DEUX
UN BAIN DE SANG
Ils avaient progressé deux bonnes heures au milieu d’une forêt noire et fangeuse de Voltemand, leurs chenilles soulevant la bourbe dégoûtante et le ronronnement de leurs moteurs résonnant sous la voûte du feuillage maladif, quand le colonel Ortiz aperçut la mort.
Celle-ci était habillée de rouge, et se tenait entre les arbres à droite du chemin, au vu de tous, immobile, à regarder la colonne de Basilisks passer à côté d’elle. Ce fut cette immobilité qui glaça Ortiz, quand il réalisa qui était cette silhouette après l’avoir remarquée du coin de l’œil une première fois.
Haute comme presque deux fois un homme, prodigieusement large d’épaules, une armure couleur de rouille ensanglantée, surmontée de deux cimiers d’airain symétriques. Le casque était gravé à l’image d’un crâne démoniaque. Un Marine du Chaos. World Eater.
Ortiz tourna vivement la tête dans sa direction et son sang ne fit qu’un tour. Dans une confusion nerveuse, sa main trouva le boîtier radio.
— Alerte ! Alerte ! Embuscade par la droite ! hurla-t-il dans le combiné. Des engrenages se réencastrèrent et gémirent. Les centaines de tonnes d’acier mécanisé vibrèrent, glissèrent, à moitié enlisées sur la piste boueuse, piégées à la file, trop pesantes pour réagir assez vite.
Le Marine du Chaos avait déjà commencé à bouger, ainsi que ses six compagnons émergés des bois.
La panique s’empara des dix véhicules de la colonne d’Ortiz, la portion avancée d’un convoi de quatre-vingts Basilisks peints au motif de flammes et de plumes des Serpents, le 17e régiment blindé de Ketzok, envoyé soutenir la poussée frontale du 50e régiment royal de Volpone, les soi-disant « Sang-bleu ». Les Ketzoks avaient la puissance de feu suffisante pour aplatir une ville, mais ici, dans un couloir étranglé cerné d’une forêt épaisse, sans la place de pivoter pour leurs chars ni leurs tourelles, ils étaient à la merci de ces ennemis redoutables, bien trop proches pour faire parler les pièces principales. Les sirènes se répercutèrent vers l’arrière de la colonne étirée, de section en section. Ortiz entendit les troncs se fendre là où certains des chefs de char cherchaient à faire quitter la route à leurs machines.
Les World Eaters se mirent à beugler en avançant sur eux, tirant de leurs gorges des cris profonds et inhumains, faisant frémir le métal des coques. Ils hululaient le nom de l’abomination barbare qu’ils vénéraient.
— Armes antipersonnel ! ordonna Ortiz. Servez-vous des pivots ! Lui-même saisit l’autocanon grinçant monté à l’arrière de son véhicule et le tourna vers le monstre le plus proche.
La tuerie commença. Des éructations rauques de lance-flammes atteignirent ses oreilles, et il entendit les hurlements de ses hommes, en train de cuire dans leurs coques surchauffées. Le Marine du Chaos qu’il avait aperçu en premier atteignit le Basilisk arrêté devant le sien et se mit à l’entamer comme du petit-bois à la hache tronçonneuse. Des étincelles volèrent du blindage rompu. Des étincelles et des flammes, puis des tronçons de métal et de viande.
En braillant à son tour, Ortiz dirigea son arme vers le World Eater et pressa la détente. Les premiers tirs le manquèrent, mais la trajectoire des suivants avait été corrigée avant que leur cible ne se fût retournée. La créature ne parut d’abord pas ressentir les premiers impacts. Ortiz continua de serrer la poignée de tir et de diriger les traînées des projectiles traçants vers la silhouette écarlate, qui chancela enfin et éclata après quelques convulsions.
Ortiz jura à pleins poumons. Le nombre de tirs qu’avait absorbé le World Eater aurait détruit un Leman Russ, et le magasin de l’autocanon était presque vide. Il le décrochait et ordonnait à un des servants de lui en tendre un neuf quand l’ombre se dessina sur lui.
Le colonel se retourna.
Un autre Marine du Chaos se tenait derrière lui à l’arrière du blindé, un géant bloquant la lumière du jour pâle. Le renégat se pencha pour lui meugler triomphalement au visage. Commotionné par la force sonique et l’odeur méphitique, Ortiz recula, comme atteint par une macro-ogive. Devant sa proie pétrifiée, le World Eater se mit à rire, un hoquet sourd et macabre, un grondement séismique. Dans son poing, l’épée tronçonneuse vrombit et se leva…
Le coup ne tomba pas. Le monstre fut secoué à deux ou trois reprises, vacilla un moment. Et explosa.
Ortiz lutta pour s’extraire de son écoutille, barbouillé de graisse et de fluides. Il prenait maintenant conscience d’une nouvelle présence. Des rafales soutenues de lasers, le crépitement régulier d’armes de soutien, les détonations assourdies des grenades. Une autre section sortait des bois et coinçait le groupe de Marines du Chaos contre le flanc du train d’artillerie.
Sous le regard d’Ortiz, les autres World Eaters mouraient. L’un d’eux fut percé par quelques dizaines de rayons et s’écroula dans la fange face contre terre. Tandis qu’il éventrait de ses mains l’épave immobilisée d’un des Basilisks, un autre fut baigné par les langues de plusieurs lance-flammes, qui touchèrent le stock de munitions du tank, et le Marine fut incinéré avec ses victimes. Son rugissement sembla s’attarder autour de lui longtemps après que la chaleur incandescente eut dû le consumer.
Les sauveurs de la colonne émergeaient de la forêt autour d’eux : des gardes impériaux, grands, à la peau aussi blanche que leurs cheveux et leurs uniformes étaient noirs. Une bande de tirailleurs dépenaillés, presque invisibles derrière le motif trouble de leurs capes. Ortiz entendit le son pénétrant d’un genre de cornemuse, pareil à un gémissement spectral, et ces hommes poussèrent un cri de victoire auquel répondirent les vivats et les acclamations de ses équipages.
Ortiz sauta à bas de son blindé et approcha de ces soldats au travers des vapeurs dérivantes.
— Je suis le colonel
Ortiz, et vous avez toute ma gratitude, se
présenta-t-il.
L’homme le plus proche, à la tignasse indisciplinée, à la barbe garnie de tresses et aux avant-bras épais décorés de spirales bleues, lui sourit d’un air enjoué et le salua en levant son fusil laser.
— Colonel Corbec, Premier et Unique de Tanith. Tout le plaisir est pour nous, je vous promets.
Après lui avoir renvoyé un signe de tête, Ortiz s’aperçut qu’il tremblait toujours et qu’il lui aurait fallu se faire violence pour regarder les Marines du Chaos étendus dans la boue autour de lui.
— Il en faut de la discipline, pour prendre des embusqués en embuscade. Vos hommes s’y connaissent en discrétion, comment…
Il n’alla pas plus loin. Le grand barbu, Corbec, s’était soudain figé, avec sur les traits une expression défaite. Puis il plongea en avant et plaqua Ortiz dans la gadoue noirâtre.
Un World Eater qu’il avait cru mort leva son crâne cornu hors de la boue, puis son pistolet bolter. Mais ce fut tout. Car une épée tronçonneuse s’abattit sur sa nuque.
Les deux segments du cadavre retombèrent dans la boue, l’un roula sur une courte distance.
