NEUF
UN PLAN SIMPLE
Les transports de troupes impériaux descendirent sur le monde océanique de Sapiencia dans le hurlement de leurs réacteurs.
Tel un essaim de scarabées noirs et gras partis à l’assaut des bords d’une mare, ils se déversèrent sur la baie de Belano, où leurs jets de poussée verticale combinés firent s’évaporer la surface de l’eau en une brume aqueuse, une véritable vague de vapeur de trois kilomètres de long et deux cents mètres de haut, qui passa sur les rochers de la rive et aveugla les défenses extérieures de l’île.
Ce brouillard dissimulait entièrement l’impitoyable mur d’eau soulevé derrière lui par le même phénomène de pression. Le raz-de-marée alla exploser contre les emplacements côtiers à l’ouest de l’île d’Oskray vingt secondes après que leurs occupants eurent commencé à suffoquer ; roche, métal et chair furent soulevés dans l’air, puis aspirés dans le bassin de la baie par le reflux. Une chape cotonneuse resta accrochée sur l’île et ses plages, masquant la lente approche finale des vaisseaux.
Les emplacements en dur sur les hauteurs des falaises d’Oskray crachèrent leurs bordées plus bas dans la brume, ou plus haut vers les nuages striés où d’autres formations de navettes entamaient leur approche finale vers le rivage. Les tirs des batteries, bleus et crépitants, dansaient comme des libellules au milieu des scarabées. Certains des engins touchés éclatèrent en nuages ardents ; d’autres décrochèrent en saignant un sillage de fumée et de débris.
Les vingt kilomètres de l’île d’Oskray, seulement en partie composés de roche, étaient en réalité un conglomérat de petites îles reliées en une seule par les fortifications industrielles édifiées sur les épaules des montagnes sous-marines. Derrière les digues de pierre hautes de cent mètres, se détachaient sur le fond de ciel bleu des structures de pompage, des tours de forage, des cheminées cracheuses de feu et des pylônes. Cible principale : la grande ruche-raffinerie de l’île Un.
Des gyrophares rouges s’allumèrent, et les sirènes de bord se mirent à feuler tandis que les verrous de la rampe du transport Lambda se libéraient dans un claquement massif. Une lumière ténue commença à filtrer de l’extérieur quand la mâchoire de l’appareil s’abaissa sur ses gonds. Caffran, tendu et sur le pied de guerre, savait qu’ils partaient à l’assaut d’une cible côtière et que leur percée se ferait par le haut de la plage. Tel était le plan. Lorsque la rampe se fut ouverte, Caffran crut un moment qu’ils étaient descendus trop bas et qu’un torrent d’eau translucide inondait la baie de dispersion. Il retint son souffle, mais ce qui le baigna n’était que de la vapeur.
Les cris des hommes se mêlèrent aux alarmes et au bruit des bottes martelant le pont. Avec cinquante autres, le fusil levé, il chargea hors de l’appareil. Pendant une seconde, sur la rampe, le vacarme du compartiment fut avalé par le volume sonore des atterrissages tout autour d’eux ; Caffran ne voyait rien au-delà des hommes les plus proches de lui, que l’atmosphère solide de brume et de fumée, avec ses odeurs de sel, d’ozone, d’huile et de thermite.
Puis plus rien. Un silence soudain, malgré un grondement vague. Le froid l’enveloppait, un voile gris sombre était tombé devant ses yeux.
Il s’était retrouvé sous l’eau, dans les ténèbres étouffantes et froides de la mer, où des corps remuants se débattaient autour de lui, tous incrustés de petites bulles argentées prisonnières de leurs vêtements.
Le vaisseau de transport s’était posé trop loin de la plage. Tous les hommes à avoir sauté en aveugle de la rampe s’étaient jetés dans trente mètres d’océan, là où l’île n’était qu’une distante élévation de terre.
Pour être né et avoir grandi dans une forêt, à un millier de kilomètres du premier plan d’eau, Caffran ne savait pas nager. Jamais il n’avait vu l’océan, un quelconque océan, même s’il avait entendu d’autres en parler, comme Lesp, le pêcheur-infirmier. Et il allait lui arriver la dernière des choses à laquelle il se serait attendu : se noyer.
À ce moment, il réalisa n’avoir pas encore soufflé la profonde inspiration prise d’instinct lorsqu’il avait cru que la navette allait être inondée. La joie du moment faillit presque le faire rire et perdre cet air.
Au lieu de quoi il le conserva, et le sentit lentement brûler et s’épuiser à l’intérieur de lui tandis qu’il s’élevait vers ce qui lui paraissait être la surface.
Cet air lui sauverait peut-être la vie quand tant d’autres avaient expiré le leur en criant le long de la rampe. Des formes sombres en tenue de combat tanith coulaient à pic, leurs visages pâles comme ceux de spectres. Un corps passa près de lui, les doigts contractés, crochus comme des serres, la bouche ouverte relâchant un ultime filet de bulles, les yeux vitreux. Caffran renouvela avec ardeur ses coups de talon vers le haut.
Quelque chose le cogna alors à la nuque avec une force inouïe et il recracha dans une gerbe de cristaux ronds son souffle précieusement sauvegardé. D’autres soldats continuaient de tomber de l’extrémité de la rampe sur ceux des Fantômes qui remontaient d’en dessous. Une botte l’avait frappé, celui à qui elle appartenait sombrait et paniquait derrière lui, la tête en bas. Caffran remua ses jambes de plus belle, chercha à s’élever en s’obligeant à ne pas inspirer pour soulager le supplice de ses poumons vides. Les autres continuaient de tomber d’un monde gris et onirique, et de lutter contre l’eau lorsqu’ils s’y retrouvaient. Cela lui apprenait au moins que la surface n’était plus qu’à quelques mètres.
L’homme qui l’avait frappé s’était accroché à un autre par la bandoulière de leurs fusils ; le doigt de l’un d’eux se crispa de détresse sur sa détente, deux fois, trois fois. L’eau bouillonna fugacement autour de chacun des petits alevins lumineux qui fusèrent de l’arme. Les oreilles de Caffran perçurent le claquement aigu des tirs sous-marins. L’un d’eux traversa un cadavre à la dérive, un autre perfora la jambe d’un autre nageur désespéré près de Caffran. Le sang se mit à brouiller l’eau. Caffran entendait à présent les voix de son passé, étouffées par la pression, la distance et le temps.
Il atteignit la surface dans un grand éclatement d’eau en inspirant enfin la bouffée salutaire, toussa, parvint à se maintenir à flot en remuant les jambes, sentit le sang lui couler du nez. Il regarda tout autour pour voir d’autres Fantômes remonter comme lui, nager vers la côte ou simplement se débattre. Certains, déjà perdus, flottaient sans vie dans la houle. L’ouïe lui était revenue avec le son des combats que n’émoussait plus le silence de mort de la mer : les hurlements, les tirs, le rugissement des poussées de freinage. Caffran rendit grâce de pouvoir sentir les odeurs du sang, de la mer et de la fumée. Cela voulait au moins dire qu’il respirait. D’autres décharges de laser remontaient de l’eau derrière lui, signe que d’autres moins fortunés que lui perdaient prise sur tout, sauf sur la poignée de leur fusil.
Caffran pagaya des deux bras vers l’avant, en recrachant chaque gorgée d’eau que la mer lui faisait avaler par accident. Encore dix mètres, et la nappe de fumée et de brouillard céderait visiblement place à la terre ferme. Il entendit à nouveau pendant un court moment la voix de ses ancêtres, avant de réaliser qu’il ne s’agissait pas d’eux, mais de son oreillette de liaison dans laquelle grésillait le trafic des ondes, devenu sous l’eau le murmure de ses fantômes.
