Chapitre 35
Summer savait pertinemment que casser cet anneau allait leur prendre encore une bonne vingtaine de minutes. Il lui fallait trouver un autre moyen de libérer son frère. Abandonnant Dirk, elle plongea jusqu’au fond de la grotte pour voir si elle ne trouverait pas quelque outil abandonné là, n’importe quoi, quelque chose qui lui permettrait de briser l’anneau. Le fond était plat et sableux, rien d’intéressant. Il n’y avait que ces blocs en béton, bien alignés. Elle avança doucement, se guidant de la main vers un bloc et finit par découvrir un gros morceau de ciment qui s’était détaché de l’une des gueuses. On avait dû le mouiller un peu trop près des autres. Elle se glissa au milieu des débris, atteignit le dernier bloc et sentit quelque chose lui tomber dans la main. Quelque chose de plat et de spongieux, comme du cuir. Dessous, il y avait un truc incurvé, étroit, qu’elle identifia vite comme la semelle d’une chaussure. Une sorte de bâton droit y était fiché, elle l’empoigna avant de se rendre compte, horrifiée, que c’était un fémur. Le fémur appartenait au squelette qui avait chaussé ce soulier. Encore une victime de Kang. Cela faisait longtemps que le cadavre devait être là, enchaîné au bloc. Elle recula, fit demi-tour pour revenir vers Dirk et se cogna le crâne contre le morceau de ciment. Ce débris était grossièrement cubique, il devait faire une petite cinquantaine de kilos. Elle le tâta pour voir à quoi il ressemblait, elle hésitait. Finalement, elle se dit qu’elle tenait peut-être la solution et que, de toute manière, elle n’avait rien de mieux sous la main.
Elle remonta pour respirer, plongea et se plaqua contre le bloc pour le soulever. À l’air libre, elle aurait eu énormément de mal, mais, dans l’eau, il pesait moins lourd. Elle avança ainsi jusqu’à son frère, le maintenant avec peine. Sentant la présence de Dirk plus qu’elle ne le vit, elle l’éloigna du bloc qui retenait prisonnier son poignet gauche. Pleine d’angoisse, elle s’aperçut que son frère était tout mou, alors que c’était un homme aux muscles d’acier.
Elle se cala du mieux qu’elle put contre la gueuse et fonça en avant, projetant de toutes ses forces le bloc de ciment sur l’anneau. Elle réussit à le faire avancer ainsi sur son élan, puis la pesanteur reprit le dessus. Pourtant, elle avait parfaitement calculé son coup. Pendant le bref moment où l’inertie avait joué, le bloc avait frappé l’anneau de fer. Elle entendit un clang étouffé par l’eau, mais assez pour savoir qu’elle avait tapé au bon endroit. Elle lâcha son bloc. L’anneau tout rouillé, déjà bien entamé par le mordant de la lime, venait de céder.
Elle attrapa immédiatement Dirk par le bras, le saisit par le poignet, sa main pendant comme une chiffe. D’un coup de pied, elle le fit remonter à la surface, prit une grande respiration et commença à le hisser jusqu’à un petit rocher émergé en s’efforçant de le maintenir hors de l’eau. Agenouillée près de lui, elle lui fit un bouche-à-bouche assorti d’un massage cardiaque. Soudain, Dirk se raidit, tourna un peu la tête et, dans un grognement, commença à cracher de l’eau. Il respirait enfin. Il réussit à se soulever sur ses coudes et à se tourner vers sa sœur.
— Je crois bien que j’ai bu la moitié du fleuve. La prochaine fois, rappelle-moi de ne boire que de l’eau minérale.
À peine avait-il réussi à articuler ces quelques mots qu’il fut pris d’un nouveau haut-le-cœur. Il recommença à cracher de l’eau, s’assit et se frotta vigoureusement le poignet gauche. Se tournant vers sa sœur, il constata avec plaisir qu’elle semblait indemne et en pleine forme.
— Merci de m’avoir sorti de là, lui dit-il. Mais comment t’as fait ?
— J’ai trouvé un morceau de béton et je l’ai projeté contre la pièce de scellement. Dieu soit loué, je ne t’ai pas coupé la main.
