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SEPT

PERMAFROST

Il existait sur Typhon 8 une vallée où des hurlements avaient fendu l’air jour et nuit de toute éternité. Plus qu’une vallée, une vaste crevasse, entre des flancs hauts de neuf kilomètres. Là où l’éclat des étoiles s’accrochait à leur sommet, la glace était si blanche que l’œil ne pouvait s’y attarder. Sa plongée à pic la faisait devenir d’un bleu translucide, mauve, puis vermeille, une couleur que lui donnait des algues piégées des milliards d’années plus tôt dans la paroi.

Les hurlements étaient ceux du vent, coupé par des colonnes de glace tranchante tout au long de la gorge, dont l’acoustique les amplifiait. Typhon 8 était une lune glaciaire, sa surface un manteau d’eau congelée, épais par endroits d’une centaine de kilomètres. En dessous, des océans d’hydrocarbures bouillonnaient au rythme du noyau vivant de ce planétoïde.

Au creux de la vallée, le hurlement lui vrillait les oreilles. Rawne roula et glissa au bas d’une pente de glace écarlate. Le vent mordant le transperçait et tentait de lui subtiliser sa cape de camouflage. Elle, ses gants, la couche isolante de son uniforme pour temps froid ne l’empêchaient pas de se sentir tout engourdi. Cette sensation, ou plutôt cette absence de sensation venue remplacer la gêne d’une heure auparavant, n’était pas davantage la bienvenue. Il resta allongé, à serrer maladroitement son fusil laser. Des cristaux de glace se formaient sur le métal de l’arme et l’empêchaient presque de la garder en main.

D’autres tirs furent dirigés vers lui. Rawne s’était accoutumé au bruit étrange que rendaient leurs impacts dans cet endroit : un claquement humide suivi d’un sifflement, quand la glace fondait instantanément à la chaleur des projectiles avant de se reformer. Des cercles parfaits, légèrement noircis, mouchetaient autour de lui la plaque de glace rouge. Il se glissa dans une dépression plus accentuée et s’y aplatit. Une nouvelle série de tirs, qui passèrent plus bas, dont un à une largeur de main au-
dessus de sa tête.

Puis le silence, ou ce qui aurait été le silence sans ce vagissement perpétuel. Il roula sur le dos. Le menton sur la poitrine, Rawne regarda en arrière le long du chemin qu’il avait emprunté. Plus aucun signe de rien ni personne, excepté cette forme noire recroquevillée à une centaine de mètres derrière lui, dont il savait qu’il s’agissait du soldat Nylat.

Mort. Ils étaient tous morts et il ne restait que lui.

Il se retourna en se tortillant et mit l’œil à son fusil. La lentille de son système de visée intégré était fissurée et recouverte d’une pellicule de givre, du givre qu’avait formé l’humidité de son propre corps. Il recula son visage en pestant. La veille, le soldat Malhoon s’était collé le globe oculaire à sa lunette gelée en cherchant une cible parmi des masses de banquise flottante. Ses hurlements quand il avait fallu le séparer de son arme résonnaient encore aux oreilles de Rawne.

Il lâcha une salve triple, au hasard, vers l’avant. En réponse, une dizaine d’armes ouvrirent le feu et soulevèrent autour de lui un blizzard artificiel.

Des cavernes : basses et irrégulières, à forte inclinaison, creusées dans le corps de la falaise par le lent glissement de l’écorce de glace. À bout de souffle, un éclat de shrapnel planté dans la cuisse, Rawne tomba dans la plus proche plus qu’il n’y entra et resta étalé à plat ventre jusqu’à ce que la froidure du sol le fît se relever. Son refuge lui parut brusquement d’une chaleur presque étouffante. Rawne attribua ce miracle au fait qu’il n’avait plus à supporter les rafales de vent ; s’il ne faisait ici que quelques degrés au-dessus de zéro, l’atmosphère prenait néanmoins des allures tropicales. Il retira sa cape et ses gants, et après un court instant, enleva de même sa veste calorifugée. La sueur accumulée sous sa tenue isolante lui roula le long du dos comme l’humidité d’une étuve.

Il inspecta sa jambe. À mi-cuisse, son treillis était percé d’un trou aussi sombre qu’une blessure au fuseur. Il se rendit compte alors que le sang n’avait pas coagulé, mais gelé autour de la plaie. Rawne arracha la couche de glace noire, et les traits tordus par le picotement de sa chair, examina l’entaille suintante.

Ce n’était pas la première fois de sa carrière, et certainement pas la dernière, qu’il maudissait le nom d’Ibram Gaunt.

Il tendit la main vers sa sacoche de premiers soins, en sortit les clamps et se mit en devoir de répéter les gestes que le médecin-chef, Dorden, leur avait appris à l’entraînement de la fondation. Mais les agrafes étaient gelées, et ses doigts gourds parvenaient surtout à les casser dans un tintement de cristal au lieu de réussir à doucement les ouvrir.

Il lui fallut un siècle pour extraire une aiguille de l’emballage en papier stérile. Après en avoir laissé tomber quatre ou cinq, il en conserva une entre ses dents le temps de trouver l’extrémité de son fil chirurgical.