Caffran sentit des graviers ou du sable sous ses semelles, une pente, et refit progressivement connaissance avec son propre poids, en soulevant une eau de moins en moins profonde dans laquelle il trébucha et s’étrangla deux fois. Les bolts et les rafales de laser qui pétillaient sur les vagues atteignirent un autre Fantôme parvenu jusque-là en même temps que lui. Le pauvre s’affala à plat ventre, son corps soulevé et ramené en arrière par le ressac, puis encore et de plus en plus loin.
Caffran, lui, tomba à genoux quand un laser lui griffa le deltoïde gauche, ses tibias raclèrent sur les gravillons et son pantalon se déchira en dessous de la rotule. Son fusil devenu plus lourd lui échappa ; le tir avait sectionné la bandoulière sur son épaule.
Des mains le relevèrent alors qu’il ramassait son arme.
— Caffran !
C’était Domor, le démineur de l’escouade. Dans son dos étaient sanglés son lourd boîtier de détection et sa perche de balayage. Six mois auparavant, Domor avait perdu la vue (et presque la vie) lors de l’offensive contre Menazoïd Epsilon. Un autre moment intense qu’ils avaient vécu ensemble. Ses yeux artificiels vrombirent en faisant leur mise au point sur Caffran ; l’implant cybernétique ressemblait à une paire de jumelles tronquées, grossièrement suturée aux tissus informes de ses orbites.
— Allez, on va arriver sur la plage ! l’encouragea Domor en l’aidant à se remettre sur ses pieds. Ils coururent maladroitement en pataugeant dans les vagues. D’autres couraient et trébuchaient avec eux, une ligne inégale de Fantômes enfin parvenus sur le théâtre des opérations, certains en se cognant les jambes contre des pièges à char immergés ou en s’emmêlant dans des segments rouillés de barbelés. Le déluge de feu se dirigea sur ceux-là et beaucoup tombèrent, en silence, en criant, ou en plusieurs morceaux.
Ils remontaient désormais la pente de la plage, soulevant de petits galets à chaque enjambée. Vingt mètres plus haut, ils s’abritèrent sous la ligne bordée de lichen d’un vieux brise-lames noir comme de la poix, dont la masse arrêtait net les lasers.
— C’est quoi le plan, maintenant ? s’égosilla Caffran.
— Y en a pas ! Visibilité presque nulle, et une grosse résistance là-haut ! Domor pointa du doigt vers quelque chose que lui seul apercevait à peine dans la bruine grâce à sa vision améliorée.
Deux autres vinrent se jeter à couvert à côté d’eux, suivi d’un troisième. Mkendrick avec son lance-flammes ; Chilam, à qui il manquait une oreille, et qui hurlait de douleur, une main couverte de sel plaquée contre les restes de cartilage ensanglanté. Et le sergent Varl.
Varl était populaire parmi les Fantômes : jeune, promu à l’expérience du terrain, passé du rang de simple soldat au grade qui était maintenant le sien. Toujours à faire de l’esprit. Une sacrée tête de mule, mais à qui toute la prétention habituelle des officiers faisait sympathiquement défaut. Varl avait perdu son épaule sur Fortis Binary. Sa tunique recouvrait la bosse de l’articulation cybernétique qu’il avait reçue, mais il était clair pour Caffran que le sergent souffrait : Varl gesticulait, la main serrée sur son bras.
L’eau de mer s’était infiltrée dans les joints de l’implant, avait dû en court-circuiter les servomoteurs et provoquer la fonte de plusieurs connexions. Le bras de Varl avait beau être hors service, les jonctions neurales transmettaient néanmoins à son cerveau les signaux électriques de la panne. Domor avait de la chance. Ses unités oculaires étaient suffisamment bien scellées dans son crâne pour prévenir une telle avarie… Même si Caffran se demandait dans combien de temps le contact corrosif de l’eau saline l’aurait rendu aveugle.
Aidé de Mkendrick, Caffran retira sa veste au sergent et dévissa les boulons de la petite plaque d’inspection sur l’omoplate métallique de Varl. Mkendrick fit levier avec la pointe de son couteau de Tanith pour extraire la cellule énergétique qu’ils avaient révélée, coupant ainsi le circuit d’alimentation du membre. Varl soupira en sentant son bras pendre mollement et Caffran le lui mit en écharpe contre le corps. La mesure était désespérée : toute liaison neurale avait certes été coupée avec les parties organiques du bras, mais également tout flux sanguin. Il lui fallait l’aide médicale appropriée. Dans une heure, deux au plus, la nécrose commencerait à se répandre dans sa chair sans vie.
Le sergent était pour le moment soulagé. Il se redressa en s’aidant de sa main valide et regarda de part et d’autre le long de la ligne du brise-lames. Sur tout le champ de tir qu’était devenu la plage, des hommes sortaient de l’eau. La plupart mouraient, certains arrivaient à couvert.
— Putain de Feth ! Où sont passés les blindés ? se lamenta Varl. C’était eux qui devaient mener l’assaut et ouvrir le passage !
Caffran observa les environs et vit les chars Basilisk à moitié immergés se débattre dans l’eau à une centaine de mètres. Ils étaient enlisés, échoués comme des baleines, crachaient la fumée grasse de leurs moteurs noyés.
— Les vaisseaux les ont aussi largués trop loin, dit-il.
Varl regarda dans la direction qu’il lui désignait.
— Ces cons de pilotes ont ruiné toute l’attaque ! s’emporta-t-il.
— Ils ne pouvaient pas voir, avec tout ce…
— Ils ont mal fait leur boulot ! éructa Varl.
Un bolt passa en sifflant par-dessus le bois dur du brise-lames, atteignit Chilam en plein visage et lui fit exploser le crâne. Son corps sans tête s’étala en arrière sur les cailloux de toute sa longueur.
— Il faut qu’on avance ! Pas le choix ! Des messages radio dissonants et contradictoires lui revinrent à l’oreille.
— Impossible, lâcha simplement Domor.
La brume de particules d’eau avait reflué et ils apercevaient à leur tour ce que lui avait vu : le haut rempart des défenses maritimes d’Oskray, sans doute haut d’un kilomètre qui, à l’exception de quelques marques de brûlure, demeurait d’un blanc immaculé. Les Basilisks avaient reçu pour mission de l’abattre et de permettre l’avancée d’infanterie, mais le mur était toujours debout, impassible et froid, comme pour leur dénier tout futur.
Varl jura.
Caffran fut le premier à entendre une protestation véhémente de turbines. Il se retourna vers la mer, puis agrippa Varl et Domor et les plaqua douloureusement sur la couche de galets. Mkendrick se jeta au sol lui aussi.
Un des gros scarabées ventrus comme celui duquel ils avaient débarqué descendait vers eux, la coque en flammes d’un bout à l’autre, à moitié en travers, le nez trop penché, et semant derrière lui des fragments de son fuselage. Sa masse énorme leur masquait presque le ciel : six cents tonnes de métal mourant lancés vers la plage. La rampe était toujours fermée.
Des gars sont en train de cuire là-dedans, songea Caffran en se demandant quel peloton. Puis l’engin fut presque sur eux, et ses pensées furent soudain soufflées comme une bougie dans un ouragan.
Mkendrick le secoua. Caffran bougea un peu, puis revint brusquement à lui au son de l’attaque.
— Combien de temps je suis resté évanoui ?
— Moins d’une minute, le rassura Mkendrick.
Caffran se redressa péniblement en glissant sur les galets. Cela lui avait paru des heures, comme si sa fatigue et sa douleur l’avaient rattrapé et forcé à dormir.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il. J’ai vraiment cru qu’on était morts.
Mkendrick lui désigna quelque chose. Au premier abord, il était difficile d’y voir quoi ce fût ; la vapeur blanche s’était mêlée de fumée noire, et ses enroulements cendrés, parsemés de minuscules braises volantes, recouvraient toute la plage. Puis Caffran commença à en apercevoir davantage. Le transport abattu, passé au-dessus d’eux, reposait en haut de la plage où l’enceinte fortifiée de l’île d’Oskray l’avait arrêté dans les dernières secondes de son vol agonisant. L’impact avait anéanti la muraille. Sa pierre incommensurablement archaïque s’était seulement lézardée sur six cents mètres, mais une petite brèche était ouverte vers le cœur de la raffinerie, et ils la devaient aux passagers de ce transport, qui l’avaient payée de leurs vies, autant que s’ils s’étaient battus.
