lutta pour sortir de sous le corps et se libéra. Tous deux poursuivirent un instant leur descente côte à côte, plus lentement, la tête la première, sur le dos.

Mkoll se retourna en cherchant à se caler sur ses genoux, dérapa deux fois avant de réussir à correctement se stabiliser. Par chance, la pluie diluvienne lavait de ses yeux la boue qui le recouvrait, mais il sentit que celle-ci s’était écoulée dans ses conduits auditifs, parce qu’il n’entendait véritablement plus rien. Ou bien les détonations de l’orage avaient-elles fini par lui faire éclater les tympans ? Les tirs l’avaient poursuivi en traquant le sien. Il en voyait les traînées rouges derrière les gouttes, mais n’en entendait plus le bruit ; rien qu’un grondement constant, qui paraissait lointain.

Il se pencha sur le cadavre. Aucun signe de son fusil s’il en avait eu un, mais un antique pistolet laser était passé dans sa ceinture. Il l’en dégagea. Celui-ci était plus long, plus lourd, et bien plus ornementé que son simple pistolet standard de la Garde. La crosse en forme de poire était enveloppée d’une fine chaîne et d’une cordelette de cuir ; les éclats de nacre et d’argent incrustés sous le canon traçaient des arabesques ridicules. Mais un point de lumière jaune indiquait une charge maximale.

Une lumière d’un bleu cru brilla au-dessus de lui. Des fusées au phosphore, deux d’abord, puis une troisième, s’envolèrent en tremblotant dans la pluie qui recouvrait la colline. Les yeux de Mkoll se firent à l’éclat de ce crépuscule vacillant ; il distingua le contraste des arbres noirs, le voile solide et trouble de la pluie. Il pouvait voir ses adversaires, huit, peut-être plus, qui dévalaient la pente. Le plus proche était à vingt mètres.

Et eux pouvaient le voir.

Ils ouvrirent le feu, toujours dans ce même silence, troublé par un bruissement sourd, comme si ses dents raclaient les unes sur les autres. Mais les impacts firent éclater autour de lui des bulles de boue et cisaillèrent à sa gauche le fût d’un arbre dont les cinquante mètres s’écrasèrent au sol. Mkoll se glissa en dessous, dans un goulet d’eau ruisselante, là où la pente formait un creux.

En émergeant de l’autre côté, à couvert du tronc, il s’aperçut que l’ouïe lui était revenue. La boue lui était tombée des oreilles et des côtés de la tête. Le bruit afflua d’un coup : le tonnerre, les sifflements des tirs, la clameur des voix, pareilles aux aboiements d’une meute lancée à ses trousses.

En enfonçant ses talons dans la terre meuble, il se redressa et s’appuya sur le tronc de l’arbre, un pistolet dans chaque main. Les décharges de son pistolet habituel étaient propres et blanches, celles de l’arme prise à l’ennemi, rouges et sales. Il mitrailla les deux attaquants les plus proches et les abattit d’entrée de jeu. L’un d’entre eux tomba de travers dans un enchevêtrement de feuillage, l’autre sur le nez, les bras en croix, continua de dévaler la pente et disparut dans les remous de la mare agitée qui s’était formée plus bas.

Mkoll se rabaissa et rampa le long du tronc alors que la riposte ennemie désagrégeait la partie de l’arbre qui l’avait abrité. Les deux pieds à nouveau calés du mieux qu’il le pouvait, il surgit une nouvelle fois et atteignit un autre assaillant à la tempe.

Deux autres n’étaient plus loin, mais un épais bouquet d’arbres gênait sa visée. D’autres tirs lui furent rendus. Il arrosa les adversaires qui approchaient par son flanc gauche et fit exploser l’épaule de l’un d’eux. Un tir de laser fit éclater le bois devant lui. Il se jeta à terre pour aspirer les nouvelles échardes qui lui avaient criblé les doigts.

Mkoll chassa de ses pensées la douleur aiguë mais superficielle, et se remit à ramper derrière le tronc, mais pour revenir vers sa position originelle et les prendre à contrepied. Lorsqu’il se releva, trois soldats ennemis avaient atteint sa précédente position et cherchaient à enjamber l’arbre pour faire feu derrière. En arrosant la longueur du tronc, Mkoll les en fit tomber tous les trois avant qu’ils n’eussent réalisé qu’ils ne tiraient sur rien. L’un s’écroula en arrière et glissa sous le tronc, un autre bascula par-dessus pour tomber dans la boue épaisse qui l’avala à moitié. Le troisième resta affalé en travers.

Les fusées éclairantes mouraient et la nuit de l’orage s’imposait à nouveau.

Mkoll voyait des dizaines d’adversaires arriver du sommet de la pente, et quatre ou cinq autres étaient toujours dans son champ de tir immédiat.

Les options commençaient à manquer. Mkoll se mit à courir, en remontant d’abord la longueur de l’arbre abattu, puis s’élança pour traverser l’arrondi de la colline en direction de la ruine cachée par sa bosse. Des tirs le poursuivirent ; il dérapa, ce qui lui sauva la vie, car une décharge traversa l’espace qu’occupait sa tête un instant auparavant. Il dévala la pente sur quelques mètres, volontairement, du moins pour une part, puis se releva et repartit au pas de course. De nouvelles fusées s’élevèrent dans le ciel. Leur lumière argentée enlaça le contour de la pente boueuse ; derrière le rideau de pluie, les arbres redevinrent des doigts noirs aux ombres multiples.

Deux soldats ennemis se ruaient à la charge. L’un d’eux tira au jugé, sans réussite. Les pistolets de Mkoll étaient toujours dans ses mains et il passa entre eux, en les abattant tous deux d’une décharge en plein front. Derrière eux, trois autres ; l’un réagit suffisamment vite pour presser sa gâchette et Mkoll sentit sa tête basculer brutalement en arrière. Quelque chose de douloureusement chaud lui avait griffé la peau du crâne. Un peu de sang lui coula sur le visage. Il se demanda si le tir lui avait traversé la tête, si ses gestes et ses pensées n’étaient qu’une réaction nerveuse qui le ferait dépasser sans s’en rendre compte le seuil de la mort. Si son cerveau bouilli était en train de jaillir par le trou de son occiput explosé.

Quelle que pût être la vérité, elle ne l’arrêterait pas. Il dirigea ses deux pistolets vers celui des arrivants qui l’avait touché, puis sauta par-dessus sa dépouille et étendit les bras de chaque côté de lui pour tirer sur la nouvelle paire. Ce saut était brave mais irréfléchi : à l’atterrissage, la boue traîtresse lui retint les pieds. Ses tirs manquèrent leurs cibles. En levant leurs armes vers lui tandis qu’il sautait entre eux, les deux adorateurs du Chaos firent feu simultanément et se tuèrent l’un l’autre. Mkoll se redressa. Cette manifestation de la justice du Trône d’Or le fit rire de bon cœur. Il s’arrêta, rengaina un de ses pistolets et de sa main libérée, se palpa le cuir chevelu en s’attendant tout à fait à sentir un morceau d’os en dépasser comme un éclat de coquille d’œuf. Le tir n’avait fait que lui tracer un sillon sur le dessus de la tête, et une partie de ses cheveux avait brûlé. Sa casquette avait disparu. Une blessure très superficielle ; Rawne n’aurait pas manqué de trouver une remarque désobligeante à faire sur la solidité de son crâne.

Il repartit d’une allure incertaine, des aiguilles de lumière rouge à ses trousses. Dépassé par le nombre, il réalisa que l’heure était venue de passer aux mesures drastiques.

Mkoll atteignit une souche d’apparence solide et s’y arrima à l’aide des sangles de son paquetage. Il sortit trois tubes-charges de la poche de sa cuisse, les regroupa hâtivement avec de la bande adhésive et les lança derrière lui, vers le haut de la pente.

La foudre tomba à l’instant précis de l’explosion et en étouffa la lueur autant que le bruit. Alors, un pan entier du flanc de la colline se décrocha en une vaste coulée de terre, emportant avec lui des milliers de tonnes de boue liquide, de roche et de végétaux, et l’ennemi, vers une tombe molle dans le lit de la crique.

La vague de boue et de crasse se déversa sur Mkoll, des troncs emportés de plus haut le percutèrent. Les fluides qu’il avala le firent tousser et vomir.

Puis tout fut terminé. La tempête continua de faire rage et l’air se chargea d’une odeur de terre fraîchement retournée. Mkoll était suspendu par ses sangles à la souche. L’avalanche lui avait fait perdre pied en emportant plusieurs mètres de sol, mais les racines, profondément enfoncées, avaient été les plus fortes. La souche était l’une des rares choses qui se dressaient toujours au milieu de l’affaissement lisse en forme de croissant.

Mkoll décrocha son paquetage et se laissa tomber. Près de lui, la main crispée d’un guerrier ennemi enseveli dépassait des sédiments épais et continuait de bouger. Par charité, Mkoll tira dans la boue jusqu’à ce que les doigts eussent cessé de se contracter.

Il parvint au sommet de la colline et baissa les yeux vers le profond bassin où se trouvait la ruine, solennelle et mystérieuse sur une petite éminence. Le second vol de fusées s’éteignait, mais il savait ce qu’il voyait.

La ruine était assiégée par le Chaos. Des centaines de milliers de combattants ennemis, luisant sous l’averse comme un grouillement de cancrelats, se ruaient de toutes parts à l’assaut des grands vestiges, sans relâche, en ignorant l’orage comme si tout ce qui importait dans l’univers était cette couronne de pierre délabrée au sommet de son monticule.

— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? marmonna Mkoll tout haut. Et qu’est-ce qu’ils lui veulent ?

La tourmente qui retentissait toujours au-dessus d’eux ne lui répondit pas.

Le ciel, frappé au-dessus d’eux par ses propres impulsions électriques, était pris de spasmes convulsifs. Le premier peloton, rejoint par l’unité de Corbec, et par les survivants de celle de Lerod, trouvés par accident, continuait de lutter pour pouvoir battre en retraite.

Gaunt arriva à la hauteur de Corbec, qui entraînait le groupe au travers de la pluie et des broussailles. Le soldat Melk était à présent allongé sur une civière transportée à l’arrière de la compagnie.

— Que se passe-t-il ? demanda Gaunt à son second, l’eau lui ruisselant sur le visage.

— Ben regardez ! cracha Corbec, aussi surpris que lui. Devant eux, un torrent tumultueux rugissait au milieu des arbres, un courant écumant, manifestement profond, dangereusement rapide, et qui n’avait pas été là à l’aller. Gaunt, fouetté par la pluie, se redressa pour essayer d’analyser le paysage environnant plongé dans les ténèbres. Il fit venir près de lui le soldat Mktea et lui prit un de ses tubes-charges. Sans en croire ses yeux, Corbec le regarda accrocher le bâton au pied d’un ginkgo massif et allumer la mèche.

— Que tout le monde recule ! hurla-t-il à la cantonade.

L’explosion cisailla l’arbre au-dessus du niveau des racines et transforma en viaduc de fortune sa masse de soixante mètres, tombée en travers des flots bouillonnants.

Les hommes le traversèrent un par un en rampant. Corbec était passé le premier pour leur prouver que tous pouvaient le faire, en jurant à chaque fois qu’une prise lui échappait ou s’arrachait de l’écorce trempée. Le soldat Vowl glissa et tomba du tronc horizontal. Le courant l’emporta comme un morceau de bois. Un morceau de bois hurlant.

De l’autre côté, au sortir du franchissement, Corbec assura d’abord seul la surveillance de la position, puis dirigea chaque homme trempé vers un poste de tir. Un éventail de soldats prêts à faire feu pour protéger ceux qui traversaient encore le pont se déploya.

Corbec, pour sa part, alla adopter une position avancée au milieu des fougères et des hyacinthes géantes, dont les feuilles agitées par les trombes de pluie lui fouettaient le visage. Aucun mouvement en vue. Il le signala dans son micro, mais ne reçut aucune réponse en retour. L’orage avait complètement bouleversé les liaisons. Ses mains froides et mouillées serrées au tour de son fusil, Corbec progressa de quelques pas.

Un tir de fusil radiant retentit à sa droite, le son perçant en était distinctif. Il courut en avant et tomba presque aussitôt entre les mains de trois grandes silhouettes sorties des ténèbres pour le percuter. Corbec perdit son fusil. Un poing s’abattit sur sa nuque et le fit chanceler, mais il récupéra vite du choc et asséna un coup à son tour. Un de ses assaillants chuta dans la boue. Un autre le frappa, mais Corbec lui rendit son coup de pied et lui broya une partie beaucoup plus cruciale de son anatomie.

Le plus corpulent de ses adversaires l’avait maintenant empoigné, et ils luttaient en aveugle dans la pluie et les projections de boue. Corbec entrevit une plaque d’armure carapace grise et dorée, et un aigle impérial d’une nuance précieuse de bleu. Bloqué sous l’inconnu, il frappa deux fois du poing vers l’endroit où devait se trouver sa tête, puis le fit basculer de sur lui pour l’écraser à son tour sous son poids.

Un éclair. Corbec était à califourchon sur un Volponien, un Sang-bleu, un homme de forte stature au visage meurtri et ensanglanté. Un major. Et lui avait les mains autour de sa gorge.

— Qu’est-ce… s’étrangla-t-il. Des fusils radiants lui furent soudain pressés contre la tête.

— Sale chien puant ! grogna avec véhémence le major coincé sous lui, en cherchant à se relever.

Inquiet de toutes ces armes braquées sur lui, Corbec leva les deux mains dans une posture de soumission. Libéré, le major le poussa violemment en arrière, sortit son pistolet radiant et le lui pointa vers la tête.

— Baissez-moi ça, dit une voix, plus calme et pourtant plus intimidante que le tonnerre.

Gaunt s’avança parmi eux, le pistolet bolter dirigé vers le crâne du major Gilbear. Les fusils radiants se tournèrent vers lui, sans parvenir à le faire broncher.

— Maintenant, ajouta Gaunt. Son bras ne tremblait pas. Corbec, étendu sur le dos, leva les yeux, conscient que l’arme du major état toujours pointée sur lui.

— Tuez-le et je peux vous assurer que vous serez mort avant qu’un seul de vos hommes n’ait le temps de tirer. La voix de Gaunt était basse et menaçante. Corbec connaissait ce ton.

— Gaunt… murmura Gilbear sans lui obéir encore.

D’autres Fantômes se pressèrent autour du commissaire, leurs fusils levés.

