Chapitre 8

L’étrave en fibre de verre de l’annexe du Deep Endeavor, un Parker de huit mètres, plongeait lourdement dans une forte houle bien formée. Le bateau laissait derrière lui un sillage d’écume blanche. Plus petite que la majorité des bateaux de la NUMA, cette embarcation robuste, dont le nom, le Grincheux, était peint sur le tableau arrière, était idéale pour des opérations dans les eaux côtières ou entre les îles, mais aussi pour les expéditions impliquant des plongées en eaux profondes.

Léo Delgado mit la barre à droite et le Grincheux vira sèchement sur tribord pour éviter un gros cargo rouge qui se dirigeait sur eux, cap sur l’entrée du détroit de Juan de Fuca.

— Quelle distance jusqu’au détroit ? demanda Léo en contrant la barre pour prendre le sillage du cargo de face.

Serrés dans l’abri de navigation, Dirk et Dahlgren étaient penchés sur une minuscule table à cartes. Ils examinaient leur position, près de l’entrée dans le Pacifique, environ 25 nautiques à l’ouest de Seattle.

— En gros, douze nautiques dans le sud-ouest du Cap Flattery, lança Dirk par-dessus son épaule.

Il donna à Delgado la latitude et la longitude du point à viser. Le second du Deep Endeavor attrapa un pavé numérique et entra la position dans le système de navigation électronique. Quelques secondes plus tard, un petit carré blanc apparut en haut de l’écran plat fixé au plafond. En bas, un petit triangle blanc clignotant symbolisait la position du Grincheux. Grâce au GPS, Delgado pouvait déterminer le cap à suivre pour rallier leur destination.

— Bon, les gars, vous êtes sûrs que le capitaine ne va pas découvrir que vous lui avez emprunté son canot et que nous sommes en train de lui griller son gazole pour aller prendre un petit bain ? leur demanda Delgado, un peu embêté.

— Tu veux dire que ce bateau est sa propriété privée ? répondit Dirk, faussement horrifié.

— S’il découvre quoi que ce soit, on lui dira qu’on a croisé Bill Gates et qu’il nous a proposé quelques millions de stock-options si on l’emmenait faire une petite virée, fit Dahlgren.

— Merci les gars, je savais que je pouvais compter sur vous, grommela Delgado. À propos, vous êtes sûrs de la position de votre sous-marin ?

— On l’a trouvée dans le rapport officiel de la marine sur le naufrage que Perlmutter m’a faxé, répondit Dirk en s’accrochant au surbau pour ne pas perdre l’équilibre. Nous allons démarrer à l’endroit indiqué par le destroyer qui a coulé le I-403.

— C’est vraiment dommage que la marine n’ait pas eu le GPS en 1945... remarqua Delgado.

— Ouais, les rapports de temps de guerre ne sont pas toujours très précis, surtout s’agissant des positions. Mais le destroyer n’était pas très loin du rivage quand il a engagé ce sous-marin, donc la position qu’il a notée doit être assez exacte.

Lorsque le Grincheux atteignit l’endroit marqué, Delgado réduisit les gaz et entreprit de créer un schéma de recherche sur l’ordinateur de bord. Sur la plage arrière, Dirk et Dahlgren s’employaient à sortir de son ber en plastique le sonar latéral, un Klein type 300.

Pendant que Dirk connectait les câbles au boîtier de commande, Dahlgren hissa le sonar, un cylindre de couleur jaune, par-dessus le plat-bord, et le mit à l’eau par l’arrière.

— Poisson à l’eau, cria-t-il.

Delgado ralluma les gaz et le bateau se remit en route. Au bout de quelques minutes, Dirk avait fini de calibrer le capteur. On voyait défiler sur l’écran de couleur des lignes continues plus ou moins sombres. Ces courbes représentaient les réflexions des ondes acoustiques sur le sol marin et donnaient une image de son relief.

— J’ai défini une grille de un nautique de côté centrée sur la position indiquée par le Theodore Knight lorsqu’il a éperonné le sous-marin, annonça Delgado.

