HUIT
LE LIEN DU SANG
Les hommes tombés sur la route et dans les prairies boueuses de Nacedon donnaient l’impression de porter des armures de mailles noires. Mais ils n’en portaient pas. Les mouches étaient à l’œuvre, elles recouvraient la chair comme un vêtement grouillant, donnant l’impression de n’être qu’un tout sur lequel jouaient les reflets du jour.
— Médecin !
L’œil de Tolin Dorden se détourna des insectes. Le vaste ciel d’un après-midi brumeux s’allongeait sur les marécages. Le tracé des chemins, les séparations des champs étaient marqués par des talus et des haies, tous dévastés, recouverts de chevaux de frise, de fil barbelé et d’empreintes de chenilles. Les nappes de brume filandreuses sentaient la poudre de thermite.
— Un médecin !
Encore cet appel, audible et insistant, venu d’un peu plus loin. Lentement, Dorden se retourna et quitta le fossé de cette route où, sur une centaine de mètres, gisaient d’autres cadavres, ramassés sur eux-mêmes, désarticulés, et couverts de mouches.
Il avança vers les bâtiments. Par Feth, il en avait vu assez de ce conflit, quelle que fut la planète. Dorden était à bout. Soixante ans. Plus vieux de vingt ans que n’importe quel autre Fantôme. Il était fatigué : fatigué de la mort, des combats, fatigué des corps jeunes qu’il lui fallait raccommoder. Fatigué aussi d’être considéré comme un père par tant d’hommes ayant perdu le leur en même temps que Tanith.
La fumée stagnait par-dessus les champs plats. Il approchait des vieux bâtiments de brique rouge, aux vitres soufflées et aux murs délabrés. Cela avait été un complexe fermier autrefois, avant l’invasion. Une propriété seigneuriale ; un corps de ferme principal, des annexes et des granges. Toute la machinerie agricole endommagée rouillait dans les enclos des cochons. Une large tranchée, à double rangée de plaques pare-balles surmontée d’autres rouleaux de barbelés, ceignait le complexe d’un fer à cheval dont seul était resté ouvert le côté nord, à l’opposé de la ligne de front. Les Fantômes se tenaient en alerte tout autour, leurs armes à la main. Le soldat Brostin lui fit signe de le suivre.
Dorden passa un emplacement de sacs de sable dont l’arme lourde avait été démontée à la hâte et pénétra dans le premier des bâtiments, le corps de ferme, par un passage qu’une fusillade soutenue au laser avait ouvert dans la brique. Les mouches tournoyantes. L’odeur de la mort, tellement coutumière, comme les autres : le stérilisant, le sang, le carnage.
Dorden avançait sur un sol pavé de carreaux, dont la moitié étaient fendus, couverts d’éclats et de mares d’huile où ondulaient les couleurs de l’arc-en-ciel. Corbec sortit des ombres, secouant sa tête exténuée.
— Toubib, salua-t-il.
— Colonel.
— Hôpital de campagne… indiqua Corbec en englobant ses alentours d’un geste. Cela, Dorden le savait déjà.
— Des vivants ?
— C’est pour ça que je vous ai fait appeler.
Corbec le précéda vers une large salle, d’où les divers relents émanaient avec plus de force. Une cinquantaine d’hommes y étaient allongés sur des paillasses, faiblement éclairés par le jour jaunâtre que laissaient entrer des interstices dans la pente du toit. Dorden parcourut la longueur de cet espace dans les deux sens.
— Pourquoi ont-ils été laissés ici ? demanda-t-il.
Corbec lui lança un regard interloqué.
— Qu’est-ce que vous croyez ? Tout le monde se replie, ça fait déjà pas mal à porter. Vous pensez pouvoir les… Les arranger ?
Dorden se désespérait intérieurement.
— Et que sont ces hommes ?
— Des Sang-bleu. 50e de
Volpone. Sur Voltemand, vous vous
souvenez ? Les unités auxquelles ils appartiennent se sont repliées
ce matin, comme on leur a demandé.
— Et elles ont laissé leurs blessés ici ?
Corbec haussa les épaules.
— On dirait bien.
— Quel genre d’animal abandonnerait un des siens pour le laisser mourir ? se désola Dorden en s’apprêtant déjà à changer les bandages du blessé le plus proche.
— Je sais pas, moi, le genre humain ? proposa Corbec.
Dorden se retourna sèchement vers lui.
— Ça n’est pas drôle. Il n’y a même pas de quoi sourire. La plupart de ces hommes vivront s’ils reçoivent les soins appropriés. Nous ne les abandonnerons pas ici.
Corbec grogna doucement. Il se frotta le dessus de la tête, enroulant entre ses doigts hâlés les mèches épaisses de ses cheveux noirs.
— On ne peut pas rester ici, doc. Les ordres du commissaire…
Dorden fixa le colonel de ses vieux yeux têtus.
— Je ne bougerai pas d’ici, lui notifia-t-il.
Corbec sembla vouloir dire quelque chose et se ravisa.
— Faites ce que pouvez pour eux, dit-il enfin, puis il le laissa à son devoir.
Dorden traitait une lésion à la jambe quand il entendit au-dehors le crissement du gravier sur la route et le roulement d’un transport. Il ne releva la tête pour identifier la source du bruit qu’après qu’il eut fini sa tâche en cours.
— Merci beaucoup, docteur, murmura le jeune homme dont il venait de soigner le membre. Le garçon était pâle, et trop faible pour quitter son grabat.
— Comment vous appelez-vous ? s’enquit Dorden.
— Culcis, monsieur. Seconde classe chez les Sang-bleu. Dorden était certain que Culcis aurait aimé le lui déclarer sur un ton plus martial et vibrant d’enthousiasme, mais l’énergie lui faisait défaut.
— Je m’appelle Dorden. Médecin-chef des Tanith. Si besoin, soldat Culcis, appelez-moi.
Le garçon acquiesça. Dorden sortit et approcha de la Chimère rangée au pied des murs. Corbec parlait avec l’individu qui y était perché.
Celui-ci bougea, se laissa tomber vers le sol et commença à avancer vers lui : Gaunt, son képi sur la tête, le visage sombre, son long manteau flottant derrière lui.
— Commissaire ! le salua Dorden.
— Dorden, Corbec me fait savoir que vous refusez de partir.
— Nous avons soixante-huit blessés ici, commissaire. Je ne peux pas et je ne veux pas les laisser.
Gaunt prit Dorden par le bras pour traverser avec lui la cour boueuse, vers le muret qui précédait les terres piétinées et les enclos vacants, et au-delà le coucher des soleils.
— Vous le devez tout de même. Les forces ennemies ne sont qu’à une demi-journée derrière nous. Le général Muller a décrété le repli des troupes, et nous ne pouvons pas les prendre avec nous. Je suis désolé.
Dorden se libéra de la main de commissaire.
— Moi aussi.
Gaunt lui tourna le
dos. Pendant une seconde, Dorden crut possible que le commissaire
se tournât à nouveau vers lui et le fasse rentrer dans le rang d’un
coup de poing. Au lieu de ça, il soupira. À la réflexion, le
médecin-chef savait que la violence n’était pas la manière qu’avait
Gaunt de se faire obéir. La guerre sans fin et son expérience
d’autres cadres
d’officiers avaient aigri Dorden. Un aveu dont il n’était pas
fier.
Gaunt lui fit face à nouveau.