— La situation est un peu bloquée, fit remarquer Corbec depuis le sol. Gilbear le fit taire d’un coup de pied. Sa visée n’avait pas quitté Corbec, son regard n’avait pas quitté Gaunt.

— Baissez votre arme, major, intervint l’inquisitrice Lilith, ses mots étrangement ponctués par une succession d’éclairs.

Gilbear hésita, mais baissa finalement son pistolet.

— Aidez donc le colonel Corbec à se relever, ajouta-t-elle avec les parfaites intonations veules du langage de cour.

Gaunt, quant à lui, n’avait pas encore baissé le bras.

— Et vous, commissaire, rangez-moi cette arme.

Gaunt se plia à cette injonction.

— Inquisitrice Lilith.

— À nouveau nous nous rencontrons, dit-elle. Elle se détourna de lui, pour jouer sous la pluie son personnage sinistre et secret.

Gilbear tendit les deux mains vers Corbec et l’aida à se remettre sur ses pieds. Leurs regards restèrent rivés l’un dans l’autre. Gilbear avait l’avantage de la taille, de quelques centimètres, et la carrure de ses larges épaules enfermées dans l’armure carapace segmentée éclipsait de beaucoup la silhouette négligée de Corbec. Pour autant, le colonel tanith conservait le bénéfice du volume pur.

— Je suis sincèrement désolé, lui jeta Gilbear au visage, sur un ton qui clamait l’inverse.

— Pas de problème, le Sang-bleu… On réglera ça une prochaine fois.

Pour s’approcher de Lilith, Gaunt dut passer à côté de Gilbear, et les deux hommes s’échangèrent eux aussi un regard cassant. Aucun d’eux n’avait oublié Voltemand.

— Inquisitrice, commença Gaunt en élevant la voix pour couvrir la cacophonie de l’orage, est-ce une rencontre fortuite ou avez-vous utilisé vos moyens de psyker pour retrouver ma trace ?

Le regard qu’elle lui retourna ne lui apprenait rien.

— Qu’est-ce que vous en pensez, Ibram ?

— Qu’est-ce que je suis supposé penser ?

Elle lui sourit à moitié. La pluie tambourinait sur sa peau blanche.

— Une tempête psychique est en train de sévir sur toute la zone des combats et nous a contraints à annuler notre assaut contre l’ennemi.

— Vous ne m’apprenez rien.

— Où est votre troisième peloton ?

Gaunt haussa les épaules.

— À vous de me le dire. Les communications par radio sont devenues impossibles.

Elle lui montra l’écran allumé de sa plaque de données.

— Au dernier rapport, ils étaient exactement ici. Vous ne trouvez pas ça très éloquent ?

— Quoi donc ?

— Milo… Oh, il a bien répondu à toutes mes questions et il s’en est tiré, mais tout de même, je me demande.

— Et qu’est-ce que vous vous demandez… Inquisitrice ?

— Un garçon soupçonné de potentiel psychique, rattaché par vous à une escouade, et au beau milieu de cet orage quand il a éclaté.

— Ça n’est pas l’œuvre de Brin Milo.

— Vraiment ? Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?

Gaunt ne répondit rien.

— Que pouvez-vous bien savoir des psykers, commissaire ? Dites-le-moi ? Leur avez-vous parlé ? Avez-vous constaté vous-même leur prolifération ? Des garçons, des filles, à peine adolescents, n’ayant jamais montré le moindre indice d’aptitude psychique, qui deviennent soudain tout ce que nous craignons.

Gaunt resta maître de lui. Il n’aimait pas la tournure que prenait cette conversation.

— Moi, je l’ai vu, Ibram. Ce développement soudain de pouvoirs, cette éruption soudaine d’activité. Vous ne pouvez pas affirmer que ce n’est pas le fait de Milo.

— Ce n’est pas lui. Et je le sais.

— Nous verrons cela. Après tout, c’est ce que je suis venu établir.

Rawne regardait par une fine meurtrière les vents de la nuit et la pluie battre l’extérieur de la maçonnerie. Des flammes brûlaient au-dehors, mais ce n’était plus l’alignement rassurant des feux de cuisine sur les champs de la fondation. Le ciel était tombé sur eux, la mort avait fondu sur Tanith. Si Rawne avait pu avoir un doute, des fusées d’alarme le lui avaient enlevé en s’élevant au-dessus des arbres trois minutes plus tôt.

Rawne serra contre sa poitrine le fusil qui venait de lui être remis. Il aurait au moins l’occasion de s’en servir avant de mourir.

— Alors, qu’est-ce qui se passe, major ? lui demanda le soldat Caffran. Rawne refréna son envie de le remettre à sa place. Le jeune homme était un novice. C’était sa première bataille. Et lui était le seul officier présent.

— Assaut planétaire. L’ennemi nous est tombé dessus pendant qu’on était en train de se rassembler.

Des gémissements montèrent de l’escouade.

— On est tous foutus, se lamentait Larkin, que Feygor ramena à la discipline d’un coup de crosse dans les reins.

— Je ne veux pas entendre ça ! le sermonna Rawne. On ne les laissera pas nous prendre Tanith sans nous tuer ! Et il y a forcément d’autres unités qui ont réussi à rejoindre le palais. Il faut absolument protéger la vie de l’électeur.

Les autres murmurèrent et hochèrent la tête. Leur cause était désespérée, mais elle semblait juste. Ils le croyaient tous.

Une nouvelle tentative de Feygor d’établir une liaison par radio s’avéra peu probante.

— Rien. Toutes les fréquences sont mortes. Ils doivent nous brouiller.

— Réessaye. Il faut localiser l’électeur et former une défense cohérente.

Brin Milo sentait la tête lui tourner. Tout paraissait si irréel, mais il se convainquit que c’était à cause de la précipitation des événements. Il avait déjà été assez éprouvant de se préparer pour quitter Tanith à jamais. Tous les hommes avaient été à cran ces derniers jours. Et maintenant… Ce cauchemar.

C’était à ça que ressemblait l’instant présent. À un cauchemar. Une distorsion de la réalité, dont certains éléments paraissaient flous, et d’autres atrocement précis.

Mais le temps de calmer ses nerfs ne lui fut pas laissé. Des rafales de laser et une langue de flammes tirés de derrière eux remontèrent le couloir de pierre. L’ennemi avait pénétré dans le palais.

L’escouade de Rawne se répartit les couverts que lui offrait le mur et répliqua.

— Pour Tanith ! hurla Rawne. Tant qu’elle vit encore !

Eon Kull, l’Ancien, se réveilla en sursaut et poussa un glapissement de douleur animal. Il se découvrit allongé sur le sol de pierre polie de l’Endroit intérieur. Pendant un moment, il ne se rappela plus qui ou ce qu’il était.

Puis cela lui revint, lentement, comme le sable franchissant le goulot d’un sablier, un grain à la fois. Il avait dû perdre conscience et était resté là, étendu dans son délire, sans que personne ne l’eût découvert.

Il parvint à peine à se relever. Ses mains tremblaient ; ses membres étaient aussi fragiles qu’un fildassaï. Le sang lui avait séché sous le nez et autour de la bouche. Il sentait ses organes et ses poumons s’épuiser entre ses côtes, pareils à des oiseaux mourants enfermés dans leur cage.

Il lui fallait à présent savoir. Avait-il réussi ?

Les pierres-esprits s’étaient toutes assombries, Fuehain Falchior reposait silencieuse sur son râtelier. Les runes étaient à nouveau éparpillées sur le sol comme si quelqu’un les avait mélangées du pied. Certains des fragments de moelle étaient devenus d’un rouge luisant et se consumaient sans flamme, comme du métal fondu. Les cendres de plusieurs autres se dispersaient déjà.

Eon Kull le prophète s’étrangla à cette vue. Ses mains s’agitèrent frénétiquement pour rassembler les fragments et les cendres, qui lui brûlèrent les doigts. Par Vaul le dieu forgeron, qu’avait-il façonné en ce jour ? Qu’avait-il fait ? Il avait tenté d’en accomplir trop, cela était certain. Son âge et sa fragilité avaient conspiré contre lui en le faisant s’évanouir, et perdre le contrôle. Mais certainement pas plus que pour une seconde ou deux ? Qu’avait-il pu déclencher ou libérer ? Par Asuryan, qu’avait-il fait ?

Sa conscience épuisée sentit Muon Nol revenir vers l’Endroit intérieur. Le guerrier ne devait pas et n’aurait pas voulu le voir ainsi. Eon Kull trouva la force, quelque part en lui, d’aller se hisser sur son trône en raccrochant la bourse de cendres et de fragments de moelle à sa ceinture. Ses articulations claquaient comme des percuteurs d’armes mon-keigh et il sentit le sang lui remonter dans la gorge.

— Seigneur Eon Kull ? Vous sentez-vous bien ?

— Fatigué, rien de plus. Comment cela se déroule-t-il ?

— Votre… tempête… Elle est le reflet de votre grandeur. Plus féroce que je n’aurais pu l’imaginer.

Eon Kull fronça les sourcils ; qu’avait voulu dire exactement Muon Nol ? Il ne pouvait lui révéler son ignorance. Il lui faudrait étendre sa perception et voir par lui-même, même si son esprit était faible et épuisé.

— La Voie doit être fermée maintenant. La tempête ne durera pas éternellement.

Muon Nol se mit à genoux et adopta la posture formelle de supplication.

— Monseigneur, je vous implore une fois de plus, pour la dernière fois. Ne nous laissez pas abandonner ce passage. Permettez-moi d’envoyer quérir des renforts sur Dolthe. Avec des exarques, avec le Grand Avatar lui-même, nous pourrions…

Eon Kull le pria de se relever et son casque remua doucement de gauche à droite. Muon Nol ne pouvait heureusement pas voir le sang qui coulait de sa cloison nasale sur ses lèvres sèches.

— Et je te répéterais pour la dernière fois que cela ne peut être. Dolthe ne peut se déposséder davantage pour nous. Nous sommes tous assiégés. As-tu une quelconque idée de l’importance de la présence ennemie ? Eon Kull se pencha en avant, toucha de sa main nue le front de Muon Nol et lui transmit une impulsion mentale hésitante qui donnait la mesure de la horde hostile telle que lui l’avait sentie. Muon Nol se raidit et frissonna. Il détourna les yeux.

— Le Chaos ne doit pas nous prendre. L’accès à la Toile doit leur être interdit. Le passage qui s’ouvre ici doit être fermé sans plus attendre, comme je l’ai souhaité.

— Je comprends, lui attesta le guerrier.

— Va veiller aux derniers préparatifs. Quand tout sera prêt, reviens m’escorter vers l’Endroit haut. C’est là que je rencontrerai ma fin.

À nouveau seul, Eon Kull l’Ancien fit jouer son esprit pour tenter d’observer au-delà de l’Endroit intérieur et de sentir le monde du dehors. Mais il n’en avait plus la force. S’était-il à ce point dépensé ? Qu’avait voulu dire Muon Nol par sa remarque sur la tempête ?

Agité, Eon Kull traversa l’Endroit intérieur et alla ouvrir le couvercle d’une boîte de quartz posée contre la paroi, emplie de poussière carbonisée et de pochettes de soie, vides pour la plupart, dont certaines contenaient encore toutefois des objets. Et il en sortit une. La baguette de moelle spectrale glissa de sa housse. Elle était tiède, et palpitait ; c’était une de ses dernières. Il revint à pas traînants vers le trône, s’y installa dans un soupir et serra la baguette contre sa poitrine, en espérant qu’elle eût gardé suffisamment d’énergie pour alimenter ses pouvoirs indociles. Les derniers brandons de ses facultés se répandirent dans la baguette. Les pierres-esprits serties autour de lui et dans son armure retrouvèrent un semblant de lueur de vie. La majeure partie d’entre elles, du moins ; certaines demeurèrent ternes et éteintes, et beaucoup ne recouvrèrent qu’une infime luminosité.

Sa perception cligna à deux ou trois reprises. Des images de l’extérieur rugirent et s’estompèrent. Puis tout se concentra, et il vit.

Il vit la tempête, la magnitude de la tempête, et se maudit lui-même. Eon Kull aurait dû se savoir trop faible pour maîtriser une telle invocation. Il avait eu pour intention de matérialiser un orage, bien sûr, comme diversion pour faciliter ses illusions plus subtiles. Mais la tension l’avait fait s’évanouir et privé de tout contrôle.

C’était ainsi qu’il avait libéré une tempête Warp, d’une force catastrophique, qu’il n’était plus en mesure de dominer. Loin d’avoir distrait les humains et d’avoir permis à ses illusions de les rallier à sa cause, il n’avait fait que les anéantir.

Sa tête basculait en arrière. Son acte ultime avait été un échec. Il avait épuisé toutes ses réserves, brûlé ses runes, causé l’extinction de certains des esprits qui le guidaient, et pour engendrer quoi ? Kaela Mensha Khaine, une force de destruction tombée sur tous, sans distinction. Une force qui grognait à ses côtés, comme un chien qu’il aurait élevé des mois durant pour le voir redevenir sauvage.

Ne subsistaient que quelques faibles taches de lumière, les traces d’une poignée de mon-keigh à s’être suffisamment approchés pour être enveloppé par ses artifices. Mais certainement pas assez.

Eon Kull le prophète, l’Ancien, pleurait. Il avait essayé. Et il avait failli.

Cela faisait bien quinze minutes que Mkoll titubait sous la pluie torrentielle lorsqu’il s’arrêta sur place, secoua la tête d’étonnement, puis se jeta derrière le couvert d’une énorme racine à l’air libre.

C’était impossible. C’était… De la folie.

Il leva les yeux vers le ciel torturé, frémit et serra les bras contre lui pour se réchauffer. Tout du long, il avait soupçonné cet orage de n’être pas d’origine naturelle. À présent, il était même certain que l’orage jouait avec ses sens.

Ils étaient sur Monthax, sur Monthax, se répéta-t-il encore et encore. Pas sur Tanith.

Alors pourquoi avait-il passé les vingt dernières minutes à revenir vers chez lui, la ferme qu’il partageait avec sa femme et ses fils, au milieu des futaies de nals sur les hauteurs d’Heban ?

Son état de choc lui comprima les veines. Bien que la fièvre l’eût emportée depuis près de dix ou quinze ans, c’était comme de perdre Eiloni une nouvelle fois. Comme de perdre Tanith à nouveau, de perdre ses fils.