Caffran rassembla les objets dispersés tombés de son paquetage ouvert et récupéra son fusil à côté de lui. Mkendrick changeait le réservoir de son arme. Un peu plus loin, Varl et Domor se tenaient sur le qui-vive, et d’autres petits groupes de Fantômes tapis dans des abris le long de la plage se préparaient à profiter de l’ouverture.
Des tirs ennemis continuaient de pleuvoir du chemin de ronde, bien qu’ils fussent moins intenses, du fait de son effondrement partiel. Les transports en approche venus se poser derrière eux à proximité du rivage s’étaient naturellement dirigés vers cette accalmie pour éviter le feu des batteries principales. Caffran crut entendre gronder le tonnerre et se retourna. Quatre Basilisks délivrés à bon port remontaient la plage en se dirigeant vers la trouée, leurs canons en quête d’une cible. Le roulement de leurs chenilles soulevait des gerbes de galets humides et faisait franchir les brise-lames à leurs énormes coques décorées. Caffran reconnut les motifs. Des Ketzoks du 17e régiment blindé, les Serpents, qu’un ordre malheureux avait fait décimer les Fantômes sur Voltemand.
Avec Varl, Domor, Mkendrick et plusieurs autres, Caffran fit mouvement vers la brèche en courant d’un tas de gravats blancs à un autre de mécanismes noircis et fumants, des restes éparpillés de la navette. Les décharges de laser pleuvaient vers eux et des rafales de mitrailleuse étaient tirées de la façade sur leur gauche dans un curieux clac-clac répétitif.
Caffran pénétra dans l’obscurité de la trouée. Devant eux, le tapis d’ombre se poursuivait sur une centaine de mètres dans tout le canal en V ouvert par le crash. Caffran ressentait une certaine fierté. Ils allaient être les premiers ; les Fantômes seraient les premiers à franchir les défenses de la cible.
Ils approchaient désormais de l’autre extrémité, en choisissant leur chemin avec soin parmi les fragments de la carcasse démantibulée. Devant eux, la pénombre se muait en une forêt de fer et d’acier. La raffinerie en elle-même.
Gaunt s’était montré très précis durant son briefing. La Flotte aurait pu anéantir l’île d’Oskray depuis l’orbite, mais une trop grande valeur lui était reconnue, ce qui impliquait un assaut au sol pour la reprendre aux légions du Chaos. Les ennemis en présence se faisaient appeler les Kith, un sous-culte de Khorne fermenté dans la ruche… Caffran n’avait pas écouté trop attentivement certaines des complexités de l’exposé, en partie parce qu’elles n’étaient pour lui que du charabia, et en partie parce que ce charabia le mettait mal à l’aise. Il ne voulait pas connaître trop de détails concernant les rebuts humains qu’ils allaient avoir à affronter. Les Kith : c’était tout ce qu’il lui fallait savoir. Les Kith étaient la vermine qu’ils étaient venus éradiquer. Leur chef était un monstre du nom de Sholen Skara. Des éléments de l’armada du Chaos arrêtée à Balhaut s’étaient repliés vers Sapiencia. Leurs meneurs avaient joint leurs forces à celles d’une secte déjà florissante parmi les sous-classes de la ruche afin de renverser l’autorité impériale et de faire main basse sur les puits à prométhéum.
Le colonel-commissaire leur avait longuement parlé des Kith sur un ton passionné. Caffran savait que Gaunt avait joué un rôle dans la grande victoire de Balhaut alors qu’il officiait encore auprès du 8e hyrkien. Gaunt exécrait toute forme que pouvait prendre le Chaos, mais tout particulièrement ceux de ses tentacules qui avaient échappé à la destruction sur Balhaut pour corrompre et polluer d’autres mondes, ce qu’il attribuait aux mauvais calculs tactiques du maître de guerre Macaroth. Gaunt avait évoqué le nom de Sholen Skara, un renégat présent dans les camps de la mort de Balhaut, comme s’il l’avait connu personnellement. C’était à cause de lui que le colonel-commissaire avait proposé ses Fantômes pour l’assaut sur Oskray. Il le leur avait bien fait savoir.
Et c’était pour cette raison, songea Caffran, qu’eux s’étaient noyés et étaient morts empêtrés dans des barbelés.
Caffran pensait souvent à Gaunt. Ibram Gaunt. Il fit rouler ce nom sur sa langue et dans son esprit, un nom qu’il n’aurait jamais osé prononcer à voix haute. Le colonel, le commissaire. Un homme étrange, et les sentiments de Caffran à son égard étaient étranges eux aussi. Il était le meilleur officier, le plus attentionné et le plus charismatique dont Caffran n’eût jamais pu rêver. Caffran avait constaté en plusieurs occasions la manière dont Gaunt prenait soin de ses Fantômes ; il en avait aussi vu assez des autres régiments et de leurs commandants pour estimer la rareté de la chose. Beaucoup, comme le colonel Corbec, tenaient Gaunt pour un sauveur, un ami, un frère. Caffran ne pouvait pas nier que lui aussi admirait Gaunt et l’aurait suivi jusqu’aux confins de n’importe quel monde.
Mais Caffran fréquentait Feygor, Rawne, les autres mécontents, et ses moments d’amertume lui faisaient partager leur mépris pour le colonel-commissaire. Malgré tout son amour paternel, plus proche d’eux que celui de l’Empereur, Gaunt avait laissé Tanith mourir. À diverses reprises, Caffran avait été tenté d’écarter ses réserves au sujet de Gaunt et de l’aduler comme tant d’autres le faisaient. Toujours, ce ressentiment diffus l’avait détourné de la dévotion totale. Gaunt était sans pitié, calculateur, direct. Jamais il n’hésitait à envoyer les hommes à la mort, car son devoir l’engageait envers l’Empereur et le pouvoir de Terra bien plus qu’envers les âmes perdues de Tanith.
Milo, la soi-disant ordonnance de Gaunt, était pour Caffran un rappel constant d’une jeunesse passée sur sa planète natale. Brin n’avait qu’un an ou deux de moins que lui. Un gouffre les séparait pourtant ; jamais Caffran ne lui adressait la parole. Gaunt, dans sa sagesse ô combien généreuse, avait condescendu à sauver Milo de la destruction de Tanith Magna. Lui, mais personne d’autre.
En de tels moments, Caffran pensait à Laria, et combien il l’avait aimée. À quel point. Tout ce dont Caffran pouvait être sûr était que Laria ne vivait plus. Comment était-elle morte, il l’ignorait et en rendait grâce à l’Empereur. Mais Laria le hantait, Laria incarnait tout ce qu’il avait perdu, Tanith elle-même, ses amis, sa vie, sa famille. En mémoire d’elle, il resterait à jamais un de ces Fantômes indécis, qui suivraient Gaunt avec dévotion jusqu’en enfer, mais ne l’auraient toujours pas pardonné une fois arrivés.
Ici, dans la brèche de la muraille d’Oskray, il était facile de détester Gaunt quand l’odeur de la mort et des tirs emplissait le décor. Caffran se coula derrière une pile de blocs effondrés alors qu’il approchait de l’ouverture vers l’île à proprement parler. Varl, Mkendrick et le soldat Vulliam se glissèrent à ses côtés.
Derrière eux, à l’autre bout du passage, Caffran entendit des exclamations et le grincement de chenilles.
Il jeta à Varl un regard interloqué.
— Putain, ces Basilisks ! se récria le sergent. Il faut toujours qu’ils veuillent se mettre devant l’infanterie, même quand un trou est pas assez large pour qu’ils y passent leurs gros culs.
— Alors on est toujours les premiers, sourit Caffran. Que les blindés aillent se faire mettre.
Varl se mit à glousser.