L’ayant finalement pincée entre la pulpe transie de ses doigts, Rawne récupéra l’aiguille et tenta de faire passer le fil par le chas. Il lui aurait sans doute été plus simple de faire mouche sur une cible à vingt kilomètres avec un fusil déréglé ; après vingt tentatives, il remit l’aiguille entre ses dents et s’appliqua à reformer le bout effiloché du fil.

Quelque chose le frappa lourdement par-derrière et l’envoya s’affaler la tête la première.

Il se retrouva face contre neige, déconcerté et inquiet en prenant conscience des reniflements derrière lui. Sa langue lui faisait mal et le sang lui coulait des coins de la bouche pour aller se figer sur le sol. Dans son dos, une forme massive se déplaçait.

Il tourna lentement la tête et risqua un regard circonspect, de travers, comme ceux qu’il se jetait en se rasant, dans le miroir.

L’ork faisait près de trois mètres de haut et autant en largeur. Ses épaules, ses bras et sa carrure emmaillotée de fourrures puantes cumulaient un volume de muscles impensable. Sa tête grosse comme deux fois celle d’un homme saillait en avant, assise sur une vaste mâchoire prognathe. Des crocs entartrés surgissaient comme des pointes de burin de ses gencives pourries. Rawne ne distinguait pas ses yeux, mais il sentait cette haleine répugnante, et l’odeur de la bave corrosive qui gouttait de la bouche à demi ouverte.

En continuant de faire le mort, il regarda la créature jouer avec sa besace médicale et fouiller son contenu, avec des mains assez larges pour briser comme une brindille le cou d’un humain. L’ork en sortit un rouleau de bandage, mordit dedans, le mâchonna un instant avant de recracher.

Il a faim, se dit Rawne, et ses tripes se nouèrent à cette seule idée.

Soudain, la bête revint vers lui, le souleva par les cheveux et le secoua comme un pantin, en tripotant ses vêtements de son autre main, à la recherche d’une poche, de rations, de munitions.

Le sang coulait de la bouche de Rawne et lui maculait la poitrine. Il s’efforça de rester inerte tandis que sa main gauche se glissait vers la dague accrochée à sa taille. L’ork le remuait comme un sac d’os, renifla derrière son oreille, lui colla son souffle chaud sur la nuque, l’assaillit de son odeur âcre.

Rawne trouva le manche de son poignard et le fit glisser hors de son fourreau. La tension de ses muscles avait dû être perceptible, car l’ork se figea un instant avant de marmonner dans son jargon incompréhensible. Rawne pivota pour frapper, mais une énorme patte se serra autour de son poignet et le lui martela contre le mur de glace. Deux coups et Rawne s’avoua vaincu, la dague de Tanith traversa l’air et retomba plus loin.

L’ork poussa un grognement sourd qui lui fit vibrer le diaphragme. En le maintenant par-derrière, il l’enserra dans son étreinte, manifestement déterminé à lui broyer le torse. Les bras collés le long du corps, Rawne hurla en résistant inutilement à la force qu’il sentait lui faire sortir les humérus de leurs logements. Il était perdu, il le savait. La mort n’était plus très loin.

La souffrance le fit mordre un corps étranger. Rawne venait de trouver le bout de l’aiguille qui lui causait cette douleur dans la bouche. Levant la main avec difficulté, il se l’arracha de la langue ; une longue giclée de sang lui emplit les joues. Armé de cette minuscule pointe d’acier, il piqua derrière sa tête d’un mouvement vif de l’avant-bras.

L’ork beugla et le laissa retomber. Rawne cracha le sang que dégorgeait sa langue. Son ennemi se débattait et battait violemment l’air d’un bras, son autre main sur l’œil dont s’écoulaient des humeurs gluantes. Le tumulte assourdissant de sa rage se répercutait en cascade dans l’espace confiné.

Rawne se lança fébrilement en quête d’une arme, mais l’ork se retourna et l’envoya voler de l’autre côté de la caverne d’un revers du poing. Ses épaules percutèrent la glace, celle de la paroi, puis du sol, où son omoplate craqua sous lui.

L’ork se rapprocha, un œil à moitié clos s’écoulant lentement autour de l’aiguille qui y était restée fichée. Rawne roula de côté. Son fusil était à l’autre bout de la caverne, mais son couteau était là, à portée de main.

Son couteau. Combien de combats avait-il gagnés grâce à lui ? Combien de trachées avait-il ouvertes ? Combien de cœurs transpercés, combien d’estomacs perforés ?

Il tendit le bras, l’agrippa, puis se redressa dans une position accroupie, prêt à bondir, un sourire jubilatoire sur les lèvres, à la rencontre de son attaquant.

Celui-ci se tenait face à lui, le dos tourné à l’entrée. Un énorme pistolet de facture grossière à la main.

L’ork déblatéra dans son langage attardé et grommelant de xenos. Rawne ne comprit rien à ce charabia, mais savait ce qu’il voulait dire.

Il y eut une lueur aveuglante, et la détonation du coup de feu s’estompa lentement entre les parois closes.

Rawne s’était toujours demandé ce que cela lui ferait de recevoir le coup mortel. D’être abattu. De mourir. Mais aucune révélation ne lui vint. Aucune sensation.

En l’espace d’un battement de cils, l’ork avait éclaté, son abdomen s’était désintégré dans une bulle de lumière.