— Corbec m’avait prévenu que vous diriez ça. La nouvelle poussée pour reprendre Nacedon est prévue pour demain soir. À ce moment-là, mais seulement alors, nous reprendrons ce terrain si l’Empereur le veut et nous mettrons l’ennemi en fuite.
— Très peu d’entre eux vivront jusque-là si personne ne s’occupe d’eux. Et aucun si les fidèles du Chaos mettent la main dessus !
Gaunt enleva son képi pour lisser ses courts cheveux blonds. La lumière mourante soulignait son profil angulaire, mais ne révélait pas ses pensées.
— Vous avez tout mon respect, docteur. Vous l’avez toujours eu, depuis aussi loin que les champs de la fondation. Le seul Fantôme à refuser de porter les armes, celui qui nous garde en état. Les Fantômes vous respectent eux aussi, beaucoup vous doivent la vie. Je vous sais gré pour tout ça. Et je détesterais avoir à vous donner un ordre.
— Alors ne le faites pas, commissaire, vous savez que j’y désobéirai. Je suis un médecin avant d’être un Fantôme. Sur Tanith, en tant que docteur de ma communauté, j’ai veillé pendant trente ans à la santé des malades, des infirmes, des nouveau-nés et des faibles dans tout le district de Beldane et le comté de Pryze. Et je l’ai fait parce que j’en avais prêté serment au collège de médecine de Tanith Magna. Vous savez ce qu’est une allégeance et un serment. Essayez de comprendre le mien.
— Je comprends parfaitement le poids que représente le serment d’un médecin.
— Et vous l’avez toujours respecté. Jamais vous ne m’avez demandé de briser le secret concernant les problèmes privés des hommes… La boisson, les maladies vénériennes, les désordres mentaux… Vous m’avez toujours laissé faire comme mon serment l’exige de moi.
Gaunt coiffa son couvre-chef.
— Je ne peux pas vous laisser mourir ici.
— Mais vous laisseriez mourir ces hommes ?
— Ils ne sont pas les médecins-chefs des Fantômes ! s’emporta Gaunt avant de tomber dans le mutisme.
— Un docteur a pour vocation de soigner tout blessé. Je le reconnais, j’ai prêté serment à l’Empereur, lors de la fondation, de Le servir Lui, vous et la Garde Impériale. Mais j’avais déjà fait vœu devant l’Empereur de protéger la vie par-dessus tout. Ne me faites pas le briser malgré moi.
Gaunt tenta le recours à la logique.
— Notre armée entière a été mise en déroute au delta de Lohenich. Nous fuyons devant un rassemblement massif du Chaos qui progresse sur nos talons. Vous n’êtes pas un soldat. Comment pourriez-vous tenir cet endroit ?
— Avec mes seuls poings s’il le fallait. Avec l’aide de volontaires, si certains acceptent de rester et si j’ai votre assentiment. Après tout, ce ne serait que jusqu’à demain. Jusqu’à ce que votre nouvelle poussée atteigne cet endroit. Ou n’était-ce qu’un mensonge de propagande ?
Gaunt resta un moment sans rien dire, à balancer d’un pied sur l’autre dans la lumière du soir en ajustant son manteau sali, avant de se remettre à parler.
— Non. Ça n’était pas un mensonge. Nous allons reprendre cet endroit, et bien plus. Nous les disperserons à mesure qu’ils arriveront sur nous. Mais pour ce qui est de vous laisser ici, ne serait-ce que pour une nuit…
— Ne pensez pas à moi, pensez à tous les Volponiens blessés qui sont ici.
Ce que fit Gaunt, et cela ne le disposa guère mieux.
— Eux nous auraient achevés…
— Ne commencez pas à raisonner de la sorte ! l’avertit Dorden. La haine n’a pas sa place entre des alliés. Ceux qui sont là-bas sont des hommes et des soldats de valeur. Ils pourraient se battre à nouveau et renverser l’issue d’une bataille. Laissez-moi ici pour prendre soin d’eux, avec tous ceux que vous autoriserez à rester. Et vous reviendrez tous nous chercher.
Gaunt étouffa un juron.
— Je vous accorde une escouade, c’est le mieux que je puisse faire. Dix hommes, ceux qui se porteront volontaires. Et si vous n’en trouvez pas dix, tant pis pour vous. Cela suffira déjà pour que Muller me fasse mener au peloton d’exécution.
— Je me contenterai de ceux que je trouverai, lui assura Dorden. Merci.
Gaunt s’éloigna abruptement à grandes enjambées avant de revenir sur ses pas et de serrer fermement la main de Dorden dans la sienne.
— Vous êtes un homme courageux. Ne les laissez pas vous prendre vivant… Et ne me faites pas regretter de vous avoir laissé jouer les héros.
Emmenés par Gaunt, les éléments en repli du Premier et Unique défilèrent, et eux se retrouvèrent seuls. Dorden, tout à sa besogne dans la salle encombrée, ne remarqua le passage du temps que lorsque la lumière tombée des tuiles fendues s’estompa vers le bleu et lorsque le crépuscule se fit. Il alluma des lampes sur les caisses disposées entre les blessés et sortit prendre l’air. Au-dessus de lui, des constellations qu’il ne connaissait pas apparaissaient dans le ciel mauve.
Les trois premiers Fantômes qu’il distingua, Lesp, Chayker et Foskin, qui lui tenaient lieu d’aides-infirmiers et avaient accumulé une bonne connaissance des soins sur le terrain, triaient les boîtes de matériel médical que Gaunt avait laissées pour eux. Dorden s’était attendu à ce qu’ils se portent volontaires, et l’avait en tout cas espéré, mais de voir ses trois assistants coutumiers s’affairer à leur tâche avait quelque chose de rafraîchissant et d’encourageant. Il s’approcha d’eux avec l’intention de ne pas déroger à l’habitude et de s’informer de l’état de leurs provisions, mais sa bouche ne trouva à leur adresser que des remerciements. Chacun d’eux lui sourit, serra la main qu’il offrait et lui confirma indirectement avoir conscience de son devoir. Dorden était fier d’eux.
Il commençait à leur transmettre ses instructions de répartition et à envisager les besoins de leurs patients par ordre de priorité, quand d’autres Fantômes approchèrent : Mkoll, le chef des éclaireurs et l’ami le plus proche de Dorden au sein de cette fine équipe, en compagnie des soldats Brostin, Claig, Caffran et Gutes. Eux venaient de terminer leur ronde autour du fer à cheval et se préparaient à s’établir pour la nuit.
Dorden remercia Mkoll.
— Tu n’avais pas à rester.
— Pour te laisser tout seul ici ? s’esclaffa l’autre. Ben voyons, pour que les archives disent : « Son ami Mkoll n’était pas là quand le docteur Dorden est mort ? » Le commissaire a demandé des volontaires, alors on s’est portés volontaires !
— Je n’oublierai pas de toute ma vie, même si elle doit s’achever demain, essaya de plaisanter Dorden.
— Le périmètre sera bien gardé, lui assura Mkoll en évoquant la tranchée et sa double cloison de plaques. À dix, ça devrait quand même aller.
— Dix ?
— Le commissaire a dit que ce ne serait pas plus. Nous cinq et tes trois gars, et il y en a encore deux autres. Tout le monde s’est disputé pour savoir qui allait rester, tu sais. Tous les Fantômes se sont proposés.
— Tous ? En tout cas, pas le major Rawne !
Mkoll lui sourit d’un air de connivence.