— En effet, qu’ils aillent se faire. Ils nous ont pas vraiment rendu service sur Voltemand, y a pas de raison que ça commence.
Il donna le signal de la progression. Cinquante-neuf Fantômes quittèrent leur couvert et avancèrent. Vulliam, deux mètres devant Caffran, fut l’un des premiers à parvenir en terrain ouvert. Des projectiles à poudre de gros calibre l’éparpillèrent en quatre.
Six autres Fantômes moururent à proximité de lui. Malgré l’éboulement du mur, les Kith avaient couvert tous les angles de tir de leur côté de la faille. Caffran battit en retraite avec les autres tandis que les lasers, les bolts et les balles piquetaient leurs alentours.
Revenus à couvert, ils demeurèrent tremblants à regarder la grêle fatale continuer de cribler l’endroit où ils s’étaient tenus.
— Nous revoilà autant bloqués qu’avant, évalua Domor en grattant ses sutures.
— Ça va, toi ? lui demanda Mkendrick.
— J’ai la vue un peu brouillée. Y a de l’eau là-dedans. J’espère… Domor n’en dit pas plus. Caffran savait ce qu’il pensait. L’eau de mer avait mis le bras de Varl hors service, et semblait commencer son lent travail de sape sur ses yeux.
— Cette connerie de mur aurait aussi bien pu rester debout, vu ce que ça change pour nous ! lança le soldat Callun.
Varl se rangea à son avis, tout en inspectant son bras. Son pistolet laser, la seule arme dont il pouvait désormais se servir, se trouvait au creux de ses genoux.
— Et pourquoi pas des missiles ou des grenades ? proposa Mkendrick. On a qu’à les faire péter, et puis voilà !
— Et qu’est-ce qu’on vise ? demanda amèrement Varl. Tu les vois, toi ?
Mkendrick se tut sans avoir donné de réponse. Devant eux, il n’y avait rien d’autre que l’échancrure d’une portion de mur en moins. Au-delà, les clochers à poutrelles et les échafaudages de la raffinerie, hauts de trente étages. Les tireurs adverses pouvaient être n’importe où.
Le silence revint. Des puces de mer sautillaient autour des dépouilles ; les oiseaux de l’océan se posèrent pour picorer la chair cuite de leurs becs roses et courbés. D’autres de ces charognards vinrent investir la trouée en piaillant. Le soldat Togar les dispersa d’une rafale.
Derrière eux, des voix engendrèrent du mouvement. Caffran et les autres se retournèrent. Plusieurs servants de l’artillerie ketzok se faufilaient vers eux en s’arrêtant pour échanger quelques mots avec chaque groupe de Fantômes.
L’un d’entre eux arriva à leur hauteur, presque plié en deux, et salua l’insigne de sergent de Varl en s’accroupissant.
— Caporal Fuega, 17e des Serpents de Ketzok.
— Varl, sergent, Fantômes. Vous voulez quoi ?
Désarçonné par l’attitude de Varl, le Ketzok se gratta l’oreille un moment.
— Cette brèche n’est pas assez large pour nos Basilisks, nous allons l’élargir à coups d’obus. Mon commandant vous demande de vous replier hors de la zone.
— J’aurais bien aimé qu’il nous avertisse comme ça sur Voltemand, intervint Domor d’un ton glacial.
Fuega recula.
— Ce jour-là sera toujours une honte pour nous. Si nous pouvions donner quoi que ce soit pour le changer, même nos vies, nous le ferions.
— Ben tiens, ricana Varl. Il se releva pour dominer le caporal ketzok. C’est quoi le plan ?
Fuega toussota.
— Ordres du général Kline. Vous reculez, on bombarde, puis l’infanterie lourde avance.
— L’infanterie lourde ?
— Les Volponiens viennent tout juste de débarquer. Ils ont des armures et des armes lourdes. Nous allons leur dégager la voie. Fuega commença à s’éloigner. Vous avez quinze minutes pour vous retirer de là.
Les Fantômes en restèrent sidérés.
— Alors tous ceux qu’on a perdus, c’était pour rien ? lui reprocha Domor.
Varl était hors de lui.
— Que les Volponiens aillent crever, et les Ketzoks avec ! On est morts sur les barbelés pour ouvrir la plage, et eux, ils n’ont qu’à suivre les tanks pour marcher tranquillement vers la gloire !
— Je sais pas trop pour vous, sergent, mais je préfère ne pas être là à me plaindre de notre sort quand ces Basilisks commenceront à tirer.
Varl cracha et soupira.
— Ouais, moi non plus. O.K. ! On entame la retraite, un peloton à la fois.
Tout autour, les Fantômes se relevèrent et s’apprêtèrent à vider les lieux. Domor, le menton levé, retint Caffran par le bras.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Là-haut, regarde.
Domor tendit l’index. Le rempart éventré s’élevait au-dessus d’eux comme une falaise couverte d’irrégularités de la pierre et de tiges de renforcement brisées. Cinquante mètres plus haut, juste au-dessus d’une canalisation sectionnée, Caffran aperçut la porte.
— Par Feth, t’as vraiment des yeux excellents !
— Il devait y avoir des tunnels dans le mur pour la circulation des troupes. Cette brèche en a traversé un.
Caffran appela Varl, et un groupe de Fantômes se rassembla autour d’eux en levant le regard.
— On pourrait faire monter une équipe à l’intérieur du tunnel… Histoire de voir où ça nous mène.
— Droit à la mort ? avança le soldat Flaven.
— C’est haut, quand même… ajouta Varl.
— Mais les bords de la brèche sont pleins de bonnes prises. Le premier à passer aura qu’à accrocher une ligne de sûreté. Au moins, ça nous donnerait un plan, sergent…
Varl se tourna vers Caffran.
— J’y arriverai jamais avec mon bras en moins. Qui va diriger le groupe ?
— Ça peut être moi, proposa le sergent Gorley du cinquième peloton, un personnage grand et costaud avec le nez d’un pugiliste. Vous avez qu’à ramener mes blessés vers la plage. Je vais garder une escouade avec moi et voir ce que je peux faire.
Varl accepta. Il commença à rassembler tous les blessés capables de marcher et se fit seconder par certains pour l’aider à soutenir les plus sérieusement touchés. Gorley choisit autour de lui les membres de son commando : Caffran, Domor, Mkendrick, Flaven, Togar, Bude, Adare, Mkallun et Caill.
Mkendrick, élevé dans les montagnes de Tanith La Flèche, entama l’escalade de la tranche de muraille, une main après l’autre, en ayant laissé son lance-flammes et ses réservoirs à Gorley afin de les hisser plus tard au bout d’une corde.
Quand son ascension fut terminée et les cordes en place, leur marge de temps touchait à son terme. Les dix Fantômes étaient seuls dans la trouée. D’un moment à l’autre, les Basilisks postés à l’entrée amorceraient leur pilonnage.
Les hommes se dépêchèrent de grimper en s’aidant des cordes. Gorley, qui arriva le dernier, s’était servi de l’extrémité de l’une d’elles pour attacher le lance-flammes à d’autres fournitures lourdes, que remontèrent ceux déjà parvenus en haut, entassés dans le passage.
Gorley était à la moitié du chemin quand le bombardement commença. Les neuf Fantômes se ruèrent à l’abri de la galerie de béton, les deux mains sur leurs oreilles.
Un obus toucha le mur et pulvérisa Gorley comme s’il n’avait jamais été là.
Caffran réalisa que la corde n’était plus tendue. Il pressa les autres de ramasser leur équipement et d’avancer. Toute cette section du rempart serait bientôt démolie.
L’escouade de Fantômes progressa le long du passage sans lumière. Bien que globalement intact, le tunnel s’était affaissé par endroits suite à l’onde de choc massive provoquée par l’impact de la navette. Le ciment y était parfois fissuré et laissait voir la pierre brute. Des tuyaux et des câbles pendaient du plafond craquelé ; de la poussière tombait des fissures les plus profondes. De loin en loin, la collision avait transformé la galerie originellement plane en séries de longues marches nettes. Les Tanith sondaient les ténèbres en les balayant du faisceau vert et froid de leurs lampes d’assaut.
