Chapitre 46

Il fallut moins de vingt-quatre heures aux ingénieurs pour transformer la charge utile en une arme épouvantable de destruction massive. Comme des chirurgiens qui effectuent une transplantation d’organe, ils démontèrent soigneusement la coiffe avant d’ouvrir les entrailles du satellite. Cet engin, supposé servir aux télécommunications, ne contenait en réalité que de faux transpondeurs. On les démonta pour les remplacer par les pompes électriques de dispersion des aérosols. On mit en place des canalisations qui les reliaient aux faux panneaux solaires, chargés en réalité de disperser le virus en un fin brouillard dans le ciel californien.

Après avoir revêtu des combinaisons étanches, les techniciens procédèrent aux derniers tests du système de dispersion et s’assurèrent qu’il était parfaitement en mesure de remplir son rôle. Enfin ils arrivèrent à la dernière phase : insérer dans la charge les capsules contenant les chimères. Ils fixèrent avec précaution les ampoules remplies d’un composé congelé, puis les relièrent par des canalisations en acier au réservoir de réhydratation. Une fois le système armé, une séquence programmée par ordinateur mélangerait l’agent actif avec de l’eau distillée puis transférerait ce produit dans le vaporisateur, qui lui-même répandrait le tout dans l’atmosphère.

Le cocktail mortel ainsi chargé, on replaça le satellite dans sa coiffe ; à l’intérieur, on implanta à des endroits judicieusement calculés des micropropulseurs destinés à faire dégager le satellite au moment prévu. Le cône de nez enfin scellé, les ingénieurs, épuisés, se congratulèrent brièvement avant de regagner leurs logements pour grappiller quelques heures de repos. Ils ne pouvaient guère espérer davantage avant le début du dernier compte à rebours.

* * *

Sans déclencher officiellement le système d’alerte codifié par couleurs, le ministère de l’Intérieur avait toutefois notifié aux ports et aux aéroports la mise en œuvre de mesures prévues en pareil cas. Les navires et appareils en provenance d’Asie se trouvaient soumis à des inspections et des fouilles approfondies ; on portait une attention particulière à tout ce qui pouvait ressembler à une arme chimique ou biologique. À la demande pressante de Sandecker, les gardes-côtes avaient reçu l’ordre d’arraisonner tous les navires coréens ou japonais, de monter à leur bord et d’y envoyer des équipes de prise fortement armées. Tous les bâtiments disponibles avaient pris la mer et longeaient la côte Ouest, en se concentrant dans les atterrages de Seattle, San Francisco et Los Angeles.

Rudi Gunn s’était rendu à San Francisco pour organiser les opérations en coopération avec le commandement local des gardes-côtes. Lorsque le Blue Gill arriva en provenance de Monterey, Gunn l’expédia immédiatement à une dizaine de nautiques du Golden Gate. Il sauta ensuite dans un avion pour Seattle, où il mit toutes les ressources de la NUMA au service de la surveillance des côtes, et, par la même occasion, demanda l’assistance des gardes-côtes canadiens à Vancouver pour fouiller les bateaux se dirigeant vers la Colombie-Britannique.

De leur côté, Dirk et Summer avaient rejoint San Francisco où il faisait un temps béni. Ils prirent un taxi à l’aéroport international Lindbergh, près de San Diego, et gagnèrent l’île Shelter. Il ne leur fallut que quelques minutes pour trouver le Deep Endeavor amarré à l’extrémité d’un quai interminable dans le port de commerce. Lorsqu’il s’approcha, Dirk remarqua la présence sur la plage arrière d’un submersible orange, de forme bizarre.

— Eh ben, leur cria Jack Dahlgren de la passerelle en les voyant arriver, si c’est pas les prisonniers de Zenda !

Et le meilleur ami de Dirk dévala une échelle pour aller les accueillir en haut de la coupée.

— On m’a dit que vous vous étiez payé un petit tour en Corée, fit-il en éclatant de rire.

Il donna une poignée de main à Dirk et serra Summer dans ses bras.

— Exact, mais on a loupé les restaurants recommandés par le Michelin, lui répondit Summer.

— Attends, la reprit Dirk, pince-sans-rire, notre petite virée en zone démilitarisée était vachement sympa (et se tournant vers Dahlgren :) prêt pour une petite tournée de reconnaissance et d’inspection ?

— Ouais, un détachement de gardes-côtes est arrivé à bord il y a une heure, on peut larguer quand tu veux.

— Parfait, alors allons-y.

Dahlgren les conduisit à la passerelle où ils furent accueillis par Leo Delgado et Burch, puis présentés à un officier des gardes-côtes en uniforme du nom de Aimes.

— Quelle procédure comptez-vous appliquer, lieutenant ? lui demanda Dirk qui avait remarqué ses insignes de grade.

— Appelez-moi Bill, lui répondit l’officier.

Les cheveux blonds et ras, l’air consciencieux, Aimes était du genre à prendre son travail au sérieux, mais il détestait les phrases inutiles.