— Bon d’accord, pas tous. Mais il a quand même fallu se battre un peu pour avoir droit à une place. Gaunt a fini par dire : premiers arrivés, premiers servis. Du coup, ça donne tes trois assistants, moi, Brostin, Claig, Caffran et Gutes. Plus Tremard, en sentinelle à la grande porte. Et…
— Et… ?
Ayant soudain senti que quelqu’un se tenait derrière lui, Dorden se retourna, et trouva le visage barbu et souriant de Colm Corbec.
— Et moi. Alors, toubib, c’est vous le chef, comment vous voulez la jouer ?
La nuit tomba et l’atmosphère s’éclaircit. Des chiens errants hurlaient au loin. Trois lunes, peut-être plus, s’affrontant sur leurs orbites respectives, s’élevèrent et disparurent. L’obscurité était dégagée et froide, et embaumait le massacre. Au loin, à l’horizon du sud, un gonflement de nuages d’ambre annonçait la venue de la tourmente imminente. Une puissante armée terrestre faisait mouvement vers eux. Ça, et un véritable orage : la foudre zébrait le ciel de stries incertaines. L’air allait bientôt redevenir lourd.
À l’intérieur de la ferme, l’un des Sang-bleu mourut dans un dernier spasme d’agonie. Dorden s’était battu pour cette vie, son tablier en témoignait, épaissi par les giclées de sang. Il n’y avait plus rien que lui ou Lesp pouvaient faire.
Dorden recula du corps et tendit à Lesp ses instruments.
— Enregistrez l’heure et le mode de décès, vérifiez le nom et le matricule sur les plaques, prononça-t-il la mine sombre. Si l’Empereur le veut, nous pourrons les communiquer aux bureaux de Volpone et ils les porteront sur leurs archives.
Lesp renifla avec dédain.
— Je vous parie que les Sang-bleu les ont déjà comptés avec leurs morts.
Lesp était un homme grand et fin originaire de Tanith Longue-berge, avec des pupilles d’un bleu glacé et une pomme d’Adam semblable à un genou au milieu de son cou élancé. Il avait été marin sur leur planète perdue, un membre d’une famille de pêcheurs qui avait exercé son art sur les courants océaniques au-delà de leur archipel. Lesp avait eu du talent pour recoudre les voiles et rafistoler les filets, et son coup de lame rompu au vidage des poissons avait déjà en ce temps quelque chose de chirurgical. Dorden avait mis ces talents au service de la médecine en le faisant coopter au sein de son équipe. Lesp s’était intéressé et appréciait son travail aux côtés du médecin-chef.
Dorden avait accepté toute aide et toutes les bonnes volontés. La plupart des praticiens adjoints au régiment sur Tanith lors de sa fondation n’avaient jamais quitté la planète. À l’origine, les seuls médecins pleinement qualifiés avaient été Dorden, Gherran et Mtane, à la tête de vingt soldats entraînés comme infirmiers de terrain, que Dorden avait dû remplacer en s’entretenant avec chacun des candidats potentiels. Sans des amateurs dévoués et en apprentissage constant comme Lesp, Foskin et Chayker, le régiment ne se serait pas si bien porté.
Mtane et Gherran étaient partis avec Gaunt et le reste des troupes, bien que tous deux eussent voulu rester. Perdre ses trois chirurgiens d’expérience pour la folie d’un seul était plus que le commissaire ne pouvait tolérer.
Dorden sortit dans la cour. Comme dans l’attente de ce moment précis, les cieux s’ouvrirent pour déverser sur lui une pluie battante et laver de sa tunique le sang d’un autre. Il resta là, dégoulinant, debout sous l’averse qui s’apaisait un peu.
— Vous allez être trempé, l’avisa une voix derrière lui.
Dorden se retourna face à Corbec, qui fumait un cigare, à l’abri sous un auvent affaissé. Il ne voyait de lui que le contour d’une forme noire et une braise de lumière rouge.
Il alla le rejoindre. Corbec lui tendit une boîte de bois ciré.
— Ils sont à la réglisse. J’y avais pris goût sur Voltemand, et il m’a fallu tout ce temps pour en trouver d’autres au marché noir. Servez-vous, un pour maintenant et un pour plus tard.
Dorden prit donc deux cigares, en glissa un derrière son oreille et alluma l’autre à l’aide de celui de Corbec à moitié fumé.
Ils regardèrent la nuit.
— Ça va pas s’améliorer, fit doucement remarquer Corbec.
Ses yeux étaient fixés sur les éclairs en approche, mais Dorden savait ce qu’il avait voulu dire.
— Et pourtant, vous êtes resté.
Corbec prit une longue bouffée et la fumée blanche s’échappa de son ombre échevelée.
— J’adore les bonnes actions.
— C’est une cause perdue.
— L’Empereur nous garde. Et est-ce que nous tous, le Premier et Dernier et Unique, nous ne sommes pas tous une grosse cause perdue ?
Dorden sourit. Le cigare était fort et son goût assez abject, mais il l’appréciait. Cela faisait vingt ans qu’il n’avait pas fumé. Sa femme n’avait jamais approuvé, prétextant qu’il ne donnait pas le bon exemple à ses patients. Puis étaient venus les enfants, Mikal et Carla, et il avait dû perdre l’habitude pour…
Il chassa ces souvenirs. Tanith avait emporté sa femme avec elle, Carla et son mari, et leur bébé. Il ne lui restait que Mikal, le soldat Mikal Dorden, opérateur radio d’un des pelotons.
— Vous pensez à chez vous, marmonna Corbec, et Dorden fut tiré de sa triste rêverie. Je connais cette expression.
— Il fait noir, colonel !
— Je connais cette… attitude, alors. La posture des épaules d’un homme. Ça nous prend tous de temps à autre.
— Et je suppose que le commissaire vous a dit de décourager ce genre de retour sur le passé, que c’est mauvais pour le moral des troupes.
— Pas de mon point de vue. Tanith continuera à vivre tant qu’on l’aura là… Il se tapa le front du bout du doigt. Et personne peut savoir vers où il va s’il ne sait pas d’où il vient.
— Et vers où allons-nous, d’après vous ?
D’une pichenette, Corbec envoya son mégot dans la nuit boueuse et le laissa s’y éteindre en sifflant.
— Un mauvais jour, je vous dirais : nulle part. Les bons jours, je me rappelle qu’il y a ce monde que Gaunt nous a promis. Le cadeau de Slaydo : le premier monde qu’on arrivera à conquérir véritablement, on pourra le prendre et clamer qu’il est à nous.
Dorden avait le regard rivé vers l’orage.
— Une nouvelle Tanith, hein ? Celle dont les hommes parlent quand ils sont ivres ou mourants ? Vous y croyez ? Arriverons-nous vraiment à conquérir une planète entière par nous-mêmes, et à ce que notre rôle soit reconnu ? Nous sommes moins de deux mille. Nous entrons sur chaque théâtre d’opérations aux côtés d’autres régiments, ce qui ruine quelque peu nos chances. Je ne suis pas pessimiste, colonel, mais je doute qu’un seul d’entre nous trouvera jamais la nouvelle Tanith, excepté dans la boisson ou dans la mort.
Les dents blanches de Corbec luirent dans le noir.
— Alors je suis verni. D’une manière ou de l’autre, je suis sûr que c’est moi qui la verrai le mieux.
Une porte s’ouvrit en claquant sur leur gauche. Chayker, enveloppé dans sa cape, émergea de l’hôpital improvisé pour charrier un baril jusqu’au puits et le ramener vers les bâtiments après une minute de grincements de manivelle. Corbec et Dorden humaient déjà l’odeur du ragoût que lui et Foskin avaient préparé pour toute la compagnie.