Il s’écroula, presque coupé en deux. Ses fluides se caillèrent en s’écoulant autour de lui.

Une haute silhouette se tenait à contre-jour dans l’entrée de la caverne.

— Major Rawne ?

Gaunt s’avança et rengaina son pistolet bolter.

Le commissaire ne paraissait pas s’en être mieux tiré que lui. La vague de guerre ork avait profité du tumulte de la croisade pour s’emparer de Typhon 8 et tenté d’y établir une tête de pont en vue de ses raids sur les mondes de Sabbat. Chargés d’anéantir la menace, les Fantômes s’étaient déployés dans les défilés et sur les banquises de la lune. Leur formation s’était disloquée. Tandis que le peloton de Rawne se faisait décimer le long du secteur est de la vallée hurlante, celui de Gaunt avait connu le même sort à l’ouest. Les peaux-vertes s’étaient avérés les plus déterminés des adversaires.

Le commissaire et le major s’accroupirent l’un près de l’autre dans l’anfractuosité de glace. Rawne n’avait pas affiché le moindre signe de gratitude. Pour bien des raisons, il aurait préféré mourir que de devoir sa vie à Gaunt.

— Comment va votre langue ? demanda ce dernier, en cherchant à allumer un feu de blocs combustibles.

— Ça vous intéresse ?

— On ne peut pas dire que vous parliez beaucoup.

Rawne cracha du sang vers lui.

— Ma langue va très bien. Une blessure nette avec un instrument propre. En vérité, sa langue gonflée lui donnait l’impression d’avoir son sac de couchage entier dans la bouche, mais il ne lui ferait pas le plaisir de le lui dire. Pour autant, il ne pouvait pas masquer le supplice que lui faisait vivre sa jambe.

— Laissez-moi regarder ça, dit Gaunt.

Rawne refusa en secouant la tête.

— C’est un ordre, insista le commissaire.

Gaunt se rapprocha de lui en ouvrant son propre kit de secours. Ses broches avaient gelé elles aussi, mais il les passa au-dessus de la flamme chimique avant de suturer les deux bords de la plaie ouverte. Il lui versa sur la cuisse une dose à usage unique d’antiseptique. Rawne sentit son membre s’endormir.

Puis Gaunt se réchauffa les doigts avant d’enfiler du fil chirurgical dans une aiguille propre. Il tendit sa dague à Rawne.

— Mordez le manche.

Rawne s’exécuta, mais ne lâcha pas un son tout le temps où Gaunt lui recousit ses chairs arrachées.

Gaunt sectionna le fil d’un coup de dents et enveloppa la blessure dans un bandage. Son patient, soigné bien malgré lui, recracha la dague.

Gaunt rangea son nécessaire et posa une petite casserole sur le feu en la remplissant d’une poignée de glace poudreuse.

— Typhon nous a mis sur un pied d’égalité, major, dit-il au bout de quelques minutes.

— Comment ça ?

— Le commissaire de haute extraction, avec tous ses grands airs et son grade, son entraînement de la Schola, son expertise ; le petit malfaiteur de Tanith, avec sa ruse et ses astuces. Nous voilà au même niveau. Deux hommes égaux, qui affrontent les mêmes conditions avec les mêmes chances de s’en sortir.

Rawne n’arriva pas à lui lancer sa répartie assassine. Sa langue était trop enflée. Il se contenta de cracher à nouveau.

Gaunt sourit et regarda la glace fondue commencer à bouillir.

— Bon. Peut-être pas, vous avez raison. Si vous continuez à me cracher dessus et à me traiter avec cette arrogance, c’est que nous ne sommes pas si égaux que ça. Pour ma part, je veux bien m’abaisser à vous venir en aide, même à vous sauver. Mais le jour où nous serons tous les deux au même niveau, à votre niveau, je me flinguerai.

— Promis juré ? demanda Rawne.

Gaunt se mit à rire. Il fit tomber quelques cubes de nourriture lyophilisée dans la casserole bouillonnante et mélangea. La soupe de haricots se forma. Il riait encore quand il la versa dans deux quarts en métal.

Le vent se leva à l’approche de la nuit et ses plaintes gagnèrent en intensité à l’extérieur de la caverne. Ils étaient assis tous les deux dans le noir à regarder le feu. Il leur restait quatre blocs pour l’entretenir, mais dans l’incertitude de l’avenir, Gaunt préférait être prudent.

— Vous voulez que je vous dise quelles sont les autres différences autres nous, Rawne ?

Rawne aurait voulu répondre non, mais sa langue avait encore enflé et ne lui serait plus d’aucun usage ce soir. Il se contenta à la place de cracher une fois encore.

Gaunt sourit et lui désigna de la tête son crachat en train de cristalliser.

— En voilà une : cette lune n’est peut-être rien d’autre qu’une grosse boule d’eau congelée, mais vous ne me verrez pas m’amuser à faire baisser mon taux d’humidité corporelle de cette façon. Demain, ce vent va vous sécher sur pied en quelques heures. Économisez votre eau, arrêtez de me cracher dessus, ça pourrait vous permettre de survivre.

Il tendit à Rawne une tasse d’eau tiède. Après avoir attendu un instant, le major l’accepta et consentit à boire.