Mkoll avait été tellement convaincu de courir se mettre à l’abri sous un orage d’été, en ayant laissé en pâture ses troupeaux de cuchlains, convaincu d’avoir une femme, une ferme, une famille et une vie à retrouver. Mais il n’avait fait que se diriger vers la fameuse ruine, et vers les troupes massées de l’ennemi.

Comment son esprit avait-il pu à ce point s’éloigner de la vérité ? Quel genre de sorcellerie était à l’œuvre ?

Il se remit debout et repartit en courant, cette fois dans la direction opposée, vers les lignes amies qu’il espérait pouvoir encore trouver.

Sur l’ordre de Lilith, un bataillon conséquent s’enfonça dans la jungle étouffée par la tourmente. Sa garde rapprochée se reforma autour d’elle, en suivant un effectif à peu près égal de Tanith sous le commandement de Gaunt, les survivants regroupés des premier, deuxième et septième pelotons. Les blessés avaient été renvoyés vers les lignes arrière.

Gilbear s’était opposé à la fois à cette avance et à la coopération avec les Fantômes. Lilith n’avait pas consenti de réel effort pour déguiser le mépris qu’il lui inspirait quand elle avait rejeté en bloc ses objections. Si ses craintes se confirmaient, l’affaire était tout autant celle de Gaunt ; de surcroît, les Fantômes s’étaient déjà aventurés dans ce secteur et savaient à quoi s’attendre. Malgré tous les éloges formulés au sujet des talents de la 10e brigade d’élite de Volpone, ce que l’inquisitrice voulait était une authentique formation de combat que ses premières pertes n’handicaperaient pas ; soixante hommes, dont une moitié d’infanterie lourde dédiée à ce rôle, et chargée par le général de la protéger, rejointe par les combattants les plus furtifs de la Garde, emmenés par leur propre commissaire charismatique.

Une force d’intervention raisonnable, lui paraissait-il, ce qui ne l’avait pas empêchée de charger son astropathe de contacter des renforts. Thoth s’était d’abord montré peu enclin, jusqu’à ce qu’elle eût fait valoir son rang et souligné l’ampleur de la menace. De fait, cinq cents Sang-bleu sous les ordres du commandant Ruas, et trois cents Creuseurs de Roane conduits par le major Alef et le commissaire Jaharn faisaient maintenant mouvement dans leur sillage, à une heure derrière eux. L’astropathe avait succombé à l’effort de devoir émettre et recevoir au travers de cette tempête. Ils avaient abandonné son corps là où il était tombé.

Il paraissait déraisonnable de refaire avancer un corps expéditionnaire dans la zone de l’orage quand toutes les autres unités impériales s’en retiraient, et envoyer de nouvelles troupes à sa suite semblait être une prolongation de cette erreur. Mais tempête ou pas tempête, horde du Chaos ou pas, Lilith savait que la victoire sur Monthax s’obtiendrait au cœur de ce secteur, et qu’elle résidait peut-être dans la complétion de son enquête personnelle.

Lerod entraînait le fer de lance derrière lui. Il s’était porté volontaire pour cette tâche, avec un enthousiasme que Gaunt avait trouvé quelque peu alarmant. Yael, un des hommes du septième peloton, lui avait expliqué comment Lerod avait échappé miraculeusement au tir conjoint de ces deux mitrailleuses ennemies, et que le sergent se croyait désormais protégé par une force supérieure.

Gaunt resta pensif un moment. Il avait déjà vu ce genre de coup de chance extraordinaire amener un homme à se croire invulnérable. Les conséquences pouvaient être désastreuses. Il préférait néanmoins laisser Lerod faire la preuve de sa « chance » en première ligne que de le faire porter la poisse à l’arrière de la file.

Lerod était par ailleurs un excellent soldat. D’ordinaire l’un des meilleurs et des plus raisonnables.

Et qui plus était… Tous les Fantômes, Corbec inclus, avaient d’une certaine façon l’air impatients de retourner se mesurer à l’orage meurtrier. C’était comme si quelque chose les appelait. Gaunt les avait rarement vus aussi motivés.

Et alors, en y réfléchissant, il réalisa que lui aussi était plus que désireux de retourner là-bas, sur le cimetière humide qu’était devenu la jungle. Il ne comprenait pas pourquoi, et cela l’inquiétait.

Ainsi la brigade de l’inquisitrice avançait-elle en pataugeant parmi les débordements de l’inondation, battue par le vent et la pluie. Le sol boueux se changea en pente glissante, celle de la brusque élévation de la forêt au-dessus du niveau des marécages.

Lilith envoya des hommes sécuriser leur chemin. Quelques Fantômes et Sang-bleu accompagnés de Corbec entamèrent la grimpée de l’escarpement derrière Lerod, en dévidant des cordes qu’ils assujettissaient aux arbres et aux souches le long de leur ascension. La foudre qui frappait les arbres les plus élancés semblait prête à les châtier à leur tour.

La formation progressa en s’aidant des deux lignes jumelles tendues devant elle par l’avant-garde.

En haut d’une portion de pente, Corbec cloua un piton à une souche, y attacha l’extrémité de son câble et monta la garde avec son groupe le temps que le reste de la colonne les eût rejoints. Un des Sang-bleu le regardait en souriant.

— Culcis ?

— Colonel Corbec !

Corbec alla taper le jeune homme sur l’épaule. Les autres Sang-bleu accueillirent cette manifestation de camaraderie avec suspicion.

— C’était où, déjà ? Nacedon ?

— Dans la ferme. Je vous dois la vie, mon colonel !

Corbec s’esclaffa.

— Tu parles ! Tu t’es battu aussi bien que nous, cette nuit-là, je me souviens !

Le jeune homme sourit de plus belle. L’eau de pluie qui dégoulinait du rebord de son casque lui tombait devant le visage.

— Alors comme ça, on a réussi à se faire embaucher dans la 10e ? demanda Corbec en s’installant à côté de l’autre et en visant vers l’obscurité envahissante.

— Votre médecin a écrit des choses sympathiques sur moi, et votre commandant, Gaunt, m’a cité à l’ordre du jour. Et puis j’ai eu une période de chance sur Vandamaar et elle m’a valu une médaille.

— Et du coup, ils t’ont mis avec les vétérans ? L’élite des Sang-bleu ? La crème de la crème, et tout ça ?

Culcis gloussa à son tour.

— Nous sommes tous des soldats, mon colonel.

Les deux files de progression remontaient lentement la pente le long des deux cordes qui serpentaient entre les troncs épais et le feuillage saturé. Le sol, collant comme du miel dilué, leur remontait jusqu’aux chevilles. Au moins les nuées d’insectes omniprésentes avaient-elles disparu.

Ils adoptèrent une formation de tir pour suivre une profonde vallée vers les hauteurs de la jungle et le cœur de l’orage. Lilith décréta bientôt un arrêt pour faire un point sur leur position. Elle levait sa plaque de données quand un éclair retentissant les assourdit tous.

La foudre s’était abattue sur un arbre vingt pas plus en arrière et l’avait fait éclater en une pléthore de shrapnel forestier. Deux Sang-bleu avaient été calcinés par les arcs électriques, et deux autres, avec l’un des Tanith, écorchés vifs par les éclats de bois.

En se précipitant vers le haut de la déclivité, le major Gilbear avait percuté l’inquisitrice.

— Nous devons battre en retraite ! C’est de la folie !

— Nous devons continuer, major, le reprit-elle, et elle reporta son regard vers la plaque. Gaunt était auprès d’elle. Ils comparèrent leurs informations malgré la pluie qui martelait les écrans de leurs supports de données respectifs.

— Votre troisième peloton se trouve ici, indiqua-t-elle.

— Le dernier rapport de position date de quand la tempête a éclaté, rectifia Gaunt. Ils étaient au centre à ce moment-là, mais pouvez-vous encore être certaine de leur localisation ? Ou même de la nôtre ?

Lilith jura en silence. Gaunt avait raison. Ils étaient coupés des relais de positionnement orbitaux et l’orage avait détraqué tous les instruments de repérage au sol. Tout ce sur quoi ils pouvaient compter était leur mémoire et l’observation in situ. Et aucune ne semblait fiable.

Gaunt la prit à part, là où Gilbear ne pourrait pas les entendre.

— Mes hommes sont les meilleurs éclaireurs de toute la Garde, mais cela ne les a pas aidés. Si cet orage est d’origine psychique, comme vous le dites, il va nous perturber. Je ne suis pas certain que nous parvenions à trouver notre chemin jusqu’à la dernière position enregistrée du troisième peloton.

— Et que suggérez-vous ?

— Je ne sais pas, dit Gaunt en affrontant ses yeux sévères. Mais si nous continuons à nous enfoncer encore par-là, je ne suis pas certain que nous arriverons à retrouver le chemin inverse…

— Commissaire ! C’était Raglon, l’officier radio, qui redescendait la pente vers Gaunt pour lui tendre ses écouteurs.

— Le troisième, commissaire ! Je les ai ! C’est assez brouillé, mais on reconnaît bien le major Rawne et les autres. Il y a du trafic de soldat à soldat. On dirait qu’ils sont occupés à se battre.

Gaunt lui prit le casque et écouta.

— Tu as réussi à repérer leur position d’émission ?

Raglon secoua la tête.

— La tempête fout un bordel pas possible, commissaire. Le signal ne ressemble à rien, c’est comme si… Comme s’il venait de nulle part et de partout à la fois.

— N’importe quoi ! réfuta Gilbear en arrachant les écouteurs de la main de Gaunt et en essayant d’ajuster les réglages de l’unité radio. Une minute plus tard, il consentait à abandonner en grommelant.

— Essaye de les contacter, ordonna Gaunt à Raglon. Signal répété en balayant toutes les ondes.

— Quel message, commissaire ? demanda Raglon.

— Gaunt au troisième peloton tanith. Donnez votre statut et votre position.

Raglon composa le texte sur son clavier.

— Rien du tout, commissaire… Si, attendez ! Ils nous répondent ! Ça dit : « Arrière-garde. Position : palais de l’électeur, Tanith Magna ».

— Quoi ? Gaunt lui reprit les écouteurs. Rawne ! Rawne ! Répondez !

Le troisième peloton se tassait derrière un coude du corridor. Les lasers d’une intense fusillade se répondaient les uns aux autres. Rawne entendit l’appel de Gaunt lui parvenir par son oreillette.

— Occupe-toi de répondre, commanda-t-il à Wheln, qui triturait les boutons de son unité de transmission portative.

Rawne le détestait déjà, ce Gaunt qu’on leur avait amené pour le placer à leur tête. Où était-il passé, cet illustre colonel-commissaire ? Et que pouvait-il bien avoir à foutre de Tanith ?

Wheln interrompit le cours de ses pensées.

— Message de Gaunt ! Il nous ordonne de sortir de là et de nous replier. Il faut aller le retrouver aux coordonnées qu’il nous donne.

Rawne jeta un œil à la bande qui s’imprimait et la jeta par terre. Ça n’avait aucun sens.

Gaunt leur ordonnait d’abandonner le palais et Tanith Magna.

— Donne-moi ça ! lança Rawne à Wheln en lui prenant son casque.

— Commissaire ? Raglon lu tendit à nouveau ses écouteurs. Je n’y comprends rien…

Gaunt les porta à son oreille et écouta.

— …bandonnerai pas maintenant ! On n’abandonnera pas Tanith ! Allez vous faire foutre, Gaunt ! Si vous croyez qu’on va laisser tomber notre planète !

Le bras de Gaunt s’affaissa et laissa pendre le casque.

— Il est devenu fou, murmura Gaunt. Complètement fou…

Sous l’averse, Mkoll persévéra, en concentrant son esprit sur la réalité pour faire taire les désirs de son esprit. Les lignes amies… Il allait y arriver…

Des impacts de laser crépitèrent autour de ses pieds. Il jeta un regard en arrière et se mit à courir.

Un guerrier ennemi apparut devant lui. Mkoll pointa un de ses pistolets et lui fit proprement sauter la tête de sur les épaules.

Tout autour de lui, sous la pluie, les serviteurs du Chaos se rapprochaient.

Il plongea à couvert alors que de nouvelles décharges soulevaient l’humus et les herbes. Deux tirs vers sa gauche. Deux tirs à droite, une forme qui tomba et se tordit dans la boue. Puis Mkoll fut à nouveau debout et en train de courir.

Un tir lui griffa la tête et il s’étala de tout son long. Il essaya de se relever, mais son corps était lourd et la boue l’aspirait.

Une main calleuse l’attrapa par l’épaule et le retourna dans un bruit de succion, celui de la boue, de son baiser d’adieu.

Mkoll se retrouva face au visage ravagé de la mort, celui d’un combattant ennemi qu’il abattit à bout portant avant de se redresser, les deux pistolets levés, en faisant éclater les deux rotules de l’assaillant suivant.

Sa cadence de tir s’accéléra, ses décharges dirigées vers les ombres qu’il apercevait entre les arbres malgré l’orage, parce qu’elles faisaient feu vers lui.

Un autre rayon ardent lui laboura le flanc et y laissa une balafre qu’il garderait à jamais. Mkoll tomba sur un genou sans cesser de tirer. Il tua de droite et de gauche, à puissance maximale, puis s’aperçut que le pistolet volé à l’ennemi ne crachait plus que du gaz inerte. Il le jeta.

Alors qu’il s’apprêtait à recharger son propre pistolet, une forme immense se jeta sur lui et le plaqua par terre. Le cultiste du Chaos avait sa baïonnette levée dans une main, prête à arracher la vie de son corps.

Ils luttèrent quelques instants dans la boue avant que Mkoll ne parvînt à user de son entraînement au combat rapproché pour faire tomber l’autre de sur lui.

Le guerrier allongé lança son poignard, qui empala le genou gauche de Mkoll avec un claquement du métal contre l’os et un déchirement de tendons. Mkoll pencha et s’effondra.

Son adversaire revint à la charge, les bras tendus devant lui, un grognement enragé s’échappant de ses lèvres cousues.

Mkoll tomba vers l’arrière en se débattant. Il ne pouvait atteindre sa lame de Tanith accrochée à sa ceinture, mais sa main trouva la baïonnette de l’ennemi qui dépassait de son genou, et l’en arracha.

En se maudissant d’être encore vivant et en pleurant Eiloni, Mkoll plongea le couteau deux, trois, quatre fois dans le côté du cou du combattant bestial, jusqu’à ce que ce dernier mourût dans un dernier soubresaut.