— Ce dont je te suis fort reconnaissant, murmura-t-il en hochant la tête.
Après avoir repris leur souffle, ils restèrent là presque une heure pour se refaire. Dirk crachait encore de temps eh temps l’eau qu’il avait avalée. Le soleil s’était couché depuis longtemps et le peu de lumière qui pénétrait par l’ouverture de la grotte avait laissé place à la nuit noire. Ils étaient plongés dans une obscurité totale. Une fois remis, Dirk demanda à sa sœur :
— As-tu une idée de l’endroit où se trouve la sortie ?
— À moins de cinquante mètres, un peu à l’est du quai.
— Et comment on va là-bas ?
— Il y a une yole. Ah oui, j’oubliais, tu dormais lorsque nous sommes arrivés. Dommage, c’était la plus belle partie de la croisière.
— Désolé d’avoir manqué le spectacle, répondit-il en massant une bosse qu’il avait à la tête. Si nous voulons sortir d’ici, nous allons devoir emprunter un de ses bateaux à Kang. Quand nous sommes arrivés, j’ai aperçu un petit hors-bord amarré derrière son palace flottant. Il y est peut-être encore.
— Si nous arrivons à le détacher puis à gagner le milieu de l’anse sans faire de bruit avant de démarrer le moteur, cela peut nous permettre de gagner le temps nécessaire.
Summer tremblait de tous ses membres, les effets de son long séjour dans l’eau froide se faisaient sentir.
— Bon, j’ai peur qu’il faille se remettre à l’eau. Puisque tu connais le chemin de la sortie, passe donc devant.
Summer releva le bas de sa robe afin d’être plus libre de ses mouvements et se laissa glisser dans l’eau trouble. Dirk la suivit. Ils longèrent une espèce de chenal sinueux, se dirigeant vers la tache gris clair qui signalait l’entrée de la grotte. Arrivés là, ils entendirent des voix dans le lointain et firent une pause. Un dernier virage à droite et le ciel se découvrit devant eux. Des étoiles scintillaient, les lampadaires du quai se reflétaient dans l’eau. Sans faire de bruit, ils gagnèrent un petit rocher isolé qui se trouvait à quelques mètres. Le caillou, couvert d’algues, était très glissant, mais il avait le mérite de leur offrir une cachette. De cet endroit, ils purent observer tranquillement le quai et ses alentours.
Ils restèrent ainsi accrochés au rocher pendant quelques minutes, examinant les bateaux au mouillage et la côte, essayant de savoir s’il y avait du mouvement. Comme Dirk l’avait dit, il y avait là un petit hors-bord vert, amarré entre le yacht et le catamaran par lequel ils étaient arrivés. Il n’y avait aucun signe de vie à bord des trois bateaux, amarrés à la queue leu leu. Dirk savait pourtant qu’il devait y avoir une petite équipe de garde au mouillage sur le plus gros de la flotte.
Une sentinelle sortit de l’ombre à quelque distance, elle était seule. L’homme arpentait lentement le front de mer. Lorsqu’il passa sous un lampadaire, Dirk aperçut très nettement un éclat de lumière sur le canon du fusil qu’il tenait sous le bras. Sans se presser, le garde s’avança sur le ponton, longea les bateaux et s’arrêta un bon bout de temps près du yacht. Enfin, il regagna le rivage, prit le petit chemin dallé qui conduisait à l’ascenseur et retourna s’installer dans la guérite construite au pied de la falaise.
— Voilà notre homme, murmura Dirk. Tant qu’il reste dans sa cabane, il ne peut pas voir le hors-bord, il est caché par les deux autres bateaux.
— Il va falloir le voler en vitesse, avant qu’il refasse sa ronde.
Dirk acquiesça. Quittant le rocher, ils reprirent leur nage silencieuse en direction du ponton. Dirk gardait un œil sur la guérite, tout en calculant mentalement le temps qu’il lui faudrait pour faire démarrer le hors-bord au cas où ils n’y auraient pas laissé la clé de contact.
Ils gagnèrent ainsi un endroit assez éloigné du ponton pour ne pas risquer de donner l’alerte avant de se trouver par le travers du hors-bord. Leurs menottes les gênaient pour nager, ils faisaient bien attention à garder en permanence les mains sous l’eau.