— Y a quelque chose qui sent bon, se réjouit Corbec.
— Foskin a trouvé des tubercules et du grain dans un champ au-delà de la tranchée, et il y avait des lentilles sèches et de la viande salée dans une vielle dépense. Ce sera sans doute le meilleur repas que nous aurons eu depuis quelque temps. Mais les portions iront d’abord à ceux des patients capables de les ingurgiter.
— Bien sûr. Ils en ont besoin plus que nous. J’ai une flasque de sacra et une boîte de ces cigares, ça devrait me tenir un bout de temps.
— Je compte bien vous voir quand vous serez prêt à vous nourrir convenablement, ordonna Dorden comme s’il délivrait une ordonnance. Merci pour les cigares. Il regagna son dispensaire.
Un nouveau circuit d’inspection des blessés lui prit une heure et demie. Lesp et les autres infirmiers s’en étaient bien sortis ; beaucoup avaient mangé, ou du moins absorbé un peu d’eau. Cela en laissait douze dans un état même trop critique pour rester conscients, et Dorden rationna soigneusement ses réserves médicamenteuses pour pouvoir les traiter en premier. Le jeune soldat, Culcis, avec quelques autres, pouvaient désormais se redresser en position assise, et discutaient avec reconnaissance ; tous de lignée aristocratique, ils méprisaient les Tanith, mais n’en savaient pas moins rester courtois. Avoir été délaissés par leur régiment et sauvés de la mort par une unité de brutes épaisses semblait avoir altéré certains de leurs préjugés les mieux ancrés. Dorden pouvait du moins se réjouir de cela.
Il vit Caffran, revenu trempé d’une ronde de patrouille, prendre son bol de ragoût pour aller s’asseoir à côté de Culcis. Dorden les estimait à peu près du même âge. Et du même âge que Mikal. Il les entendit partager le plaisir d’une bonne plaisanterie.
Lesp le prit par le
bras. L’un des cas critiques montrait des signes
d’affaiblissement. Avec l’aide de Chayker, ils le transportèrent
vers ce qui avait été la cuisine de la maisonnée et leur servait à
présent de salle opératoire. La table de réfectoire qui s’y
trouvait était assez grande pour y allonger un homme, et ils l’y
déposèrent.
Le Sang-bleu, un certain caporal Regara d’après ses plaques, avait perdu sa jambe sous le niveau du genou et reçu des éclats d’obus dans la poitrine. Son sang était loin d’être bleu quand il se remit à ruisseler sur la table et jusque sur les dalles. Chayker faillit glisser. Dorden lui ordonna d’aller chercher une serpillière et d’autres tampons d’ouate.
— Il n’y avait pas de serpillière, lui apprit Chayker.
— Alors trouvez quelque chose qui ressemble à une serpillière.
Dorden dut amputer à la scie davantage de la jambe de Regara, qui cria, avant de pouvoir endiguer l’hémorragie, puis il surveilla la suture du moignon avec une fine aiguille courbe par les doigts assurés de Lesp. Chayker était revenu, Dorden le vit essuyer le sol avec des bandes déchirées de sa cape, attachées au bout du manche d’un vieux râteau. Un Fantôme arrachant sa précieuse cape de camouflage pour éponger du sang… L’admiration de Dorden pour le dévouement de ses volontaires croissait encore.
Ils ramenèrent le pauvre Regara à sa couchette. Avec de la chance, et une injection massive de mascétamine pour faire tomber la fièvre, celui-ci pouvait encore vivre. Mais Dorden fut appelé presque immédiatement, pour une attaque d’apoplexie que Foskin n’arrivait pas à gérer seul, puis pour un homme qui n’était sorti du coma que pour se mettre à cracher son sang.
La salle retrouva son calme vers minuit, après d’autres scènes tragiques du genre. Dorden nettoyait ses écarteurs de thoracotomie dans un seau d’eau brûlante quand Mkoll rentra en secouant sa cape. L’orage continuait de tonitruer, à faire trembler les tuiles et les châssis de fenêtre à chaque roulement de tonnerre. À l’occasion, un morceau de vitre se décrochait parfois des cadres dévastés, ou une tuile glissait et éclatait au-dehors. Ce temps était resté le même toute la soirée, mais Dorden l’avait presque ignoré jusqu’à présent.
Il regarda Mkoll s’asseoir et décrasser son fusil, le premier geste qu’il accomplissait toujours avant de s’acquitter d’une quelconque autre obligation, comme se nourrir ou se chauffer. Dorden lui apporta un bol du ragoût.
— Quelque chose ?
Mkoll secoua la tête.
— Si nous avons de la chance, l’orage est en train de les ralentir.
— Et si nous n’en avons pas ?
— Alors ce sont eux qui ont engendré cet orage.
Mkoll leva la tête vers la charpente du haut toit.
— Ça devait être un chouette endroit. Une bonne ferme où ça valait le coup de travailler. Le sol est sain, et ils avaient beaucoup de têtes de bétail.
— Une demeure familiale, envisagea Dorden, qui n’y avait pas encore songé. À présent, l’idée d’une autre famille et d’un autre foyer sacrifiés à la guerre l’accablait. Il se sentit de nouveau très las. Trop vieux.
Mkoll remuait calmement sa ration à coups de cuillère.
— Il y a une vieille chapelle à l’arrière de la maison. Effondrée, bien sûr, mais on peut encore voir le retable peint en l’honneur de l’Empereur. Des Volponiens s’en sont servis comme latrines. Ceux qui vivaient ici étaient de vrais serviteurs de l’Imperium, qui se contentaient de cultiver la terre et d’élever leurs enfants.
— Avant tout ça. Dorden n’ajouta rien.
Le Chaos avait envahi cette planète deux mois auparavant, dans sa contre-attaque visant à étouffer la croisade de Macaroth. Nacedon n’avait pas été corrompu de l’intérieur. Cet agrimonde, peuplé en tout et pour tout de quatre millions de colons impériaux, avait été violé et envahi en l’espace de trois nuits.
Quel genre d’univers était-ce là, se demandait Dorden, si des humains pouvaient se démener à la tâche, aimer leur famille, vénérer l’Empereur et bâtir des années durant pour tout perdre en quelques heures ?
L’univers dans lequel ils vivaient, hélas, conclut-il. Le même qui leur avait arraché Tanith.
Une lune retardataire s’était levée, un guetteur solitaire dans le ciel soudain remis de l’orage. La pluie avait cessé et des nuages d’argent s’effilaient sur l’étendue violette du firmament.
Comme pour imiter cette lune, une sentinelle esseulée était assise à la grande porte de la station. Le soldat Tremard s’acquittait de son second quart dans le nid de sacs de sable, en surveillant les lignes d’arbres, des écharpes de duvet noir bordant les champs et les tourbières tout aussi sombres. Il fatiguait, et se serait senti plus à l’aise si ces connards de Volpone avaient au moins laissé à cette position son arme lourde.
Un brouillard dérivant monta du sol sur tout le marais. Quelque chose brilla dans l’obscurité.
Tremard se releva en sursaut et attrapa ses jumelles posées sur un sac. Il manipula la molette de réglage pour arranger l’image verte monochrome de la vision nocturne. De la brume… et d’autres choses à l’intérieur. Le reflet qu’il avait aperçu. La lumière de la lune se réverbérant sur des rétines, des yeux de prédateurs.