Mkoll se dégagea de sous sa dépouille. Le sang jaillissait de son genou avec trop de vivacité pour que la pluie ne pût le laver.

Il repartit en chancelant. Il n’était plus armé que du couteau ennemi et son hémorragie l’affaiblissait. Le pied de sa jambe blessée, pourtant dégoulinant de sang chaud, était glacé. Son genou ne se pliait plus comme il l’aurait dû. Une nouvelle rafale fut tirée dans sa direction, trancha les membres de certains arbres et en fit éclater les fruits trop mûrs.

Une décharge de laser l’atteignit de biais au creux du dos et le fit s’écrouler, le visage en avant. Hébété, il se tortilla. L’air ne rentrait plus dans son nez et sa bouche, remplacé par la tourbe.

Quelque chose le fit se relever. Quelque chose. Une nécessité.

Eiloni. Elle se tenait au-dessus de lui, aussi pâle et belle qu’elle l’avait été à vingt ans.

« Qu’est-ce que tu fais par terre ? Qu’est-ce que les garçons doivent préparer pour le souper ? »

Elle se fut évanouie aussi vite qu’elle était apparue, mais Mkoll était déjà sur ses pieds quand le premier assaillant se rapprocha de lui. Sur ses pieds et gagné d’une ferveur dévorante.

Malgré la brûlure de son dos, et la souffrance atroce, Mkoll le souleva à deux mains et lui brisa la nuque en le faisant retomber. Il lui prit son fusil, se retourna, fit passer l’arme en automatique et faucha la vague d’infanterie du Chaos qui s’était pressée sur ses talons.

Il tirait encore aveuglément dans la nuit, la cellule énergétique de son fusil presque vidée et une trentaine d’adversaires abattus autour de lui quand Corbec le trouva.

Gaunt faisait établir un périmètre sur la pente de la forêt pour protéger les infirmiers qui s’occupaient de Mkoll. L’orage là-haut n’en finissait pas de lacérer le ciel. Les arbres oscillaient sous la violence du vent et de la pluie battante.

Lilith, Gilbear et Gaunt se tinrent à l’écart pendant que le soldat Lesp, ayant ouvert son narthecium de terrain, habillait de gaze les nombreuses coupures et brûlures de Mkoll. La tête de l’éclaireur était entourée de bandages et son genou pris entre deux attelles.

— Sacré vieux renard, murmura Corbec à Gaunt en se glissant près de lui.

— Il ne cesse jamais de m’impressionner, marmonna Gaunt à son tour.

Lilith les regarda, une question sur le visage. Gaunt savait quelle était cette question : comment cet homme avait-il pu survivre ?

— Nous perdons du temps, déclara Gilbear à brûle-pourpoint. Il faudrait songer à la suite.

Gaunt se tourna vers lui avec colère, mais Lilith vint s’interposer entre eux.

— Major Gilbear. Êtes-vous toujours le chef de ma garde rapprochée ?

— Oui, madame.

— Aucune autre prérogative ne vous est échue depuis ?

— Non, madame.

— Alors si ça ne vous fait rien, fermez-la et laissez-nous réfléchir, le commissaire et moi.

Gilbear tourna les talons et partit inspecter les groupes du périmètre sécurisé.

Corbec tira la langue vers le dos du major en produisant un bruit insolent. Gaunt était sur le point de le lui reprocher quand il vit que Lilith s’était mise à rire.

— Quelle suffisance, rajouta-t-elle.

Gaunt abonda donc en son sens.

— Bien de votre avis.

— Je ne voulais pas lui manquer de respect, inquisitrice, chercha à se rattraper Corbec.

— Bien sûr que si.

— Bon, enfin, oui, mais pas vraiment, se défendit-il.

— Allez passer en revue les factionnaires, colonel, le congédia calmement Gaunt.

— Mais le major est déjà parti…

— Et vous faites confiance à son jugement ? demanda Gaunt.

— Euh… Pas dans son état de colère actuel, non. Corbec sourit, salua son supérieur, et exécuta devant l’inquisitrice une courbette délibérément exagérée avant de s’éloigner d’un pas rapide.

— Vous excuserez mon commandant en second. Son style est assez relâché et spirituel.

— Cela marche avec vos hommes ? demanda Lilith.

— Oui, mais… Oui. Corbec est le meilleur officier avec qui j’ai jamais eu à collaborer. Les hommes l’aiment beaucoup.

— Je comprends pourquoi. Il a du courage et beaucoup de présence. Juste ce qu’il faut d’effronterie. Colm est un homme très attirant.

Gaunt en fut confondu et regarda vers la nuit, dans laquelle Corbec venait de disparaître.

— Vraiment ?

— Oh oui. Faites-moi confiance pour ça. Malgré un sourire entendu, elle reporta son attention vers Mkoll. Et donc, nous avons là votre meilleur éclaireur, tout meurtri et criblé de partout, qui nous arrive du beau milieu de la tempête ?

— Oui. Gaunt se racla la gorge. Mkoll est mon meilleur élément, à tous points de vue. Mais on dirait qu’il en a pris pour son compte, par Feth.

— Feth ? Joli mot. Il sonne bien. J’aimerais pouvoir l’employer moi aussi, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

Gaunt était troublé.

— Comment ? Mais qu…

— Qu’est-ce qu’il signifie ?

Gaunt se représenta soudain très clairement ce qui se déroulait entre eux. Et ce qui pourrait se dérouler. Une image mentale très vivante et très explicite se matérialisa dans sa pensée. L’inquisitrice cherchait à user de ses charmes sur lui.

— J… j’ai peur de ne pas…

— Bien sûr que si.

Un éclair s’abattit sur un arbre proche, provoquant la fuite désordonnée de plusieurs Sang-bleu. La détonation fut pour Gaunt comme une gifle en plein visage, qui lui rendit toute sa lucidité placide.

— N’essayez pas d’utiliser vos talents sur moi, inquisitrice.

— Je ne vois pas de quoi vous parlez.

— Si, vous le savez très bien. Vous avez essayé d’exploiter un sentiment de jalousie contre Corbec. Et ces images que vous avez émises. Pour votre gouverne, Feth est un des dieux-arbres des Tanith, mais je vais travailler avec vous, pas pour vous.

Lilith lui sourit avec affectation et leva les mains, l’air désarmé.

— Vous avez raison. Je suis désolée, Gaunt. D’ordinaire, je me fabrique des alliés quand je ne peux pas en trouver. Je n’ai pas l’habitude des auxiliaires consentants.

— Je suppose que cela va de pair avec votre fonction. Et moi qui croyais que la solitude était l’apanage des commissaires.

Elle le regarda droit dans les yeux et un autre sourire éclaira ses traits pâles. Gaunt crut à un nouvel artifice, mais celui-ci semblait sincère.

— Nous avons tous les deux besoin de retrouver la source de tout ceci, lui dit-il en englobant du geste la fureur des éléments. Nous aspirons tous deux à une victoire. Vous trouverez en moi un allié bien plus efficace si vous me laissez en pleine possession de mes moyens, plutôt que de me lier à vous par des manœuvres mentales.

Elle acquiesça.

— Nous aspirons tous deux à une victoire, reconnut-elle en réemployant ses mots. Mais pas uniquement, en ce qui me concerne, ajouta-t-elle mystérieusement.

Gaunt était sur le point de relever cette remarque quand elle frissonna, abaissa con col et passa une main dans ses cheveux. Le colonel-commissaire réalisa alors à quel point l’inquisitrice avait l’air fatiguée.

— Cette tempête… Ce doit être éprouvant pour vous, n’est-ce pas ?

— J’atteins même mes limites, Ibram. Le Warp est tout autour de moi, il me harcèle. Désolée pour ce petit numéro. C’était un peu par désespoir.

Il s’avança vers elle et l’entraîna vers Mkoll.

— Vous avez dit que vous aimiez vous fabriquer des alliés, alors pourquoi vous montrer si dure avec Gilbear ?

Elle eut un sourire ravageur.

— Parce qu’il adore ça ; une femme forte, lui donnant des ordres. Je lui plais à un tel point qu’il serait prêt à mourir pour moi.

C’était au tour de Gaunt de sourire.

— Vous êtes une femme effrayante, inquisitrice.

— Je prends ça pour un compliment.

— Promettez juste que vous n’emploierez plus ce genre de tactique sournoise avec moi.

— Promis, dit-elle. Je n’ai pas l’impression que ce soit nécessaire.

Gaunt prit soudain conscience du long instant qu’il avait passé à la regarder droit dans les yeux. Il rompit ce contact.

— Allons parler à Mkoll.

— Laissez-moi faire.

— Non, la corrigea-t-il. Nous allons y aller tous les deux.

Gilbear arpentait la ligne des sentinelles sous la pluie pénétrante. Des amphibiens invisibles coassaient dans l’obscurité suintante. Près d’un bouquet d’arbres dominant le flanc gauche, il prit sur le fait deux Fantômes de Tanith en train d’essayer d’allumer un briquet à la mèche trempée.

Il se précipita vers eux, en frappa un du pied en plein ventre et renversa l’autre sur le dos d’un coup de poing.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’emporta-t-il. Est-ce que vous surveillez le flanc ? Non ! Vous êtes trop occupés à allumer vos cigarettes et à bavarder !

L’un des deux hommes protesta et Gilbear lui expédia de nouveaux coups de pied. Dans les côtes, au visage, dans les reins quand il fut à terre. Et il n’arrêta pas.

— La planète entière est prête à vous sauter à la gorge, et vous, vous n’allez même pas vous donner la peine de monter la garde !

L’autre Fantôme s’était relevé pour défendre son camarade recroquevillé en boule, Gilbear se tourna vers lui, le rallongea du poing et en fit la nouvelle cible de sa botte.

Une grosse main attrapa le major des Sang-bleu par l’épaule.

— Ici aussi, y en a qui ne demandent qu’à vous sauter à la gorge, dit Corbec.

Il envoya Gilbear au sol d’un coup de tête qui lui fêla le front, puis enchaîna avec deux coups de poing, à la bouche et au torse. Le second fut arrêté par un segment de l’armure carapace.

Gilbear, affalé dans la boue, agrippa Corbec et le tira à lui en s’agitant.

— Tu me veux, le Fantôme, tu m’as ! lui grogna-t-il.

— Pas trop tôt, accepta Corbec, en lui renvoyant la tête en arrière d’un coup de poing. Ça aura mis du temps à arriver. Et celui-là, c’était pour Cluggan, l’Empereur veille sur lui.

Gilbear replia ses jambes, en tendit une et propulsa Corbec par-dessus lui. Le colonel des Fantômes termina sa course à l’envers, contre une souche, dont le sommet inégal lui laboura le dos.

Gilbear était à nouveau debout, les deux poings fermés. Corbec se releva d’un bond en se débarrassant de sa cape, la fureur dans ses yeux. Ils se tournèrent autour sous la pluie inclinée, l’eau s’écoulant sur eux et lavant le sang de leurs plaies. Coup de poing, riposte, un beuglement et une charge. Les deux Fantômes malmenés par Gilbear s’étaient remis debout et poussèrent les premières acclamations. Une congrégation de Tanith et de Sang-bleu vint former le cercle autour des officiers et de leur empoignade à la lueur des éclairs.

Sur Volpone, Gilbear était un boxeur, un champion poids lourd, avec un sérieux crochet du droit et une capacité saisissante à encaisser. Corbec, lui, avait été lutteur, vainqueur trois années de suite à l’exposition des rondins du comté de Pryze. Gilbear sautillait sur ses jambes et enchaîna une série de directs humiliants. Corbec se rapprocha lentement en le laissant faire et referma ses mains autour de la gorge du major.

En poussant un rugissement, il poussa de toutes ses forces et fit tomber Gilbear au travers d’une ligne d’arbres. Ils dégringolèrent ensemble une courte pente jusqu’à une large cuvette naturelle remplie par les eaux de l’orage. Le public des Fantômes et des Volponiens se transporta jusqu’au bord du creux pour continuer de les regarder en scandant leurs noms.

Gilbear se releva le premier, noirci par l’eau boueuse. Son coup de poing ne fit que brasser l’air. Corbec, lui aussi recouvert de boue liquide d’un noir de jais, se jeta sur lui dans un grand éclaboussement et le fit se plier en deux d’un coup au ventre, puis le redressa d’un uppercut au menton dans une gerbe de gouttelettes argentées.

Gilbear n’en avait pas eu assez. Il ressortit de l’eau comme un squale faisant surface, en hurlant aussi fort que la tempête qui faisait rage au-dessus d’eux, et fit reculer Corbec de deux pas, trois pas, coup après coup. La lèvre de Corbec était fendue et son nez cassé lui inondait la barbe de sang.

Il se ramassa sur lui-même et lança quelques directs avant de faire perdre l’équilibre à Gilbear d’une charge violente. Corbec le ramassa alors, le souleva en travers de ses épaules, les jambes pendantes, puis se retourna et le fit passer par-dessus lui en une projection parfaite. Gilbear s’écrasa sur le dos dans la cuvette. Pour faire bonne mesure, Corbec y rajouta un dernier coup de pied.

Le soldat Alhac, un Sang-bleu, applaudit à tout rompre avant de réaliser que son camp avait perdu. Il était sur le point de tourner son amertume contre les Tanith qui se moquèrent de lui quand les broussailles frémirent sur sa gauche.

Alhac se figea, tout comme le Fantôme qu’il s’apprêtait à frapper.

La lumière intermittente de l’orage fit surgir des fourrés une chose abominablement noire.

Alhac mourut taillé en tranches, dans une évaporation de chair. Le Fantôme à côté de lui connut le même sort une seconde plus tard, puis un autre Sang-bleu, écorché sur pied. Les autres soldats qui s’étaient délectés du combat depuis le bord du creux furent pris d’une peur panique.

— Oh, merde ! s’exclama Corbec, dégoulinant de boue, en relevant les yeux.

— Quoi ? demanda Gilbear qui se relevait derrière lui.

— Ça !

La créature ressemblait à un chien, si un chien pouvait faire la taille d’un cheval, si un cheval pouvait se mouvoir à la vitesse d’un oiseau-mouche. Un quadrupède à la fourrure cloquée et rouge sombre, à l’échine courbée, posée sur de longs membres à trois articulations. Son crâne était énorme et court, avec une mâchoire inférieure dépassant de sous l’autre, et sur chacune de multiples rangées de crocs triangulaires en dents de scie. Mais sa tête n’avait pas d’yeux. Une bête du Warp, libérée par l’orage et en chasse pour le Chaos.

