Chapitre 6
Les trains du Gulfstream V sortirent du fuselage alors que l’avion d’affaires aux lignes racées s’alignait sur la piste pour l’atterrissage. Sa voilure fendait l’air humide et brumeux comme un scalpel et le luxueux appareil de dix-neuf places surgit gracieusement du ciel, ses pneus touchèrent le sol dans un grand crissement et lâchèrent une bouffée de fumée bleuâtre. Le pilote conduisit l’appareil jusqu’au terminal réservé aux avions d’affaires à l’aéroport ultramoderne de Tokyo Narita avant de couper les turbines. Tandis qu’une équipe de piste plaçait des cales sous les roues, une limousine noire, une Lincoln, s’approcha et s’arrêta au pied de l’échelle de débarquement.
Chris Gavin cligna des yeux, ébloui par le soleil, en descendant la passerelle. Il monta dans la limousine, suivi par une cohorte de collaborateurs et de vice-présidents en tout genre. PDG de SemCon, Gavin dirigeait la plus grosse société mondiale de semi-conducteurs. Personnage charismatique et dépensier, il avait hérité de l’entreprise à la mort d’un père visionnaire, mais s’était mis à dos bon nombre de ses compatriotes en fermant des usines pourtant rentables. Ce faisant, il avait jeté à la rue des milliers d’employés américains, transférant une bonne part de sa production dans des usines toutes neuves à l’étranger, là où la main-d’œuvre était moins chère. Ses bénéfices allaient augmenter en proportion, c’est du moins ce qu’il jurait à ses actionnaires, et il prenait grand plaisir à étaler son faste dans le monde entier.
Le chauffeur de la limousine quitta l’aéroport situé à soixante-six kilomètres à l’Est de Tokyo et, s’engageant dans la voie express Higashi Kanto, prit la direction de la capitale avec son chargement de personnalités. Vingt minutes plus tard, il bifurqua vers le Sud et quitta l’autoroute avant d’atteindre Tokyo. La limousine pénétra peu après dans la zone industrielle de Chiba, grand port de commerce construit à l’Est de la baie de Tokyo. Le bâtiment moderne devant lequel ils arrivèrent ressemblait davantage à un immeuble de bureaux qu’à l’usine de production qui y était implantée, avec sa façade en miroirs dorés haute de quatre étages. Le nom de la société, SemCon, s’étalait en lettres gigantesques sur le toit, d’immenses lettres de néon bleu que l’on voyait à des kilomètres. Une foule d’ouvriers, tous vêtus de combinaisons bleu pâle comme on en porte dans les laboratoires, attendait avec impatience l’arrivée du PDG qui venait inaugurer leur nouvelle usine.
Clameurs d’enthousiasme et crépitement de flashes accueillirent Gavin lorsqu’il sortit de sa voiture en faisant de grands gestes à ses employés et aux médias. Il arborait un large sourire carnassier. Après avoir écouté deux discours prononcés successivement par le maire de Chiba puis par le directeur de l’usine, Gavin prononça quelques mots, un petit laïus insipide où il remerciait le personnel et essayait de l’encourager. Puis, muni d’une paire de ciseaux ridiculement grands, il coupa le large ruban tendu devant l’entrée du bâtiment. Alors que la foule applaudissait poliment, une détonation étouffée éclata quelque part dans les entrailles de l’usine et certains, abusés, crurent tout d’abord qu’on tirait un feu d’artifice pour ajouter à la fête. Puis une succession d’explosions plus violentes fit tanguer l’immeuble et la confusion commença à s’emparer de la foule.
Au cœur de l’usine, une petite charge temporisée avait fait sauter une cuve de silane, substance hautement inflammable que l’on utilise dans la fabrication des cristaux de silicium. Explosant comme une véritable torpille, le réservoir avait éjecté à grande vitesse des morceaux de métal qui étaient allés percuter une demi-douzaine de cuves remplies de silane ou d’oxygène. En un instant, ces dernières s’étaient enflammées et avaient créé une énorme boule de feu. Sous l’effet de la température qui s’élevait rapidement, les vitres volèrent en éclats, laissant tomber sur la foule un souffle d’air brûlant et une pluie de verre et de débris.