Il pressa le bouton de son oreillette.
— Ici la porte ! Vous m’entendez, mon colonel ? Alerte ! Alerte, du mouvement au sud !
Corbec, étendu sur sa paillasse, se redressa brusquement tel un cadavre bondissant de son lit de mort et fit sursauter Dorden. Le colonel avait profité que Dorden triât des pilules dans de petites pochettes de papier pour piquer un somme à une place devenue vide de la salle commune.
— Que se passe-t-il ?
Corbec s’était levé.
— Je vous laisse deviner.
Dorden se leva à son tour, en observant cette salle fragile, ses hommes vulnérables ou à moitié morts, tandis que Corbec apprêtait son fusil laser et se mettait en liaison radio avec les autres Tanith. Le médecin se sentait stupide. Il savait à quoi pouvait ressembler un assaut en force des troupes du Chaos. Tout autant qu’ils allaient se faire massacrer. Il avait été stupide d’insister pour rester ici : maintenant, tous allaient mourir, les Sang-bleu comme les Fantômes, dont certains d’une grande valeur : Mkoll, Corbec. Ils les avaient tous condamnés par suffisance, pour sa conviction en un ancien serment. Un serment médical prêté en des temps plus calmes, du temps d’un cabinet tranquille, où la pire des plaies n’était qu’une lacération de la main pour un ouvrier du moulin à bois.
Quel vieux fou ! Que l’Empereur me maudisse pour ma fierté !
— On va les retenir aussi longtemps qu’on pourra. Les gars ont quelques tours dans leur sac, le rassura Corbec. Il me faut Chayker et Foskin… Lesp peut rester avec vous. Si on perd le premier engagement, vous devez êtes prêts à emmener les blessés vers les pièces de l’arrière. Elles sont en ruine, mais ça mettra plus de murs entre vous et les combats.
Dorden avala difficilement sa salive en songeant au calvaire que cela serait pour lui et Lesp de transporter soixante hommes sur des brancards vers l’arrière de l’habitation. Puis il entendit le sifflement lointain des premières décharges de laser et réalisa que Corbec et ses hommes allaient fournir un effort deux fois plus intense. Il se contenta donc d’acquiescer et fit signe à Lesp de le rejoindre.
— Puisse l’Empereur veiller sur vous, Colm Corbec, pria-t-il.
— Toi-même, toubib.
Tremard tenait l’entrée de la ferme. Des formes sombres remontaient les prés et les rangées de haies dans sa direction en tirant leurs rafales de lasers verts et de bolts incandescents. La lune traîtresse dévoilait leurs chemins d’approche et le reflet occasionnel sur les armures lui permettait de discerner ses cibles avec précision avant d’envoyer ses propres décharges orange traverser le bourbier au-delà de la ferme.
La tête baissée pour éviter les tirs, un compagnon vint se laisser tomber à côté de lui. C’était le colonel Corbec. Corbec lui sourit, osa une remarque obscène quant aux origines maternelles de l’ennemi, dont la vulgarité fit glousser Tremard, et se redressa derrière le parapet de sacs pour lâcher une volée le long de la route.
Répartis derrière les plaques de la tranchée, les autres Fantômes ouvrirent le feu. Huit fusils laser contre l’ingression des ténèbres, huit fusils pour s’opposer à la pléiade de points lumineux qui leur répondirent depuis le marécage.
— Où est Brostin ? aboya Corbec dans son micro en essayant de conserver une cadence de tir régulière.
Une seconde plus tard, sa demande se perdit dans un déferlement de tirs le long du chemin et sur sa position. Une centaine de combattants du Chaos, peut-être davantage, se frayaient leur approche vers l’entrée principale en les chargeant dans un feu roulant. Corbec et Tremard ne discernaient plus rien, que les lumières de leurs décharges.
La salve intense fit baisser la tête à Corbec. Il ne jura même pas. C’étai fini. Ils y étaient, la fin de Colm Corbec. À son côté, Tremard s’était baissé une seconde trop tard. Il bascula en arrière, une détonation de projectile lui ayant pulvérisé le bras gauche, et se tortilla sur le dos en hurlant. Le fusil, dont sa main gauche agrippait encore la poignée, était resté miraculeusement posé sur le parapet, là où il l’avait appuyé.
Corbec se glissa jusqu’à Tremard sous le déluge inouï de bolts et de tirs de laser, attrapa l’homme et le serra contre lui. Il lui fallait le calmer et le faire se tenir tranquille s’il voulait pouvoir recouvrir cet affreux moignon. Peut-être ne vivraient-ils pas jusque-là.
Tremard hurlait et hurlait, se débattait comme un chat ébouillanté, les aspergeant, Corbec et lui-même, de la giclée artérielle. Corbec releva la tête pour voir les formes noires en tenues matelassées, leurs visages couverts par des masques à gaz, se hisser déjà par-dessus les sacs de sable. Leur odeur était animale. Un simple aperçu des emblèmes des Dieux Sombres peints sur leurs protections lui retourna l’estomac.
Deux clics secs, et une langue de chaleur grondante éclaira la nuit. Corbec se crispa. Le soldat Brostin se tenait au-dessus de lui, son lance-flammes purgeant le rebord des sacs et le chemin au-delà. Le souffle d’ouragan embrasa l’ennemi comme de l’herbe sèche.
— Je commençais à me demander où t’étais passé, jeta Corbec avant de se porter le doigt à l’oreille pour ouvrir la fréquence. Médecin ! Médecin !
Dorden et Lesp avaient déjà transféré la moitié des blessés vers l’arrière de la bâtisse quand l’appel leur parvint. Quelques tirs perdus crevaient les murs en faisant éclater les poutres, la brique et son revêtement de plâtre.
Dorden se démena pour atteindre son oreillette sans lâcher la civière partagée avec Lesp, qui lui tournait le dos.
— Ici Dorden ! Qu’y a-t-il ?
— Tremard est salement amoché, venez vite ! Le reste du message se perdit dans un crépitement de parasites et le bruit de la fusillade.
— Posez-la, je vais la traîner ! cria Lesp à Dorden alors qu’une décharge de laser traversait le plâtre tout près de sa tête.
Dorden lui obéit et Lesp franchit la porte arquée en tirant le brancard derrière lui dans le crissement des poignées de bois sur le sol.
— Comme avant, avec les chargements de poisson ! cria Lesp en disparaissant.
Dorden empoigna sa besace.
— Corbec ! Je sors, mais vous devez envoyer quelqu’un aider Lesp à déplacer les blessés !
— Pas question ! On est tous en train de se battre ici ! Y a personne de trop, je vous promets !
— Je ne peux pas me contenter de cette réponse ! répliqua Dorden en s’abaissant sous la hauteur des rafales tandis que le mur commençait à se désagréger. Lesp a besoin d’aide ! Ces hommes ont besoin d’aide !
Une main se posa sur son épaule. Il se retourna. C’était ce jeune Sang-bleu, Culcis. Plusieurs autres des Volponiens les moins sérieusement blessés étaient avec lui.
— Je ne peux pas porter une civière avec ma jambe dans cet état, mais je peux occuper une position de tir. Si le moindre fusil est disponible pour moi, un homme valide pourra venir vous aider.
Le courage de ce soldat, dont la douleur se lisait sur son visage fin, rendit un instant le sourire à Dorden. D’un signe de tête, il les dirigea, lui et son groupe, vers la porte, par laquelle ils observèrent la bataille.