Ibram Gaunt releva son épée avec l’allure d’un duelliste et fit passer la rotation de la chaîne en mode ralenti, puis il se tourna vers Corbec et Ortiz, qui se remettaient debout, couverts d’une crasse immonde. Ortiz observa le personnage, dans son long manteau sombre, arborant son képi de commissaire. Le visage était fin, ses yeux aussi insondables que l’espace. L’homme lui semblait capable de disloquer une planète à mains nues.
— Au moins, vous avez fait connaissance avec le patron, réussit à plaisanter Corbec au côté d’Ortiz. Le colonel-commissaire Gaunt.
Ortiz hocha la tête en se l’essuyant de sa manche.
— Alors c’est vous, les fameux Fantômes.
Le major Gilbear saisit la carafe qui reposait sur le cabinet de teck et se versa une eau-de-vie.
— Mais qui sont donc ces horribles brutes arriérées ? demanda-t-il en portant le ballon de cristal à ses lèvres.
Assis à son bureau, le général Noches Sturm posa sa plume et s’appuya contre son dossier.
— Je vous en prie, servez-vous donc un verre de mon brandy, Gilbear, invita-t-il son second, à qui l’ironie échappa totalement.
Celui-ci alla se poser sur un fauteuil à bras, près des affichages ambrés de la console de communication, et fixa son commandant.
— Les Fantômes ? C’est bien comme cela qu’ils se font appeler, n’est-ce pas ?
Sturm le confirma à son adjudant en chef d’un signe de tête, en le dévisageant lui aussi. Gilbear, Gizhaum Danver de Banzi Haight Gilbear pour citer son nom complet, était le second fils des Haight Gilbear de Solenhofen, la maison royale de Volpone. Haut de près de deux mètres et demi, avec l’arrogance due à cette carrure, les traits doucereux, fades, et les yeux mi-clos de l’aristocratie. Gilbear portait l’uniforme gris et or du 50e régiment royal de Volpone, les Sang-bleu, qui se tenaient pour le plus noble régiment de toute la Garde.
Sturm se cala dans son siège.
— C’est bien cela, les Fantômes de Gaunt. Et ils sont ici parce que j’en ai fait la demande.
Gilbear leva un sourcil dédaigneux.
— Vous estimez avoir besoin d’eux ?
— Nous avons eu près de six semaines, nous ne parvenons pas à reprendre Voltis, et l’ennemi occupe toute la région à l’ouest de la vallée du Bokore. Le maître de guerre Macaroth n’est pas satisfait. Tant que les troupes du Chaos tiendront Voltemand, elles disposeront d’une route directe vers le cœur des mondes de Sabbat. Et donc, voyez-vous, j’ai besoin d’un déclencheur. J’ai besoin d’introduire un nouvel élément qui nous sortira de l’impasse.
— Cette racaille ? persifla Gilbear. Je les ai vus se rassembler au sortir des vaisseaux. Des primitifs hirsutes et analphabètes, couverts de tatouages en tout genre.
Sturm exhiba une des plaques de données posées devant lui et la secoua à l’attention de son agaçant subalterne.
— Avez-vous seulement lu les rapports rédigés par le général Hadrak après la prise de Blackshard ? L’incursion décisive est portée au crédit de Gaunt et de sa bande. Ils semblent exceller dans les raids sous couvert.
Le général se releva et ajusta le pli impeccable de son uniforme d’officier des Sang-bleu. L’étude était baignée de la chaude lumière jaune venue des portes de la véranda, adoucie par des voilures de dentelle. Il fit reposer sa main sur l’antique mappemonde de Voltemand, et fit mollement tourner le globe dans son support d’acajou en regardant défiler les domaines de la maison des Vortimor. Cette demeure avait été la retraite campagnarde d’une des familles les plus honorées de la planète, un vaste manoir de pierre grise, habillé de plantes grimpantes mauves, situé au milieu d’un parc ornemental à trente kilomètres au sud de la cité de Voltis. Le lieu idéal pour y établir son quartier général suprême.
Au-dehors, sur la pelouse, une escouade de Sang-bleu en tenue complète accomplissait un exercice de précision synchronisée à l’épée tronçonneuse. Le métal vibrant tourbillonnait dans un ballet parfait et posé. Derrière elle, un jardin de treillages et de charmilles menait au lac d’agrément, calme et brumeux dans cet éclairage d’après-midi. Les feux de position clignotaient lentement le long des mâts de communication montés de l’herbarium. Quelque part près des étables, une espèce locale de paon criard délivrait bruyamment sa ronde nuptiale.
À croire que la guerre n’était qu’un rêve, songea Sturm. Il se demanda où pouvaient se trouver en ce moment les précédents occupants de cette demeure. Avaient-ils réussi à quitter la planète avant le premier assaut ? Mouraient-ils de faim, dans les cales d’un croiseur de réfugiés, réduits du jour au lendemain à la condition de leurs vassaux d’hier ? N’étaient-ils plus que de la cendre d’os dans les ruines de Kosdorf, ou sur la route calcinée de Metis ? Ou bien étaient-ils morts en hurlant sur le port orbital, anéanti à l’arrivée des légions du Chaos ? Vaporisés avec les vaisseaux dans lesquels ils cherchaient à s’enfuir ?
Qui s’en souciait à présent ? La guerre était tout ce qui importait. La gloire, la croisade, l’Empereur. Sturm ne se préoccuperait des morts que quand la tête de Chanthar, démagogue des troupes du Chaos qui occupaient la citadelle de Voltis, lui aurait été servie sur un plateau. Et même alors, ces morts ne l’affecteraient pas beaucoup plus.
Gilbear s’était relevé afin de retourner remplir son verre.
— C’est quelqu’un, ce Gaunt, me semble-t-il. Il n’était pas avec les Hyrkiens du 8e ?
Sturm s’éclaircit la gorge.
— C’est lui qui les a menés à la victoire sur Balhaut. Un des anciens favoris du vieux Slaydo, qui l’a nommé colonel-commissaire, rien de moins. Il a été décidé qu’il avait l’envergure pour modeler un nouveau régiment ou deux, il a donc été envoyé sur la planète Tanith pour y superviser la fondation. Une flotte du Chaos a fondu sur ce monde au même moment, et il ne s’en est tiré qu’avec quelques milliers d’hommes.
Gilbear acquiesça.
— C’est ce que j’ai entendu dire. Échappé de justesse. Ce devrait être un rude coup pour sa carrière, d’avoir ainsi hérité de régiments déjà à moitié exterminés. Macaroth ne compte sans doute pas arranger son transfert ?
Sturm parvint à exhiber un de ses rares et faibles sourires.
— Notre maître de guerre bien-aimé n’a aucune tendresse pour les proches de son prédécesseur, spécialement du fait que Slaydo ait accordé à Gaunt et à une poignée d’autres, le droit de s’installer sur le premier monde qu’ils arriveront à conquérir. Lui et ses Tanith sont une source d’embarras pour le nouveau régime en place, mais cela nous sert bien. Ils se battront parce qu’ils ont tout à prouver, et tout à gagner.
— Mais dites-moi, parut soudain réaliser Gilbear en abaissant son verre, qu’arrivera-t-il s’ils remportent la victoire ? Si tant est qu’ils soient aussi bons que vous l’affirmez.
— Ils faciliteront notre victoire, rectifia Sturm en se versant lui aussi un verre, sans rien accomplir de plus. Nous allons servir doublement le seigneur Macaroth, en reprenant ce monde en son nom, et en le débarrassant de Gaunt et ses maudits Fantômes.