— Oh, merde ! répéta Corbec.

— Par le grand Vulpo ! s’exclama Gilbear.

Le canidé sauta dans le bassin et se mit à foncer vers eux. Corbec et Gilbear se retournèrent et coururent aussi vite qu’ils le pouvaient dans cette cuvette au sol encombré de racines. La chose était juste derrière eux. Elle sauta sur Gilbear et le cloua au sol en entamant son armure carapace à coups de dents. Des bandes d’armaplast furent arrachées à ses épaulières et Gilbear cria, impuissant à se défendre.

Corbec sauta à califourchon sur l’animal du Warp, lui tira la tête vers lui en l’agrippant par les poils et lui plongea sa dague de Tanith dans la gorge. Un sang violet et nauséabond jaillit de la blessure. La bête ouvrit la bouche pour hurler et glapir.

— Maintenant ! Maintenant ! cria Corbec, perché sur elle, en continuant de lui tirer la tête en arrière.

Gilbear décrocha une grenade à fragmentation de sa ceinture et la jeta droit dans la gueule du monstre, assez fort pour la faire passer son larynx contracté.

Le major se jeta à plat ventre et Corbec sauta du dos de la chose-chien.

Celle-ci explosa de l’intérieur, en les aspergeant de matière puante, eux deux et le lit de la cuvette.

De son côté, Corbec s’extirpa à moitié de la crasse fluide. Il regarda derrière lui, vers l’endroit où Gilbear était assis, le dos contre la pente du bassin, les yeux perdus dans le vague.

— T’as rien ? gargouilla Corbec.

Gilbear fit signe que non.

— Il faudrait peut-être penser à déclarer une trêve, non ?

Gilbear accepta de la tête. Ils se relevèrent tous les deux, chancelant sur leurs jambes, enduits d’une couche de boue et de morceaux de viande putride.

— Une trêve. D’accord. Une trêve… Gilbear était toujours sonné. Pour l’instant.

— La ruine, commissaire, celle que j’avais déjà vue. Je l’ai retrouvée. La voix de Mkoll était faible et forcée, sa respiration laborieuse. Il parvenait cependant à rester assis sur un arbre effondré, en alternant les gorgées prises à une gourde d’eau et à une flasque de sacra réquisitionnée auprès de Bragg. Ses bandages étaient déjà salis par la boue. Gaunt, accroupi près de lui, l’écoutait avec attention. Mkoll avait paru légèrement apeuré par Lilith, mais elle avait su le percevoir assez tôt et laissé Gaunt parler à son précieux éclaireur seul à seul.

— Et de quoi s’agit-il ? voulut savoir Gaunt.

Mkoll haussa difficilement les épaules.

— Aucune idée. C’est gros, c’est vieux, c’est fortifié. C’est posé sur un monticule qui ne m’a pas paru naturel. Trop régulier. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a plus d’ennemis qui se pressent autour que de mouches à sève autour d’un piège à glucose.

Gaunt eut une sensation angoissante. Il n’avait pas seulement compris ce que Mkoll voulait dire. Il s’était représenté précisément les insectes au long corps, bourdonnant autour d’un vase à bec rempli du sirop gluant, posé dans l’appentis d’une hutte de forestier. Des insectes de Tanith. Des insectes qu’il n’avait jamais vus.

— Combien ? réclama-t-il.

— Je n’ai pas pu les compter un par un, désolé, marmonna Mkoll sur un ton sec. J’étais un peu occupé. Plusieurs dizaines de milliers, je dirais. Peut-être d’autres que je ne voyais pas. Le terrain est vallonné, couvert lourd. Ils auraient pu être des centaines de milliers.

— Et qu’est-ce qu’ils peuvent bien vouloir ? se demanda Gaunt à voix haute.

— Je pense qu’il va falloir que nous le découvrions, intervint calmement Lilith.

Gaunt se releva et regarda l’inquisitrice dont le visage était caché dans l’ombre de son col.

— Avant d’envisager l’idée saugrenue d’envoyer soixante hommes contre plusieurs centaines de milliers, puis-je vous rappeler que nous ne savons même pas où se trouve cet endroit ? Nos localisateurs et nos auspex sont hors service, mes éclaireurs ont même du mal à distinguer une direction d’une autre. Mkoll est le meilleur d’entre eux et lui-même admet avoir retrouvé cette ruine par accident.

Lilith abonda en son sens.

— Cette tempête apporte avec elle une bonne proportion de désordre et nous désoriente tous profondément. Je n’ai pas de réponse à ce problème.

— Je pourrais vous y amener, déclara sombrement Mkoll derrière eux.

Gaunt se retourna vers lui.

— Vraiment ? Vous disiez ne pas réussir à la retrouver auparavant.

Mkoll se releva sur ses jambes flageolantes.

— C’était avant. Je ne sais pas… J’ai juste l’impression que j’arriverais à la retrouver maintenant. Ce serait comme… Comme retrouver mon chemin jusque chez moi.

Gaunt consulta Lilith du regard.

— Essayons, dit-elle. Mkoll a l’air sûr de lui, et je lui fais confiance autant que vous. Si nous rencontrons trop d’opposition, il sera toujours temps de refaire demi-tour.

Gaunt acquiesça. Il était sur le point d’appeler Raglon et de faire relayer les ordres de reprise de la marche quand la détonation assourdie d’une grenade parcourut l’orage ; quelques instants plus tard, des tirs sporadiques de fusils laser, dont les sifflements distinctifs recouvraient ceux, plus stridents, des fusils radiants. Gaunt descendit la pente à pas mesurés en tirant son épée tronçonneuse du fourreau et exigea d’une voix ferme le détail de la situation.

Le sergent Lerod commandait les hommes sur le flanc est du périmètre.

— Lerod ?

— Commissaire ! Des choses sont en train de sortir de l’orage ! Des créatures bizarres !

Gaunt plissa les yeux vers les ténèbres de la jungle et y vit avancer des monstruosités qui semblaient nées des tentacules de la foudre. Les relents méphitiques du Chaos lui parvinrent. Les rafales des Tanith et des Sang-bleu abattaient les entités à mesure que celles-ci approchaient.

— Des créatures du Warp, souffla Lilith en apparaissant à son côté. Elles se manifestent à cause de cette tempête. Sans intelligence mais redoutables.

Corbec arriva avec une allure et une mine épouvantables. Il partait en boitillant ordonner au flanc ouest de se rapprocher des sentinelles du centre.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? demanda sèchement Gaunt en voyant un Gilbear dans le même état faire mouvement avec une de ses équipes de tir.

— On s’est un peu battu, avoua Corbec. Et puis il y a eu cette saloperie qui s’est pointée de nulle part.

Gaunt ne voulait pas en savoir davantage ; ce n’était pas l’heure des réprimandes. Il lui fallait maintenir la cohésion de ses troupes. Il enfonça le bouton de son oreillette.

— Gaunt à toute la brigade. Nous allons avancer. Cadence double, formation en fer de lance. Premier peloton de Tanith et la moitié de l’unité de Volpone à la pointe ; vous recevrez vos instructions du sergent-
éclaireur Mkoll. Tout le reste, surveillez les flancs et l’arrière. D’après l’inquisitrice Lilith, ces bêtes du Warp peuvent apparaître n’importe où, autour de nous ou parmi nous, à n’importe quel moment. N’hésitez pas, tirez. Sergent Lerod, prenez six hommes avec vous et couvrez nos arrières. Tous les chefs de groupe, accusez bonne réception de ces ordres dès que vous serez prêts.

Les réponses lui revinrent rapidement. Raglon, qui les avait recensées à l’aide de son unité radio, indiqua à Gaunt d’un hochement de tête que toute la brigade était en ordre de marche.

Gaunt n’avait pas terminé. Ses hommes lui avaient rendu la tâche facile ces dernières années, mais ils connaissaient pour l’heure une épreuve angoissante, et la compagnie se composait également d’autres soldats qu’il ne connaissait pas, et en qui il n’avait pas confiance. Le moral et la discipline étaient les maîtres mots du devoir d’un commissaire. Il repensa à l’entraînement de la Schola Progenium, à son apprentissage sur le terrain en tant qu’élève d’Oktar, et prit le micro des mains de Raglon.

— Je ne vous ferai pas croire que notre mission est facile. Mais elle est vitale. Vitale pour le succès de l’Imperium sur ce monde, peut-être même pour cette croisade entière. L’ennemi et ses ambitions seront anéantis, même si cela exige de nous toute notre énergie et jusqu’à la dernière goutte de notre sang. En ce jour nous combattons pour l’Empereur, comme si nous nous tenions à ses côtés, comme si nous étions sa garde personnelle. Protégez les hommes qui sont à vos côtés comme s’ils étaient l’Empereur en personne. Ne faiblissez pas. La victoire vous attend, ou du moins la gloire d’avoir trouvé la mort au service du Trône d’Or de Terra. Soyez-lui fidèles et l’Empereur veillera sur vous. Sa main nous guide, Ses yeux nous observent, et même dans la mort, Il nous portera jusqu’à Lui, et nous nous assiérons à sa droite derrière la porte d’Éternité. Pour Tanith, pour la fière Volpone et pour l’Imperium de Terra… En avant !

Comme un seul corps, les hommes de la brigade reprirent leur escalade de l’escarpement et partirent s’enfoncer dans les collines tandis que l’orage agitait le monde autour d’eux, Sang-bleu et Fantômes marchant à l’unisson, en ordre parfait, toutes les animosités mises de côté. Gaunt, convenablement impressionné, sourit en contemplant la formation des siens, qui n’avait rien à envier à celle de l’élite volponienne. De temps à autre, des bruits de tirs lui arrivaient de l’avant-garde, lorsque d’autres intrus venus du Warp étaient aperçus et promptement exécutés.

Lilith se déplaçait avec lui. Sa main gantée de noir alla chercher sous sa cape un pistolet à plasma et déclencha son accumulation de charge.

— Excellent discours, le félicita-t-elle. Vous avez su les motiver. Oktar vous a bien formé.

— Vous êtes bien renseignée sur mes états de service.

— Je suis une inquisitrice, Gaunt. Il est normal que j’enquête.

— Et sur quoi exactement êtes-vous venu enquêter ici ? demanda-t-il aussitôt.

— Que voulez-vous dire ?

— Je ne suis peut-être pas psyker, mais je sais assez bien déchiffrer les gens. Il ne s’agit pas que de victoire et de poursuivre les déviants psychiques que vous croyez avoir repérés parmi nous. Vous avez un autre but.

Elle lui lança un sourire fugace.

— Ça n’a rien d’un mystère, Ibram. Je vous en ai déjà parlé à la Sanctity. Bulledin a fait appel à nous parce qu’une influence psychique était soupçonnée d’être à l’œuvre sur Monthax. Nous pensions qu’il s’agissait de celle de l’ennemi et que nous allions avoir droit à une guerre des esprits. Mais à présent, cette ruine entre en ligne de compte. L’ennemi a avancé sur elle en semblant nous ignorer complètement et vouloir à tout prix s’en emparer. Voilà qui a de quoi laisser perplexe. On pourrait penser qu’il s’y trouve quelque chose de très précieux.

— Quelque chose qui aurait provoqué cette tempête ?

Elle haussa les épaules.

— Ou qui aurait poussé l’ennemi à provoquer cette tempête afin de couvrir ses mouvements. Mais votre hypothèse me paraît la plus probable.

— Et vous voulez vous en emparer ?

— C’est mon devoir, Ibram. Je ne pense pas devoir expliquer ce concept à l’un des meilleurs commissaires de l’Imperium.

— N’essayez pas de me distraire par la flatterie, et donnez-moi plutôt une idée de ce que vous entendez par « quelque chose de très précieux. »

— Pensez à Menazoïd Epsilon. Je vous l’ai dit, je me suis très bien renseignée sur vous. En tant qu’inquisitrice, il m’a été permis de compulser des rapports hautement confidentiels. Et vous savez très bien ce qui était en jeu là-bas.

Gaunt était inquiet.

— Vous pensez trouver là-bas des artefacts ? Une technologie ?

Elle hocha la tête.

— Peut-être.

— Humaine, extraterrestre ?

Lilith produisit quelque chose de sa poche.

— Mkoll a trouvé ceci. Il l’a extraite d’une souche sur un site où des combats s’étaient déroulés juste avant que n’éclate la tempête.

Elle leva le disque de métal aux pointes acérées, que Gaunt regarda d’un air sombre, ayant deviné sa nature.

— Vous en savez à présent autant que moi.

La brigade emprunta un profond défilé qui l’amena dans un vallon abrité par les arbres, où pour la première fois la fureur de l’orage leur fut partiellement épargnée. Gaunt s’était senti engourdi par la pluie et les vents incessants et savait que ses hommes devaient se dire de même. C’était un répit salutaire que de marcher au fond de cette gorge, sous les ogives de cathédrale que formaient d’anciens arbres manifestement fruitiers, où la pluie arrêtée par la voûte de végétation se contentait de dégouliner vers le sol en longues coulées odorantes. Le tonnerre étouffé continuait de gronder, quelque part là-haut.

Gaunt rattrapa Mkoll en pointe de la formation.

— Nous sommes toujours sur le bon chemin ?

Mkoll hocha la tête.

— Je vous l’ai dit, même si j’essayais, je ne pourrais pas me perdre.

— Comme si vous rentriez chez vous, se rappela Gaunt.

Mkoll ferma les yeux. Droit devant, Eiloni le rappelait vers leur ferme, en lui murmurant des promesses de bon dîner, et de garçons chahuteurs qui attendaient une histoire de leur père au coin du feu avant d’aller au lit.

— Vous n’avez pas idée, commissaire.

L’avancée des soldats du Chaos ne cessa que quand le nombre de leurs morts leur boucha le passage.

Rawne ordonna à son peloton de reculer, et ils verrouillèrent derrière eux une double porte pour sceller le couloir. Milo aida Wheln à faire pivoter les battants sur leurs gonds. Ses doigts caressèrent l’héraldique de l’électeur de Tanith gravée sur les panneaux de nal. Il cligna des yeux, et l’espace d’une seconde, vit devant lui une porte plus haute, plus élancée, faite d’onyx poli et marquée de runes étranges qu’il ne comprenait pas.

— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda Wheln qui reprenait son souffle.

Milo cligna à nouveau des yeux. Les battants étaient à nouveau là, du bois de nal taillé en arche, dont le blason de l’électeur se détachait nettement.