— Une autre ? Il fait bon ici, plus chaud que dehors. Mais la température est encore très proche de zéro. Vous êtes à moitié déshabillé et vous frissonnez.

Gaunt avait conservé tout son uniforme et drapé sa cape autour de lui. Rawne, pour sa part, s’ankylosait, et commença à renfiler sa veste.

— Pourquoi vous me dites tout ça ?

— Parce que je le sais mieux que vous… J’ai déjà combattu en milieu froid.

— Non, je veux dire… Pourquoi ? Pourquoi vous voulez me garder en vie ?

Gaunt garda longtemps le silence.

— Bonne question… répondit-il enfin. Puisque rien ne vous ferait tant plaisir que de me voir mort. Mais je suis un commissaire de la Garde Impériale, chargé par l’Empereur de maintenir Ses légions en état de se battre. Je ne vous laisserai pas crever parce que c’est mon métier. C’est pour ça que je vous ai sauvé tout à l’heure. C’est pour cette même raison que j’ai sauvé les Tanith de la destruction de leur monde.

Le silence qui suivit ne fut brisé que par les crépitements de la flambée synthétique.

— Vous savez très bien que je ne verrai jamais les choses comme vous, proclama Rawne d’une voix glaciale. Vous avez laissé Tanith mourir. Vous ne nous avez pas permis de nous battre. Je ne vous le pardonnerai jamais.

Gaunt hocha la tête.

— Je sais. Puis il ajouta un instant plus tard : pourtant, j’aurais aimé que vous y arriviez.

Rawne alla se blottir dans une fente de la glace et tira sa cape autour de lui. Son corps ne ressentait plus qu’une seule chose. De la haine.

D’une manière ou d’une autre, l’aube était parvenue à se lever. Une lumière fine et fragile vint poindre à l’intérieur de la caverne.

Gaunt était endormi, recroquevillé sous sa cape couverte de cristaux de rosée. Rawne se leva lentement en luttant contre la raideur de ses jambes et le froid souverain. Le feu s’était depuis longtemps éteint.

Il rasa les parois de la grotte de glace, les yeux rivés sur Gaunt. La douleur s’était réveillée dans sa jambe recousue, dans ses épaules, dans sa bouche ; la douleur dissipait ses vertiges et rendait à son esprit toute son acuité. Il ramassa sa dague de Tanith, en essuya le givre, et mit un genou à terre pour la poser contre la gorge de Gaunt.

Personne ne saurait jamais. Le corps ne serait jamais retrouvé. Et même s’il devait l’être…

Gaunt remua dans son sommeil. Ses paupières frémirent quand il marmonna deux fois le nom de Tanith. Puis il balbutia en se recroquevillant sur lui-même.

— Je ne les laisserai pas tous mourir… Non… Pas tous mourir… Sym ! Par l’Empereur !

Puis sa voix s’estompa en un bredouillis. La main de Rawne se crispa autour du couteau. Il hésita.

Gaunt reprit son monologue onirique.

— Non… non, non, non… Elle brûle… Je ne voulais pas… Je ne voulais pas…

— Pas quoi ? siffla Rawne entre ses dents, prêt à lui trancher la carotide en un mouvement rapide.

— Tanith… Au nom de l’Empereur…

Rawne pivota sur place là où il était accroupi et leva brusquement la lame, non pour trancher, mais pour la ramener derrière sa tête, la lancer vers l’entrée de la caverne et atteindre en pleine gorge l’ork qui l’avait franchie.

Alors que celui-ci s’effondrait en arrière dans un râle gargouillant, Rawne entendit les cris rauques venus du dehors. Il expédia à Gaunt un coup de pied dans les côtes et ramassa son fusil pour mitrailler l’entrée de leur refuge.

— Allez, Gaunt, debout, sale enfoiré ! brama-t-il. Ils nous ont
trouvés !

Huit minutes de fureur, écoulées sans un mot, les armes tressaillant entre leurs mains. Tiré d’un sommeil profond et troublé, Gaunt s’était retrouvé sur le pied de guerre avec la rapidité de l’habitude. Les six orks qui étaient montés vers la caverne, privés de tout couvert, ne pouvaient faire grand-chose d’autre que tirer et mourir. Depuis l’entrée de leur grotte, les deux soldats impériaux bénéficiaient d’un meilleur abri et la pente jouait à leur avantage. D’énormes carcasses tombèrent et glissèrent, faisant imperceptiblement fumer la glace rubiconde.

Rawne abattit le dernier de leurs assaillants et se tourna pour trouver Gaunt déjà occupé à balayer de sa longue-vue le fond de la vallée.

— Nous ne pouvons pas rester ici, déclara le commissaire. Notre échange va en attirer de partout.

— Nous avons un couvert ici, objecta Rawne.

Du bout de sa botte, Gaunt éprouva la glace de l’entrée.

— S’ils arrivent en trop grand nombre, nous serons bloqués à l’intérieur, et ils feront s’effondrer la falaise sur nous. Il faut partir. Et vite.

Ils abandonnèrent leurs tapis de sol et tout ce qui leur aurait pris trop de temps à remballer. Gaunt donna la priorité aux munitions, à la nourriture, au petit sac de Rawne contenant ses tubes-charges et à leur équipement contre le froid. Moins d’une minute plus tard, ils dévalaient la pente, leurs capes flottant dans la bise du petit matin.