— Vous nous attendiez ? demanda Gaunt, monté sur le Basilisk d’Ortiz alors que le convoi se remettait en branle.
Adossé au couvercle redressé de l’écoutille supérieure, l’autre colonel lui répondit par l’affirmative.
— La nuit dernière, nous avons reçu pour ordre de gagner le nord de la vallée du Bokore, d’y stationner et de pilonner les fortifications ennemies du versant ouest. En préparation d’une action, je suppose. Sur le chemin, une transmission codée nous a demandé de vous retrouver au carrefour de Pavis et de vous transporter.
Gaunt retira son képi et passa la main dans ses cheveux blonds et courts.
— On nous a désigné à nous aussi ce croisement comme point de rendez-vous, confirma-t-il. Nous devions trouver à nous faire transporter pour notre étape suivante, mais mes éclaireurs ont repéré la trace des World Eaters, c’est pour cela que nous avons fait demi-tour et que nous vous avons rencontrés plus tôt.
Ortiz frissonna.
— Une bonne chose pour nous.
Gaunt surveillait toute la longueur du convoi en mouvement, où la masse de chacun des Basilisks remontait les méandres de la piste sous les frondaisons obscures. Ses hommes avaient trouvé à embarquer sur les engins de guerre, à une dizaine ou plus par véhicule, et plaisantaient avec les Serpents. Certains échangeaient un coup à boire contre des cigarettes, nettoyaient leurs armes, ou piquaient un petit somme du mieux que le permettaient les cahots des monstres de métal.
— Alors c’est Sturm qui vous envoie là-bas ? lui demandait maintenant Ortiz.
— Exactement, à l’autre bout de la plaine d’inondation du fleuve, devant les portes de Voltis. Il pense que nous réussirons à reprendre la ville là où cinquante mille de ses Sang-bleu ont échoué.
— Et vous pensez y arriver ?
— Nous verrons, lâcha Gaunt sans l’ombre d’un sourire. Les Fantômes n’ont derrière eux qu’une petite escarmouche sur Blackshard, ils ont néanmoins certaines… aptitudes.
Il retomba dans son mutisme, en paraissant admirer les lignes or et turquoise du serpent à plumes peint sur le fût de l’arme principale du Basilisk, le bec ouvert autour de la bouche du canon. Toutes les machines ketzoks étaient décorées à l’identique.
Ortiz émit pour lui-même un sifflement bas.
— Remonter la vallée du Bokore, droit dans la gueule du loup. Je ne vous envie pas.
— Bombardez leurs positions sur les collines de l’ouest et maintenez-les occupés. Gaunt souriait à présent. En fait, si vous pouviez les avoir tous exterminés quand nous arriverons sur place…
— Marché conclu, s’esclaffa Ortiz.
— Et évitez de viser trop court ! ajouta Gaunt en feignant de le récriminer d’un index menaçant. N’oubliez pas que vous aurez des amis dans la vallée !
Deux blindés plus loin, Corbec acceptait le cigare fin et noir que son chef de Basilisk lui offrait, en le remerciant d’un signe de tête.
— Doranz, se présenta le Serpent.
— Enchanté, lui renvoya Corbec. Une fois allumé, le cigare avait un goût de bâton de réglisse, ce qui ne l’empêcha pas de le fumer.
Un peu plus bas sur le tank, près des godillots ballants de Corbec, le jeune Milo récurait les bourdons de sa cornemuse, qu’il fit émettre leur couinement enroué. Doranz avait pâli.
— Je vais vous dire, quand j’ai entendu jouer le petit tout à l’heure… Cette note… J’ai presque eu plus peur qu’en entendant les cris qu’a pu pousser l’ennemi.
Corbec gloussa.
— C’est à ça qu’il sert, il nous rallie en même temps qu’il fait peur aux autres. Chez nous, les forêts bougeaient et changeaient tout le temps. La musique était un repère à suivre pour éviter de se perdre.
— Et c’est où, chez vous ? se renseigna Doranz.
— Nulle part. Corbec retourna à son cigare.
Sur la plate-forme arrière d’un autre Basilisk, Bragg, le plus large des Fantômes, et Larkin le maigrelet jouaient aux dés avec deux des servants de l’engin. Larkin avait déjà gagné une chevalière en or incrustée d’un crâne de jade, Bragg avait perdu toutes ses cigarettes, plus deux bouteilles de sacra. De temps à autre, une secousse du véhicule retournait un dé, ou le faisait glisser sous la plaque-chicane d’un des échappements, déclenchant la grogne et les accusations de tricherie.
Perché près de l’écoutille du chef de tank, le major Rawne observait la partie sans s’en amuser. Le commandant du Basilisk ne se sentait pas à l’aise avec ce passager taciturne, presque menaçant dans son attitude. Un tatouage éclaté lui entourait un œil. Il n’avait rien d’ouvert ou d’amical, comme les autres Fantômes donnaient l’impression de l’être.
— Dites voir, major… Il est comment, votre commissaire ? l’encouragea-t-il. Une façon de briser la glace.
— Gaunt ? Rawne pivota lentement pour lui faire face. C’est un sale enfoiré qui a laissé crever ma planète, et à la première occasion, je lui mettrai les tripes à l’air.
— Ah… balbutia le Serpent, avant de trouver rapidement plus important à faire à l’intérieur de son blindé.
Ortiz passa sa gourde à Gaunt. La lumière de l’après-midi allait en déclinant ; il consulta une plaque cartographique et la tint devant son passager en l’orientant pour lui.
— La navigation nous situe à encore deux kilomètres du carrefour de Pavis. Nous avons bien roulé. Nous y serons avant qu’il ne fasse nuit. Ça me rassure, je préférais ne pas avoir à faire allumer les phares et les projecteurs pour continuer.
— Qu’est-ce que nous savons sur ce carrefour ? l’interrogea Gaunt.
— Les derniers rapports le disaient tenu par un bataillon de Sang-bleu. C’était à cinq-zéro-zéro ce matin.
— Ça ne nous ferait pas de mal de vérifier, estima le commissaire. Il y a des choses pires que d’arriver dans une embuscade à la tombée de la nuit, mais pas beaucoup pires. Cluggan !
Il s’était tourné vers l’arrière de la coque, où un grand Fantôme grisonnant était assis avec les autres, occupé à jouer aux cartes.
— Commissaire ? s’enquit Cluggan tandis qu’il remontait le Basilisk trépidant.
— Sergent, prenez six hommes avec vous, sautez à terre et partez en avant de la colonne. Nous sommes à deux kilomètres de ce croisement, dit-il en le lui montrant sur la carte. La voie devrait être libre, mais après notre rencontre avec ces World Eaters, nous ferions mieux d’en être sûrs.
Cluggan salua et retourna auprès de son escouade. Quelques instants plus tard, les volontaires avaient rassemblé leurs armes et sautèrent du garde-boue. Quelques secondes encore et ils avaient disparu au milieu des arbres en s’évaporant comme une brume.
— Impressionnant, complimenta Ortiz.
Au carrefour de Pavis, les serpents à plumes purent enfin parler, leurs becs peints tendus vers le ciel, et entamèrent leur vaste tir de barrage.
Brin Milo s’était réfugié dans l’ombre d’une Chimère médicale, les deux mains pressées contre ses oreilles. Il avait déjà vu deux batailles de près, la chute de Tanith Magna et l’assaut de cette citadelle sur Blackshard, mais jamais encore il n’avait fait l’expérience de la colère tonitruante de l’artillerie blindée.