— Caffran ! appela Dorden par radio. Je vous envoie un Sang-bleu. Laissez-lui votre arme et revenez à l’intérieur ! Il n’attendit pas la réponse.
En se servant comme d’une béquille du balai-éponge de fortune confectionné par Chayker, Culcis sortit dans la cour pour rejoindre la cloison pare-balles, là où Caffran ouvrait le feu par une meurtrière. Un hochement de tête, et Caffran lui céda son fusil et son poste. Culcis s’installa en s’appuyant contre les plaques et se mit à tirer, laissant Caffran retourner en courant vers la porte de la ferme où Dorden l’attendait.
— Allez aider Lesp ! Dépêchez-vous !
En trois minutes, Dorden eut envoyé trois autres Volponiens assurer la ligne de défense, des hommes blessés à une jambe ou à la tête, et récupéré en retour Claig, Gutes et Foskin.
Dorden mit Foskin au courant de la situation et celui-ci organisa le déplacement des blessés vers l’arrière du bâtiment par les cinq Fantômes.
Au milieu des échanges qui illuminaient la faible nuit, Dorden atteignit le poste de défense de l’entrée en courant le dos courbé. Brostin et Corbec mitraillaient tant qu’ils le pouvaient. Brostin employait le fusil de Tremard et ne recourait à son lance-flammes que lorsque les assaillants étaient presque sur eux.
Dorden s’accroupit près de Tremard, évalua sa blessure et se mit à l’œuvre.
— J’ai besoin d’un brancard pour lui, cria-t-il au colonel.
— Brostin, aide-le, ordonna sèchement Corbec, et il continua de tenir la grande porte tandis que les deux hommes rapatriaient Tremard vers la ferme. La dernière vision qu’eut Dorden de Corbec était celle du parfait guerrier tanith, les cheveux flottant au vent dans la nuit alors que reprenait l’orage, lance-flammes dans une main, fusil dans l’autre, infligeant la mort à quiconque bougeait devant lui.
L’offensive ennemie avait glissé vers la branche gauche du fer à cheval, où des tirs appuyés crépitaient contre les plaques blindées, en soulevaient certaines de la boue et les faisaient basculer. Mkoll sentit le changement plus qu’il ne le vit et se précipita depuis sa position à l’est afin de soutenir Chayker et un Sang-bleu du nom de Vengo venu remplacer Gutes. Les fantassins du Chaos se déversaient par les brèches de la cloison extérieure, et les trois gardes impériaux, en ne tirant qu’au coup par coup pour préserver leurs munitions sur l’ordre de Corbec, en firent s’écrouler des dizaines dans le fossé boueux de la tranchée. Bientôt, les cadavres bouchèrent les creux de la barrière aussi bien que les plaques l’avaient fait.
Ça suffit tant qu’ils n’attaquent qu’au bolter et au fusil, songea sombrement Mkoll. Mais que se passera-t-il quand ils amèneront des lance-flammes, des fuseurs, des grenades… ou pire ?
La cacophonie de l’assaut leur dévorait les oreilles. Un écho venu des marais roula sur eux, évoquant celui du tonnerre, presque aussi lourd. L’orage ou l’attaque faisait trembler la terre, Mkoll n’était pas sûr de savoir lequel des deux.
Vengo, soigné d’une plaie à l’abdomen, sentait ses forces l’abandonner et sa vision se brouiller. La majesté et la fureur de l’assaut, le désespoir et l’effort frénétique lui avaient fait oublier un temps la douleur sourde de sa blessure, qui n’en prélevait pas moins son prix sur lui. Trempé par la pluie battante, il chercha à se repositionner, ses mains froides et mouillées changèrent de chargeur. La cellule énergétique neuve lui glissa des doigts et tomba dans la boue à ses pieds. Il se pencha.
Un soldat du Chaos, touché et laissé pour mort dans la tranchée, avait avancé à pas de loup, et se redressa contre la barrière intérieure, dominant le Volponien courbé. Le tir l’avait atteint au torse, du sang et des tissus dégoulinaient d’entre ses côtes exposées. Son masque à gaz à moitié enlevé laissait entrevoir sa gueule emplie de crocs et la peau grise de son visage corrompu. Il leva une vieille pelle rouillée. Chayker, presque aveuglé par l’effet stroboscopique des salves de lasers, aperçut tout de même cette menace à l’autre bout de la tranchée, figée les bras en l’air sur le fond d’un éclair blanc. Il arracha son fusil de la meurtrière et tira. Le renégat fut renversé en arrière. Ayant récupéré son chargeur, Vengo, assourdi par la surcharge sensorielle de la tempête et des combats, ignorait ce qui lui avait été épargné et combien la mort avait été proche.
Des bolts tambourinèrent contre le métal autour de la fente de tir occupée par Mkoll et lui lacérèrent d’échardes la joue et le cou. Essuyant d’une main les sillons sanglants de son visage, Mkoll garda son arme pointée à la meurtrière : d’autres formes noires étalées dans la crasse de la tranchée remuaient encore. Le coup de chance de Vengo avait été un avertissement. Même les tirs les mieux placés ne semblaient pas toujours tuer ces assaillants. Nombre de ceux qui s’écroulaient étaient loin d’être hors combat, et se traînaient vers la rangée de plaques intérieure.
— Restez baissés ! cria-t-il à l’attention de Chayker et Vengo. Mkoll disposait encore de quelques tubes-charges et en lança trois à l’intérieur de la tranchée vers l’endroit où il soupçonnait des mouvements.
La triple explosion qui secoua les plaques recouvrit leur face extérieure de particules de boue et d’organes liquéfiés.
— Gardez un œil dans la tranchée ! communiqua Mkoll par radio. Ils ne meurent pas facilement.
Vengo suivit immédiatement ce conseil et abaissa sa visée pour achever deux des attaquants supposés morts qui progressaient vers lui en se tortillant dans la fange. D’autres s’agglutinaient autour des brèches comblées et furent fauchés à mesure qu’ils se pressaient les uns contre les autres.
Combien y en avait-il encore, se demanda Chayker, pour qui la force de l’assaut paraissait s’accroître à chaque seconde.
Culcis tenait la ligne sur le tournant est du
fer à cheval avec l’aide des deux autres Sang-bleu, Drado et
Speers. Brostin, revenu de brancarder Tremard jusqu’à la maison, se
laissa tomber à côté de lui avec la mitrailleuse lourde détériorée
qu’il avait trouvée contre un des murs de la ferme, abandonnée par
les troupes de Volpone. Il restait dans le magasin une soixantaine
de projectiles dont Brostin était bien décidé à faire usage avant
de sortir son pistolet laser. Son lance-flammes était resté à
l’entrée principale, entre les épaisses mains de Corbec. Tout ce
qu’ils percevaient de l’action à cet endroit, au point le plus au
sud du fer à cheval, était le bouquet de flammes horizontales et de
tirs de laser, ainsi que les exclamations de plus en plus colorées
que Corbec braillait sur la
fréquence.
Brostin s’installa et apprit bientôt à connaître son arme peu familière ; sa cadence de tir était assez lente et elle ne cessait de s’enrayer, mais son bruit et son recul étaient légers lorsqu’elle tirait. Il abattit ainsi une douzaine de silhouettes qui se profilèrent derrière la barrière extérieure.
La ligne des bois était plus proche à l’est que du côté ouest, face auquel la longue plaine humide n’était interrompue que par les talus et les haies ; de ce côté, l’ennemi s’élançait d’entre les arbres et fondait sur eux sans prévenir.