Feygor et Mkendrick firent tomber un long madrier dans les supports accrochés derrière la porte. Au-delà de cette barrière, ils entendirent des explosions atténuées et le rugissement rauque des lance-flammes. L’ennemi cherchait à désobstruer le corridor encombré de ses cadavres.

Les huit hommes étaient épuisés. Un jour plus tôt, lors de la fondation, aucun d’entre eux à l’exception probable de Rawne et Feygor n’avait jamais employé une arme avec l’intention de tuer. Ils avaient à présent subi leur baptême du feu, et perdu le compte de ceux qu’ils avaient
abattus.

Cown s’accroupit en se laissant glisser le long du mur.

— On va mourir ? demanda-t-il, haletant. Est-ce que Tanith est foutue ?

Rawne se tourna face à lui, la flamme au fond des yeux.

— Est-ce qu’on n’est pas toujours en vie ? Est-ce que Tanith n’existe pas toujours ? Debout ! Debout, dépêche-toi ! Il n’y a que ce putain d’étranger de Gaunt pour vouloir abandonner Tanith ! Un repli ? Mais quel genre de commandant ils nous ont refilé ? On se serait retrouvé où ? Sans planète, à errer comme des fantômes !

— Des fantômes… murmura Larkin, mollement appuyé contre le mur, la joue et l’épaule contre la pierre froide. Les Fantômes de Gaunt…

— Qu’est-ce que tu as dit ? lui demanda abruptement Milo, dont le sang lui battait les tempes. Comme si un rêve cherchait à s’immiscer de force dans sa tête.

— Ignore-le, lui conseilla Feygor. Cet abruti est un peu ramolli du cerveau. Heureusement pour lui qu’il vise bien, ça m’a passé l’envie de le descendre.

— Non, commença Milo. Il se passe quelque chose de pas normal… C’est…

— Bien sûr que ça n’est pas normal ! lui grogna Feygor en plein visage. Milo tressaillit en recevant ses postillons dans l’œil. Quand l’Imperium a besoin d’hommes, il vient sur Tanith ! Et quand Tanith a besoin de lui, qu’est-ce que fait l’Imperium ? Il nous laisse crever !

Caffran l’éloigna brutalement de Milo.

— Alors on va tous essayer de mourir pour une bonne raison, Feygor ! Pour une vachement bonne raison ! Sur les traits du jeune soldat se lisaient son exaltation et sa colère. Toutes ses pensées étaient dirigées vers Laria, quelque part au-dehors, et il se battrait et tuerait et tuerait encore pour sauver ce monde et la retrouver.

— Feygor, Caff a raison, renchérit Mkendrick. Wheln et Cown
l’appuyèrent de leurs hochements de tête. Si on doit mourir, faut que Tanith puisse vivre.

— Et merde à tous les commissaires venus d’autre part qui sont pas d’accord ! ajouta Cown.

Feygor, redevenu plus calme, se retourna et acquiesça en remplaçant la cellule de son fusil par une autre neuve.

Rawne était resté absent un moment et leur réapparut.

— J’ai entendu des combats de l’autre côté des couloirs, à pas plus de cents mètres, je dirais. Ça avait l’air d’être d’autres gars à nous. On devrait aller les aider.

Mkendrick abonda en son sens.

— Ouais, plus on est de fous… Et peut-être qu’ils savent où est l’électeur.

— Si on arrivait à l’amener aux hangars des transports, on pourrait lui faire prendre une navette pour qu’il parte se mettre en sécurité, suggéra Cown.

Rawne était de cet avis.

— Feygor, prépare-leur une petite surprise derrière la porte.

Feygor eut un sourire mauvais et tira de son paquetage autant de tubes-charges que sa main pouvait en tenir. Il les fit adhérer contre le madrier de la porte avec une diligence exercée. Ceux qui essaieraient de passer par-là couperaient le fil déclencheur et feraient s’écrouler le couloir sur eux.

— On est partis ! décréta Rawne.

Milo emboîta le pas aux autres qui se hâtaient de remonter le long corridor palatial, le son de leurs bottes martelant les dalles de pierre. De tout son cœur, il espérait parvenir à comprendre ce qui clochait avec… Avec la réalité, il n’y avait pas d’autre mot. La réalité elle-même semblait fausse et onirique, et lui soulevait l’estomac. Ce devait être la présence des démons du Chaos, se dit Milo. Peut-être le major Rawne savait-il…

Milo s’arrêta. Le major Rawne ? Rawne disait avoir bivouaqué avec les autres sur les champs de la fondation, à l’extérieur de Tanith Magna. C’était un soldat du rang, rien de plus. Pas de grade, pas même à l’ancienneté. Alors d’où lui venaient sa promotion, et les insignes épinglés à son col ?

Est-ce que j’ai oublié quelque chose ? s’interrogea Milo. Est-ce que…

Une autre image fugace traversa son esprit. Celle d’une… d’une cabine étroite, à bord d’un vaisseau. Rawne, Corbec, Milo, une délégation. Un homme grand et imposant, au visage fin, qui ne pouvait être que le colonel-commissaire Ibram Gaunt, se levait pour les accueillir. Comment pouvait-il savoir à quoi ce Gaunt ressemblait ? Jamais il ne l’avait vu. Mais il l’entendait parler, accorder ses promotions d’un ton assuré : colonel Corbec, major Rawne.

Un rêve, là encore ?

Il n’avait pas le temps d’y penser. Ils avaient presque rejoint l’autre combat. Des tirs. Des hurlements, juste devant eux.

Ce ne sont pas des tirs de lasers, songea Milo intérieurement alors que lui et tout son peloton se calquaient sur une même cadence de course, les armes levées. Il avait entendu assez d’échanges de lasers dans la dernière demi-heure pour reconnaître leur bruit distinctif. Celui-ci était un sifflement étrange, plus chantant, qui lui évoquait le vol d’une guêpe, amplifié et haché en une suite de stridulations brèves.

Qu’est-ce qui pouvait produire ce bruit ?

— Tu entends ? souffla-t-il à Larkin qui avançait à côté de lui. Larkin réglait la visée de nuit de son fusil long ; un fin rayon de lumière bleue en partait pour aller frapper le plafond.

— Quoi ? Les fusils qui tirent en automatique ? Ouais… Y en a d’autres comme nous qui doivent passer une sacrée journée.

Ce ne sont pas des fusils laser, se persuada Milo…

Le troisième peloton, en formation serrée de couverture réciproque, tourna un coin du couloir et déboucha dans un vaste hall d’audience aux murs de pierre volcanique. Des vitraux abîmés dépeignant les anroth, les esprits domestiques de Tanith, bordaient un de ses flancs. Des bancs en bois de nal, disloqués ou retournés pour la plupart, remplissaient l’essentiel de l’espace. Les lambeaux fumants de la bannière de l’électeur pendaient au-dessus d’une rosace à l’autre extrémité de la salle. Trois soldats tanith abrités derrière les bancs leur tournaient le dos, leurs fusils laser pointés vers la portée cintrée que des rejetons du Chaos se battaient pour franchir, leurs morts éparpillés tout autour de l’entrée. Cinq autres Tanith, peut-être plus, gisaient inertes derrière les débris de bois.

Sans la moindre hésitation, les membres du troisième peloton allèrent se ranger derrière leurs frères et prirent part au combat en mitraillant la porte et en fauchant l’avancée ennemie. Surpris, les trois Tanith qui tenaient la salle se retournèrent vers les nouveaux venus. Milo ne reconnaissait aucun d’entre eux. Leur colonel était pourtant un géant qu’il n’aurait pu oublier, avec sa crinière blanche striée d’une mèche rousse, son long visage altier et le symbole d’une faux bleue tatoué sur sa joue.

— Pour Tanith ! Pour l’électeur et pour Terra ! hurla Rawne en canardant l’ennemi.

Le grand colonel parut dérouté à nouveau, mais reporta son attention vers la tuerie.

— Comme vous dites, lança-t-il mélodieusement, d’une voix à l’accent étrange, pour… Tanith !

Muon Nol, de l’aspect du vengeur, tenait la crypte d’onyx vert avec une escouade de ses guerriers, et les avait vus tomber un par un alors que le Chaos cherchait à en forcer l’accès par la porte cérémonielle en losange, surmontée d’une rosette de grandes pierres-esprits incrustées dans le mur en dessous de l’étendard de soie spectrale aux couleurs de Dolthe.

Le seul couvert était offert par les bancs de psychoplastique entassés, autrefois alignés dans la crypte de célébration ; des bancs fendillés et souillés par le feu ennemi. À leur droite, des fenêtres élancées, fermées par des panneaux de moelle spectrale translucide où s’étalaient les images d’Asuryan, le roi phénix, de Khaine à la main sanglante, de Vaul, le dieu forgeron estropié, Morai-heg la flétrie, et Lileath la vierge, déesse des rêves et de la fortune, tous éclairés du dehors par la tempête du prophète Eon Kull. C’était Lileath, la devineresse des futurs et des possibles, que Muon Nol révérait le plus. Il portait sa rune autour du cou, sous le bleu de jade de son armure aspect.

Le grand cimier blanc de son casque portait les estafilades noires des lasers, et une portion de sa crête rousse avait grillé. Uliowye, le buanna révéré du seigneur Eon Kull, continuait néanmoins de cracher ses nuées de disques tranchants sur l’ennemi, le taillait en pièces sous un millier de projectiles à chaque courte rafale. Ses gyroscopes stabilisateurs bourdonnaient et le canon hurleur ornementé tressautait entre ses mains. Le champ accélérateur miroitait autour de la base du fût. Uliowye, le baiser des astres mordants. Peut-être lui restait-il l’équivalent de six bâtons de munitions solides ; il les emploierait à bon escient. Chaque tir devait compter, pour Lileath. Pour Dolthe.

Soudain, huit humains en uniforme crasseux s’étaient alignés derrière lui et lui avaient prêté le soutien de leurs fusils. Ils avaient l’air résistant et féroce, et semblèrent ne manifester aucune surprise, malgré leur environnement ou la découverte de frères d’armes.

Muon Nol ordonna psychiquement à ses guerriers encore en vie de les accepter et de continuer à combattre. Ceci était certainement l’œuvre du seigneur Eon Kull, le fruit de ses artifices.

Et par Khaine, ces humains savaient se battre ! Comme si eux aussi se battaient pour leur monde, pour tout ce qu’ils chérissaient !

En moins de cinq minutes, l’aide apportée par les renforts humains avait fait reculer l’engeance du Chaos. Ils rejoignirent la porte en losange, tuèrent quelques derniers attaquants et abaissèrent une grande cloison de pierre pour bloquer cette arrivée.

Le maître de la garde rapprochée se tourna vers l’humain aux cheveux noirs qui lui sembla être le chef des nouveaux arrivants. Il se remémora ses rudiments de bas gothique, appris lors des symposiums d’entraînement sur le vaisseau-monde.

— Je suis Muon Nol, de Dolthe, gardien de cette Voie. Votre intervention et votre aide sont accueillies avec bienvenue. Le seigneur Eon Kull vous en remercie.

— Colonel Munnol, de Tanith Le Vallon. Content de vous voir, les gars, je vous promets. L’électeur a vraiment besoin de tous les hommes disponibles.

Le grand officier Tanith à la masse de cheveux blancs s’était tourné vers le troisième peloton lorsque le sas métallique avait été verrouillé. Des carcasses de combattants du Chaos gisaient tout autour d’eux.

— Content de pouvoir vous aider. Rawne, major Rawne, et voilà ce qu’il reste du troisième peloton. Déployez-nous où vous voudrez, mon colonel.

Munnol acquiesça mais paraissait quelque peu désarçonné, sembla-t-il à Milo. En fait, Brin n’avait jamais vu un seul homme de Tanith arborer autre chose que des cheveux noirs, et non seulement ceux de Munnol étaient étranges, mais ses deux hommes, qui paraissaient mal à leur aise, avaient eux aussi les cheveux blancs.

Le colonel Munnol leur désigna de la tête une porte sur leur gauche. Son geste avait quelque chose de bizarre. Et de quel genre d’arme se servait-il ? Un fusil laser, mais long, plus long que celui de Larkin, et plus épais. Un sentiment étrange s’empara de lui.

— Si vous le voulez, Rawne, les emplacements ouest ont désespérément besoin de vous et de vos humains, disait le colonel Munnol.

— On vous suit ! accepta Rawne en changeant le chargeur de son fusil et en laissant tomber au sol sa cellule vide. Munnol haussa les épaules, hocha la tête et leur ouvrit la marche.

De vos humains ? Ou de vos hommes ? Avait-il mal entendu ? Milo les suivit tout de même. Humains ? Le cauchemar refusait de s’en aller. Il détestait ce sentiment terrible, la certitude de se tromper quelque part.

À grandes enjambées, Munnol, ses hommes et le troisième peloton descendirent un corridor de granite noir. Devant eux, par une arche, ils virent une vingtaine d’autres Tanith alignés sur un rempart, leurs fusils tournés vers la nuit orageuse. Excepté que le bruit de leurs tirs était encore ce vrombissement inaccoutumé, pas le sifflement rassurant d’une décharge de laser.

Rawne vint avancer aux côtés du colonel, Feygor sur ses talons.

— Vous y croyez, vous ? s’esclaffa-t-il amèrement. Le Chaos qui nous attaque le jour même de notre fondation ?

— Oui… En effet, répondit le colonel.

— Je vais être honnête avec vous, Munnol… J’ai failli ne pas signer, poursuivit Rawne. Quel genre de vie ça allait être : aller se battre aux quatre coins des étoiles, tout ça pour un Empereur qui se fout éperdument de vous, et sans la perspective de revenir au bercail ?

— Une perspective qui n’a rien de séduisant, Rawne, convint Munnol.

— Putain… J’avais la belle vie à Tanith Attica, je faisais mes petites affaires, si vous voyez ce que je veux dire. Rien de trop illégal, mais bon, vous comprenez, on n’était pas non plus du bon côté de la barrière…

— Je comprends…

— Feygor était déjà avec moi. Pas vrai, Feygor ? le sollicita Rawne en se tournant vers son adjudant.

— Ouais.

— Ça tournait bien, les rentrées étaient bonnes, je ne voulais pas lâcher ça… Mais je ne suis pas mécontent de l’avoir fait, finalement ! Que le Trône d’Or aille se faire mettre… Et merci aux anroth que je sois armé et que je puisse défendre Tanith !