Les Basilisks des Ketzoks étaient dispersés le long de la crête sur une ligne de plus d’un kilomètre de long, à couvert derrière leurs abris de terre grise, leurs pièces dressées, propulsant la mort de l’autre côté de la vallée, neuf kilomètres plus loin. Ils faisaient feu à volonté, et Corbec le lui avait assuré, un barrage soutenu pouvait durer toute la nuit. À chaque seconde au moins résonnait une détonation, un canon éclairait la nuit de son rugissement féroce, faisait trembler le sol sous son recul.
Au carrefour de Pavis, un obélisque de pierre marquait la jonction de la route de Metis qui remontait la vallée depuis Voltis et de la piste sortie des bois, laquelle se prolongeait vers l’est. La formation des Serpents y était arrivée au crépuscule, avait délogé les Sang-bleu qui campaient là et s’était déployée le long du versant, face à l’ouest. Les artilleurs d’Ortiz avaient commencé à tirer en même temps que les premières étoiles à briller.
Milo gardait les yeux ouverts à l’affût du commissaire. Quand il vit Gaunt, accompagné de ses officiers en second, partir rejoindre un abri couvert près du faisceau de communication orbitale, il les rattrapa à grandes enjambées.
— Ma lunette ! lui réclama Gaunt d’une voix forte, afin de couvrir le raffut. Milo tira de son sac la longue-vue à amplification de lumière et le commissaire gravit le parapet de la tranchée pour mieux observer.
Corbec s’y appuya à côté de lui, une fine tige noire dépassant de sa barbe.
Gaunt baissa la tête.
— Qu’est-ce que c’est ?
Corbec la retira de sa bouche et l’exhiba fièrement.
— Ça ? Un cigare à la réglisse, rien de moins. Le commandant de mon char a voulu en jouer une boîte, et je commence à les aimer. Vous voyez quelque chose ? ajouta-t-il.
— Les lumières de Voltis. Essentiellement les feux des guetteurs et de leurs temples. Pas très engageant.
Gaunt replia sa longue-vue, sauta du parapet et rendit l’objet à Milo. Le garçon installait déjà la console de campagne, une plaque de verre cerclée de métal, montée sur son trépied de bronze comme sur un chevalet. Gaunt l’alluma en faisant basculer son interrupteur latéral et le verre se mit à diffuser lentement une lumière bleue. Il glissa derrière une diapositive en céramique de la topographie locale, puis inclina l’écran afin que tous pussent voir : Corbec, Rawne, Cluggan, Orcha et les autres officiers.
— La vallée du Bokore, annonça-t-il en faisant tinter contre le verre la pointe de sa longue dague de Tanith. Comme pour souligner cette amorce, le Basilisk le plus proche de leur abri ouvrit le feu et la terre trembla. Le trépied branlant oscilla. Des miettes de ciment tombèrent du plafond.
— Quatre kilomètres de large, douze de long, flanquée à l’ouest par des collines où l’ennemi est bien établi. À l’extrémité, Voltis, l’ancienne capitale de Voltemand ; une muraille de basalte de trente mètres de hauteur, bâtie il y a trois cents ans, quand les habitants de la planète savaient y faire. Dès son arrivée, la force d’invasion du Chaos en a fait sa forteresse principale. Le 50e de Volpone a passé six semaines à essayer de la reprendre, mais ceux que nous avons rencontrés aujourd’hui vous donnent une idée du genre d’adversaires qu’ils avaient face à eux. Nous allons tenter le coup cette nuit.
Il releva les yeux sans paraître se formaliser du vacarme constant au-dehors.
— Major Rawne ?
Rawne paraissait peu disposé à se retrouver trop près de Gaunt. Nul ne savait ce qui s’était passé lorsqu’ils s’étaient retrouvés seuls sur Blackshard, mais tous avaient vu Gaunt ramener Rawne en travers de ses épaules, malgré ses propres blessures. D’ordinaire, ce genre de sauvetage était censé rapprocher les hommes, pas approfondir leur inimitié.
Rawne manipula une molette sur la tranche de la plaque pour la faire afficher une section différente de la diapositive.
— L’approche va être simple. Le Bokore court dans le fond de la vallée. Il est large, son débit est faible, particulièrement à cette période de l’année. L’essentiel du trajet est couvert de joncs et de hautes herbes. Nous pouvons remonter le fleuve sans nous faire voir.
— Vous en êtes certain ? chercha à se faire confirmer Gaunt.
— Mon escouade en est revenue il n’y a pas une demi-heure, lui apprit Rawne d’un ton goguenard. Apparemment, les Sang-bleu ont essayé de passer par-là un certain nombre de fois, mais avec leurs semi-armures, la boue a dû les gêner. Nous, nous sommes plus légers, et nous sommes meilleurs.
Gaunt hocha la tête.
— Corbec ?
L’homme tétait son cigare, ses yeux pétillaient et cela fit sourire Milo.
— La prochaine demi-heure devrait être assez sombre. Aucune lumière avec nous, ça va de soi. Des pelotons de trente hommes en éventail, pour éparpiller nos traces. Il tapota l’écran à un autre endroit. Point d’entrée principal, l’arche par laquelle les eaux sortent de la vieille ville. Lourdement défendue, bien sûr. Des escouades secondaires sous les ordres du sergent Cluggan vont tenter de gagner les murs par les embouchures ouest du réseau d’évacuation. Aucune des voies d’accès n’est vraiment plus agréable que l’autre.
— Objectif, reprit Gaunt, parvenir à l’intérieur et ouvrir une brèche. Progression par escouades, un homme sur dix aura sur lui autant d’explosifs qu’il pourra en porter. Les chefs d’escouade devront désigner ceux ayant une expérience de la démolition. Nous couvrirons ces spécialistes pour leur permettre de placer leurs charges, de faire sauter des portes ou des portions de mur, et de compromettre l’intégrité de l’enceinte.
— J’ai parlé au colonel des Sang-bleu ; sept mille hommes de ses unités motorisées seront prêts à emprunter les ouvertures que nous leur ménagerons. Ils écouteront sur la fréquence 80. Le signal sera « Tonnerre ».
Le silence se fit sur l’assemblée, uniquement brisé par le martèlement constant des canons Séisme.
— À vos escouades et en route, décréta Gaunt.
À l’extérieur, Ortiz s’adressait à plusieurs de ses proches lieutenants, parmi lesquels Doranz. Le cadre dirigeant des Fantômes émergea de son abri et commença à distribuer ses ordres.
Depuis l’endroit où il se tenait, Ortiz accrocha le regard de Gaunt. Le bruit était trop fort pour espérer se faire entendre. Il ferma le poing et cogna deux fois contre son cœur, une ancienne façon de souhaiter bonne chance.
Gaunt lui renvoya un signe de tête.
— Ils font peur, lança Doranz. Je n’aimerais pas être à la place de nos ennemis.
Son supérieur se retourna vers lui.
— Je plaisantais, mon colonel, se disculpa Doranz, mais Ortiz était plutôt de son avis.
Minuit les surprit enfoncés jusqu’à la taille dans l’eau noire et puante qui baignait les roseaux du Bokore, assaillis par des nuages de mouches piqueuses. Trois heures à piétiner péniblement sur les berges huileuses du vieux fleuve, et à présent, la muraille à pic de Voltis s’élevait devant eux, à peine éclairée depuis ses hauteurs par les braseros. Derrière eux, comme s’ils se disputaient dans le lointain, les Basilisks crachaient une série de flashs orange vers les cieux et leur rugissement roulait sur la ligne d’horizon.