La haute muraille de la façade maritime se remit à trembler derrière eux. Les Ketzoks redoublaient d’ardeur dans leur ouvrage de démolition. Sans le vouloir, Caffran s’était retrouvé à la tête du groupe, comme si un vote muet l’avait élu pour remplacer Gorley. Parce que l’incursion avait d’abord été son idée, présuma-t-il. Les Fantômes forcèrent l’allure et s’enfoncèrent plus avant dans la moelle du rempart.
Ils atteignirent un puits de communication vertical, au centre duquel s’élevait un grand colimaçon de fer forgé. L’atmosphère humide mêlait une odeur de brique à l’air du large. Les dégâts étaient ici aussi plus qu’apparents, et les rivets qui ancraient la cage de l’escalier et ses passerelles aux flancs du conduit avaient sauté. Les centaines de tonnes de toute la structure grinçaient à chaque déflagration distante engendrée par les Basilisks.
Pour rejoindre l’autre bord où le tunnel reprenait, les Fantômes traversèrent le palier grillagé, qui couina sous chacun de leurs pas en menaçant sans cesse de basculer.
Caill et Flaven étaient les derniers. Caill manqua de recevoir en plein sur la tête une cheville épaisse comme un avant-bras qui enfonça le sol de la passerelle. L’objet s’était décroché de quelque part au-dessus d’eux.
— Allez ! cria Caffran.
Dans un grand râle métallique, l’escalier se disloqua en s’effondrant dans les profondeurs du puits dont ils ne distinguaient pas le fond. Quand des parties de sa structure étaient demeurées intactes, une spirale de marches restées soudées, une longue section de rampe, un assemblage d’étançons, elles raclèrent les parois, leur arrachant des étincelles et des crissements suraigus.
Vidé de son escalier, le puits leur sembla immense. Infranchissable.
Domor restait les yeux fixés sur le tunnel par lequel ils étaient venus, désormais hors d’atteinte de l’autre côté de gouffre.
— On ne peut pas revenir en arrière… marmonna-t-il.
— Tant mieux, c’était pas par-là qu’on allait, répliqua Caffran en désignant les ténèbres à venir du bout de son fusil.
Une succession de larges citernes s’ouvrit devant d’eux. Leur sol de ciment était recouvert d’une peinture verte satinée, les blocs des murs d’un blanc mat. L’espace entre leurs parois se rétrécissait vers le haut et tout le tunnel tourna de quelques degrés vers la gauche. Le passage épousait la courbure et le profil du mur qu’il traversait. Des tubes d’éclairage, habités d’une lumière phosphorescente, étaient fixés au plafond à intervalles réguliers derrière des panneaux grillagés. Ils ressemblaient à un long réseau de projectiles traçants tirés vers le bout du tunnel, et figés dans le temps.
Les Fantômes de Caffran, bel et bien devenu « ses » Fantômes maintenant qu’ils l’avaient choisi pour chef sans rien lui demander et qu’ils étaient tous coupés de l’extérieur, arpentaient le long passage en rasant les murs dans la lumière crue des néons. Tous les soixante mètres, des galeries s’en détachaient pour partir vers l’intérieur de l’île, de vastes goulots de brique et de béton en pente douce. Mkendrick penchait pour des canaux de drainage ; si c’était vrai, Caffran s’inquiétait de leur taille. Leur hauteur, semblable à leur largeur, permettait à un homme d’y tenir debout. Si une quantité de liquide nécessitant de telles évacuations se déversait de temps à autre dans ces galeries…
Domor pensait quant à lui qu’il s’agissait de corridors pour les mouvements de personnel, ou pour l’acheminement de chariots de munitions vers les emplacements de tir que le mur recelait sur ses flancs et à son sommet. Cependant, ils n’avaient croisé aucun monte-charge vertical, et Caffran doutait que la seule force humaine fût suffisante pour transbahuter une quantité significative d’obus sans assistance mécanique.
Et ils n’avaient vu personne, aucune trace des Kith, pas même un seul cadavre.
— Ils sont tous partis se déployer sur les défenses, évoqua Caill.
Caffran trouvait l’hypothèse recevable.
— Je suppose qu’on pourrait même aller plus loin que prévu au départ. Ils venaient juste d’atteindre le dernier des mystérieux embranchements. Ça doit mener vers le cœur de l’île. On va essayer par-là.
— Et après ? demanda Bude.
— Comment ça après ?
— C’est quoi ton plan ?
Caffran ne trouva pas immédiatement à répondre. Le plan avait été de s’infiltrer. Maintenant…
— On est dans la place, commença-t-il, personne n’est arrivé aussi loin.
Bude et les autres acquiescèrent.
— Ben ouais, mais ensuite ? relança Flaven.
À nouveau, Caffran se retrouva à court de mots.
— On… On voit jusqu’où on peut aller. Mais vers l’île.
Nulle objection ne fut soulevée. L’éclairage des tunnels pentus, incrusté dans les murs, était tamisé par des déflecteurs transparents, et un grillage recouvrait le béton du sol. L’itinéraire avait plus d’attrait.
Ils avancèrent en formation. Cinq cents mètres passèrent, à en croire le gyrocompas de Domor. Un kilomètre. L’air se chargea d’une moiteur gelée. Le tunnel commença à s’aplanir. Derrière eux, les détonations et les vibrations distantes de l’offensive s’estompaient.
Ils entendirent le bruit insistant avant de voir le bout de la galerie ; le vrombissement sourd rappela à Caffran les frelons mangeurs de fruits, qui parcouraient les forêts de nals sur leurs ailes iridescentes pour enfoncer leurs longs ovipositeurs dans l’écorce tendre, à la recherche des grosses larves qu’ils utilisaient comme couveuses vivantes.
Parti en avant de leur colonne avec Mkallun, Adare les appela. Cinquante mètres plus loin, le tunnel était condamné. Un épais montant d’acier encadrait une écoutille de la hauteur d’un homme, fermée par des verrous à barres coulissantes, posée sur des charnières hydrauliques bien graissées. Tout le système et son chambranle de métal avaient reçu une couche de peinture anticorrosion d’un vert mat, excepté les tiges intérieures des vérins, sur lesquelles luisait une fine couche d’huile brune.
Le bourdonnement provenait de l’autre côté.
Adare vérifia les verrous, mais ils avaient bien été fermés, semblait-il depuis l’autre côté. Caffran joua des coudes et vint poser la main contre l’obstacle. Le métal était froid, mais la réverbération de ce qui produisait ce bruit derrière lui, le faisait légèrement vibrer.
— Comment on va l’ouvrir ? murmura Caffran.
— Est-ce que c’est bien utile ? lui retourna Bude.
Domor s’accroupit pour commencer à défaire les boucles de son ensemble de déminage, et Caffran remarqua avec inquiétude qu’il s’interrompait régulièrement pour se gratter autour de ses implants, comme s’il ressentait à présent une irritation persistante. Il tira de son sac la tête de sa perche de déminage, la sortit de sa housse de tissu et approcha de l’écoutille avec son attirail, brancha les écouteurs, ainsi que la perche, à l’unité réceptrice qu’il alluma et prêta patiemment l’oreille aux retours cliquetants tandis qu’il promenait la face plate de la tête détectrice autour du cadre de la porte. Trois ou quatre fois, Domor s’arrêta, vérifia par un second passage, et marqua d’une croix la peinture verte en utilisant le bâton de graphite qu’il conservait dans une petite poche sur son triceps.
Il se retourna vers Caffran en abaissant ses écouteurs autour de son cou.
— Le verrouillage principal est intégré dans le cadre. Je t’ai mis des croix là où passent les filetages des engrenages.
Caffran céda à Togar l’honneur de loger une décharge de laser à bout portant dans les croix et de laisser au centre de chacune un trou rond aux bords coupants.