— Nous remercions tous les anroth pour ça, Rawne, attesta Munnol.

Ils étaient arrivés sur le chemin de ronde, et les tirs ennemis sifflaient au-dessus de leurs têtes. Le colonel Munnol appela ses soldats, dont certains se retournèrent des créneaux par lesquels ils mitraillaient l’ennemi. Des cheveux blancs striés de roux, s’aperçut Milo en frissonnant. Ils avaient tous les cheveux blancs.

Il se crut sur le point de se sentir mal.

— Combattants de Dolthe ! les encouragea le colonel.

Dolthe ? Où est-ce que c’est ? se demanda Milo.

— Nos frères arrivent pour se battre avec nous, le major Rawne et ses humains ! Traitez-les bien, ils sont résolus à nous assister jusqu’au bout !

Les mots de Munnol furent accueillis par une acclamation générale.

Rawne fit prendre position au troisième peloton à côté des Tanith déjà en place, derrière le rebord inégal de la muraille rongé par les lasers.

Milo était sur le point de prendre sa place quand il se rendit compte que Larkin était resté derrière eux tous, accroupi dans un renfoncement à l’opposé des combats, son fusil de sniper serré contre lui, pris de grelottements incontrôlables.

Milo alla le voir.

— Larkin ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— J… je les ai regardés par ma lunette… B… Brin… Ils sont pas humains !

— Quoi ? Milo sentit ses intestins se nouer, mais il n’allait pas paniquer.

— Je sais ce que j’ai vu ! Par ma… Par ma lunette. Elle me ment jamais. Ce grand enfoiré de Munnol et tous les autres ! Ils… Ce sont pas des Tanith !

Milo arracha le fusil de sniper des mains tremblantes de Larkin et le pointa vers Munnol en regardant par la lunette. Comme le faisceau d’un minuscule projecteur, un rond de lumière bleue se promena sur la cape de camouflage du colonel. Milo le vit apparaître dans la lentille comme un spectre composé de jade et d’ombre.

Munnol, comme s’il avait senti le rayon braqué sur lui, se retourna lentement. Par la lunette, Milo distingua ses yeux, sertis de biais dans son visage froid et pâle. Une seconde s’écoula, et ces yeux étaient devenus les oculaires d’un grand casque sculpté, surmonté d’un haut plumet rouge. Le treillis gris sombre de Munnol fit place à une armure de plaques bleues majestueusement plaquées sur sa carrure svelte. Entre ses mains, le fusil laser se muta en une longue arme flûtée au canon couvert d’enroulements, aux aérateurs d’argent, magnifiquement rehaussée d’or repoussé et de perles. Munnol s’était soudain changé en l’être le plus effrayant que Milo n’eut jamais vu.

— Par l’Empereur… murmura-t-il. Ce sont des eldars !

La brigade de Lilith quitta la combe pour déboucher sur une étendue d’où la jungle avait disparu, sous des replis de boue réguliers qui avaient descendu les pentes et tout aplati sur leur chemin. La progression redevint plus lente : les jambes s’enfonçaient par endroits jusqu’à la taille dans une mélasse ocreuse. Sous le tumulte de l’orage, les éclaireurs pouvaient maintenant discerner les bruits d’un important combat dans la vallée au-delà. Des fulgurances de lumière illuminaient par-derrière le sommet de la crête, et ce n’étaient pas celles de la foudre.

Par une transmission cryptée, Gaunt arrangea leur ordre de bataille en envoyant Gilbear et ses Volponiens lourdement protégés remonter le flanc de la colline. Les Fantômes, divisés en deux détachements menés respectivement par Lerod et Corbec, s’alignèrent en contrebas le long d’une glissée de boue. Gaunt et Lilith allèrent se placer à l’avant de l’unité de Corbec.

Mkoll avait réussi à les mener au but. Derrière l’arrondi de la colline, tous les autres eurent leur premier aperçu du monticule et de la ruine. Et des forces ennemies massées autour d’elle. Même si la description donnée par Mkoll l’y avait préparé, Gaunt se trouva subjugué. Des milliers de fantassins ennemis, certains porteurs d’armes lourdes, grouillaient sur les pentes de l’éminence et déployaient contre le grand édifice noir une quantité de tirs à laquelle il n’était pas permis à la pierre de résister. Toute la scène n’était qu’un immense désordre de traînées ardentes et d’explosions. L’air moite empestait le sang et le métal oxydé.

Les gardes impériaux se retrouvèrent intégrés à ce tableau avant d’avoir pu s’en rendre compte. Les Sang-bleu de Gilbear étaient arrivés sur les positions arrière des nids d’armes lourdes ennemis, dont les servants pris en défaut contre-attaquèrent avec leurs armes d’appoint. Quelques instants de plus, et les deux groupes de Fantômes furent engagés par des escouades du Chaos qui se détachèrent de l’assaut principal pour s’occuper de cette arrivée inattendue. Les lasers et les bolts tracèrent un épouvantable lacis de lumière au-dessus de la boue.

Le pistolet bolter au poing, Gaunt entrevit une opportunité : battre en retraite maintenant, pour ne pas se laisser bloquer irrévocablement dans les combats.

L’unité de Gilbear se déversait de la montée pour fondre sur les stations ennemies avec une cruauté et une grâce admirables. Massacrer les adversaires qui s’y trouvaient ne leur demanda qu’une minute ou deux. Les puissants fusils radiants, soutenus par deux lance-grenades et un lance-plasma, arrosèrent les emplacements d’armes par l’arrière et fauchèrent tous leurs occupants.

Gilbear rapporta brièvement leur succès par radio, tandis que ses hommes, ayant pris possession des batteries ennemies, tournaient les lance-missiles et les pièces de campagne vers les rangs de l’armée du Chaos. Gaunt devait le reconnaître, l’élite du 50e volponien savait y faire. Leur entraînement par roulement dans toutes les disciplines leur avait permis de nettoyer un poste d’artillerie et d’en prendre les commandes avec autant de facilité que s’ils en avaient été les servants attitrés.

L’occasion s’était enfuie. Battre en retraite maintenant revenait à laisser les Volponiens seuls. Le choix venait d’être fait pour lui. La bataille était bel et bien engagée et il n’y aurait plus de répit.

Les pointes jumelles de la fourche constituée par les Fantômes s’enfoncèrent dans les arrières des assiégeants. Gilbear, faisant preuve de sa finesse tactique, fit tourner les armes capturées vers le flanc de la cuvette et couvrit l’avancée des Tanith en ouvrant de grandes failles dans la manœuvre de contournement orchestrée par l’ennemi. Sous la direction du major, les obus fusèrent avec une précision chirurgicale, jetant dans l’air des rubans de terre, de rares vestiges de végétation et des tronçons d’adorateurs du Chaos, à moins de vingt mètres de la formation des Fantômes.

Le combat se livrait désormais de près, avec ardeur. Miraculeusement, exception faite de quelques écorchures et brûlures superficielles, Gaunt ne comptait aucune perte chez ses hommes.

Dans les cinq minutes qui avaient suivi le premier contact, les impériaux avaient pénétré l’arrière-garde adverse en parcourant près d’un demi-kilomètre et massacré près de deux cents fantassins, sans aucune perte humaine.

Gilbear maintint sa position aussi longtemps qu’il le put, mais il arriva un point, sur lequel lui et Gaunt étaient tombés d’accord par radio, où la séparation entre les deux groupes aurait été trop grande.

Quand le signal leur fut donné, les Sang-bleu minèrent les emplacements des batteries et reprirent leur avance en doublant leur allure pour rattraper les Fantômes. Les explosions programmées et échelonnées ravagèrent les réserves de munitions qui, à leur tour, ouvrirent un nouveau creux là où s’était trouvée une petite terrasse.

Au pied des pentes du monticule, désormais plongée tout entière au plus fort de l’action, la force expéditionnaire impériale adopta une formation en fer de lance, Fantômes à droite, Volponiens à gauche, Gaunt et Corbec à la pointe.

Gaunt connaissait les qualités combattives des Tanith, mais ne les avait jamais vus accomplir leur devoir avec tant de détermination, et de brio. En lui-même, il ne pouvait croire qu’ils se démenaient ainsi simplement en réponse à sa récente harangue. Ils combattaient pour quelque chose qui leur montait du cœur, quelque chose dont ils ne se laisseraient pas priver.

— Pour la mémoire de Tanith ! entendit-il Corbec hurler alors qu’ils grimpaient.

Le cri, quand il fut repris par tous les Fantômes proches d’eux, suscita chez Gaunt une prise de conscience émotionnelle troublante. Les Fantômes se battaient bien pour Tanith… Non pas pour son honneur ou une conception quelconque de la vengeance. Ils se battaient pour l’amour de leur monde natal, de ses cités brumeuses, de ses forêts sombres, de ses mers monumentales.

Il le savait, car lui aussi le ressentait. Il n’avait passé qu’un jour sur Tanith avant sa destruction, dont l’essentiel à l’intérieur des antichambres obscures du palais de l’électeur. Mais il repensait à Tanith comme si elle avait été sa planète, comme s’il avait appris à l’aimer au fil de son enfance, comme si la retrouver était encore réalisable…

Avec Corbec et deux autres des Fantômes, il fut le premier à atteindre une tranchée sur la pente du monticule, où un effectif supérieur de serviteurs du Chaos se désintéressait de l’offensive contre la ruine pour repousser cette attaque sur ses arrières. En sautant sur l’ennemi, son épée tronçonneuse déchiquetant les chairs, Gaunt se sentait immunisé aux tirs qui, de fait, l’avaient tous raté. La joie des Tanith chantait dans sa poitrine.

Il se laissa tomber dans le fond de la tranchée. Le premier agresseur avait fini coupé en deux par le milieu du ventre, Gaunt renversa alors son coup pour décapiter le suivant. Dans son autre main, le pistolet bolter mitrailla la longueur du boyau, et fit exploser les jambes des deux monstres aux allures de goules qui le chargeaient la baïonnette au fusil. Son arme annonça bientôt par un claquement de métal être à court de projectiles. Corbec, à côté de lui, hurlait et tirait au fusil laser vers des silhouettes qui s’effondraient et se tordaient d’agonie, ou remontaient la longueur étroite de la sape en s’enfuyant. De l’autre côté, Yael et Mktea luttaient au corps à corps, la dague à la main, passionnés, furieux ; derrière eux, Bragg tirait à l’autocanon par-dessus le talus.

Gaunt jeta à ses pieds son pistolet et son épée, pour saisir les poignées d’un fulgurant ennemi, dont la bande d’approvisionnement était posée sur le bord de la tranchée. L’arme massive était installée sur une plaque blindée, à laquelle des liens métalliques arrimaient son trépied pour l’empêcher de tressauter. Du pouce, Gaunt enfonça le bouton de tir, puis il fit pivoter le fulgurant de droite et de gauche, moissonnant dans le dos les rangs des ennemis qui progressaient encore vers le haut de la colline.

Il sentit une main se poser sur son bras. Lilith était à côté de lui, le visage blafard, les yeux emplis de larmes.

— Quoi ? aboya-t-il en continuant de faire feu.

— Vous ne le sentez pas ? Vous aussi, vous êtes porté par la magie de l’orage !

Il lâcha les poignées. La ceinture de projectiles continua de se dérouler, emportée par l’approvisionnement automatique.

— La magie ?

— La toile d’illusions dont je vous parlais… Elle a exalté vos hommes, et les Sang-bleu… Elle me torture l’esprit ! Gaunt… !

Involontairement, il l’attrapa pour la soutenir. Elle le repoussa.

— Je vais bien ! Ça va. Qui qu’ils puissent être, ceux qui se cachent dans cette ruine jouent avec nos émotions.

— Comment ça ?

— J… je pense qu’ils veulent obtenir de l’aide, Gaunt ! Ils ont tissé dans l’orage un sort psychique qui nous… Qui nous fait réagir en se servant de nos plus profondes aspirations ! Pour vos Fantômes, c’est Tanith… Une Tanith pour laquelle il leur serait encore possible de se battre ! Pour les Sang-bleu, ce doit être Ignix Majeure, où ils ont perdu après une résistance désespérée ! Et moi, Ibram… Une… Une telle puissance me fait atrocement souffrir !

Gaunt lutta pour retrouver son souffle.

— P… pourquoi moi aussi ? Pourquoi Tanith ?

— Quoi ? demanda-t-elle en frottant ses yeux gonflés.

— Je ne suis pas de Tanith, mais je ressens la même chose qu’eux. Pourquoi est-ce que je ne suis pas en train de me battre pour une des grandes causes de ma propre vie ? Et pourquoi est-ce qu’à chaque fois que je me réveille la nuit, je rêvais de Tanith ?

Malgré sa douleur, elle lui sourit, simplement, son visage éclairé par les tirs.

— Vous ne comprenez pas ? Tanith est votre grande cause, que vous soyez né là-bas ou non. Parce que vous vous dédiez à ces hommes et au souvenir de leur planète disparue.

— Le destin de Tanith vous consume autant qu’eux, et même si vous n’êtes pas un vrai fils de ses forêts, cette magie influe tout de même sur vos désirs ! Vous êtes vous aussi un Fantôme, Ibram Gaunt, que vous le sachiez ou non ! Vous n’êtes pas uniquement leur commandant, vous êtes l’un d’entre eux !

Gaunt retira son képi et ramena dans ses cheveux la sueur de son front. L’euphorie provoquée par l’adrénaline le faisait toujours haleter.

— Ils se sentent tous aussi exaltés que moi ? reprit-il.

— Nous sommes utilisés. Manipulés. Poussés à nous battre par les pensées qui nous enflamment.

— Très bien… Au nom de l’Empereur, si cela peut nous aider à exterminer cette vermine, nous n’allons pas nous priver de cette chance ! Gaunt porta la main à son oreillette et ouvrit un canal de liaison avec toute sa brigade. Nous sommes soixante contre dix mille ! C’est de ces situations que naissent les légendes ! Continuez d’avancer, pour Tanith et pour Ignix Majeure ! Nettoyez la pente et dirigez-vous vers la ruine !

À la tête de sa vague de Sang-bleu, Gilbear entendit l’appel et s’époumona dans la nuit en vidant une nouvelle cellule énergétique par le canon de son fusil radiant. Les Volponiens prirent la pente en dispersant l’ennemi devant eux.