— Ça me paraît bien pour commencer, répondit Dirk. On pourra élargir la zone en cas de besoin.

Delgado fit suivre au bateau la ligne blanche tracée à l’écran, puis, arrivé au bout, vira à 180 degrés pour attaquer le segment suivant. Le Grincheux effectua ainsi une série d’allers-retours, parcourant les uns après les autres tous les tronçons du schéma de recherche, espacés de deux cents mètres. Dirk, penché sur l’écran du sonar, cherchait l’image d’une masse allongée, la coque du sous-marin couchée sur le fond.

Une heure passa ainsi, les seules images intéressantes qu’ils recueillirent furent celles de deux fûts de deux cents litres. Au bout de deux heures, Dahlgren sortit des sandwichs au thon d’une glacière et essaya de détendre l’atmosphère en balançant quelques blagues assez vaseuses. Finalement, après trois heures de recherches, Dirk se mit à crier :

— Je vois la cible ! Marquez la position !

Peu à peu, l’image floue d’un objet allongé apparut à l’écran ; on distingua bientôt deux protubérances à l’une des extrémités, et enfin un objet de grande taille à peu près au milieu.

— Dieu tout-puissant, s’écria Dahlgren qui examinait lui aussi l’image, voilà qui ressemble fort à un sous-marin.

Dirk jeta un coup d’œil à l’échelle graphique affichée en bas.

— Il fait environ 120 mètres de long, ça colle avec ce que m’a dit Perlmutter. Léo,, on va faire une autre passe pour affiner la position puis essayer de se mettre à la verticale.

— Ça me paraît faisable, répondit le second avec un grand sourire.

Il fît demi-tour et le Grincheux repassa au-dessus de l’objet. L’image obtenue lors de cette seconde passe leur montra que le sous-marin était intact, il donnait même l’impression d’être posé droit sur le fond. Tandis que Delgado notait la position GPS, Dirk et Dahlgren remontèrent le sonar à bord avant d’ouvrir deux gros sacs de plongeurs.

— Dis-moi, Léo, y a combien de fond dans le coin ? demanda Dahlgren en passant les pieds dans sa combinaison en néoprène.

— Un peu moins de 60 mètres, répondit Delgado après avoir jeté un coup d’œil au sondeur qui ronflait.

— Ce qui nous donne vingt minutes en bas et vingt-cinq de palier, ajouta Dirk, qui connaissait par cœur les tables de décompression de la marine.

— C’est pas lourd pour examiner un morceau pareil, lui dit Dahlgren.

— Ce qui m’intéresse en priorité, c’est l’armement des avions. D’après le rapport de la marine, les deux appareils se trouvaient sur le pont lorsque le destroyer a attaqué. Je parie que les deux formes jumelles près de l’étrave sont les bombardiers Seirans.

— J’espère, dit Dahlgren. J’aimerais mieux ne pas être obligé de pénétrer dans ce cercueil.

Dahlgren imaginait trop bien le spectacle qui les attendrait là. Il boucla sa ceinture lestée, une ceinture qui avait visiblement beaucoup vécu.

Lorsque les deux hommes eurent fini de s’équiper, Delgado amena le bateau au-dessus du sous-marin et jeta à l’eau une petite bouée avec soixante-dix mètres d’orin. Les deux plongeurs enjambèrent le plat-bord et sautèrent à l’eau.

* * *

Dirk ressentit un choc au contact de l’eau froide. Il s’immergea et fit une pause dans les eaux verdâtres, le temps de laisser la fine couche d’eau, sous sa combinaison, se réchauffer au contact de sa peau.

— Bon sang, je savais bien qu’on aurait dû prendre les combinaisons intégrales.

C’était la voix de Dahlgren, déformée par le système de transmission intégré aux masques qui leur permettait de garder le contact sous l’eau.

— Mais non, voyons, il fait aussi bon que dans les Keys, lui répondit Dirk, faisant allusion aux eaux chaudes de la Floride.