L’écoutille fut facilement libérée de ses entraves désormais que les mécanismes en étaient détruits. Adare et Flaven la firent pivoter sur ses gonds et les Fantômes pénétrèrent dans un royaume de fumée bleue.
Caffran savait qu’ils émergeaient de l’autre côté du grand rempart, en plein dans le complexe de raffinage de l’île d’Oskray. La coursive en treillage métallique qu’ils empruntaient surgissait du flanc de la fortification et surplombait un gouffre dont ils n’avaient aucun moyen d’estimer la profondeur. Autour d’eux, au-dessus comme en dessous, tout n’était que fumée. Leur passerelle de cinq mètres de large, bordée d’une rambarde basse, traversait la quarantaine de mètres qui les séparait d’une tour squelettique jaillie de cet univers opaque.
Il faisait soudain froid. L’air sentait l’iode et la cordite.
Caffran tenta d’observer autour de lui. Derrière eux, par où ils étaient arrivés, il parvenait à peine à deviner la face arrière de la muraille perdue dans le brouillard. Cette pulsation bourdonnante était maintenant bien plus audible et Caffran présumait qu’elle devait être celle des moulins d’extraction, des pompes à prométhéum et des autres installations.
Domor était à côté de lui, à vouloir comme lui percer la fumée de son regard prothétique. Ses bagues de focale tournaient avec effort, comme s’il plissait les yeux. D’épaisses larmes colorées de rose couraient dans sa barbe de plusieurs jours. L’eau de mer avait fini par faire son ouvrage.
— Ce sont les canons du sommet du mur qui crachent cette fumée, expliqua Domor. Le vent du large et les réacteurs de nos vaisseaux la repoussent par ici. Elle stagne dans la cuvette de la raffinerie.
Parfait pour se déplacer sans être vu, songea Caffran… Mais pour aller où ? C’était l’adrénaline qui les avait portés si loin. Quel était le plan à présent ?
Ils avaient presque atteint la tour, une haute aiguille décharnée, un assemblage de poutres rouges aux coins duquel brillaient de faibles ampoules et dont partaient d’autres coursives. Caffran commençait à se faire une idée de la topographie des lieux et distingua au travers des volutes plusieurs passerelles qui couraient au-dessus, en dessous et parallèlement à la leur.
Sans un avertissement, des tirs de laser s’abattirent sur eux, résonnèrent contre le treillage de la passerelle ou le traversèrent. Bude chancela quand un des rayons le toucha à l’épaule gauche et ressortit par sa hanche droite. Caffran le savait déjà mort et eut néanmoins le réflexe de vouloir aller le soutenir. Bude resta un instant debout, affaissé contre la balustrade, puis bascula par-dessus et disparut sans un cri.
Des formes indistinctes parcouraient une coursive à gauche de la leur, quarante mètres plus haut. D’autres rafales sifflèrent au travers de la fumée. Les Fantômes répliquèrent en criblant la voûte brumeuse. Ils virent tomber un corps. Mkendrick leva son lance-flammes pour lui faire vomir de longues traînes vers la position ennemie. L’autre passerelle s’effondra en crachant dans l’abîme quatre comètes : des silhouettes humaines embrasées, qui battaient l’air de leurs bras en hurlant.
Caffran parcourut les derniers mètres vers la tour au pas de course et pénétra dans une section grillagée à laquelle faisait face une cabine élévatrice ouverte. Caill et Mkallun furent les premiers à le rejoindre, les autres étaient sur leurs talons. Un escalier raide sans contremarches partait vers le haut et le bas, le long de la cage d’ascenseur.
D’autres lasers, et des projectiles solides, commencèrent à résonner contre les poutrelles sur tout le tour de la charpente métallique.
— On monte ou on descend ? brailla Caill.
— On monte ! trancha Caffran.
— Ça tient pas debout, quand on se sera fait piéger comme des rats au sommet de la tour, on aura plus nulle part où courir !
— Pas du tout, contra
Caffran en s’efforçant désespérément de
réfléchir.
Il cherchait à se souvenir du briefing. Le commissaire leur avait montré des vues aériennes du complexe concentrées sur la zone du mur qu’ils étaient tenus d’attaquer. Il se représentait mal les autres, celles des derricks, qu’ils n’avaient fait qu’entrevoir. Des tours, des dizaines de tours comme celle sur laquelle ils se trouvaient, reliées les unes aux autres à différents niveaux par des ponts, dont quelques-uns plus en altitude que le haut du rempart. Si c’était exact, si son souvenir était exact, ils pourraient gagner une autre tour en montant aussi bien qu’en descendant.
— Fais-moi confiance, dit Caffran en s’élançant dans la montée de marches, et en ouvrant le feu par le flanc ouvert de la tour, vers les passerelles entraperçues où des cônes de flammes brillaient dans leur direction.
Ils montèrent.
L’esprit de Caffran luttait contre la panique. Emprunter ce passage dans le mur, profiter de cette chance avait paru une bonne idée. À présent qu’ils se retrouvaient là, huit hommes seuls dans une place forte de l’ennemi, il ignorait encore ce qu’il s’était attendu à réussir. Il n’y avait jamais eu de plan, même pas la matière de base suffisante pour en élaborer un. Ce qu’il redoutait le plus était qu’un de ses compagnons pouvait lui demander de leur expliquer ce qu’ils faisaient là.
Des rafales furent tirées d’en dessous, trois ou quatre étages plus bas. Des escouades de Kith grimpaient vers eux. Leurs décharges de laser traversaient le grillage sous leurs pieds. Mkallun perdit l’avant de l’un des siens et glissa en hurlant de douleur ; Adare, qui n’était qu’à quelques marches derrière, l’arrêta dans sa chute et l’aida à gravir l’escalier avec lui. Les autres ouvrirent le feu vers le bas. Une étrange fusillade verticale débuta, les salves de lasers empruntant l’axe de la structure. Mkendrick, le dernier de la file de Fantômes, arrosa les escaliers derrière eux. Des nuages de feu ballonnés se déversèrent dans l’édifice ouvert et transformèrent en torches vivantes leurs poursuivants les plus proches.
Six volées de marches plus haut, un pont s’envola sur leur gauche par-dessus les abysses fumants. La tour d’en face paraissait déserte et Caffran fit signe aux hommes de traverser, en s’arrêtant lui-même pour aider Adare à soutenir Mkallun. Adare le secoua par l’épaule et lui indiqua l’ascension rapide du monte-charge au flanc de la structure qu’ils venaient de quitter. La cabine était emplie de soldats ennemis, bien plus rapides à les rejoindre que ceux des escaliers. Caffran poussa Adare pour le faire éloigner Mkallun, puis tira de son paquetage deux tubes-charges auxquels il ne laissa qu’une mèche courte. Il les alluma, les fit rouler vers la tour le long du pont et courut rattraper les autres.
La détonation se
propagea dans la structure en soufflant plusieurs des étais
principaux. Dans un vacarme assourdissant, la tour se tassa et
s’effondra sur elle-même. Les centaines de mètres de poutrelles
glissèrent vers le bas avec une lenteur presque burlesque,
désagrégeant ceux qui formaient leur assise. La cabine remplie de
l’élévateur tomba comme une pierre. Des explosions secondaires se
devinaient dans la brume.
Cet écroulement arracha le pont qu’ils venaient de franchir, déracinant les équerres de soutien de leur côté de la passerelle, faisant se déformer le métal et les poutres autour d’eux. D’autres impacts les secouèrent quand d’autres coursives se disloquèrent plus haut et glissèrent ou vinrent cogner le long de leur nouveau perchoir.
Des lueurs d’explosions montèrent à eux et disparurent lorsque la masse désarticulée s’écrasa au sol sur des pompes et des cuves de carburant. Certains jets de flammes continuèrent de brûler.
— Putain, mais qu’est-ce que t’as fait ? beugla Flaven.