Le bâtiment se mit à trembler, des flammes jaillissaient du toit. Paniqués, les employés commencèrent à courir dans tous les sens. Gavin restait planté là, ses ciseaux géants à la main, l’air hébété. Il ressentit soudain une vive douleur au cou qui le ramena brutalement à la réalité. Instinctivement, il passa les doigts sur l’endroit où il avait mal et sentit, incrustée dans sa peau, une balle de faible calibre, pleine de barbelures, comme celles que l’on utilise dans les pistolets à air comprimé. Il arracha le petit bout de plomb, faisant couler une goutte de sang. Une femme passa près de lui en courant et en poussant des hurlements. Elle avait un grand morceau de verre fiché dans l’épaule. Deux de ses collaborateurs, terrifiés, entraînèrent Gavin et essayèrent de le faire entrer dans sa limousine tout en essayant de le protéger des photographes, trop heureux de saisir des images de ce roi de l’industrie devant son usine en feu.
Pendant qu’on le tirait vers sa voiture, Gavin sentit soudain ses jambes céder sous lui. Il se tourna vers ses collaborateurs, essaya de parler, mais il était incapable d’articuler un mot. On ouvrit la portière, il s’écroula entre les banquettes et tomba à plat ventre sur la moquette. Un de ses assistants essaya de le retourner et constata, effaré, que le président ne respirait plus. On tenta un bouche-à-bouche et un massage cardiaque pendant que la limousine démarrait en trombe pour gagner l’hôpital le plus proche. C’était inutile, le dirigeant tout-puissant était mort.
Peu de gens avaient remarqué la présence d’un homme chauve aux yeux sombres et à la longue moustache pendante qui s’était approché de l’Estrade. Il portait une blouse de laboratoire bleue, un badge en plastique et ressemblait à n’importe lequel des employés présents. Plus rares encore furent ceux qui remarquèrent ce qu’il tenait à la main, un verre en plastique et la paille de roseau qui en dépassait. Dans la confusion des explosions, personne ne l’avait vu non plus sortir la paille de son gobelet, l’appliquer contre ses lèvres et souffler un projectile empoisonné dans le cou du président.
Se noyant dans la foule comme si de rien n’était, le chauve se dirigea vers l’enceinte de l’usine, où il jeta dans une poubelle son gobelet et sa blouse. Il enfourcha son vélo, laissa passer un camion de pompiers qui arrivait à toute allure. Puis, sans même jeter un regard en arrière, il disparut.
* * *
Dahlgren entendait une espèce de cloche lui résonner dans le crâne, comme un train à un passage à niveau. Il commença par espérer qu’il s’agissait d’un rêve, mais finit par émerger et comprit qu’il s’agissait bel et bien de la sonnerie du téléphone. Il attrapa le combiné en tâtonnant sur la table de chevet et fit « allô » en étouffant un bâillement.
— Alors Jack, on ronfle encore ? commença Dirk en riant.
— Ouais, et merci pour le branle-bas, répondit Dahlgren, totalement dans les vapes.
— Je croyais que les banquières n’aimaient pas trop se coucher tard.
— Eh bien, celle-là, si. Et elle aime la vodka, je te le garantis. Oh ! là, là ! j’ai la bouche pâteuse.
— Désolé pour toi. Dis, je me disais que j’irais bien du côté de Portland pour faire une petite plongée, et un saut à une vente de voitures anciennes. Ça te dit de m’accompagner ?
— Non merci. Aujourd’hui, j’ai prévu d’emmener ma banquière faire du kayak. Enfin, si j’arrive à tenir debout.
— Parfait, je te ferai porter un petit martini pour t’aider à te réveiller.
— Fais donc, conclut Dahlgren en grimaçant.
* * *
Dirk quitta Seattle par l’autoroute 1-5, direction le sud, admirant au passage les paysages boisés qui ornent l’ouest de l’État de Washington. Il aimait bien ces promenades dans la campagne, cela le détendait et lui permettait de se libérer l’esprit. Décidé à prendre du bon temps, il emprunta une route secondaire en direction de la baie de Willapa avant de suivre, toujours au sud, la côte du Pacifique. Il atteignit bientôt la large embouchure de la Columbia et parcourut ces rivages sur lesquels Lewis et Clark avaient triomphalement posé le pied en 1805.
Après avoir traversé ce fleuve impressionnant par un pont long de six kilomètres, il prit la direction d’Astoria, port de pêche de légende. Arrêté à un feu rouge, un panneau de signalisation attira son attention : warrenton 8 miles en lettres vertes sur fond blanc, mention surmontée d’une flèche qui pointait vers l’ouest. Poussé par la curiosité, oubliant Portland, il prit cette direction et parcourut rapidement les quelques kilomètres qui le séparaient de Warrenton.