Gaunt ajusta la mise au point sur sa lunette à vision nocturne et vit apparaître comme un négatif vert les reliefs de l’obscurité autour de lui. L’arche, large de trente mètres, haute de quarante, était la bouche d’un grand déversoir, qui rendait ses eaux au Bokore une fois les moulins alimentés à l’intérieur de la ville. Quelque part, Gaunt le savait, des vannes avaient dû être fermées pour que le flot qu’ils allaient remonter fût si peu nourri. Des emplacements protégés par des sacs de sable se distinguaient tout juste là-haut, derrière le parapet.
Il ouvrit le canal de liaison.
— Corbec ?
Colm Corbec accusa bonne réception de l’ordre tacite de son commandant et pataugea au milieu des herbes, jusqu’à avoir rejoint Bragg, à couvert derrière un vieil appontement de bois pourrissant.
— C’est quand tu le sens, l’invita-t-il.
Le sourire de Bragg brilla à la lueur des étoiles, et il déballa de sa housse de toile goudronnée une des deux armes énormes qu’il avait à l’épaule depuis le carrefour de Pavis. Frotté avec la boue de la forêt, le métal poli du lance-missiles ne luisait pas.
Bragg visait spectaculairement mal, et c’était pour cela qu’on l’avait surnommé « Essaye Encore ». Mais l’arche était une cible immanquable, et quatre missiles à fusion étaient chargés ensemble dans le tube.
La nuit explosa. Trois des projectiles s’engouffrèrent tout droit dans l’immense conduite ; la force du souffle ardent projeta à l’extérieur des fragments de pierre, de métal et de chair dans un rayon de cinquante pas. Le quatrième percuta la muraille et fit pleuvoir une avalanche de miettes de basalte. Pendant un instant, la chaleur resta si intense que la lunette de Gaunt n’afficha qu’une grande clarté émeraude, puis elle lui montra que la vaste arche ciselée était à présent une blessure bouillonnante, une incision aux bords déchirés, ouverte au flanc de la roche. Il entendait les cris d’agonie lui parvenir de l’intérieur. Au-delà du rempart, les sirènes et les cloches d’alarme s’élevèrent en un vacarme indescriptible.
Les Fantômes chargèrent. Orcha mena la première escouade dans l’ascension de la canalisation pentue, sous l’arche de pierre ravagée. Lui et trois de ses hommes nettoyèrent au lance-flammes les ténèbres résonnantes. Derrière eux, Corbec lança les équipes à armement conventionnel, qui se répandirent dans les passages latéraux menant à des réservoirs souterrains, et y exterminèrent les cultistes qui avaient boitillé ou rampé jusque-là après la déflagration initiale.
La troisième vague arriva derrière le major Rawne. Au premier rang se trouvait Bragg, lequel avait abandonné son lance-missiles à sec en faveur du bolter lourd qu’il avait libéré de son support sur Blackshard, et qu’il trimbalait comme un homme plus petit aurait transporté un fusil un peu volumineux.
Gaunt s’élança lui aussi, pistolet dans une main, épée tronçonneuse dans l’autre, donnant de la voix pour galvaniser ses soldats, dont les silhouettes se découpaient sur le fond miroitant de l’eau éclairée par le feu. Brin Milo bondit à sa suite, en luttant pour conserver la cornemuse en place sous son aisselle.
— Ça pourrait être le bon moment, lui proposa Gaunt.
Milo s’exécuta. Il serra l’embout entre ses lèvres, gonfla la panse et se mit à jouer une ancienne complainte de Tanith, « Le sentier de la forêt sombre. »
Plus haut dans la conduite, Orcha et son escouade entendirent le vagissement de la cornemuse monter jusqu’au rideau opaque et humide tendu devant eux.
— On se resserre, décréta le sergent dans son micro.
— O.K.
— À gauche ! hurla soudain Brith.
Un canon d’assaut les mitrailla depuis les ténèbres d’un embranchement secondaire. Brith, Orcha et deux autres se désintégrèrent instantanément en une bruine écarlate et un monceau de chairs éparpillées.
Les soldats Gades et Caffran se replièrent derrière un des contreforts de la gigantesque voûte.
— Tir ennemi ! cria Caffran sur la fréquence générale. Ils couvrent la rampe par le travers !
Corbec blasphéma. Il aurait fallu s’y attendre.
— Restez à couvert ! prescrivit-il en retour, tout en intimant à ses deux premières escouades d’avancer, le bouillon noir leur remontant presque à mi-cuisse.
— Tu parles d’un endroit pour une fusillade, se désola Larkin le Dingue derrière la lunette de son arme.
— Commence pas, Lark, grogna Corbec. Devant eux résonnaient les trépidations frénétiques du canon d’assaut, auxquelles vinrent se joindre des chants gutturaux et le rythme d’un tambour. Corbec donnait raison à Larkin. Un tunnel de pierre, étroit, confiné, n’était pas le lieu idéal pour un combat sérieux. Plutôt pour un massacre à double sens.
— Ils essayent juste de nous mettre les foies, dit-il posément aux Fantômes qui progressaient avec lui.
— Ouais, eh ben ça marche, répliqua Varl.
Les battements du tambour et la psalmodie gagnèrent en puissance, mais brusquement le canon se tut.
— Ça s’est arrêté, rapporta Caffran par radio.
Corbec se retourna et chercha le regard de Larkin.
— Qu’est-ce que t’en dis ? C’est juste pour nous faire approcher ?
Larkin renifla l’air épais.
— Tu sens ça ? Céramite brûlée. Je te parie qu’ils ont eu une surchauffe.
Corbec ne répondit pas, il fixa sa baïonnette au bout de son fusil et remonta le plan incliné au pas de course, dans un cri plus sonore que n’en aurait poussé l’instrument de Milo. Prises de court, les escouades de Fantômes le suivirent dans la plus grande confusion.
De derrière leur étai, Caffran et Gades se joignirent à la charge en hurlant, leurs armes baissées, et sautèrent à pieds joints dans la rigole principale.
Corbec sauta le muret de sacs qui barrait un des goulots perpendiculaires et étripa les deux servants qui cherchaient à désenrayer leur canon d’assaut.
Larkin se laissa tomber sur un genou dans la fange saumâtre et souleva le cache de son viseur thermique. Choisissant ses cibles avec un soin expert, il abattit quatre autres cultistes plus loin dans la galerie centrale.
Les décharges et les
bolts de la riposte firent basculer plusieurs des Fantômes. Leur
assaut rencontra de front la foule des adorateurs dans ce déversoir
secondaire resserré, pas assez large pour plus de deux hommes
progressant côte à côte. Atteints à bout portant, des corps
éclataient ; les baïonnettes tailladaient et perçaient. Au milieu
évoluait Corbec. Déjà un coup d’épée tronçonneuse lui avait labouré
la main et coûté un doigt, et le sang giclait d’une blessure à son
épaule. Il empala un adversaire, mais perdit son fusil quand le
poids du cadavre le lui arracha des mains, et dut dégainer en
remplacement un pistolet laser et son long couteau d’argent. Autour
de lui, les hommes tuaient ou mouraient en une mêlée compacte,
tassée comme dans les transports d’ouvriers aux heures de fort
transit. Conséquence du volume des morts et des grilles
d’écoulement à moitié obturées par la matière humaine, le niveau
des eaux commençait à
monter.