Lerod, qui à présent s’estimait véritablement immortel, mena son détachement vers le sommet du monticule, en foulant aux pieds le ressac des combattants du Chaos pris de panique.

Corbec, auprès de qui l’arme lourde de Bragg tirait ses stries de destruction solide, poussa la seconde bande de Fantômes entre les deux autres formations. De chaque côté de l’avancée impériale, une centaine de milliers de soldats ennemis se regroupèrent enfin. Mais la soixantaine de gardes impériaux avait ouvert un couloir vers la ruine, qu’elle ne laisserait pas se refermer.

Des années plus tard, après avoir laborieusement reconstitué les détails de cet assaut à partir de diverses sources de données fragmentaires collectées à l’époque, les tacticiens impériaux de Foridon restèrent incapables d’en justifier le succès. Malgré l’effet de surprise et une arrivée sur les arrières de l’ennemi, la stricte application des lois statistiques aurait dû entraîner l’extermination des fantassins de Gaunt jusqu’au dernier, et ce à au moins cinq cents mètres de leur objectif. Tous les facteurs avaient été intégrés aux calculs : commandement charismatique, justesse de l’appréciation stratégique, chance… Pourtant, pas d’erreur possible. Les hommes de Gaunt auraient dû se faire massacrer longtemps avant d’avoir atteint la ruine.

Mais ce n’avait pas été le cas. Presque sans déplorer la perte d’un seul homme, Gaunt et ses troupes étaient parvenus au sommet un peu plus de trente minutes après le premier tir contre l’arrière des positions adverses. La légion ennemie qu’ils avaient traversée les dépassait en nombre à près de dix mille contre un. Ils avaient atteint l’édifice de la zone-cible, que l’ennemi s’efforçait de pénétrer depuis des heures. Leur tableau de chasse s’élevait approximativement à deux-virgule-quatre milliers de soldats du Chaos.

Finalement, après une étude analytique prolongée, les tacticiens finirent par statuer sur la seule explication possible : aucune unité ennemie n’était présente en ce lieu ce jour-là. Toutes n’avaient été qu’une illusion, et Gaunt avait livré son assaut sur un terrain libre et non défendu ; les données, les statistiques et la faisabilité ne pouvaient s’accorder qu’à cette seule condition.

Aucun des logisticiens ne pouvait admettre qu’il en fût autrement. Et ce fut ainsi que le plus grand et le plus spectaculaire des succès de toute la croisade de Macaroth, du fait d’un déséquilibre écrasant dans le rapport de forces, fut effacé des annales impériales et classé comme n’ayant jamais eu lieu.

Tel devait être le destin du véritable héroïsme.

Il y avait une porte ; terminée en pointe, une haute arche de pierre fermée par de la pierre, sur le flanc lisse de la ruine. Gaunt rassembla ses troupes autour d’elle tandis qu’une puissance de feu implacable continuait de s’acharner sur eux. Les légions de l’ennemi, jetées un temps dans le désarroi, finissaient par se regrouper.

Gilbear avait pour intention de miner cette porte dans l’espoir de la faire sauter. Comme Corbec le lui fit remarquer, les traces de brûlures présentes sur la façade semblaient pourtant indiquer que l’ennemi avait eu plus d’une fois la même idée que lui.

Ils étaient sur le point d’en discuter de façon plus emportée quand la porte s’ouvrit. Sur le seuil se tenait Brin Milo, qui les regardait, flanqué de Caffran et d’un guerrier eldar spectaculairement austère, coiffé d’un cimier roux qui se prolongeait derrière son casque blanc.

La foudre éclata au-dessus d’eux, toujours avec la même fureur.

— Vous êtes arrivés, les accueillit Milo. Il est temps que tout ça se finisse.

Entrés à l’intérieur des murs d’onyx du palais de la Voie, Gaunt et les siens entendirent dans l’air la plainte des pleureurs eldars psalmodier avec remords les chants ultimes de fermeture.

Muon Nol resta longtemps campé face à Gaunt, jusqu’à ce que celui-ci le saluât et lui tendît la main.

— Ibram Gaunt.

Inutile d’en dire plus, estimait-il.

Muon Nol regarda la main qui lui était offerte, puis la lui serra après avoir passé la sangle d’Uliowye autour de son épaule.

L’eldar proféra une longue formule déroutante dans un langage venu d’autre part.

— C’est la salutation traditionnelle adressée à un condisciple guerrier, lui expliqua Lilith en s’avançant. Muon Nol reporta son regard sur elle.

— Je suis Lilith, de l’Inquisition Impériale, déclara-t-elle.

Muon Nol, qui dépassait même Gilbear, s’inclina lentement.

Gaunt se tourna vivement vers l’inquisitrice.

— Nous n’allons pas moisir ici, dit-il sur un ton pressé. Est-ce que quelqu’un ici sait parler eldar ?

— Moi, confessa Lilith, mais Muon Nol avait parlé en même temps qu’elle.

— Ce n’est pas nécessaire, avait-il prononcé dans un bas gothique aux accents mélodieux. Je comprends. Vous devez venir avec moi. Le seigneur-prophète attend.

— Bien… accepta Gaunt.

Muon Nol fit un pas en arrière.

— Non. Pas vous. La femme.

Le seigneur Eon Kull sentait la vague embrasée du Chaos continuer d’assaillir la ruine autour d’eux. Fuehain Falchior s’était remise à s’agiter sur son râtelier.

La porte de l’Endroit intérieur glissa et Muon Nol entra, escorté d’une femelle humaine, d’un soldat de forte carrure en armure de gris et d’or, et d’un spécimen mâle en long manteau noir.

Muon Nol alla se courber devant lui. Lilith en fit de même. Gilbear et Gaunt demeurèrent droits.

Eon Kull parla, en faisant un parfait usage du bas gothique, cette langue grossière et pesante à l’apprentissage de laquelle il avait autrefois sacrifié une brève année.

— Je suis Eon Kull, prophète, et ce sont mes enchantements qui vous ont amenés ici. Je ne m’en excuserai pas. La Voie devait être fermée à la Nuit et j’ai usé de tous mes pouvoirs pour accomplir cela.

Muon Nol s’avança d’un pas, en indiquant du geste l’inquisitrice.

— Monseigneur… Dans le langage humain, cette femelle s’appelle Lilith. N’est-ce pas un signe… Monseigneur ?

Eon Kull sembla sur le point de répondre, comme si lui aussi reconnaissait une valeur à cette coïncidence symbolique. Mais il s’affaissa sur l’accoudoir de son trône. Du sang s’écoulait de sous son casque.

— Monseigneur !

Gaunt fut le premier à l’atteindre, lui arracha son heaume et soutint la tête du prophète eldar épuisé et mourant d’une de ses mains gantées.

— Je peux envoyer chercher des infirmiers… Des guérisseurs, commença-t-il.

— Non… n… non… Pas le temps. Pas d’utilité. Je veux mourir, humain. La Voie doit être fermée avant que le Chaos ne puisse la corrompre.

Eon Kull dans les bras, Gaunt leva un regard impuissant vers Lilith qui vint prendre sa place et soutenir le corps fragile de l’eldar.

— Est-ce pour cela que les forces du Chaos sont présentes sur Monthax, seigneur prophète ?

— C’est exact. Cette Voie est demeurée ouverte depuis vingt-sept siècles. À présent que l’ennemi l’a trouvée, par elle, il veut envahir le vaisseau-monde Dolthe. Pour le salut de Dolthe, pour les âmes vivantes des eldars, la Voie doit être fermée. C’est dans ce grand but que je vous ai appelée ici, dans ce grand but que mes guerriers aspects se sont sacrifiés.

— Tout ce qui s’est passé… Les manigances d’une saloperie de xenos… grommela Gilbear.

Gaunt bondit en avant, et plaqua Muon Nol à terre avant que le canon hurleur de l’eldar enragé n’eût taillé Gilbear en pièces.

Il se releva de sur le guerrier aspect et traversa la pièce d’onyx pour se planter devant Gilbear.

— Quoi ? Qu’ai-je dit de si particulièrement faux ? s’offusqua Gilbear, une seconde avant que le poing de Gaunt ne l’envoyât sur les dalles où il demeura inconscient.

— Ibram ! Gaunt se retourna à l’appel de Lilith et se précipita vers elle en même temps que Muon Nol, mais les signes ne trompaient pas.

Eon Kull, le prophète, l’Ancien, s’était éteint dans ses bras.

Ils déposèrent sa dépouille charnelle sur le sol.

— Nous sommes perdus, dit l’eldar. Sans le prophète, nous ne pouvons plus sceller les pactes avec le Warp et fermer la Toile. Après lui, Dolthe va mourir.

— Lilith peut le faire, réalisa soudain Gaunt.

Muon Nol et Lilith le regardèrent.

— Je sais que vous le pouvez, je sais même que vous en avez envie. C’est pour ça que vous êtes venue, Lilith.

— Mais de quoi parlez-vous ?

— Vous n’êtes pas la seule à avoir le bras long, ni la seule à savoir faire parler des archives et déterrer des dossiers. Je me suis renseigné sur vous autant que vous sur moi. Lilith Abfequarn… Psyker, inquisitrice, niveau de notation noir.

— Saint Dieu de Terra, s’étonna-t-elle. Vous êtes plutôt bon, Ibram.

— Vous n’imaginez pas à quel point. Quand ils vous ont trouvée, les Vaisseaux Noirs ont tout de suite isolé votre cas. Fille d’une gouverneur planétaire dont le monde bordait un des secteurs spatiaux favoris des eldars, et qui fut tuée lors d’un de leurs raids. Vous vous êtes juré… D’abord, de les anéantir, puis plus tard, de chercher à comprendre la race étrange qui vous avait dépossédée de votre mère. Et c’est pour cela que vous vouliez cette mission : vous mouriez d’envie de pouvoir enfin entrer en contact avec eux.

Elle s’effondra et s’assit lourdement sur le sol d’onyx près du corps d’Eon Kull.

Muon Nol la releva.

— Vous êtes Lileath. Vous pouvez faire ce que le prophète aurait fait. Fermez la Voie, Lileath. Ramenez-nous sur Dolthe pour toujours.

Lilith se tourna vers Gaunt, qui remarqua pour la dernière fois à quel point elle était belle.

— Faites-le… C’est pour ça que vous êtes là.

Elle le prit par les épaules, le serra brièvement contre elle et s’écarta pour détailler son visage.

— Il aurait été intéressant de mieux nous connaître, commissaire.

— Et même fascinant, inquisitrice. Maintenant, faites votre boulot.

Ils se firent leurs adieux. Mkoll fit ses adieux à Eiloni, Caffran fit ses adieux à Laria. Les Fantômes firent leurs adieux à Tanith et les Sang-bleu à Ignix Majeure.

Une lumière froide, plus dure que le vide, plus brillante que le diamant, transperça le ciel au-dessus de la ruine et fit se dissiper l’orage en moins d’une minute. Soixante-dix-sept pour cent des astropathes présents à bord d’éléments de la Flotte Impériale furent pris de convulsions ravageuses et succombèrent. Les autres s’évanouirent. Le contrecoup psychique de l’événement fut ressenti sur des années-lumière à la ronde.

Le sortilège prit fin quand la Voie fut refermée. Les eldars quittèrent Monthax à jamais, et emmenèrent Lilith avec eux vers le vaisseau-monde Dolthe. C’était elle qui l’avait sauvé ; peut-être était-elle née pour le faire un jour. Dès que le ciel se fut éclairci, un bombardement orbital de précision incinéra les forces regroupées de l’ennemi.

Les jungles de Monthax brûlèrent.

Le bombardement terminé, Gaunt, les Fantômes et l’unité de Volponiens repartirent vers leurs lignes. Les nuages magiques s’étaient dispersés et un soleil pâle tomba sur eux. Tout autour, la nature n’était plus qu’un désert de boue cuite et de végétation calcinée.

Le seul homme perdu par Gaunt lors de l’assaut final avait été Lerod, enlevé par un tir remarquablement chanceux qui avait ricoché sur la pierre du temple eldar.

Ibram Gaunt dormit dans son habitat de commandement pendant trente-six heures d’affilée. Son épuisement avait été total. Il s’éveilla lorsque Raglon lui amena les directives du seigneur général militant Bulledin orchestrant le retrait impérial de Monthax.

Il enfila son uniforme complet, ajusta son képi et sortit dans le matin fumant pour veiller au rangement et aux préparatifs de l’évacuation. Les énormes transporteurs de troupes jetaient leurs ombres grossissantes au-dessus des tranchées tandis qu’ils descendaient de la haute orbite.

Gaunt ressentait tout ce que ressentaient ces hommes : la fatigue, les douleurs, la joie d’une victoire importante bien qu’étrange par sa nature.

Il trouva Milo, assis seul sur les marches latérales de l’infirmerie abandonnée, occupé à nettoyer son fusil. Gaunt vint se poser à côté de lui.

— C’est bizarre, la façon dont les choses se déroulent parfois, vous ne trouvez pas ? amorça Milo sans détour.

Gaunt hocha la tête.

— Mais je me dis que c’était une bonne chose.

— Quoi donc ?

— Ce tour que nous ont joué les eldars. C’était une bonne chose pour nous, pour les Fantômes.

— Explique-moi un peu ? lui demanda Gaunt.

— Je sais ce que je ressens. J’ai aussi entendu les autres parler. Ça a été Tanith à nouveau pour nous, pour vous aussi je pense. Au plus profond de nous, je pense qu’on vous en veut tous de ne pas nous avoir laissé une chance de nous battre pour Tanith. Certains passent même leur temps à le répéter, comme le major Rawne. D’autres arrivent à comprendre pourquoi il fallait partir, pourquoi vous avez donné cet ordre, mais ça ne leur a pas plu pour autant.

Il leva les yeux vers Gaunt.

— Ça n’était peut-être que de la manipulation mentale, mais pendant quelques heures, une quarantaine d’entre nous ont pu se battre pour Tanith, pour notre planète, ils ont eu la chance de faire ce dont on avait été privés. Je sais que ce n’était qu’une illusion, mais encore maintenant, ça fait du bien d’y penser. Ça… Ça exorcise quelques fantômes.

Gaunt sourit. Le jeu de mots du garçon valait ce qu’il valait, mais Milo avait raison. Quelques-uns des Fantômes de Tanith allaient laisser leurs fantômes reposer ici. Et cela les rendrait plus forts.

Et lui aussi, songea-t-il. Ils étaient les Fantômes de Gaunt, après tout.

Ses Fantômes.