— Nous allons agir en soutien des gardes-côtes, au cas où il y aurait trop de trafic commercial. Sinon, nous effectuerons des missions de reconnaissance. La législation nous autorise à arraisonner tout navire se dirigeant vers la côte dans la limite des vingt nautiques. En ma qualité d’officier de liaison des gardes-côtes auprès de la NUMA, c’est moi qui commanderai les équipes de prise, mais j’aurai besoin de marins de chez vous, nous leur donnerons la formation nécessaire.

— À votre avis, lui demanda Summer, quelles sont nos chances de repérer une cache d’armes ou une bombe à bord d’un gros porte-conteneurs ?

— Meilleures que ce que vous pourriez imaginer. Comme vous le savez, nous travaillons en étroite collaboration avec les douanes, sous la houlette du ministère de l’Intérieur. Les douanes ont des agents dans les ports du monde entier, qui inspectent et posent les scellés sur les conteneurs avant de donner l’autorisation d’appareillage. Lorsque les navires débarquent dans un port américain, les douaniers vérifient que les conteneurs n’ont été ni ouverts ni tripatouillés. Et le service des gardes-côtes procède à des vérifications avant même l’arrivée au port.

— Mais, remarqua Dahlgren, il y a bien d’autres moyens possibles pour un porte-conteneurs de camoufler une bombe.

— C’est vrai, et le problème devient alors plus délicat, mais c’est là que les chiens entrent en jeu, lui répondit Aimes en lui désignant du menton l’extrémité du pont.

Dirk remarqua alors pour la première fois deux labradors beiges couchés là, attachés à un chandelier.

Summer s’en approcha et les caressa sous les oreilles, à leur grand contentement.

— Ces chiens sont entraînés à reconnaître un grand nombre d’explosifs utilisés dans la fabrication de bombes. Mieux encore, ils savent fouiller un bateau de la cale à la pomme du mât. Si une arme biologique est cachée à bord d’un porte-conteneurs, il y a une forte probabilité pour qu’ils flairent ses composants explosifs.

— C’est cela que nous cherchons, lui dit Dirk. Bon, on va patrouiller devant San Diego ?

— Non, répondit Aimes en secouant la tête. Il n’y a pas beaucoup de trafic commercial dans ce coin-là et les patrouilleurs des gardes-côtes sont plus adaptés. Nous avons reçu l’ordre de nous occuper d’un carré au sud-ouest de Los Angeles. Nous allons renforcer la flottille de gardes-côtes de Long Beach. Une fois sur les lieux de pêche, nous coordonnerons les opérations grâce à Icare.

— Icare ? demanda Dahlgren.

— Oui, répondit Dirk avec un petit sourire entendu, les yeux qui veillent pour nous dans le ciel.

* * *

Le Deep Endeavor gagna le Pacifique à faible vitesse, passa devant l’île de Coronado avant de croiser un porte-avions de retour de campagne dans l’océan Indien. Dirk et Summer se rendirent sur la plage arrière pour examiner ce curieux sous-marin qui ressemblait à un ver de terre géant. L’engin en forme d’obus était équipé d’un ensemble de propulseurs à hélice répartis irrégulièrement sur la coque. À l’avant, un énorme appareil de carottage de trois mètres de long faisait saillie comme la corne d’une licorne. Posé ainsi dans son berceau d’un rouge orangé criard, le sous-marin faisait penser à un insecte géant tout droit sorti d’un film d’horreur des années cinquante.

— Qu’est-ce que c’est que ce bidule ? demanda Summer à Dahlgren.

— Ton père ne t’a pas parlé du Blaireau ? Celui-ci est un prototype, mais il a donné son accord pour qu’il soit construit en série. C’est la raison pour laquelle nous sommes à San Diego. Nos ingénieurs ont travaillé en collaboration avec l’Institut Scripps pour développer cet engin phénoménal. C’est un sous-marin d’exploration par grands fonds, conçu pour forer et pour recueillir des sédiments. Idéal pour prélever des échantillons et des organismes vivants que l’on trouve par trois mille mètres et plus aux alentours des sources thermales volcaniques.

— Et c’est quoi, ces moteurs ? lui demanda Dirk.

— Ils permettent d’arriver très vite au fond. Un vrai bolide. Au lieu de compter sur la gravité pour descendre jusqu’au fond, le sous-marin est équipé d’une pile à combustible qui lui permet de descendre rapidement. Tu descends, tu fais tes prélèvements, et tu remontes vite fait sans te faire suer toute la sainte journée. Tu passes moins de temps sous l’eau, moins de temps à remonter quand tu as terminé, et comme ça tu peux ramasser plus de matériau pour les géologues.

— Et les gars de chez Scripps ont accepté de vous laisser la responsabilité de ce truc ? demanda Summer en éclatant de rire.

— Ils ne m’ont pas demandé combien je m’étais récupéré de PV pour excès de vitesse et je me suis abstenu de le leur dire, répliqua Dahlgren en faisant l’innocent.