Brostin se surprit à admirer le talent que montrait le fameux Culcis un fusil entre les mains. Contre les ordres de Corbec, dans son arrogance de Sang-bleu, celui-ci avait poussé le réglage de puissance de son arme au maximum et enchaînait les tirs à pleine charge. Cependant, chacun d’eux comptait.
Il vise aussi bien que Larkin, pensa le Fantôme, ce qui était un réel compliment.
Drado et Speers remplissaient eux aussi leur rôle, mais Drado ne touchait rien. Bien qu’en assez bonne condition corporelle, l’homme avait un bandage autour de la tête et un œil recouvert de gaze ; l’absence de vision binoculaire et de perception des distances en faisait un piteux allié. Brostin se déplaça tête baissée le long de la palissade pour aller lui parler.
— Vise plus à gauche ! lui hurla-t-il pour se faire entendre malgré le tonnerre. Tes tirs partent n’importe où !
Drado se tourna vers lui, un rictus de dédain sur la moitié visible de ses nobles traits.
— Ça n’est pas un chien errant qui apprendra à un Volponien à se battre !
Brostin lui écrasa son poing sur la figure et envoya le Sang-bleu dans la boue.
— Relève-toi ! lui ordonna-t-il férocement en le menaçant de son poing levé. C’est un dernier carré des Tanith, ici, du Premier et Unique, et on est là à cause de toi et de tes potes ! Bats-toi comme un Fantôme, ou dégage et laisse un vrai Fantôme le faire à ta place !
Drado se redressa et lui cracha au visage.
— Tu vas me le payer… commença-t-il.
En se remettant à tirer sur l’ennemi, Brostin se mit à rire.
— Payer ? C’est sûr que je vais la payer, mon idée à la con d’être resté ici, mais pas à toi ! Si on survit à ça, mon cher ami le Sang-bleu, tu peux bien me botter le cul jusque dans le Warp, et te faire aider par tes petits copains les aristos, je m’en bats les noix ! On va mourir ici, cette nuit, à essayer de protéger tes blessés, alors je te jure que toutes tes menaces de vengeance, je m’en fous ! Qu’est-ce qui pourrait être pire que ça, dis-moi ?
Drado ne répondit rien. Il se remit à tirer, et Brostin nota avec satisfaction qu’il compensait maintenant sa visée et favorisait les arrivants du flanc gauche. Une de ses cibles s’écroula.
— Déjà mieux, tête de con, marmonna-t-il.
En dessous du bâtiment principal, Dorden vérifiait rapidement la santé de ses patients, déplacés un à la fois, avec l’aide de Lesp, Gutes, Caffran, Foskin et Claig au travers des pièces arrière, jusqu’à la cave de la ferme. Ses murs bas et son plafond voûté étaient faits de pierre, la meilleure protection qu’ils pouvaient trouver. Ici, ils survivraient à l’attaque ou seraient piégés comme des rats.
Avec l’aide de Foskin, il traita la blessure de Tremard et stabilisa son état, puis il ordonna à tous les Fantômes de regagner le périmètre de défense, tous sauf Lesp, dont il avait besoin : un autre Volponien en situation comateuse, réveillé lors de son transport un peu rigoureux, était pris d’une crise de convulsions.
Caffran, Foskin, Gutes et Claig remontèrent les marches du cellier. Sur le chemin des défenses, ils allèrent en vitesse choisir leurs armes parmi celles que les Volponiens avaient laissées, entassées dans l’étable.
Le Volponien succomba à ses spasmes. Bien qu’il ne présentât aucun signe extérieur de lésion, Dorden savait que les entrailles de cet homme avaient dû être réduites en capilotade par la secousse d’un tir d’artillerie. Lesp l’aida à remonter le cadavre dans l’escalier pour l’abandonner dans le couloir.
Ils redescendirent. La cave était humide et ses murs suintaient, éclairés par des lanternes chimiques sifflantes que les Fantômes avaient installées à la hâte. Les blessés grognaient et soupiraient faiblement. La terre tremblait tout autour d’eux, et des filets de boue liquide perçaient du plafond par intermittence lorsque les fondations de la demeure étaient ébranlées.
— On va tous mourir ici, docteur, pas vrai ? demanda Lesp, la voix néanmoins ferme et assurée.
Dorden resta un long moment à court de mots, à se demander ce que Gaunt aurait trouvé à dire en pareille circonstance. Qu’aurait fait un officier de propagande pour essayer de remonter le moral de ses hommes alors que ceux-ci regardaient la mort en face ? Lui ne pouvait pas y arriver, il n’avait pas le don en lui. Il n’arriverait pas à composer une réponse bien sentie évoquant « Le bien de toute la Garde Impériale » ou « Les instruments de l’Empereur ». Ce qu’il parvint à formuler était entièrement personnel.
— Je ne tiens pas à mourir, dit-il à Lesp. Quand je mourrai, ma femme, ma fille et ma petite-fille disparaîtront aussi. Leur souvenir se perdra avec moi. Et c’est pour elles que je ne vais pas mourir ici.
Lesp hocha la tête. Son énorme pomme d’Adam fit un va-et-vient dans sa gorge fine. Il songeait aux souvenirs que lui-même portait en lui : mère, père et frères, compagnons de chalutier, l’archipel.
— Alors moi non plus, finit-il par dire.
Dorden se tourna vers les escaliers.
— Où est-ce que vous allez ? s’enquit Lesp.
— Occupez-vous d’ici. Je vais aller jeter un coup d’œil en haut. D’après ce que j’entends, ils peuvent avoir besoin d’un médecin.
Lesp dégaina son pistolet et le lui offrit, la crosse en avant.
Dorden secoua la tête.
— Je ne tiens pas à m’y mettre maintenant.
En haut des marches, la vieille ruine était calme. L’orage comme l’assaut semblaient pour le moment s’être calmés. Dorden se dirigea vers la longue salle désertée et essaya sa radio, sans capter aucune communication. Les lampes oscillaient au plafond, d’où tombaient quelques débris. Libérées de leurs occupants, les paillasses malodorantes avaient l’air bonnes à jeter. Les pas de Dorden foulaient les taches de sang et les lambeaux de vêtements découpés.
Il pénétra dans la cuisine, jeta un regard à la table maculée où il avait excisé une partie de la jambe de Regara et remarqua l’antique cheminée pour la première fois. Du fer noir. Comme celle devant laquelle lui et sa femme s’asseyaient à la fin d’une longue soirée, avec un verre, et un livre lu à la lueur de l’âtre.
Le long du manteau étaient alignées ce qui semblait être des pointes de craie blanche. Il se rapprocha et en prit une. Une dent. Une petite dent courbe perdue par un porcelet. Les habitants de cette demeure, qui qu’ils avaient pu être, avaient élevé des cochons et les avaient suffisamment aimés pour conserver ces souvenirs de leur croissance. Chacune était marquée d’un nom, Empereur, Sire, Sa Majesté… Et d’une date.
La chronique d’une vie de ferme au jour le jour. Cette frugale touche d’humanité l’émut profondément. Et cela était important. Pourquoi des cochons ? Qui avait vécu ici, élevé ces porcs et fondé une famille ?
Un son venu de la grande salle le ramena à la surface de ses pensées. Il revint sur ses pas et vit arriver de l’extérieur un troupeau d’hommes plus ou moins boitillants. Les auxiliaires volponiens et les Fantômes, tous excepté Corbec. Les hommes étaient encore sous le choc, leurs postures lasses.