Corbec abattit d’un tir en pleine tête le cultiste qui le chargeait, puis sa lame siffla de biais et trancha une gorge.
— Pour Tanith ! Premier et Unique ! clama-t-il.
Gaunt remontait le tunnel, cinquante pas derrière le tumulte du combat cauchemardesque qu’il entendait se livrer dans la conduite. Il baissa les yeux. Le filet d’eau du Bokore qui ruisselait sur ses bottes était épais et pourpre.
Dix mètres plus loin, il trouva le soldat Gades, qui avait participé à l’assaut initial avec Orcha. Un coup d’épée tronçonneuse lui avait sectionné les deux jambes. Agité de convulsions, son tronc porté par le courant redescendait la légère inclinaison du boyau.
— Un médecin ! Dorden ! Par ici ! appela Gaunt en le serrant dans ses bras.
Gades s’étrangla dans une longue quinte de toux, mais parvint à lever la tête vers son commissaire.
— Un vrai corps à corps, là-bas, l’informa-t-il d’une voix étonnamment distincte. Serrés comme des sardines. Les Fantômes vont enfin mourir cette nuit.
Puis il toussa à nouveau. Une vomissure ensanglantée lui déborda des lèvres et il succomba.
Gaunt se releva. Au spectacle de la mort affligeante et misérable de Gades, Milo s’était interrompu.
— Continue de jouer ! exigea-t-il avant de se tourner pour crier vers le bas de la canalisation, à l’adresse du corps principal resté sur la berge. En avant ! À la file ! Pour l’Empereur et la gloire de Tanith !
Dans une clameur assourdissante, le reste des Fantômes chargea en masse, se répartit en trois colonnes et s’engouffra dans le passage étranglé, droit vers l’enfer.
Devant, en tête de l’attaque, dans le noir étriqué et étouffant, Rawne s’appuyait contre un pilier, éclaboussé de rouge, le souffle pantelant. Accroupi à ses pieds, Larkin lâchait tir après tir vers l’obscurité.
Corbec sortit soudain de la fumée telle une apparition tragique, toute trempée de sang.
— Demi-tour ! leur dit-il en hâte. On redescend ! Retraite !
— Qu’est-ce qui se passe ? l’interrogea Rawne.
— C’est quoi, ce bruit ? s’inquiéta en même temps Larkin, l’oreille pressée contre la maçonnerie. Le tunnel tremble !
— De l’eau, rétorqua Corbec sur le même ton empressé. Ils ont ouvert les vannes, ça va tous nous balayer !
Les cultistes arrivaient de partout.
L’expédition secondaire du sergent Cluggan s’était engagée dans les galeries fétides du réseau d’évacuation ouest, et partout l’ennemi se présenta à sa rencontre. Chaque pouce du chemin se gagnait par la force des hommes et celle des lames. L’espace étranglé des drains n’était éclairé que par les décharges fugaces des fusils, dont les tirs ricochaient contre les parois.
— Qu’est-ce que c’est que cette odeur ? ! se plaignit Forbin en arrosant au laser le fond d’une cavité hermétique.
— À ton avis ? On est dans la conduite d’évacuation principale des égouts, lui rappela Brodd, un borgne à la cinquantaine passée. Vous aurez remarqué comme les autres ont eu droit à la belle eau propre.
— On ne se relâche pas ! grogna Cluggan en balayant les alentours de ses tirs, fauchant ainsi un trio d’adorateurs sacrilèges. Oubliez l’odeur. C’est ça, un sale boulot.
Ils essuyèrent d’autres tirs plus soutenus. Forbin perdit son bras gauche, puis le côté de sa tête.
Cluggan, Brodd et les autres répliquèrent dans l’espace limité du conduit. Cluggan reconnut encore le même genre de troupes qu’ils avaient déjà croisé : des individus difformes et bouffis, dans des robes qui avaient autrefois été de soie blanche avant d’être teintées dans des cuves de sang. Ils étaient venus d’outre-monde, avec toute une horde de leurs semblables, descendue sur Voltemand comme une nuée de sauterelles pour en massacrer les habitants. Les sceaux et les runes blasphématoires de Khorne étaient creusés dans la peau de leurs fronts et de leurs joues.
Ils étaient bien équipés, avec des fusils et des bolters. Et des armures. Cluggan pria les dieux morts de la douce Tanith et espérait que le commissaire s’en tirait mieux.
Les Fantômes dégringolaient de l’arche, fuyaient en titubant au travers des lits d’herbes, vers le couvert relatif de la berge. Les rafales ennemies tirées depuis le haut des murs en exécutaient des dizaines, dont les corps se joignaient aux centaines d’autres crachés par le torrent d’eau brune, rugissante et tourbillonnante.
Les conversations croisées, entrecoupées d’appels désespérés et confus, saturaient le trafic radio. Les Fantômes s’étaient démenés pour sauver leurs vies. En dépit de leur discipline, la frénésie de leur fuite devant le déferlement brutal avait transformé d’un coup une progression ordonnée en pagaille invraisemblable.
Furieux et trempé des pieds à la tête, Gaunt se découvrit à l’abri d’un bosquet de saules dans la courbure du fleuve, à quatre-vingts mètres de l’entrée. Avec lui, Caffran, Varl, un caporal du nom de Meryn et deux autres.
Gaunt jura à voix haute. Il pouvait combattre des adorateurs du Chaos. Des World Eaters, des démons, n’importe qui ; il s’était déjà frotté à la moindre engeance du cosmos. Mais soixante-dix millions de litres pressurisés dans un tunnel de pierre…
— Il doit y en avoir une quarantaine qui se sont noyés, dit Varl. Il avait arraché Caffran au courant en le tirant par sa tunique. Le jeune soldat ne faisait que tousser.
— Faites-vous confirmer un chiffre par les chefs d’escouade, il me faut mieux que des rumeurs ! le semonça Gaunt avant de rebrancher son micro. Chefs d’escouade ! Je demande un peu d’ordre sur les ondes ! Organisez le regroupement ! Corbec, Rawne !
Aux grésillements des fréquences vides succéda bientôt une litanie plus ordonnée d’identifiants d’unités et de chiffrage des pertes.
— Corbec ? appela Gaunt une nouvelle fois.
— Je suis à l’ouest de votre position, commissaire, lui répondit la voix haletante de Corbec. Sur la rive. Je dois avoir à peu près quatre-vingt-dix hommes avec moi.
— Estimation ?
— Vous voulez dire ? Tactique ? Vous pouvez oublier cette voie d’accès, commissaire. Quand ils ont compris qu’ils ne pouvaient pas nous arrêter à la loyale, ils ont fait sauter les vannes. Ça pourrait couler comme ça encore pendant des heures. Et quand ce sera fini, il y aura sûrement des nids d’armes lourdes à chaque sortie du côté de la ville. Peut-être même des mines.
Gaunt jura de plus belle en s’essuyant le visage d’une main mouillée. Ils avaient été si près du but, et tous leurs efforts avaient été vains. La planète qu’on lui concéderait en récompense de ses services ne serait pas celle-ci.
— Commissaire, le sollicita Meryn. Par son oreillette, le caporal était à l’écoute des autres fréquences. Quelqu’un vient de prononcer le signal sur la 80.
Gaunt se tourna vers lui, en ajustant le réglage de sa propre réception.
— Quoi ?
— Le signal. « Tonnerre », spécifia Meryn, aussi surpris que lui.
— Trouvez-moi la source de cette transmission ! s’emporta Gaunt. Si quelqu’un s’imagine qu’il y a de quoi rire, je…
Il ne put terminer sa phrase.