Cette petite ville de quatre mille habitants, construite à l’extrémité Nord-Ouest de l’Oregon dans une zone balayée par la marée, servait de port de pêche et de plaisance. De là, les bateaux pouvaient gagner le Pacifique. Il fallut à Dirk quelques minutes pour trouver ce qu’il cherchait dans la rue principale. Il gara sa jeep près d’un véhicule du comté de Clatsop, de couleur blanche, puis s’engagea dans une allée cimentée qui conduisait à la bibliothèque municipale.
C’était une bien modeste bibliothèque, construite, semble-t-il, soixante ou soixante-dix ans plus tôt. Il y régnait une forte odeur de vieux livres et une odeur plus forte encore de vieille poussière. Dirk s’approcha du grand bureau métallique occupé, par une dame à lunettes d’une cinquantaine d’années, les cheveux blonds et courts, qui le considéra d’un œil suspicieux. Son nom était indiqué sur le badge épinglé à son corsage : margaret.
— Bonjour, Margaret. Je m’appelle Dirk, commença-t-il avec un sourire. Je me demandais si vous n’auriez pas des exemplaires du journal local, datant des années quarante ?
La bibliothécaire se réchauffa un peu.
— Le Warrenton News a cessé de paraître en 1964. Nous possédons la collection originale de 1930 aux années soixante. Par ici, lui dit-elle.
Elle se dirigea vers un coin de la bibliothèque particulièrement encombré, tira plusieurs tiroirs avant de découvrir la collection des années quarante.
— Que recherchez-vous exactement ? lui demanda-t-elle, plus par curiosité que par véritable désir de lui être utile.
— Je m’intéresse à l’histoire d’une famille d’ici, des gens qui sont morts empoisonnés en 1942.
— Oh, il doit s’agir de Leigh Hunt, s’exclama Margaret d’un air entendu. C’était un ami de mon père. L’affaire a fait grand bruit dans le coin. Voyons voir, je crois que ça s’est passé pendant l’été, dit-elle en fouillant dans le classeur. Vous connaissiez la famille ? lui demanda-t-elle sans lever les yeux.
— Non, je m’intéresse juste aux circonstances de leur décès.
— Et voilà, fit enfin la bibliothécaire en sortant l’édition du dimanche 21 juin 1942.
Le journal était au format tabloïd, il traitait essentiellement de la météo, des marées, des statistiques de la pêche au thon, le tout agrémenté de quelques potins locaux et d’un peu de publicité. Margaret repassa le papier du plat de la main sur le haut du casier et Dirk en profita pour jeter un coup d’œil à la une.
Quatre morts sur la plage de DeLaura
Notre concitoyen Leigh Hunt, ses deux fils Tad et Tom âgés de 13 et 11 ans, ainsi que l’un de ses neveux dont on ne connaît que le prénom, Skip, ont été retrouvés morts samedi 20 juin sur la plage de DeLaura. D’après les déclarations de Marie, l’épouse de Hunt, les victimes étaient parties à la pêche aux clams dans l’après-midi. À l’heure du dîner, elles n’étaient toujours pas rentrées. Kit Edwards, shérif du comté, a découvert les corps qui ne portaient aucune trace de violence ni de blessure. « Après avoir constaté que les corps ne portaient aucune trace externe, nous avons immédiatement pensé que les victimes avaient inhalé un gaz toxique ou avaient été empoisonnées. Leigh possédait dans son atelier de grosses quantités de cyanure, qu’il utilisait pour le traitement des peaux, a ajouté Edwards. Ses garçons et lui-même ont dû s’exposer à de fortes doses de ces produits avant de partir sur la plage, et c’est là-bas que le poison aura fait sentir ses effets. » La date des obsèques n’a pas encore été fixée, dans l’attente des résultats de l’enquête confiée à l’officier d’état civil du comté.
— Et vous avez quelque chose sur ce qu’aurait découvert l’officier d’état civil ? demanda Dirk.
La bibliothécaire fouilla dans une bonne dizaine de journaux avant de trouver un entrefilet qui évoquait les décès. Elle en fit la lecture à haute voix : les services de l’état civil avaient confirmé une inhalation accidentelle de cyanure qui avait causé la mort. Puis, à la surprise de Dirk, elle ajouta :
— Mon père n’a jamais cru à la thèse de l’accident.