À douze kilomètres de là, l’angle des rayons du soleil levant éclairait le contrefort opposé de la crevasse titanesque. Eux se trouvaient encore dans le crépuscule, une obscurité où la glace écarlate luisait comme du marbre. Ou comme la viande à l’étal d’un boucher. Au loin, la pétarade assourdie d’armes à feu. Ils rasèrent le mur de la vallée à l’abri des saillies de glace, là où le vent venait gémir autour d’eux.

Un kilomètre plus loin, ils marquèrent un arrêt, en nage dans leurs tenues isolantes, accroupis derrière un gigantesque éclat tombé de la falaise.

Rawne essuya le sang ork de sa dague et découpa une bande au bas de sa cape. Il avait dû perdre un gant quelque part et sa main devenait douloureusement froide. Il serra le tissu comme une mitaine autour de sa paume.

Gaunt lui tapota l’épaule, l’autre index pointé vers l’itinéraire qu’ils venaient de suivre. Des lumières, celles de gros phares, rebondissaient sur le sol pentu ; des véhicules. Le vent soufflait trop fort pour leur permettre de distinguer déjà la note ronflante de leurs moteurs.

— En route, ordonna-t-il.

Depuis leur cachette, un creux dans le tapis de glace, ils regardèrent les machines passer à cinq cents mètres de là. Quatre énormes véhicules orks, sales, crachant une fumée encore plus sale par les échappements de leurs moteurs à combustion ; des pneus épais cerclés de chaînes à l’avant,
l’arrière porté sur des patins de luge ou des chenilles. Chacun d’eux transportait au moins deux combattants, sans compter le pilote, et des armes d’allure pesante sur pivot ou en tourelle. Les engins passèrent en rugissant dans des gerbes de particules verglacées, suffisamment près pour que les deux hommes pussent voir les marquages tribaux peints sur leurs flancs et sentir l’odeur d’huile brûlée.

Lorsqu’ils les eurent dépassés, Gaunt s’apprêta à repartir, mais Rawne le retint par le bras.

— Ils savent qu’on ne court pas aussi vite. Et en effet, une bonne minute plus tard, le grondement mécanique couvrit à nouveau le bruit du vent, annonçant que les véhicules revenaient sur leurs traces, cherchant ce qu’ils avaient raté à leur premier passage. L’un d’eux partit vers l’ouest et deux autres poursuivirent tout droit. Le quatrième incurva sa route dans un raclement de glace et se rapprocha d’eux pour inspecter le pied de la paroi.

Ils étaient coincés, et n’avaient nulle part où courir sans s’exposer aux orks. Blottis dans leur alvéole, ils observèrent.

L’assemblage ork mi-camion mi-traîneau ralentit. Un des guerriers en sauta pour courir à côté de lui et tirer vers l’intérieur des cavernes. L’arme lourde du véhicule, que l’autre brute faisait pivoter de gauche à droite, approchait elle aussi de plus en plus près…

Gaunt se tourna vers Rawne ; du menton, il lui désigna son fusil laser.

— Plus de portée et meilleure précision. Visez le servant de l’arme.

— Pas le conducteur ?

— Si le servant est tué, il ne pourra que conduire. Si lui est tué, le servant nous tirera dessus. Occupez-vous du servant… Et quand vous l’aurez eu, visez celui à pied.

Rawne acquiesça et dirigea son souffle chaud sur son viseur pour en réchauffer la lentille. Il inséra en place une cellule énergétique neuve, le plus délicatement qu’il le put : malgré les vagissements du vent, le claquement métallique sec aurait porté comme un coup de feu.

Il vit Gaunt en faire de même avec précaution pour remplacer le chargeur courbe de son pistolet.

La luge motorisée vira dans leur direction. L’éclat intense de ses phares illumina le rebord de leur trou et fit luire la glace translucide, accentuant son aspect de viande fraîche.

Rawne aligna sa mire. Il se savait loin d’égaler le talent d’un Larkin ou d’un Elgith, mais n’avait pas à rougir de son tir. Malgré tout, il laissa le traîneau approcher davantage avant de se sentir confiant. Sa seule cible était cette silhouette perchée sur le véhicule, derrière les phares. Plus près…

Rawne pressa la détente.

La décharge atteignit sa cible noire. Il y eut deux éclairs de lumière, puis une série d’explosions retentissantes, comme une salve en rafale. Le traîneau vira de côté et s’immobilisa. Rawne réalisa qu’il s’agissait bien des détonations d’une arme à feu : le servant était touché, mais le tir avait traversé l’arme lourde sur son passage et mis à feu le magasin d’approvisionnement. La dépouille fumante de l’ork pendait sur sa mitrailleuse, et sous les yeux de Gaunt et du major, d’autres projectiles surchauffés partirent comme des feux d’artifice. Le pilote était mort lui aussi, la nuque et l’arrière du crâne criblés par l’explosion des munitions.

Ils bondirent de leur abri et se précipitèrent vers le traîneau motorisé. Le fantassin ork resté en vie les arrosa de tirs en pleine course ; ses balles sifflèrent et firent éclater la glace autour d’eux. Rawne chargea à son tour en hurlant, le fusil commuté en mode automatique, plaqué à l’horizontale contre son flanc. Deux rayons soulevèrent l’ork de terre et l’y firent retomber pesamment, agité de convulsions d’agonie.