L’explosion fut si bruyante qu’elle défia presque les lois du son. L’onde de choc s’abattit sur eux et agita la surface de l’eau comme la queue d’un squale. Un kilomètre plus loin, une section de muraille d’une centaine de mètres se désagrégea, ouvrant une large plaie dans le flanc de la ville, une plaie brûlante, à vif, exposée à leur vindicte.
Les ondes furent envahies par les hourras et les acclamations.
Le regard fixe de Gaunt trahissait son hébétude. La voix de Corbec en liaison directe couvrit les manifestations de joie.
— Commissaire, c’était Cluggan ! Le message était de lui ! Ce saligaud a réussi à remonter les conduits d’épuration avec ses hommes, et ils ont déposé toutes leurs charges sous les murs, dans une citerne de retraitement. Le coin devait vraiment être chiasseux.
— Au sens propre, répliqua Gaunt avec ironie.
— C’est ce que je voulais dire, précisa innocemment Corbec. En tout cas, on a peut-être perdu notre combat, mais Cluggan aura gagné la bataille pour nous !
Gaunt s’assit, le fleuve nauséabond lui remontant jusqu’à la taille, le dos appuyé contre un tronc. Autour de lui, ses soldats laissaient libre cours à leur gaieté.
Son épuisement le rattrapa. Puis lui aussi se mit à rire.
Le général Sturm prenait son petit-déjeuner à neuf heures. Les valets lui servirent des tranches grillées de pain au son, des saucisses et du café ; tout en mangeant, il parcourut la pile habituelle de plaques de données. Derrière lui, posé sur son buffet, l’ensemble de transmission affichait son flot de mises à jour concernant les positionnements orbitaux.
— Les nouvelles sont bonnes, l’avisa Gilbear en entrant dans la pièce, un café et une plaque à la main. Excellentes, à vrai dire. On dirait que votre pari a payé : ces fameux Fantômes ont rempli leur mission. Nos unités d’assaut ont investi Voltis grâce à la brèche qu’ils y avaient ouverte. Le colonel Maglin promet que la cité aura été nettoyée avant ce soir.
Sturm se tamponna les lèvres avec sa serviette.
— Faites envoyer un message de félicitations et d’encouragement à Maglin et aux hommes de Gaunt. Où se trouvent-ils à présent ?
Gilbear consulta sa plaque en se permettant de prélever une des saucisses du plat.
— Il semble qu’ils se soient repliés, pour retourner vers le carrefour de Pavis, sur le flanc est de la vallée.
Sturm reposa ses couverts en argent pour rédiger une note sur sa plaque personnelle.
— Une bonne moitié de notre devoir sur cette planète est accompli, grâce à Gaunt, dit-il à Gilbear, qui l’écoutait l’air intrigué. Il nous reste maintenant à le récompenser. Requerrez pour ces ordres un niveau de cryptage extrême et faites-les transmettre à l’officier en chef des Basilisks stationnés au carrefour de Pavis. Faites cela sans traîner.
Gilbear reçut la plaque.
— D’après moi… voulut-il d’abord protester.
Sturm le regardait fixement.
— Des unités de cultistes jugées dangereuses sont en fuite vers le versant est de la vallée, n’est-ce pas, Gilbear ? Vous venez juste de me lire les rapports qui le confirment.
Un sourire s’épanouit sur le visage de Gilbear.
— C’est précisément ce que je viens de faire, mon général.
Le colonel Ortiz arracha la radio des mains de son officier.
— Ici Ortiz ! Oui ! Je le sais, mais je souhaite expressément remettre en question les derniers ordres que nous avons reçus. Écoutez-moi ! Certainement, mais… Peu importe, passez-le-moi ! Non, je… Mon général ! Oui, je… Oui. Oui. Je vois. Je comprends, mon général. Non, mon général. Pas un seul instant. Pour la gloire de l’Empereur, bien sûr. Reçu, mon général. Terminé.
Il se laissa tomber contre le flanc de son Basilisk.
— Faites préparer les canons, répercuta-t-il à ses subalternes. Que l’Empereur nous pardonne.
Les canons Séisme s’étaient tus une dizaine d’heures plus tôt, et Ortiz aurait voulu ne plus jamais les entendre. L’aube étendait son nappage sur l’horizon. Plus bas dans la vallée, et autour des baraquements des Sang-bleu, les célébrations se poursuivaient avec entrain.
Doranz courut jusqu’à lui et le secoua par les épaules.
— Regardez, mon colonel ! lui indiqua-t-il. Là-bas !
Des hommes sortaient de la vallée en remontant vers eux la route de Metis. Des hommes fatigués, exténués, des hommes sales, marchant lentement en transportant leurs morts et leurs blessés. L’arrière de leur colonne sans ordre se fondait encore dans le brouillard matinal.
— Sainte miséricorde… balbutia Ortiz d’une voix lasse. Tout autour, atterrés, les artilleurs silencieux sautaient de leurs Basilisks et partaient à la rencontre de ces rescapés pour les soutenir, les aider, ou restaient simplement perchés sur leurs blindés, figés d’étonnement.
Ortiz fut de ceux qui allèrent accueillir leur arrivée, et vit monter à lui la haute silhouette dans son long manteau à présent déchiré, sortie des brumes d’un pas assommé. Sur le bras d’Ibram Gaunt s’appuyait un jeune soldat à la tête entourée de bandages rougis.
Gaunt s’arrêta devant Ortiz et laissa les médecins emporter son blessé.
— Je tiens… commença Ortiz.
Le poing de Gaunt lui imposa le silence.
— Il est ici, annonça Gilbear avec un petit sourire affecté et insouciant. Sturm se leva et lissa sa veste.
— Faites-le entrer, dit-il.
Le colonel-commissaire Ibram Gaunt pénétra dans l’étude d’un pas assuré, le regard noir, braqué sur Sturm et son adjudant.
— Gaunt ! l’accueillit Sturm. Vous avez pavé la route au régiment royal de Volpone. Du bon travail ! Il m’est parvenu que Chanthar a retourné un fuseur contre lui. Il s’interrompit et pianota d’un air absent sur la plaque de données posée devant lui. Mais ensuite, cet incident avec ce je-ne-sais-plus-qui… ?
Gilbear vint à son secours.
— Ortega, mon général.
— Ortiz, corrigea Gaunt.
— Ce colonel ketzok. Frapper un camarade officier. C’est un manquement grave, Gaunt, et vous le savez. Ce ne sera pas toléré, pas dans cette armée.
Gaunt expira profondément.
— Son unité d’artillerie, qui connaissait pourtant notre position, et notre couloir de retraite, a pilonné le flanc est de la vallée du Bokore pendant six heures d’affilée. On appelle parfois ça un « tir ami », mais je peux vous dire que quand vous êtes sur la zone visée, avec rien d’autre que des mottes de terre et des brindilles pour vous mettre à couvert, ça n’a vraiment rien d’amical. Deux cents de mes hommes ont été blessés, près de trois cents autres sont morts, dont le sergent Cluggan. C’est lui qui commandait le second bras de mon offensive et dont l’action nous a finalement permis de prendre la cité.
— C’est bien regrettable, consentit à admettre Sturm, mais vous devez vous attendre à ce genre de pertes, Gaunt. Nous livrons une guerre. Il écarta la plaque de données. Pour en revenir à cette histoire de coup, l’affaire a remonté la chaîne de commandement. Mes mains sont liées, j’en suis navré. Vous passerez en cour martiale.