— Il est vrai que cela paraît assez improbable, aller mourir sur la plage après avoir respiré des vapeurs dans un atelier, nota Dirk.
— C’est exactement ce que disait papa, confia Margaret, de moins en moins méfiante. Et il ajoutait que les autorités n’avaient jamais tenu compte des oiseaux.
— Des oiseaux ?
— Oui. On a trouvé les cadavres d’une centaine de mouettes sur la plage, pas loin de l’endroit où on avait retrouvé Hunt et les petits garçons. Fort Stevens, une base militaire, se trouvait tout près de là. Papa a toujours pensé qu’ils avaient été tués accidentellement à la suite d’une expérience faite par l’armée. On ne saura jamais.
— Les secrets militaires en temps de guerre sont parfois difficiles à percer. Merci de votre aide, Margaret.
Il retourna à sa jeep, traversa la ville pour prendre la route côtière et continua vers le sud. Après avoir roulé un certain temps sur une route goudronnée, il aperçut un panneau qui indiquait : route de la plage de DeLaura. La route menait à un portail à deux battants grands ouverts sur lesquelles on lisait : parc régional de Fort Stevens. Puis elle devenait plus étroite et s’enfonçait dans d’épaisses broussailles. Dirk passa la première et entama une descente assez raide pour arriver à une ancienne plate-forme d’artillerie qui surplombait l’océan. La batterie côtière Russel était l’un de ces nombreux sites construits pour défendre l’embouchure de la Columbia. Les premiers travaux dataient de la guerre de Sécession, puis on l’avait équipée de pièces de gros calibre au cours de la Seconde Guerre mondiale. De là où il se trouvait, Dirk avait une vue panoramique sur les eaux bleues de l’Estuaire, ainsi que sur la plage en contrebas où des gens pique-niquaient. Il prit plusieurs profondes inspirations, l’air marin était délicieusement frais. Puis il rebroussa chemin et dut se garer dans les buissons pour laisser passer une Cadillac noire qui arrivait dans l’autre sens. Cinq cents mètres plus loin, il s’arrêta devant un monument qui l’intriguait. C’était un bloc de granit sur lequel était gravé le dessin d’un sous-marin. On y lisait l’inscription suivante :
Le 21 juin 1942, un obus de 127 a explosé à cet endroit. C’est l’un des dix-sept obus de ce type qui furent tirés contre la batterie de défense côtière par le sous-marin japonais n°25. Ce fut le seul bombardement contre une installation militaire sur le territoire des États-Unis au cours de la Seconde Guerre mondiale, et le premier depuis la guerre de 1812.
Tout en lisant, Dirk fit un pas de côté, par réflexe, pour éviter la poussière de la Cadillac qui revenait. La voiture passa près de lui à faible allure. Dirk resta un long moment à examiner le dessin du sous-marin et s’apprêtait à s’en aller lorsqu’un détail lui revint à l’esprit. Cette date du 21 juin, c’était le lendemain du jour où Hunt et les enfants avaient été retrouvés morts sur la plage.
Fouillant dans la boîte à gants de la jeep, il en sortit son téléphone mobile et, s’adossant au capot, composa un numéro. Au bout de quatre sonneries, une voix grave et joviale répondit :
— Perlmutter, j’écoute.
— Salut Julien, c’est Dirk. Comment va mon spécialiste en histoire navale préféré ?
— Dirk, mon vieux, ça me fait tellement plaisir de t’entendre. J’étais justement en train de déguster des mangues que ton père m’a envoyées des Philippines. Dis-moi, tu t’amuses bien dans le Grand Nord ?
—7 On vient de finir une campagne dans les Aloutiennes, je suis de retour sur la côte ouest. Les îles sont superbes là-bas, mais c’est un peu trop frisquet pour moi.
— Ça je veux bien te croire, fit Perlmutter. Bon, qu’est-ce qui t’amène ?
— Les sous-marins japonais à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, pour être précis. J’aimerais savoir ce qu’ils ont réussi à faire le long des côtes américaines, et s’ils possédaient des armes un peu bizarres.
— Les sous-marins de la marine impériale, hein ? Je me souviens qu’ils ont tenté quelques attaques contre la côte ouest, avec peu de succès, mais ça fait un bout de temps que je ne me suis pas plongé dans mes dossiers sur cette période. Il va falloir que je fouine un peu pour te répondre.
— Merci, Julien. Ah, autre chose. Dis-moi si tu trouves quoi que ce soit sur un usage militaire du cyanure.
