Chapitre 55
Aussitôt après avoir posé le pied à bord du Koguryo, Tongju courut jusqu’à la passerelle d’où le capitaine Lee et Kim surveillaient l’Odyssée.
— Vous êtes parti un peu juste, dit simplement Lee. Ils ont déjà commencé à faire le plein de la fusée.
— Un petit retard dû à un incident sans conséquence, lui répondit Tongju.
Parcourant des yeux l’horizon, il aperçut soudain le dirigeable qui dérivait lentement en direction de la plate-forme.
— Avez-vous détecté d’autres navires ?
Le capitaine fît non de la tête.
— Rien pour l’instant. En dehors de ce dirigeable, nous n’avons aperçu que le navire scientifique qui suivait le patrouilleur des gardes-côtes. Il est toujours au même endroit, à deux nautiques dans le nord-est de la plate-forme.
— Et je suis sûr qu’il a appelé au secours par radio. Foutus Ukrainiens. Ils ont mis la mission en péril en nous recommandant de nous rapprocher des terres. Lee, vous vous remettrez en route immédiatement après le lancement. Mettez cap au sud, vitesse maximum, direction les eaux territoriales mexicaines. Puis nous gagnerons le point de rendez-vous.
— Et le dirigeable ? demanda Kim. Il faut le détruire, sans quoi il va nous suivre à la trace.
Tongju examina sur l’écran le dirigeable argenté, stationnaire au-dessus de l’hélizone.
Il quitta la passerelle, Kim sur les talons, et courut au PC lancement. Les consoles brillamment éclairées, arrangées en fer à cheval, étaient armées par des techniciens en combinaisons blanches. Un grand écran plat occupait toute la cloison centrale et offrait l’image de la Zénith accrochée à sa tour, entourée de petits panaches de filmée. Tongju aperçut Ling penché sur un écran avec un ingénieur. Il s’approcha de lui.
— Ling, où en sommes-nous ?
L’homme le regarda par-dessus ses lunettes :
— Le plein sera terminé dans deux minutes. L’un des calculateurs de tir est hors service, nous avons un défaut basse pression sur une des tubulures de refroidissement et une fuite sur la turbopompe n°2.
— Quelles sont les conséquences pratiques ? lui demanda Tongju, qui rougit légèrement.
— Aucun de ces défauts n’a de conséquence vitale pour la mission.
Il jeta un coup d’œil à l’horloge située près du grand écran.
— Nous lançons dans exactement vingt-trois minutes et quarante-sept secondes.
* * *
À vingt-trois minutes et quarante-six secondes, Jack Dahlgren quitta des yeux l’horloge de l’Odyssée et se tourna vers Icare, qui semblait faire du surplace au-dessus de l’abri. Il savait bien que le dirigeable ne pouvait pas les repérer de là-haut, mais il espérait que Pitt et Giordino trouveraient un moyen d’interrompre le lancement. Avec beaucoup de difficultés, il se tourna vers Dirk, dans l’espoir que son ami verrait les choses avec davantage d’optimisme. Mais non. Dirk ne s’occupait pas du dirigeable, il essayait toujours de se débarrasser de ses liens. Jack bredouilla quelques mots d’encouragement, mais se tut en détectant un mouvement dans le hangar. Il regarda de plus près. Il ne rêvait pas : un homme courait droit sur eux.
— Dirk, y a quelqu’un qui arrive. Tu devines qui c’est ?
Dirk se tourna vers le hangar, mais sans s’interrompre dans ses efforts pour libérer ses pieds et ses mains. Il aperçut la silhouette solitaire qui émergeait du hangar, une sorte de grand bâton à la main. Dirk arrêta brusquement de se débattre avec ses cordes. Il l’avait reconnu.
— Je ne me souviens pas avoir jamais vu mon père courir aussi vite, dit-il à Dahlgren avec un grand sourire.
Lorsqu’il fut assez près, ils virent que ce n’était pas un bâton qu’il tenait à la main droite, mais une hache d’incendie. Arrivé au bas de la tour, le vieux Pitt ne put s’empêcher de sourire de soulagement en voyant que les deux prisonniers étaient indemnes.
— Écoutez-moi, jeunes gens, je croyais vous avoir déjà dit de ne jamais accepter de faire un tour avec des inconnus, leur dit-il tout en donnant une grande bourrade sur l’épaule de son fils et en examinant rapidement les liens.