Gaunt rejoignit le traîneau, le nez retroussé par l’odeur de chair grillée. Le servant et son arme continuaient de se consumer, mais le feu ne s’était pas étendu au reste de la machine. Il refit un pas vers eux, mais recula vivement quand un nouveau projectile éclata. Puis tout fut calme.

Bien que convaincu de sa mort, il sauta sur le train arrière pour loger un tir à bout portant dans le dos de l’artilleur. Trop d’histoires couraient sur la résistance aux blessures de ces sacrés peaux-vertes. Il fit culbuter le cadavre par-dessus bord, puis examina l’arme éventrée. Un levier à sa base devait permettre de libérer la mitrailleuse et son magasin de leur pivot. Gaunt l’agrippa d’une main rendue glissante par la graisse. Ce loquet n’avait pas été conçu pour un bras humain. S’attendant à ce qu’un autre projectile lui explosât au visage à tout instant, il pesa dessus de tout son poids en maugréant.

Le levier finit par céder. Les traits serrés dans un effort qui lui déchira plusieurs ligaments du dos, il souleva d’un coup l’arme et son chargeur des barres de leur affût et les jeta à bas du véhicule. Le choc de la chute fit détoner trois autres munitions, dont une se sauva en filant à ras de la glace comme la fusée étincelante d’un feu d’artifice.

Au contact du métal chaud, les gants de Gaunt avaient pris feu. Il les retira précipitamment, puis gagna le poste de conduite et tenta d’en extraire le corps du pilote. Les quatre cents kilos de poids mort refusèrent de bouger.

Il se retourna vers Rawne, à temps pour le voir achever le guerrier à terre avec sa lame. Sa voix se perdant à moitié dans le tumulte du vent, Gaunt lui cria de rappliquer.

Ensemble, ils poussèrent le chauffeur pour le laisser de lui-même
s’affaler sur la glace ; sa carcasse avait déjà commencé à se raidir et tomba comme un sac de pierres. Gaunt prit sa place dans l’habitacle spacieux, trop pour un opérateur humain.

La cabine empestait la sueur et le sang. Il testa sa prise sur les poignées de la barre de direction et trouva les pédales. Ses premières tentatives firent s’emballer bruyamment le moteur et sursauter la plate-forme, où Rawne tomba à plat sur le dos en jurant. Néanmoins, Gaunt pensait pouvoir cerner l’engin, une version grossière des voitures terrestres que son père l’avait parfois laissé conduire étant petit. Une pédale d’injection et une pédale de frein rudimentaire qui, pour ralentir l’allure, ne faisait que pousser une pointe massive frottant contre le sol. Cette ancre ne serait efficace qu’en conjonction avec une décélération : à pleine vitesse, la pointe se décrocherait pour éventrer le plancher de la luge. Les vitesses, au nombre de trois, se changeaient par une torsion de la poignée gauche. Sur ce qui pouvait passer pour un tableau de bord, les jauges étaient graduées par des glyphes qu’il ne pouvait comprendre, mais il commençait à savoir évaluer le mouvement montant et descendant de certaines aiguilles.

— Accrochez-vous, major ! lança-t-il comme avertissement, puis il les propulsa vers l’extrémité de la vallée. À l’arrière, Rawne avait suivi son conseil et sentit l’air lui fouetter le visage.

Gaunt concentra toute son attention sur son pilotage. L’engin tressautait sur la moindre irrégularité de la glace, mais il apprit rapidement à considérer le chemin devant lui, et savait quel relief les ferait déraper, ou dévier, ou soulèverait les roues. Cette guimbarde n’incluait bien entendu aucun système d’assistance à la direction. Gaunt luttait, mais maintenir le volant droit était au-dessus de ses forces, et il s’aperçut qu’il lui était impossible de faire aller ce véhicule aussi vite que le pouvaient les orks. La barre lui opposait trop de résistance et il n’était qu’humain, pas inhumain.

Les secousses, les cahots et les sauts s’enchaînèrent, entraînant plus d’un tête-à-queue quand il ne parvint pas à maintenir l’orientation des roues motrices et que le traîneau les dépassa dans une rafale d’échardes de glace. Au terme d’un dernier écart, le moteur fulminant s’étouffa et refusa de redémarrer. La manette de starter que Gaunt avait repérée sous la colonne de direction allait et venait dans le vide.

En se penchant davantage, il trouva à la gauche du frein un démarreur au pied, y posa son talon et l’écrasa une première fois avec précaution.

— Gaunt !

Il redressa la tête. Rawne, debout sur le plateau arrière, pointait du doigt derrière eux. À un bon kilomètre de distance, trois formes sombres lancées à leur poursuite soulevaient des sillages roses. Grâce à leur force supérieure et à leur expérience de ces machines, les orks allaient bon train.

Gaunt se démena sur le démarreur, encore et encore, jusqu’à ce que l’engin daignât se remettre en marche, et il appuya en hâte sur l’accélérateur qui protesta.

Ils virèrent laborieusement et furent repartis. Gaunt poussa le véhicule à la vitesse maximale à laquelle il pensait pouvoir encore le contrôler. Une autre bosse mal déchiffrée, un autre tête-à-queue, un autre arrêt, et ils seraient rejoints. Ou se retourneraient, et le poids du traîneau et de son moteur leur briserait l’échine.