— Du cyanure ! Alors ça, ça serait vraiment méchant, commenta Perlmutter avant de raccrocher.
* * *
Malgré l’énorme quantité de documents maritimes érudits, livres ou manuscrits, qui encombraient sa roulotte à Georgetown, Julien Perlmutter ne mit que quelques secondes à trouver ce qu’il cherchait. Avec ses yeux bleus pétillants, sa grosse barbe grise et son énorme brioche qui lui faisait dépasser allègrement les cent quatre-vingts kilos, il ressemblait à une espèce de Père Noël gonflé à l’hélium. Si son penchant pour la bonne chère était célèbre, Perlmutter était surtout connu comme l’un des plus grands professeurs d’histoire navale du pays.
Vêtu d’un pyjama de soie et d’une robe de chambre en cachemire, il se promena sur l’épais tapis persan qui jouxtait sa bibliothèque en acajou, et avec ses grosses pattes, il sortit un ouvrage et deux gros classeurs. Satisfait de ce qu’il avait trouvé, le géant retourna s’asseoir dans un mœlleux fauteuil en cuir rouge près duquel l’attendaient une petite assiette de truffes et une théière.
* * *
Dirk poursuivit sa route vers Portland, où il trouva la foire aux voitures anciennes qu’il cherchait, dans un grand espace vert situé aux portes de la ville. Des dizaines de gens tournaient autour des automobiles rutilantes. Ces voitures, qui dataient pour la plupart des années quarante, cinquante et soixante, étaient alignées sur une immense pelouse. Dirk alla flâner près des véhicules, admirant le merveilleux travail de restauration, peintures superbes et remises en état de la mécanique. Il se dirigea enfin vers une vaste tente blanche dans laquelle se déroulaient les enchères.
À l’intérieur, des haut-parleurs hurlaient les annonces du commissaire-priseur qui annonçait les offres en rafale, à la cadence d’une mitrailleuse. Attrapant un siège un peu à l’écart de la cohue, Dirk s’installa pour observer, amusé, le spectacle des enchères. Les commissaires portaient des tenues ridicules, smokings des années soixante-dix et chapeaux de cow-boy de mauvaise qualité, et faisaient des entrechats pour essayer de chauffer l’ambiance. Dirk réussit à s’asseoir alors que, après plusieurs Corvettes et une Thunderbird de première génération, l’on apportait sur l’Estrade une Chrysler 300-D de 1958. L’énorme voiture avait sa peinture turquoise d’origine, agrémentée de kilomètres de chromes et d’une paire d’ailerons qui dépassaient de chaque côté à l’arrière comme la nageoire dorsale d’un requin. Réagissant comme seul un véritable passionné de voitures peut le comprendre, Dirk sentit son cœur battre à la vue de ce monstre de verre et d’acier.
— Voici une automobile parfaitement restaurée, prête pour un concours, par les Établissements Pastime de Golden, dans le Colorado, lança le commissaire-priseur.
Et il reprit ses boniments, mais, de manière assez surprenante, les enchères stagnèrent vite. Dirk leva alors la main et se trouva en concurrence avec une espèce de gros type en bretelles jaunes. Il contra ses offres du tac au tac, pour lui montrer sa détermination. La tactique se révéla efficace : Bretelles Jaunes arrêta les frais au bout de trois enchères et se dirigea vers le bar.
— Vendu au monsieur avec la casquette de la NUMA ! aboya le commissaire tandis que l’assistance applaudissait poliment.
Cette petite folie allait lui coûter quelques mois de salaire, mais Dirk avait fait une bonne affaire. Il existait moins de deux cents exemplaires de la version décapotable de ce modèle de 1958. Comme il réglait les derniers détails pour faire expédier la voiture à Seattle, son téléphone sonna.
— Dirk, c’est Julien. J’ai trouvé des infos qui devraient t’intéresser.
— Ça c’est du rapide.
— Je voulais t’en parler avant de dîner, expliqua Perlmutter, qui pensait déjà à son prochain repas.
— Je t’écoute, dit Dirk.