— Désolé, papa, ils m’ont promis la lune. Merci d’être venu nous chercher.
— Le taxi m’attend. Tirons-nous d’ici vite fait avant qu’ils allument ce truc.
Il visa le milieu du premier cordage et balança un grand coup de hache sur le lien qui attachait les coudes de Dirk. Puis ce fut le tour des poignets, le fer heurta à grand bruit la poutrelle d’acier. Tandis que Dirk dégageait ses chevilles, son père s’occupa de Dahlgren, comme s’il avait été bûcheron toute sa vie. Les deux prisonniers s’ébrouèrent et Pitt jeta son outil.
— Papa, les hommes de Sea Launch sont bouclés dans le hangar. Faut les sortir de là.
— Je me disais bien que j’avais entendu du boucan en passant. On y va.
Les trois hommes partirent au pas de course, conscients que chaque seconde était précieuse. Tout en courant, Dirk leva les yeux vers l’horloge accrochée au-dessus de sa tête. Il ne restait plus que vingt et une minutes trente-six secondes avant que la plate-forme ne soit noyée dans un torrent de flammes. Comme si ce faible répit ne suffisait pas à les faire courir encore plus vite, ils entendirent un rugissement à l’intérieur du hangar. Le système informatique du Koguryo avait donné un ordre, les grandes portes se fermaient en prévision du tir imminent.
— Ils referment les portes, lâcha Dahlgren, haletant. On ferait bien de se dépêcher.
Tels trois athlètes des Jeux olympiques, ils franchirent au coude à coude l’intervalle encore libre. Le vieux Pitt avait encore de la ressource, mais il ralentit pourtant en s’approchant des portes, laissa les deux plus jeunes passer les premiers, et glissa in extremis derrière eux.
Arrivés au milieu du hangar, ils entendirent des sons étouffés, des voix, des bruits de métal. Ceux qui étaient enfermés là se débattaient pour tenter de sortir. Ils s’arrêtèrent pour reprendre leur souffle et examinèrent la chaîne qui fermait la porte du local.
— Cette chaîne est trop solide, mais on pourrait essayer d’enfoncer la porte... si on trouvait une pince, dit Dahlgren en regardant s’il ne voyait pas quelque chose à proximité.
Pitt aperçut la plate-forme mobile dont Jack s’était servi un peu plus tôt. Il grimpa dessus et s’empara de la raquette de commande accrochée à la rambarde.
— J’crois qu’on a trouvé ce qu’il nous faut, cria-t-il en abaissant la plate-forme d’un mètre ou deux.
Puis il la fit avancer jusqu’à la porte. Sous l’œil de Dirk et de Dahlgren, il attrapa un bout de chaîne et l’enroula solidement autour de la rambarde avant de crier à ceux qui se trouvaient à l’intérieur :
— Écartez-vous de la porte !
Il attendit une seconde, appuya sur le bouton levage. La plate-forme commença lentement à s’élever, la chaîne se raidit. Le treuil gémissait sous l’effort et, pendant un instant, les roues tressautèrent sur le pont. Puis, dans un grand craquement, la porte sortit de ses gonds et sauta en l’air, s’écrasa contre l’engin et retomba lourdement en se balançant au bout de la chaîne. Pitt recula aussitôt et les hommes de Sea Launch se précipitèrent vers l’ouverture béante.
Ils n’avaient rien avalé depuis le piratage de l’Odyssée. Affaiblis, l’air hagard, on voyait qu’ils avaient souffert de leur captivité. Pourtant, la fureur leur donnait de l’énergie, il s’agissait de gens entraînés, et la façon dont on s’était emparé de leur navire les avait visiblement contrariés.
— Le capitaine et le responsable des opérations sont-ils là ? cria Pitt aux hommes qui le remerciaient avec effusion.
Christiano se fraya un passage dans le petit groupe en jouant des coudes, suivi par un autre, un homme mince et distingué qui portait un bouc.
— Je m’appelle Christiano, c’est moi le capitaine. Et voici Larry Ohlrogge, responsable du lancement, ajouta-t-il en désignant du menton celui qui se trouvait près de lui. Ces salopards sont partis ? ajouta-t-il, l’air rageur.
Pitt fit non de la tête.
— Ils ont évacué, ils s’apprêtent à lancer la fusée. Nous n’avons pas beaucoup de temps.
