Chapitre 60
À l’intérieur du Blaireau, la température était devenue insupportable. Le métal surchauffé de la coque transformait le bain d’eau de mer en un véritable sauna. Pitt essaya de se frayer un chemin jusqu’à son siège, mais il sentait qu’il allait bientôt s’évanouir. Quelques voyants qui clignotaient sur la console de pilotage lui indiquaient que les systèmes de survie fonctionnaient encore. La chaleur l’épuisait, mais son esprit restait clair. Il calcula rapidement qu’il lui restait un moyen de se libérer du flotteur. Sans se soucier de la sueur qui l’aveuglait, il se pencha et appuya sur le bouton pompe de ballastage. Puis, s’emparant de la barre, il recula un peu dans l’eau qui montait toujours, tirant de toutes ses forces pour maintenir les barres à monter, en dépit de la pression exercée sur les ailerons par le courant. Les barres résistèrent d’abord, avant de céder lentement à ses efforts et à ceux de l’eau. Ses muscles lui faisaient mal, des taches noires lui obscurcissaient la vue. Il s’accrocha désespérément au manche, il ne devait pas flancher. Pendant une bonne seconde, rien ne se passa. Pitt n’entendait rien, si ce n’est le grondement de l’eau qui se ruait sur le sous-marin, alors que la température montait toujours. Puis un grincement presque imperceptible frappa ses oreilles. Le bruit augmenta peu à peu, dominant le fracas du courant. Il esquissa un léger sourire, luttant pour garder conscience. Allez mon vieux, tiens bon, se dit-il en serrant le manche de toutes ses forces. Tiens bon.
* * *
L’un des ingénieurs de Sea Launch, à la vue particulièrement perçante, se tenait avec ses compagnons au sommet d’un petit rocher. Il fut le premier à se rendre compte que la fusée basculait de façon presque imperceptible, juste après avoir quitté la tour.
— On dirait qu’elle tangue, s’écria-t-il.
Ses camarades, épuisés, encore sous le choc de l’épreuve qu’ils avaient subie, ne l’entendirent même pas. Furieux, ils voyaient d’autres qu’eux lancer leur fusée, depuis leur plate-forme. Mais, au fur et à mesure que l’engin s’élevait dans les airs, les techniciens les plus expérimentés s’apercevaient qu’il se passait quelque chose d’anormal. Au début, on n’entendit qu’un murmure, puis les hommes se mirent à pousser des cris, comme touchés par une décharge électrique. Un premier se mit à hurler, suivi par tous les autres. Bientôt, ils sautaient tous comme des fous, dansaient, hélaient la fusée et encourageaient cet animal mécanique comme des turfistes harcèlent leur favori sur un champ de courses.
* * *
À bord du Koguryo, l’enthousiasme qui avait salué le lancement s’était subitement effacé lorsqu’un ingénieur, se tournant vers Ling, lui avait dit :
— Monsieur, le premier étage indique des ordres d’orientation tuyère nettement supérieurs à la normale.
La Zénith-3SL, comme la plupart des lanceurs récents, était pilotée en modifiant l’orientation du divergent des tuyères. La poussée des moteurs, ainsi réorientée, permettait de garder la fusée sur sa trajectoire. Ling savait parfaitement que, pendant la toute première phase du vol, on maintenait cette orientation à zéro, le temps pour le lanceur de se stabiliser. Le système de pilotage prenait alors la relève en donnant des ordres de léger débattement afin de guider la fusée jusqu’au point prévu. Seul un fort déséquilibre au départ était susceptible de déclencher des ordres de débattement importants.
Ling gagna la console devant laquelle se trouvait son ingénieur et se pencha sur le moniteur. Il en resta bouche bée : la tuyère était partie en butée. Il vit sans rien dire le divergent revenir dans l’axe, puis repartir en butée, mais de l’autre bord cette fois-ci. Et il comprit immédiatement ce qui se passait.
— Choi, quelle était l’assiette de la plate-forme à T-0 ? demanda-t-il au responsable pas de tir.
L’homme le regardait comme un chien battu. Il finit par murmurer d’une voix à peine audible :
— Seize degrés.
— Non ! s’écria Ling d’une voix rauque en fermant les yeux.
Il n’y croyait pas. Soudain très pâle, il dut se retenir à l’écran, ses jambes le trahissaient. L’air sinistre, il rouvrit lentement les yeux et se tourna vers l’écran vidéo en attendant l’inévitable.
* * *
Pitt ignorait si ses efforts frénétiques pour percer les supports avaient eu un effet quelconque. Pourtant, les dizaines de trous qu’il avait réussi à pratiquer ainsi avaient laissé pénétrer des flots d’eau de mer et les pompes de l’Odyssée se trouvèrent rapidement débordées. Les automatismes étaient programmés pour maintenir constant le tirant d’eau. L’eau qui envahissait les jambes de support à l’arrière faisait s’enfoncer la plate-forme. La Zénith décolla ainsi à plus de quinze degrés de la verticale. Le lanceur tenta immédiatement de corriger cet écart en réorientant les tuyères. Mais sa vitesse était encore faible et cette commande se révéla inutile. Les divergents repartirent alors en butée. À mesure que la fusée prenait de la vitesse, la correction devenait trop importante et le système de pilotage fît revenir les tuyères dans l’autre sens pour compenser le basculement. Dans des conditions nominales, le lanceur se serait stabilisé, moyennant quelques ajustements minimes. Mais, dans le cas précis de ce vol, les réservoirs n’avaient été qu’à moitié remplis, et l’inclinaison de la fusée provoqua un effet de carène liquide dans les propergols qui contribua encore à la déstabiliser. Le système de pilotage, saturé, essayait vainement de compenser ces mouvements qui s’amplifiaient, mais cela ne fit qu’empirer la situation. La trajectoire du lanceur commença alors à diverger.
Des centaines d’yeux observaient la fumée blanche suivie d’un nuage de vapeur qui entamait une lente, mais inexorable rotation dans le ciel. Au décollage, il ne s’agissait encore que d’une légère oscillation. Puis la fusée commença à trembler de toutes ses tôles comme une danseuse du ventre anorexique. Mais l’équipe de Kang avait désactivé la commande de destruction dans le logiciel de vol et la Zénith, livrée à elle-même, se lança dans une sorte de danse de la mort aérienne.
Sous les yeux incrédules des observateurs, l’énorme lanceur se mit à tanguer dans tous les sens avant de se briser littéralement en deux. Le premier étage se désintégra immédiatement dans une grosse boule de feu. Les réservoirs de propergols s’enflammèrent, détruisant tout dans une tornade de flammes. Des débris divers qui n’avaient pas disparu dans la déflagration criblèrent la mer, tandis qu’un gros champignon gonflait comme si on l’avait peint sur fond de ciel bleu.
La coiffe et l’étage supérieur avaient échappé au carnage, ils continuèrent à grimper sur leur lancée en laissant échapper une traînée. Décrivant une élégante parabole, la charge utile fumante finit par perdre toute sa vitesse et piqua vers le Pacifique avant de s’écraser dans un geyser à plusieurs milles du point d’explosion. Un silence étrange régnait, les spectateurs, encore estomaqués de ce véritable miracle, n’avaient plus sous les yeux qu’un demi-cercle de fumée qui s’étendait d’un horizon à l’autre, dernière image de ce vol qui aurait dû être meurtrier.