— À mon avis, t’as bouffé trop de saumon fumé, répliqua Dahlgren.

Dirk purgea le compensateur de flottabilité et décompressa avant de basculer et de palmer vers le fond en suivant l’orin de la bouée. Dahlgren suivait quelques mètres derrière. Comme un léger courant les entraînait vers l’Est, Dirk modifia la pente de descente en inclinant son corps pour essayer de rester au-dessus de l’épave. Ils continuèrent à descendre et passèrent bientôt la thermocline. Brusquement, la température baissa d’un cran. Ils étaient à trente mètres, l’eau trouble qui filtrait la lumière du jour devenait de plus en plus sombre. À trente-cinq mètres, Dirk alluma sa lampe frontale, assez semblable à une lampe de mineur. Ils descendirent encore de quelques mètres et soudain, la longue forme sombre surgit de l’obscurité.

L’énorme sous-marin noir reposait sur le fond, silencieux mausolée d’acier. En sombrant, il s’était posé sur la quille et était resté parfaitement droit, comme paré à reprendre la mer. En s’approchant, Dirk et Dahlgren purent mesurer, ébahis, les dimensions phénoménales du bâtiment... Ils descendirent encore pour s’approcher de l’étrave. De là, on ne voyait guère que le quart de la coque, tout le reste se perdait dans le noir.

Dirk resta à l’avant pendant un bon moment, en palmant doucement, puis il se dirigea vers la catapulte installée sur le pont milieu.

— Tiens, Dirk, j’aperçois l’un des avions... Par là, fit Dahlgren en tendant le bras vers un monceau de débris qui s’élevait à bâbord. Je vais jeter un œil.

— L’autre doit être derrière, d’après ce qu’on a vu au sonar, lui répondit Dirk qui longeait le pont.

Dahlgren se dirigea rapidement vers la carcasse qu’il avait repérée. Il était facile d’identifier l’hydravion monomoteur sous la fine couche de vase. Le Seiran Aichi M6A1 était un appareil à voilure unique, aux lignes très pures, conçu spécialement pour être lancé d’un sous-marin. Sa silhouette insolite, assez semblable à celle des chasseurs Messerschmitt, était rendue plus comique encore par la présence de deux flotteurs accrochés assez bas sous les ailes, comme deux chaussures de clown qui dépassaient du fuselage. Il n’en subsistait qu’un morceau à gauche, car l’aile tout entière avait été arrachée par le destroyer américain. Mais du côté droit, le fuselage et l’aile étaient presque intacts, tordus tout de même à un angle bizarre par le flotteur endommagé. Dahlgren descendit au ras du fond, devant l’appareil, pour inspecter le ventre et le dessous de la voilure. S’approchant encore, il souleva un nuage de vase autour de plusieurs excroissances, les points d’attache des bombes. L’emplacement était vide.

Il remonta lentement jusqu’au dos de l’avion, donna un léger coup de pied sur la verrière brisée et dégagea la vase qui s’y était accumulée. Il éclaira l’intérieur avec le faisceau de sa lampe et s’immobilisa, saisi : un crâne humain, sur le siège du pilote, lui adressait un sourire macabre. Il fouilla le cockpit avec sa lampe et aperçut, posées sur le plancher, deux bottes de vol. Un gros os dépassait de l’une d’entre elles. Le reste du squelette s’était éparpillé un peu partout, l’homme ayant coulé avec le bâtiment. Il s’écarta un peu et appela Dirk.

— Écoute, mon petit lapin, j’ai fait le tour de l’un des deux hydravions. Apparemment, il n’avait pas d’armes à bord quand il a coulé. Mais si ça peut te consoler, tu as le bonjour de Monsieur Squelette.

— J’ai trouvé les restes de l’autre avion, vide. On se retrouve près du massif.