Caffran n’était pas certain de bien le savoir. Dans l’urgence, il n’avait pas vraiment considéré toutes les conséquences de son geste. Une seule pensée lui vint.
— Ça nous donne un peu de répit, marmonna-t-il.
Ils descendaient à présent, d’abord parce que ce choix paraissait le plus évident, mais aussi parce qu’aucun d’entre eux n’avait plus confiance en la stabilité de la tour dès lors que sa voisine avait été détruite si brutalement. Ils s’enfoncèrent dans une fumée plus noire et plus épaisse. De petites braises luisantes flottaient sur le vent, lequel soulevait une puanteur âcre de combustible enflammé et de déversements de prométhéum. Même depuis leur hauteur, ils savaient ainsi que les dégâts causés par la chute de la tour avaient dû être considérables.
Descendre, se répétait Caffran. Il n’avait toujours pas de plan à proprement parler. Instinctivement, descendre lui paraissait la bonne option. Mais que pouvaient-ils faire ensuite, à part accomplir une action bien spécifique ? Quelque chose comme… Exterminer le haut commandement des Kith.
Caffran se fit rire lui-même en pesant ses mots et leur crânerie ridicule. Comme s’ils pouvaient trouver Sholen Skara et ses principaux meneurs sur une île-ruche de cette taille. Pourtant, cet espoir aurait mérité qu’on s’y accroche.
À quelques centaines de mètres du sol, il donna pour instruction à ses hommes de se montrer à nouveau discrets, de faire ce que les Fantômes faisaient le mieux. Tous foncèrent leur peau avec le dépôt de suie de la rampe et s’enroulèrent dans leurs capes pour se fondre avec les ténèbres de la fumée et la charpente noircie.
En dessous d’eux, au pied de la flèche métallique, les vestiges tordus s’étaient éparpillés sur cinq cents mètres dans toutes les directions. Les flammes continuaient de brûler sur des petits lacs de pétrole et de gels minéraux. Les débris de l’autre tour, dont certains grands fragments étaient intacts mais pliés par leur chute sur le béton, avaient écrasé sous eux les plus petits bâtiments et les blocs de stockage, ainsi que des grues et véhicules de service. Des corps calcinés gisaient étendus ou recroquevillés çà et là. Ils croisèrent une section de passerelle qui se balançait doucement depuis leur tour en claquant contre ses poutres. Des sirènes lançaient au travers de la nappe leurs aboiements de chiens de garde.
Ils quittèrent la base de la tour en formation de tir, Caffran et Togar à la pointe, Domor soutenant Mkallun, qui boitillait ; le groupe se refusait à le laisser en arrière.
Le sol était couvert de bobines de chaîne, d’aussières effilochées, d’éclaboussures d’huile et de fragments de métal. Caffran contourna deux cadavres de Kith qui s’étaient accrochés l’un à l’autre dans leur chute et avaient fini rassemblés en un tas abject.
Ayant envoyé Mkendrick en éclaireur à sa place, il revint en arrière vérifier l’état de Domor et Mkallun. Ce dernier se tenait debout, mais une dose trop musclée d’analgésiques l’avait laissé hébété, la mâchoire pendante et plus bon à rien. Domor était aveugle. Les volets de ses implants bioniques avaient fini par lâcher et s’étaient clos. Des larmes d’un fluide poisseux coulaient des anneaux de focale et maculaient son visage. Il faisait mal à Caffran de voir son ami dans cet état, et l’épisode de Menazoïd Epsilon se répéter, celui où Domor avait perdu la vue et dû continuer à avancer sans elle, en jouant son rôle avec un courage et une ténacité qui avaient étonné même Gaunt.
— Partez sans nous, demanda Domor. Caffran refusa. Il épongea la sueur qui perlait à son front et baignait le dragon bleu tatoué sur sa tempe, puis ouvrit le paquetage de Mkallun et en sortit un injecteur d’adrénaline en plastique à usage unique qu’il lui enfonça dans le bras. Mkallun fut brutalement tiré de sa torpeur. Caffran lui asséna une bonne gifle.
— Domor va être tes jambes ; il va falloir que tu sois ses yeux.
Mkallun grogna, puis cracha et fit comprendre qu’il avait entendu. La flambée d’adrénaline avait tué sa souffrance et rendu de leur vigueur à ses membres.
— Ça va aller, pas de souci… lui assura-t-il en s’accrochant à Domor.
Ils reprirent leur cheminement. Par-delà le tapis de décombres, le complexe de la ruche se hérissait de silos cylindriques, de grues de chargement et de tours peintes en rouge, marquées de l’aigle impérial, puis souillées par les runes rebutantes du Chaos.
Sur une aire de rassemblement étaient rangés une cinquantaine de camions à plateau, eux aussi écrasés et carbonisés. Le long d’une large rampe d’accès, des millions de segments de tuyères percées avaient été triés en petits monticules.
À l’intérieur d’un des réservoirs étaient empilées d’innombrables dépouilles pathétiques. Une fosse commune pour ceux des travailleurs d’Oskray qui avaient refusé de se joindre à la cause de Skara.
C’était ce que Flaven suggérait.
— Peut-être pas, corrigea Caffran en y regardant de plus près, le nez et la bouche couverts par un pan de sa cape. Des insignes ennemis et des armures. Il n’y a pas longtemps que ceux-là ont été tués.
— Et ils ont trouvé le temps de rassembler leurs morts alors qu’on est en train de les attaquer ?
Caffran partageait l’incrédulité de Flaven, mais tous les signes étaient là. Quelle intention bizarre se cachait derrière un tel entassement macabre ?
Ils entendirent des tirs, des sifflements de lasers provenus de derrière le silo, et se jetèrent à l’abri pour reprendre leur route sous le couvert des ombres. D’autres tirs, regroupés en une autre bordée presque simultanée. À peu près… une centaine, estima Caffran ? Il ordonna à son groupe de rester à l’abri et progressa prudemment avec Adare.
Ce qu’ils virent derrière le bunker suivant les traumatisa.
Une vaste agora de près d’un kilomètre carré s’étendait au cœur de cette partie du complexe insulaire. D’après ses marquages au sol, il s’agissait d’une surface d’atterrissage pour les cargos volants. Au centre, un millier de soldats kith alignés par rangées de cent ; face à eux, un désordre de cadavres que des bulldozers et des véhicules à fourche chargeaient dans des fourgons de fret.
Caffran et Adare observèrent. Le premier rang des Kith avança de vingt pas et se retourna pour faire face au rang suivant. Au signal d’un officier proche, ce qui était maintenant le premier rang leva ses fusils et abattit la centaine d’hommes dans une salve inégale. Alors que les engins de chantier écartaient les cadavres, le rang qui venait de tirer marcha vers l’endroit où ses cibles s’étaient tenues. Les hommes se retournèrent, attendirent. Un nouvel ordre. Une nouvelle bordée assassine.
Caffran n’aurait pas su dire ce qui l’écœurait le plus ; l’échelle de ce peloton d’exécution ou la façon docile et volontaire dont chaque rang exécutait le précédent avant de se prêter au même manège.
— Oh, merde… Mais par Feth, qu’est-ce qu’ils font ? s’étrangla Adare.
Caffran resta songeur un long instant, à essayer de rameuter ses souvenirs des parties du briefing qu’il n’avait suivi que d’une oreille. Celles où Gaunt avait parlé de Sholen Skara.
L’image lui revenait lentement des recoins enfouis de sa mémoire, remontant comme une bulle de méthane du marécage de son inattention délibérée. La voix de Gaunt résonnait à ses oreilles, il se tenait presque devant lui. L’auditorium du Persistence ; Gaunt, dans son long manteau, son képi sur la tête, parcourant l’estrade sous son linteau de pierre, levant les yeux vers l’aigle doré bicéphale accroché derrière lui à la tenture de velours. Gaunt retirant sa gabardine et la laissant tomber sur le fauteuil de cuir noir, l’air grave dans sa seule veste d’uniforme, retirant une fois son couvre-chef pour lisser ses cheveux tandis que les hommes faisaient le silence.