— Après Pearl Harbour, les Japonais ont envoyé neuf ou dix sous-marins en patrouille devant la côte ouest, mais ils les ont progressivement retirés au fur et à mesure que le théâtre des opérations se déplaçait dans le Pacifique Sud. Leur mission prioritaire était la reconnaissance, ils surveillaient les baies et les ports importants, les mouvements de grands bâtiments. Au commencement de la guerre, ils ont réussi à couler quelques navires marchands et à créer une certaine psychose dans la population. Leur première attaque a eu lieu début 42 lorsque le I-17 a tiré quelques obus près de Santa Barbara, endommageant une jetée et un vieux derrick. En juin 1942, le I-25 en a fait autant devant Fort Stevens, près d’Astoria, dans l’Oregon, tandis que le I-26 bombardait une station radio sur l’île de Vancouver, au Canada. Sans faire de victime, dans les deux cas. En août 42, le I-25 est réapparu dans les parages du Cap Blanco, toujours dans l’Oregon, et a lancé un hydravion armé de bombes incendiaires. Ils voulaient allumer des incendies dans les forêts du coin. Mais cette tentative a échoué, il n’y a eu que quelques départs de feu.
— À t’entendre, des attaques pour emmerder le monde, commenta Dirk.
— Exactement, elles ne répondaient à aucun objectif stratégique précis. Les choses ont commencé à se calmer après cette attaque incendiaire : les sous-marins ont été transférés dans le Nord en soutien à la campagne des Aléoutiennes. Ils ont participé activement à la prise puis à l’évacuation des îles de Attu et de Kiska au cours des combats de 1943. Les Japonais ont perdu cinq sous-marins pendant cette affaire, nos moyens sonars avaient fait des progrès. Après la chute de Kiska, seuls de rares sous-marins ont continué d’opérer dans le Pacifique Nord et le Pacifique Ouest. Le I-180 a coulé en avril 1944 après avoir été attaqué près de Kodiak, en Alaska, puis les choses se sont calmées jusqu’en juin 1945, époque à laquelle le I-403 a été coulé à son tour au large du Cap Flattery, dans l’État de Washington.
— C’est bizarre qu’ils aient envoyé un de leurs sous-marins se faire couler sur la côte ouest à un moment où leur marine était à bout de forces.
— Et c’est encore plus étrange quand tu penses que le I-403 était l’une de leurs plus grosses unités. Apparemment, il préparait une attaque aérienne lorsqu’il a été surpris par un destroyer américain.
— J’ai du mal à croire qu’ils aient eu des sous-marins capables d’emporter un aéronef, fit Dirk.
— Les plus grands pouvaient emporter jusqu’à trois appareils. C’étaient de vrais mastodontes.
— Et l’utilisation d’armes au cyanure ? Tu en as trouvé trace ?
— Aucune trace écrite, mais ces armes ont bien existé. À ma connaissance, c’est l’Armée impériale japonaise et son unité de guerre biologique installée en Chine qui ont expérimenté des armes chimiques et biologiques. Et elles se sont amusées avec des obus au cyanure, entre autres choses, il est donc probable que la marine ait essayé de s’en servir, mais je n’ai aucune archive qui le mentionne explicitement.
— Écoute, Julien, je sais que c’est impossible à prouver, mais je soupçonne le I-25 d’avoir tiré un obus au cyanure qui a tué quatre personnes, la veille du jour où il a attaqué Fort Stevens.
— Oui, c’est possible, mais c’est difficile à démontrer, car le I-25 a disparu dans le Pacifique Sud. Il a sans doute été coulé près d’Espiritu Santo en 1943. Et à une exception près, tous les documents que j’ai pu consulter indiquent que les bâtiments japonais ne possédaient que des armes conventionnelles.
— Et qu’est-ce que c’est, cette exception ?
— Encore le I-403. Dans une revue de l’armée de terre publiée après guerre, j’ai retrouvé une info intéressante. Un lot de munitions Makaze aurait été fourni à la marine et embarqué à bord d’un sous-marin qui a appareillé de Kuré et n’est jamais rentré. Pourtant, je n’ai jamais trouvé aucune autre référence à ce Makaze, même pas dans mes dossiers sur les munitions.
— Qu’est-ce que ça veut dire Makaze ?
— Pour être au plus près du sens, je dirais quelque chose comme : « Vent mortel. »
* * *
Dirk passa un bref coup de fil à Léo Delgado, le second du Deep Endeavor, puis rejoignit Dahlgren, qui buvait une bière dans un bar surplombant le lac Washington après une matinée de kayak avec sa banquière.
— Dis-moi, Jack, lui demanda Dirk, tu serais partant pour faire un peu de plongée demain ?
— On va pêcher du saumon dans la baie ?
— À vrai dire, le poisson qui m’intéresse est un peu plus gros. Et un peu moins frais aussi. Il est mort depuis soixante ans.