Ohlrogge avait tout de suite remarqué que le chariot de transfert avait été replacé dans le hangar et que les portes étaient fermées.
— Il y a urgence, fit-il, fou d’inquiétude. C’est une question de minutes.
— Dix-huit précisément, dit Pitt. Capitaine, dites à vos hommes de rallier l’hélizone. Un dirigeable les attend là-haut et nous pouvons évacuer tout le monde, à condition de faire vite. (Puis, se tournant vers Ohlrogge :) Existe-t-il un moyen d’interrompre la séquence de lancement ?
— Elle est totalement automatique et gérée par le bâtiment d’accompagnement. Je suppose que les terroristes ont dupliqué tout le système à leur bord.
— Nous pouvons quand même arrêter les opérations de remplissage, nota Christiano.
— Trop tard, répondit Ohlrogge, notre seul espoir à ce stade, c’est la commande de secours à la passerelle. L’ascenseur qui se trouve à l’arrière du hangar mène à la passerelle. Et l’hélizone est juste au-dessus.
— Allons-y, dit Pitt à Christiano.
Tous se précipitèrent à l’arrière du hangar pour se rassembler autour d’un ascenseur de capacité moyenne.
— Il n’y a pas assez de place pour tout le monde, déclara Christiano. Il va falloir faire trois voyages. Vous, là-bas, ordonna-t-il à un groupe de huit hommes, vous passez les premiers, puis le second groupe et enfin les dix derniers.
— Jack, pars avec le premier groupe et dirige-les vers Icare, lui dit Pitt. Dirk, tu te charges du dernier groupe et tu t’assures qu’il ne reste plus personne ici. Capitaine, il faut monter immédiatement à la passerelle.
Christiano, Ohlrogge, Dahlgren et Pitt s’entassèrent dans l’ascenseur en compagnie de huit autres hommes. La montée leur parut interminable, mais ils finirent par atteindre le niveau supérieur au-dessus du hangar. Dahlgren repéra tout de suite une descente qui donnait sur l’hélizone et y entraîna ceux qu’on lui avait confiés.
Le dirigeable argenté les attendait là, comme prévu, en vol stationnaire à quelques mètres au-dessus du pont. Giordino fumait un énorme cigare. Sans se presser, il réorienta les moteurs et amena la nacelle au ras du pont. Jack courut à lui.
— Salut, matelot. Ça te dit d’offrir une petite virée à quelques demoiselles ? lui demanda-t-il en passant la tête par la portière.
— Pour sûr. Et t’en as combien, des comme ça ?
— Une trentaine, à prendre en vrac ou à laisser, lui répondit Dahlgren en inspectant la cabine d’un air soupçonneux.
— Fourgue-les-moi en bloc, on va y arriver en se tassant. Mais vaudrait mieux foutre à la baille tous les poids inutiles si on veut se tirer d’ici. Et magne-toi le train, j’ai jamais eu trop envie de me faire rôtir tout vif.
— Suis du même avis que toi, camarade, dit Dahlgren en faisant embarquer le premier passager.
En plus des deux sièges des pilotes, la nacelle était équipée pour accueillir jusqu’à huit personnes dans de spacieux sièges de cuir, comme ceux dont sont pourvus les avions. Dahlgren fit la grimace en voyant le peu d’espace dont ils disposaient. Difficile de croire qu’ils allaient tasser tout ce beau monde là-dedans sans faire un atterrissage forcé. Pendant que l’équipage montait à bord, il se pencha sur les supports des sièges et découvrit qu’ils étaient munis d’attaches rapides, qui permettaient de les démonter facilement. Il ôta rapidement cinq fauteuils et, avec l’aide d’un ingénieur russe, les balança par la porte.
— Tout le monde à l’arrière du bus, hurla-t-il. Il n’y aura que des places debout !
Tandis que le dernier passager embarquait, il se tourna vers Al :
— On a combien de temps ?
— Environ quinze minutes, d’après mon décompte à moi.
Le second groupe dévalait l’échelle. Dahlgren laissa échapper un profond soupir. S’il n’avait pas beaucoup de place, il aurait en tout cas le temps d’embarquer tout le monde avant l’allumage. Mais auraient-ils le temps d’interrompre la séquence de lancement ? Pas sûr, se dit-il en contemplant la Zénith érigée sur la plate-forme.