Dorden trouva Mkoll à l’arrière du groupe.
— Ils se sont repliés, annonça ce dernier. Plus rien ne bouge dehors. Ça ne peut vouloir dire qu’une seule chose.
— Je suis médecin, Mkoll, pas soldat ! Qu’est-ce qu’il faut comprendre ?
Mkoll soupira tandis que Dorden commençait à nettoyer les griffures de son visage.
— Leur assaut terrestre a raté, ils reculent pour pouvoir faire intervenir leur artillerie.
Dorden acquiesça.
— Descendez tous dans la cave. Foskin, Lesp va vous aider à préparer de quoi manger pour tout le monde. Allez-y ! Artillerie ou pas, je ne veux personne avec le ventre vide.
Les hommes partirent à la file vers l’escalier. Dorden se retrouva à nouveau seul.
Corbec revint à son tour, couvert de sang et noir de suie. Il laissa tomber le lance-flammes vide de Brostin sur une des couchettes et jeta de l’autre côté le fusil de Tremard.
— Le temps nous file entre les doigts, toubib, dit-il. On les a retenus. On en a chié, par Feth, mais on les a retenus ! Maintenant, ils vont nous pilonner. J’ai vu du mouvement sur le marécage, des gros canons sont mis en place. Dans une heure, grand maximum, ils nous auront aplatis à distance.
— Colm… Je vous remercie pour tout ce que vous et vos hommes avez fait cette nuit. J’espère que cela en valait la peine à vos yeux.
— Ça vaut toujours la peine, doc.
— Alors que devons-nous faire maintenant ? Nous enfermer dans la cave ?
Corbec haussa les épaules.
— Ça nous sauvera pas de leurs obus. Je sais pas pour vous, mais moi, je vais faire la seule chose qui me vienne à l’idée dans un moment pareil.
— C’est-à-dire ?
— Prier l’Empereur. Mkoll a dit qu’il y a une vieille chapelle derrière. Les prières, c’est tout ce qui nous reste.
À deux, Corbec et Dorden se frayèrent un chemin au milieu d’un éparpillement de gravats et de meubles détruits, jusqu’à l’arrière de la maisonnée, où la petite pièce avait perdu son toit. Les étoiles scintillaient au-dessus d’eux.
Corbec avait amené une lampe, dont il fit jouer la lumière sur le mur du fond, éclairant la peinture écaillée du retable que Mkoll avait mentionné. Le tableau montrait le Divin Empereur soumettant les Hérétiques, et les silhouettes plus petites d’un homme, d’une femme et de trois enfants affichant leur obéissance à la figure centrale de l’Empereur-Dieu de l’Humanité.
— Il y a une inscription ici, et un petit dessin. Dorden essuya la saleté du mur à l’aide de sa manchette ramenée sur la partie charnue de son pouce.
— Un cochon ! Et qu’est-ce que ça dit ?
Corbec leva sa lampe et commença à lire l’inscription.
— Vous allez aimer, doc, ça manque pas d’ironie. Ce monde a été offert en trophée à un régiment. C’était leur nouvelle Tanith. Le maître des lieux était un certain Farens Cloker, de la Garde Impériale, régiment des Pourceaux. Les Pourceaux se sont battus sur ce monde pendant la première avance dans les mondes de Sabbat, il y a cent quatre-vingt-dix ans, ils l’ont conquis et gagné le droit de s’y installer. Cloker était un caporal. Il s’est installé là, a eu une famille, il a élevé des porcs en l’honneur de la mascotte de son ancien régiment. Et depuis, ses descendants ont fait pareil.
La voix de Corbec parut chanceler et ses yeux se teinter de tristesse.
— Arriver sur une planète, la conquérir et la gagner en récompense… Et tout ça pour ça ?
— Allons, Corbec, sur combien d’autres planètes qu’ils avaient gagnées des soldats de la Garde se sont retirés et ont vécu paisiblement le reste de leurs jours ?
— J’en sais rien, mais ça, c’est bien plus palpable, comme réalité. Se battre toute sa vie, gagner la récompense qu’on voulait, et puis ?
Corbec et Dorden sombrèrent ensemble dans leurs pensées.
— Vous m’avez demandé pourquoi j’étais resté là avec vous, toubib. Je vais vous le dire, maintenant qu’on va mourir. Et qu’on a plus rien à espérer. Corbec ponctua cette dernière remarque en montrant du doigt l’inscription au bas du tableau.
— Eh bien ?
— Vous avez été docteur dans le comté de Pryze pendant vingt ans.
— Vingt-sept. Et pour le district de Beldane.
Corbec hocha la tête.
— J’ai grandi là-bas, ma famille travaillait dans les bois de Pryze. J’étais un enfant illégitime, et j’ai pris le nom de mon père seulement quand je l’ai connu. Mais la naissance a été difficile pour ma mère.
Dorden se raidit en se figurant ce que Corbec entendait par là.
— Elle serait morte en couche s’il n’y avait pas eu ce jeune médecin pour rappliquer en plein milieu de la nuit et s’occuper d’elle. Landa Meroc, vous vous rappelez ?
— Oh oui, elle serait morte si je…
— Je vous remercie, docteur Dorden.
Le médecin-chef tourna vers Corbec des yeux stupéfaits.
— C’est moi qui vous ai accouché ? Merde ! Merde de merde, je ne suis pas si vieux que ça ?!
Ils rirent jusqu’à s’étouffer. Et jusqu’à ce que le grondement de l’artillerie fît pour première victime le calme de la nuit.
Les obus de la Garde Impériale commençaient à repousser l’ennemi, et Gaunt se trouvait sur le half-track de tête qui progressait dans les marécages aux premières lueurs de l’aube. Les Fantômes avaient fondu sur elles presque par surprise au moment où les pièces blasphématoires de l’artillerie ennemie pivotaient en position de tir.
La ferme et sa tranchée de défense en fer à cheval étaient pratiquement méconnaissables. La terre, les plaques noircies et les cadavres s’amoncelaient autour des ruines dévastées. Il ordonna au véhicule de faire halte. Celui-ci s’arrêta dans un glissement de ses roues avant.
Le soldat Lesp était de corvée de garde à la grande porte et salua le colonel-commissaire à son passage. Dorden et Corbec l’attendaient un peu plus loin dans la cour fangeuse.
— Le personnel d’évacuation sanitaire est en route, leur dit Gaunt. Nous allons faire partir d’ici les blessés volponiens.
— Et les nôtres ? réclama Dorden en pensant à Tremard et au visage lacéré de Mkoll.
— Tous les blessés. Alors, on dirait qu’il s’est passé quelque chose ici ?
— Rien qui vaille le coup d’être raconté, commissaire, lui soutint Corbec.
Gaunt s’éloigna vers les ruines de la grande demeure.
Corbec se tourna vers Dorden et lui montra la dent de cochon qu’il gardait dans le creux de la main.
— Je n’oublierai pas, dit-il. Ça n’a peut-être pas marché pour les gardes impériaux qui se sont installés ici, mais je vous jure sur cette dent que ça marchera pour les Fantômes. On aura notre planète à nous, plus belle que vous pouvez l’imaginer.
Dorden lui montra sa main. Il s’y trouvait également une dent, celle gravée du mot « Empereur ».
— Très bonne idée, Colm. Gardez cet état d’esprit. C’est votre docteur qui vous l’ordonne.