Gaunt parlant des abominations et des concepts horribles que Caffran avait voulu épargner à son esprit.
— Sholen Skara est un monstre, qui vénère la mort et la croit être l’expression ultime de la volonté du Chaos. Avant que nous ne fussions arrivés sur Balhaut, il y administrait des camps d’extermination, où près d’un milliard de Balhautéens ont été rituellement massacrés. Ses méthodes étaient inventives et…
Même à présent, Caffran ne parvenait pas à se rappeler les descriptions qui avaient suivi. Les noms des entités chaotiques que Sholen Skara avait invoquées, la portée symbolique de leur crime. Il comprenait cependant pourquoi Ibram Gaunt, défenseur de la vie humaine et guerrier du Divin Empereur, vouait à Skara une haine à ce point personnelle.
— Il tue pour servir le Chaos. Toute mort est bonne à ses yeux. Nous pouvons être certains qu’il aura décimé tous les ouvriers restés loyaux à la loi impériale. Nous pouvons également être sûrs que s’il croît sa défaite proche, Skara entamera une extermination systématique de toute chose vivante, y compris de ses propres troupes. Un suicide de masse organisé en l’honneur du Chaos, et du blasphème qu’il appelle Khorne.
Gaunt avait toussé, comme si le mot lui soulevait l’estomac, et un murmure de révulsion avait parcouru l’assemblée des Fantômes.
— C’est une des façons dont nous pouvons gagner. Nous pouvons le vaincre, ou nous pouvons lui faire croire à sa défaite et nous épargner la peine de tuer tout le monde. S’ils se pensent vaincus, ses fidèles commenceront à prendre leurs vies en guise d’acte final de défi et de vénération.
L’esprit de Caffran se reconnecta au présent. Adare lui parlait.
— …Il en vient encore, Caff ! Regarde !
Des soldats kith débouchaient par centaines sur la place pour venir s’aligner derrière les rangées précédentes. Pour y attendre d’être sacrifiés.
Pas sacrifiés, songea Caffran : moissonnés. Ils lui évoquaient les champs de Tanith, et les épis de blés immobiles devant les machines agricoles qui les fauchaient rang après rang.
En dépit de la nausée qui lui serrait l’estomac chaque fois que retentissait une nouvelle salve, Caffran souriait.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Adare.
— Rien.
— Alors on fait quoi maintenant ? C’est quoi l’idée ?
Le sourire de Caffran s’élargissait. Il avait eu un plan et l’avait déjà appliqué. En faisant s’abattre cette tour, il avait amené Skara à penser qu’une présence ennemie significative était parvenue à l’intérieur de la ruche d’Oskray. Il lui avait fait croire à sa défaite imminente.
En conséquence de quoi Skara avait ordonné aux Kith de s’immoler, une centaine à la fois. Cent toutes les trente secondes.
Caffran s’assit. Tout son corps lui faisait mal, notamment sur sa cuisse une brûlure de laser qu’il n’avait pas encore remarquée.
— Ça te fait marrer ? constata Adare, perplexe.
Caffran réalisa qu’il riait bel et bien.
— On va attendre, dit-il enfin. C’est ça le plan. On attend.
Les coups de grain océaniques de l’après-midi dégageaient la ruche Oskray de sa fumée, mais même la pluie et le vent ne pouvaient nettoyer la raffinerie de son odeur de mort. Au-dessus de leurs têtes, les nuages battus par la chaleur des réacteurs s’ouvraient sur des formations entières de vaisseaux cuirassés.
Gaunt trouva Caffran endormi au pied d’une des grandes tours, au milieu de plusieurs autres Fantômes. Le jeune soldat se releva au garde-à-vous dès qu’il se fut rendu compte de qui l’avait réveillé.
— J’aimerais que tu viennes avec moi, lui dit Gaunt.
Ils traversèrent la grande aire de rassemblement au milieu des escouades de Fantômes, de Volponiens et d’autres gardes originaires d’Abberloy, chargées d’inspecter les bâtiments les uns après les autres pour les déclarer vides. Des cris et des coups de sifflet transmettaient les directives tandis que les forces impériales reprenaient possession de l’île et dirigeaient des files de prisonniers aux yeux morts.
— Je ne t’aurais jamais pris pour un tel tacticien, Caffran, commença Gaunt alors qu’ils marchaient côte à côte.
Caffran haussa les épaules.
— Je vous avoue que j’ai un peu dû composer au fur et à mesure, commissaire.
Gaunt s’arrêta net et se tourna vers le jeune Fantôme pour lui sourire.
— Par pitié, ne va pas répéter ça à Corbec. Je ne voudrais surtout pas qu’il se mette à faire pareil.
Caffran s’esclaffa. Il suivit Gaunt vers un épais blockhaus devant lequel des piles de bidons avaient été écartées pour ménager un espace. Des lampes à sodium les éclairaient depuis le toit.
Une barrière de gardes impériaux interdisait l’accès à cet espace ouvert ; essentiellement des Volponiens, mais il s’y trouvait quelques Fantômes, dont Rawne et d’autres officiers.
Au centre de leur cercle, un individu était agenouillé, attaché par des chaînes ; un homme grand, au crâne rasé, vêtu de robes très ajustées. Dangereux s’il lui avait été permis de se tenir debout, présuma Caffran. Ses yeux étaient caves et brillèrent dans leur direction quand ils approchèrent du périmètre fermé par ses gardiens.
— Une jolie petite larve nourrie de la pourriture impériale, débuta le personnage d’un ton douceâtre. Gaunt l’envoya au sol du dos de sa main pour le réduire au silence.
— Sholen Skara, le présenta-t-il, en désignant à Caffran celui qui tentait de se relever malgré ses entraves, le sang coulant de ses lèvres tuméfiées.
Les yeux du jeune soldat s’écarquillèrent.
Gaunt sortit son pistolet bolter de sa housse, l’inspecta, ramena en arrière son levier d’armement et le tendit à Caffran.
— J’ai pensé que l’honneur te revenait. Il n’y aura pas de jugement, ça n’est pas nécessaire. Tu mérites d’être celui qui l’abattra.
Caffran prit le pistolet qui lui était tendu et baissa la tête vers Skara. Le monstre s’était remis à genoux et lui souriait, les dents rosies par le sang.
— Commissaire… voulut dire Caffran.
— Il doit mourir ici et aujourd’hui. Par la volonté de l’Empereur, lui assura sèchement Gaunt. — C’est un devoir que j’aurais sincèrement aimé me réserver à moi-même, mais tout le mérite te revient, Caffran. C’est grâce à toi que nous le tenons.
— Vous… Vous me flattez, commissaire.
— Vas-y… Vas-y, mon petit garçon… Qu’est-ce que tu attends ? Les intonations suaves de Skara étaient insistantes. Caffran essayait de ne pas fixer ces yeux enfoncés et luisants.
Il leva l’arme.
— Il n’a pas peur qu’on le tue, commissaire.
— En effet, mais c’est le moins que nous puissions faire ! s’énerva Gaunt.
Conscient que tous les regards étaient braqués sur eux, Caffran baissa le bras et se tourna vers lui.
— Non, commissaire. Il veut vraiment qu’on le tue. La mort, ce serait une victoire pour lui. Il n’attend que ça. On a gagné, et je ne vais pas ruiner notre victoire en donnant à notre ennemi ce qu’il veut. Il rendit le pistolet à Gaunt, la crosse en avant.
— Caffran…
— Vous voulez vraiment le punir, commissaire ? Laissez-le en vie.
Gaunt examina un instant la situation, et sourit.
— Emmenez-le, ordonna-t-il à la garde d’honneur qui se referma autour de Skara. Un de ces jours, il faudra que je songe à te promouvoir, dit-il à Caffran en s’éloignant avec lui.
Derrière eux, Skara hurla, implora et supplia. Et continua de vivre pour le faire encore un temps.