Gaunt ne cilla même pas.
— Si vous me destinez au peloton d’exécution, je vous en prie, poursuivez. J’ai frappé Ortiz sous le coup de la colère de l’instant. Avec le recul, je me dis qu’il obéissait probablement à ses ordres, que lui avait donnés je ne sais quel con du quartier général.
Gilbear s’approcha de lui.
— Dites voir, petit péteux de…
— Vous voulez une démonstration de ce qu’Ortiz a reçu ? proposa Gaunt d’un ton acerbe.
— Silence ! les arrêta
Sturm. Commissaire Gaunt… Colonel-
commissaire… Je prends mon devoir très au sérieux, et ce devoir
m’oblige à faire appliquer la loi du maître de guerre Macaroth, et
à travers lui celle de notre Empereur bien-aimé, de façon stricte
et absolue. La Garde Impériale s’appuie sur les principes
souverains de respect, d’autorité, de loyauté constante et de
totale obéissance. Toute aberration dans ses rouages, même venant
de la part d’un officier de votre stature, se doit d’être… Et
qu’est-ce que c’est encore que ce raffut ? !
Il rejoignit la fenêtre. Ce qu’il vit lui laissa la mâchoire pendante. Le Basilisk qui remontait l’allée à grand bruit, traînant dans le gravier une partie de la grille du parc, faisait fuir devant lui sans discrimination les paons et les Sang-bleu en manœuvre. Le véhicule s’arrêta sur la pelouse, devant le bâtiment, non sans avoir embouti une fontaine ornementale dans une grande gerbe d’eau et d’albâtre.
Un homme en descendit dans son uniforme de colonel des Serpents pour se précipiter vers l’entrée principale du palais ; son visage était figé en une expression menaçante, soulignée par sa joue gauche gonflée. Une porte claqua. Il s’entendit plusieurs protestations, des pas qui couraient. Un autre claquement de porte.
Quelques instants plus tard, un auxiliaire se glissa dans le bureau pour remettre à Sturm une plaque de données.
— Le colonel Ortiz vient de rédiger ce rapport concernant l’incident, mon général, il aimerait vous le soumettre sur-le-champ.
Gilbear lui prit la plaque des mains et la lut en diagonale.
— Il semble qu’Ortiz tienne à nous faire savoir que ses ecchymoses sont dues au recul de son canon durant le récent bombardement. Il releva la tête avec un rire gêné. Ce qui veut dire…
— Je sais très bien ce que cela veut dire ! s’emporta Sturm. Le général se tourna vers Gaunt, qui lui rendit son regard, les yeux dans les yeux.
— Afin que vous le sachiez, ajouta ce dernier, sur un ton bas et comminatoire, il semble que des meurtres puissent facilement être commis dans les zones du front, et que dans la confusion de la guerre, ils puissent aussi être déguisés. Je vous conseille de ne pas l’oublier, mon général.
Sturm resta à court de mots. Lorsqu’il se souvint de lui donner congé, le commissaire avait déjà quitté les lieux.
— Oh, par pitié, joue-nous quelque chose d’un peu plus joyeux, supplia Corbec en testant la flexibilité des bandages de sa main, perché sur sa couchette de bord, hanté par le souvenir de ce doigt devenu un membre fantôme. Plutôt approprié, se dit-il.
Sur la couchette inférieure, Milo comprima l’outre de sa cornemuse et lui fit pousser un long gémissement éploré et aigu, qui résonna dans la volumineuse baie de cantonnement où un millier de Fantômes s’étaient vu attribuer leurs lits. La cadence effacée des moteurs Warp semblait prête à donner le rythme.
— Ça vous dit, « La marche d’Euan la Blonde » ? proposa Milo.
Au-dessus de lui, Corbec se rappela la vieille gigue, et les nuits où il l’avait entendu donner dans les tavernes de Tanith Magna.
— Ça serait parfait.
Bientôt, le tempo énergique se répandit sur le pont ; il arpenta les allées de couchettes, s’enroula autour des piles de paquetages et de capes roulées, s’invita dans les recoins enfumés dont les occupants jouaient aux cartes ou buvaient, caressa les matelas où ceux qui ne dormaient pas contemplaient en secret les portraits de ces femmes et enfants perdus à jamais, et s’efforçaient de cacher leurs larmes.
Happé par la musique, Corbec releva la tête quand des pas approchèrent sur le sol grillagé, et sursauta quand il eut reconnu Gaunt. Le commissaire était habillé comme la première fois qu’il l’avait vu, une cinquantaine de jours plus tôt, en pantalon de treillis, ses bretelles de cuir passées sur un chandail sans manches, et toujours ses bottes.
— Commissaire ! salua-t-il, un peu surpris.
Milo hésita, mais Gaunt lui sourit en lui faisant signe de ne pas s’interrompre.
— Continue de jouer. Cela nous fait du bien à tous d’entendre de la gaieté.
Il s’assit au bord de la couchette de Milo et leva la tête vers Corbec.
— La victoire de Voltemand a été portée au crédit des Sang-bleu de Volpone, apprit-il sans ambages à son numéro deux. Parce que ce sont eux qui ont pris la ville. Sturm nous mentionne dans son rapport, en saluant notre contribution, mais ça n’est pas ça qui nous fera mériter notre planète.
— Qu’ils aillent se faire, se mortifia Corbec.
— Ne vous en faites pas, il y aura d’autres batailles.
— J’en ai bien peur. Corbec retrouva un peu de son sourire.
Gaunt se pencha pour ouvrir la besace qu’il avait amenée avec lui. Le rabat de tissu laissa voir une demi-douzaine de bouteilles de sacra.
— Par Feth et tout ce qui est saint ! s’exclama outrageusement Corbec en se laissant descendre de son perchoir. Où est-ce que…
— Je suis un commissaire impérial. J’ai le bras long. Mais vous, vous avez de quoi faire le service ?
Corbec s’empressa de fourrager dans son propre sac et d’en sortir un ensemble de petits verres passablement ternis par le temps.
— Proposez-en à Bragg, il me semble qu’il sait apprécier ce genre de petite douceur, offrit Gaunt. Et à Varl et Meryn, à Larkin, à Suth, à Caffran… Et tiens, pourquoi pas au major Rawne ? Et un verre aussi pour Milo. Il y en a assez. Assez pour tout le monde. Il appela d’un signe de tête les trois préposés aux réserves du vaisseau, passablement confondus, qui poussèrent hors de la coursive leur chariot chargé de plusieurs caisses.
— Et en quel honneur ? demanda Corbec.
— En l’honneur du sergent Cluggan et de ses gars. À leur victoire, et à toutes celles qui nous attendent.
— Et à la vengeance, trinqua calmement Milo en posant son instrument à côté de lui.
Gaunt sourit pour lui-même.
— Oui, à la vengeance.
— Vous savez quoi ? J’ai exactement ce qu’il faut pour accompagner ce fin breuvage, déclara Corbec en fouillant dans sa poche. Des cigares arôme réglisse…
Son effet d’annonce s’arrêta là. Ce qu’il tira de sa tunique avait déjà cessé depuis quelque temps d’être un lot de cigares, pour devenir une bouillie compacte de tabac imbibé.
Le regard rieur, Corbec fit la moue en haussant les épaules, tandis que Gaunt et les autres s’esclaffaient.
— Tant pis, soupira-t-il avec philosophie. Tout ne peut pas toujours être parfait…