— Moins ils se doutent qu’ils ont prêté leur Harley Davidson toute neuve à un chauffard, mieux on se portera, conclut Dirk.

Le Deep Endeavor ratissa les côtes californiennes pendant trois jours avant de mettre cap au large juste avant la nuit. Dirk était à la passerelle et suivait la progression du bâtiment sur la carte en couleurs affichée sur un écran fixé au plafond de l’abri. La côte s’estompait derrière eux, il aperçut l’île de San Clemente qui s’approchait lentement dans l’ouest. Il passa encore un moment à contempler la carte puis alla rejoindre Aimes qui se concentrait sur l’écran radar.

— Je croyais que nous n’avions pas le droit d’intervenir légalement au-delà des douze milles ? Et nous nous dirigeons vers San Clemente, qui se trouve à cinquante nautiques de la côte ?

— En temps normal, nous respectons la limite des douze milles. Mais les îles du Détroit appartiennent à la Californie, ce qui nous permet de prendre les îles comme point de départ de la zone autorisée. Pour cette mission-ci, nous avons eu l’autorisation d’étendre la zone d’inspection. Nous allons nous placer à environ dix milles à l’ouest de Santa Catalina.

Deux heures plus tard, ils arrivèrent au large de cette île imposante et réduisirent l’allure en se rapprochant de la position prévue. Le Deep Endeavor commença sa patrouille, toujours à vitesse réduite, effectuant de longs allers-retours nord-sud dans l’ouest de l’île, radar en route. Mais le radar ne repéra rien d’autre que des bateaux de plaisance et des bâtiments de pêche, ainsi que l’aviso des gardes-côtes qui se trouvait non loin d’eux, au nord.

— Nous sommes très au sud du principal rail d’accès à Los Angeles et nous ne risquons pas de voir grand-chose de nuit, dit Aimes. Ça ira mieux demain matin, lorsque Icare se sera mis au travail. En attendant, relève de quart, on va aller se reposer un peu.

Dirk ne se le fît pas dire deux fois et sortit sur l’aileron de la passerelle pour respirer l’air du large. La nuit était calme, l’atmosphère humide, la mer parfaitement plate. Debout dans l’obscurité, il se remémorait son entrevue avec Kang, la menace très explicite qu’il avait brandie devant Summer et lui. Dans une semaine, l’Assemblée nationale coréenne allait procéder à un vote historique, les autorités américaines auraient les mains libres pour poursuivre Kang avec toute l’énergie nécessaire. Une semaine sans incident, voilà tout ce dont ils avaient besoin. Debout sur la passerelle à contempler la mer, Dirk sentit sur son visage une rafale de vent frais qui tomba aussi brusquement qu’elle était venue. Et la mer retrouva son calme.

Vent mortel
titlepage.xhtml
vent2_split_000.htm
vent2_split_001.htm
vent2_split_002.htm
vent2_split_003.htm
vent2_split_004.htm
vent2_split_005.htm
vent2_split_006.htm
vent2_split_007.htm
vent2_split_008.htm
vent2_split_009.htm
vent2_split_010.htm
vent2_split_011.htm
vent2_split_012.htm
vent2_split_013.htm
vent2_split_014.htm
vent2_split_015.htm
vent2_split_016.htm
vent2_split_017.htm
vent2_split_018.htm
vent2_split_019.htm
vent2_split_020.htm
vent2_split_021.htm
vent2_split_022.htm
vent2_split_023.htm
vent2_split_024.htm
vent2_split_025.htm
vent2_split_026.htm
vent2_split_027.htm
vent2_split_028.htm
vent2_split_029.htm
vent2_split_030.htm
vent2_split_031.htm
vent2_split_032.htm
vent2_split_033.htm
vent2_split_034.htm
vent2_split_035.htm
vent2_split_036.htm
vent2_split_037.htm
vent2_split_038.htm
vent2_split_039.htm
vent2_split_040.htm
vent2_split_041.htm
vent2_split_042.htm
vent2_split_043.htm
vent2_split_044.htm
vent2_split_045.htm
vent2_split_046.htm
vent2_split_047.htm
vent2_split_048.htm
vent2_split_049.htm
vent2_split_050.htm
vent2_split_051.htm
vent2_split_052.htm
vent2_split_053.htm
vent2_split_054.htm
vent2_split_055.htm
vent2_split_056.htm
vent2_split_057.htm
vent2_split_058.htm
vent2_split_059.htm
vent2_split_060.htm
vent2_split_061.htm
vent2_split_062.htm
vent2_split_063.htm
vent2_split_064.htm
vent2_split_065.htm
vent2_split_066.htm
vent2_split_067.htm
vent2_split_068.htm
vent2_split_069.htm
vent2_split_070.htm
vent2_split_071.htm
vent2_split_072.htm
vent2_split_073.htm
vent2_split_074.htm
vent2_split_075.htm
vent2_split_076.htm
vent2_split_077.htm
vent2_split_078.htm
vent2_split_079.htm
vent2_split_080.htm
vent2_split_081.htm
vent2_split_082.htm
vent2_split_083.htm