Ils quittèrent les ombres de la vallée pour parvenir sur la vaste banquise où l’éclat du soleil leur fit plisser les yeux. Gaunt comme Rawne restèrent aveuglés pendant un moment, même après avoir abaissés leurs lunettes fumées.

Devant s’étendait une mer de glace, blanche, rouge et violette, verte par endroits, plissée d’innombrables ourlets d’écume. Des milliers de kilomètres d’une étendue de mer gelée, tendus vers un horizon où ils rencontraient le noir de l’espace. La lumière était ici une menace hostile.

Les vagues avaient jadis été comme saisies en plein flux et reflux ; à présent le traîneau bondissait sur elles, s’envolait, retombait derrière les crêtes des brisants figés un millénaire plus tôt. Le moteur s’emballait chaque fois qu’ils quittaient le sol, les patins rayaient le miroir gelé chaque fois qu’ils atterrissaient, Gaunt parvenait à peine à maintenir leur direction chaque fois que leurs roues motrices accrochaient la glace à nouveau. Rawne avait songé à tirer vers les poursuivants qui se rapprochaient d’eux, mais leur remuante équipée l’avait depuis longtemps jeté à plat sur le plateau graisseux et il faisait tout son possible pour s’y maintenir. Le nez collé au métal, il remarqua les trous pour la première fois. Des perforations dues à la détonation en série des munitions, dont s’élevait comme une odeur de gasoil. Secoué en tous sens, il se traîna à la force des bras jusqu’à l’arrière de la plate-forme pour constater qu’ils laissaient dans leur sillage une ligne brune.

Il se retourna pour crier.

— On perd du carburant ! Le réservoir est percé !

Gaunt blasphéma. Il comprenait maintenant ce qu’indiquait un des cadrans, celui dont l’aiguille n’avait pas cessé de chuter.

Les orks gagnaient sur eux. Des projectiles explosifs semblables à ceux de bolters lourds se mirent à pleuvoir, soulevant autour d’eux des geysers de glace et de vapeur.

Sans ses gants, les mains nues de Gaunt commençaient à se durcir autour des poignées du volant. La douleur lui amenait les larmes aux yeux, des larmes qui brouillaient sa vision, puis gelaient derrière ses lunettes et lui mordaient les joues.

Deux tirs en ellipse des orks entraînèrent à leur gauche des déflagrations plus conséquentes. À l’endroit des impacts, des gerbes de liquide glutineux jaillirent haut dans le ciel. Gaunt nota que le paysage qui défilait sous eux était devenu d’un bleu terne, plus semblable à du verre craquelé.

Ils atteignirent la crête suivante où le moteur toussa, crachota longtemps et rendit l’âme. Une longue glissade en travers les fit décélérer sur la glace que raclait la pointe du frein primitif. Gaunt tenta de redémarrer. Il crut un instant y être parvenu avant que le moteur ne mourût pour de bon dans un nuage de fumée d’huile. Un grincement torturé monta des cylindres secs.

Les véhicules des orks n’étaient plus qu’à une centaine de mètres et ils entendirent leurs passagers pousser des mugissements triomphants. Rawne venait seulement de s’apercevoir qu’ici le vent bruyant ne soufflait plus.

Gaunt s’extirpa de l’habitacle par l’arrière.

— Rawne, sortez vos tubes-charges ! cria-t-il.

— Quoi ?

Gaunt lui montra d’autres endroits où les tirs imprécis de leurs poursuivants creusaient des cheminées écumantes dans la couche de glace.

— La glace est plus fine par ici. L’océan est juste sous nos pieds.

Une nouvelle fusée retomba en sifflant et pulvérisa le poste de pilotage où Gaunt était assis quelques instants plus tôt.

— Dépêchez-vous !

Rawne comprit l’idée du commissaire aussi soudainement qu’il en appréhenda la folie. Mais les orks n’étaient plus qu’à cinquante pas.

Le major disposait dans sa sacoche de douze bâtons d’explosif et les en sortit tous avant d’en tendre la moitié à Gaunt. D’un coup de talon, il pulvérisa la lentille d’un des projecteurs et se servit du filament encore chaud pour allumer les mèches. Les deux hommes, trois tubes dans chaque main, les lancèrent aussi loin qu’ils le purent en les dispersant au maximum.

Douze explosions se répondirent, chacune assez forte pour renverser un char. La lune leur parut se fendre en deux. Plus exactement, la croûte de glace se disloquait. Les courants d’hydrocarbures, si proches de la surface, s’empressèrent de sourdre avec une ardeur déchaînée.

Une des machines orks se retourna, soulevée par une des explosions qui les pulvérisa, elle et ses occupants, tandis qu’en dessous la glace se fracturait en plusieurs plaques oscillantes. Arrivant plus en retrait, un autre des véhicules survécut à la tornade d’explosions, pour tomber droit dans les flots embrasés où il se vaporisa. Le dernier pilote arrêta son engin à temps au bord d’un des creux bouillonnants. Puis la feuille de glace sur laquelle il se trouvait s’enfonça et les passagers disparurent en hurlant sous les remous enflammés.