Dirk avait découvert le second bombardier à une trentaine de mètres du sous-marin, retourné sur le dos. Les deux jambes des flotteurs avaient été arrachées lorsque le sous-marin avait coulé et le fuselage, encore entier avec ses ailes, était descendu en feuille morte jusqu’au fond. Il était facile de vérifier qu’aucune munition n’avait été montée sur l’intrados, pas le moindre signe de la présence d’une bombe ou d’une torpille lorsque l’avion s’était englouti.

Dirk remonta au niveau du pont et suivit la rampe de la catapulte, longue de vingt-cinq mètres, jusqu’à un grand panneau circulaire. Ce panneau donnait accès à un vaste cylindre de quatre mètres de diamètre : le hangar, où étaient stockés les éléments des avions assemblés avant le catapultage. Un affût était monté sur le hangar, trois canons antiaériens de 25 millimètres pointés vers le ciel comme s’ils guettaient encore un ennemi invisible.

Au milieu du I-403 et au lieu du massif qu’il s’attendait à trouver là, Dirk tomba sur un trou béant, tout ce qui restait du kiosque arraché dans la collision. Un petit banc de lottes batifolait au bord du cratère à la recherche de nourriture, ajoutant une touche de couleur à cette scène sinistre.

— Putain, dit Dahlgren qui s’était approché du cratère, tu pourrais y faire passer ta Chrysler.

— Et avec les rechanges en plus. Il a dû descendre très vite quand le massif a été arraché.

Silencieux, les deux hommes imaginaient la collision violente entre les deux bâtiments de guerre, la fin terrible qu’avait connue l’équipage.

— Jack, si tu allais faire un tour dans le hangar pour voir si tu ne trouves pas des munitions ? lui dit Dirk. Moi, je vais aller voir s’il y en a en bas.

Il consulta les chiffres fluorescents de sa montre de plongée, une Doxa que lui avait offerte son père pour son dernier anniversaire.

— Plus que huit minutes, faut faire vite.

— Je te retrouve ici dans six minutes.

En un battement de palmes, Dahlgren disparut dans l’ouverture du hangar.

Dirk pénétra dans la sombre crevasse percée à côté du cylindre, dans un magma de tôles tordues et écrasées. En descendant, il tomba sur les deux coques épaisses parallèles, caractéristique assez inhabituelle et propre à ce type de sous-marin. Il passa à travers un panneau et reconnut le central, avec sa barre à présent recouverte d’anatifes. Des équipements radio étaient fixés sur une cloison ; une autre, comme le plafond, était truffée de manettes et de sectionnements. Il dirigea le faisceau de sa lampe sur un bloc de manœuvre et lut sur l’étiquette, écrit en lettres blanches : barra-suto tanku. Sans doute des purges de ballasts.

Il donna un léger coup de pied et se propulsa doucement vers l’avant en faisant bien attention de ne pas soulever la vase qui s’était déposée sur le pont. Passant ainsi d’un compartiment au suivant, il avait l’impression de voir revivre les sous-mariniers japonais. Dans la cuisine minuscule, des assiettes et de l’argenterie jonchaient le sol, et de petites fioles de saké s’alignaient sur une étagère. Et dans le carré assez vaste, bordé d’un côté par les couchettes des officiers, un temple shintoïste miniature luisait doucement contre une cloison.

Il poursuivit sa progression, conscient qu’il lui restait peu d’oxygène, en essayant d’enregistrer tout ce qu’il voyait. Il longea des faisceaux de tuyauteries, de câbles, de circuits hydrauliques et arriva ainsi au poste des officiers mariniers. Puis il atteignit enfin le but de son exploration : le poste torpilles. D’un bond puissant, il s’approcha du panneau d’entrée. Comme il allait le franchir, il s’arrêta net.

Il cligna des yeux : peut-être sa vue lui jouait-elle des tours ? Il éteignit sa lampe et regarda de nouveau. Il n’avait pas rêvé.

Dans les entrailles de ce sous-marin rongé par la rouille, enseveli dans les profondeurs depuis plus de soixante ans, il y avait une petite lumière, faible, mais très nette, une lumière verte qui clignotait.

Vent mortel
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