La banquise se désagrégeait en portions de toutes tailles, avalées ou fondues par l’océan à la fureur si longtemps contenue, et qui remontait à présent conquérir la surface. À l’arrière de leur traîneau, Gaunt et Rawne exultèrent de joie et manifestèrent bruyamment leur victoire, jusqu’à réaliser que les fissures s’étendaient rapidement dans leur direction.

L’océan s’agita sous les patins du train arrière, qui pencha soudainement. Gaunt en sauta vers un iceberg proche, nouvellement formé par le désordre tumultueux.

Il tendit la main. Ayant sauté à sa suite, Rawne s’y rattrapa pour se tirer hors de danger au moment où leur machine sombrait dans les flots
agités.

— Nous ne pouvons pas rester ici, cria Gaunt. C’était pure vérité. Leur iceberg vacillait et commençait à se dissoudre comme un glaçon dans de l’eau chaude. Ils sautèrent tous deux sur le suivant, puis sur celui d’après, en espérant que les plaques resteraient intactes suffisamment longtemps et leur permettraient d’atteindre une quelconque sorte de rivage.

Sur la quatrième, Rawne dérapa et Gaunt le rattrapa à quelques centimètres des courants spumescents.

Ils atteignirent la plaque suivante. Rawne, parti en avant, se retourna en entendant un cri et sentit le sol se soulever sous ses pieds. La plaque basculait ; Gaunt, tombé sur le ventre, cherchait à se retenir du bout des ongles cependant qu’il glissait en arrière vers le flot remuant des hydrocarbures.

S’il ne faisait rien, Gaunt allait mourir. Personne ne saurait jamais. Le corps ne serait jamais retrouvé ; s’il avait dû l’être, cela n’aurait rien changé. Pour couronner le tout, Rawne était trop loin.

Il sortit son couteau et le lança. La lame alla se ficher pointe vers le bas juste au-dessus de la main du commissaire et lui offrit une prise. Gaunt se hissa vers le haut, cramponné au manche de la dague, puis y cala son pied pour pouvoir atteindre la main que lui tendait Rawne. Le major le remonta suffisamment pour qu’ils pussent sauter ensemble vers l’iceberg suivant. Celui-ci était plus gros et paraissait plus solide. Ils s’y accrochèrent tous deux, côte à côte, vidé de leur énergie, le souffle pantelant.

Derrière eux, la plaque bascula dans l’océan, emportant la dague
d’argent avec elle.

Ils étaient assis au sommet de l’iceberg depuis six heures. La mer de glace se reformait tout autour et le sifflement de l’océan finissait de mourir. Pour autant, ils ne pouvaient aller nulle part. La pellicule solide en formation n’était épaisse que de quelques centimètres ; peut-être assez pour contenir le liquide mortel, mais pas pour supporter leur poids. La balise de détresse du paquetage de Gaunt clignotait derrière eux à la pointe de leur perchoir.

— J’ai une dette envers vous, finit par affirmer Gaunt.

Rawne n’était manifestement pas de cet avis.

— Je ne veux pas de ça.

— Vous m’avez empêché de tomber là-dedans. Je vous en suis reconnaissant, et pour tout vous dire, je suis assez surpris. Vous aimeriez me voir mort, avouez-le, et vous aviez l’occasion de ne pas vous salir les mains.

Rawne se tourna vers lui, une moitié du visage éclairée par l’astre faiblissant. Plus que jamais, ses pommettes et son menton capturaient la lumière comme le profil d’une lame. Et ses yeux étaient mi-clos. Ceux d’un serpent.

— Un jour je vous tuerai, Gaunt, annonça-t-il ouvertement. Je me le dois à moi autant qu’à Tanith. Mais je ne suis pas un vulgaire meurtrier ; j’ai le sens de l’honneur. Vous m’avez sauvé de ce peau-verte dans la caverne. C’est moi qui avais une dette envers vous.

— J’en aurais fait autant pour tout homme sous mes ordres.

— Précisément. Vous me prenez peut-être pour un moins que rien, mais je resterai toujours loyal à l’Empereur et à la Garde. Je vous devais quelque chose, ça me pèse de le dire. Mais je vous l’ai remboursé. Nous sommes quittes.

— Nous sommes quittes, admit Gaunt en pesant les mots dans sa bouche. Peut-être même à égalité.

Rawne esquissa un sourire.

— Le jour viendra forcément. Ce sera à la loyale. Nous serons sur un pied d’égalité, si ça peut vous faire plaisir. Je vous tuerai, et vous n’imaginez pas le bien que ça me fera. Mais pour le moment, j’attendrai.

— Merci d’avoir été aussi franc avec moi, Rawne. Gaunt tira sa dague de Tanith, celle qui lui avait été offerte par Corbec.

Rawne sursauta et eut un mouvement de recul. Mais Gaunt la lui tendit le manche en avant.

— Vous avez perdu la vôtre. Je sais qu’aucun Tanith ne se sentirait lui-même sans une longue lame à son côté.

Rawne lui prit le couteau. Il le garda en main quelques instants, le fit tourner entre ses doigts habiles, puis le glissa dans le fourreau vide à sa hanche.

— Faites-en bon usage, lui souhaita Gaunt en lui tournant à nouveau le dos.

— C’est ce que je ferai… Un de ces jours, lui promit le major Elim Rawne.