Approchant ainsi discrètement du ponton, ils perdirent de vue la guérite qui leur était dissimulée par l’arrière du yacht, avant de revoir le rivage. Le garde était toujours dans sa cahute. Assis sur un tabouret, il lisait une revue.
Par gestes, Dirk fit signe à sa sœur de larguer la bosse d’amarrage à l’arrière du hors-bord tandis que lui-même s’occupait de l’avant. Il se hissa un peu hors de l’eau pour attraper le bout et monter sur le ponton. Soudain, il entendit un cliquetis juste au-dessus et se figea. Un faisceau de lumière jaune balaya rapidement l’air. À sa lueur, il aperçut la figure rougeaude d’un garde en train d’allumer une cigarette sur la plage arrière. Il était à moins de trois mètres.
Dirk resta immobile, une main accrochée au plat-bord avant, pas un de ses muscles ne frémissait. Il prenait grand soin de ne pas troubler les vaguelettes qui ridaient la surface. Il attendit patiemment, le bout de la cigarette s’éclairait périodiquement comme une balise de bâbord chaque fois que le garde inhalait une bouffée. Dirk retint son souffle, pas tant pour lui que pour Summer, dont il espérait qu’elle resterait inaperçue à l’arriére. Le garde savourait sa clope et tira dessus dix minutes avant de jeter le mégot par-dessus la lisse. Ledit mégot tomba dans l’eau à un mètre de Dirk et s’éteignit avec un petit pschitt.
Il attendit que le bruit des pas se fut éloigné avant de plonger et de regagner l’arrière à la nage. Il remonta derrière l’hélice et trouva Summer qui l’attendait en montrant quelques signes d’impatience. Il lui fît un signe de tête, passa sous le tableau et jeta un œil au siège du pilote. Avec cette obscurité, il arrivait à peine à distinguer la planche de bord. La clé n’était pas sur le contact. Il redescendit dans l’eau et se tourna vers Summer pour se saisir de la bosse qu’elle avait en main. À la surprise de sa sœur, il plongea une bonne minute et, lorsqu’il remonta, il avait les mains vides. Elle pensait qu’il allait remettre le bout libre à bord, mais, au lieu de cela, il s’approcha du ponton. Elle obéit au geste du doigt qu’il lui faisait et s’éloigna en silence du hors-bord. Lorsqu’ils furent arrivés hors de portée de voix, ils s’arrêtèrent pour souffler.
— Qu’est-ce que tu fabriquais ? lui demanda Summer qui n’y comprenait rien.
Dirk lui raconta ce qu’il avait vu, le garde à l’arrière du yacht.
— Sans la clé, je n’avais guère de chance d’y arriver. Les bateaux sont serrés les uns contre les autres, il m’aurait forcément vu ou entendu si j’avais essayé de tripatouiller les fils. Pas de pot, il y en a encore un ou deux autres à bord du catamaran. Je crois que nous allons nous contenter de la yole.
La petite barcasse que les hommes de Kang avaient utilisée pour les transférer à terre était tirée sur la rive, tout près du ponton.
— C’est drôlement près du garde, fit Summer.
Ils rebroussèrent chemin pour rejoindre le rivage en faisant un large détour pour éviter les bateaux et s’approchèrent des rochers par l’Est. Lorsqu’ils eurent pied, Dirk laissa sa sœur et s’avança doucement.
Une fois sorti de l’eau, il continua en rampant. L’embarcation était échouée entre deux rochers, à six ou sept mètres du bord. Il s’abrita derrière la coque pour échapper à la vue de la guérite et se traîna le long du bordé jusqu’à l’endroit qui lui permettait de jeter un œil. Une glène de cordage était lovée sur le banc de nage à l’avant et fixée à un petit anneau d’étrave. Il passa par-dessus le plat-bord, tira sur la ligne et attira la glène contre lui. Il redescendit, recula jusqu’au tableau arrière, face à l’eau. À tâtons, il sentit contre sa main la pièce de fixation d’un moteur hors-bord et y fixa solidement le bout de la bosse.
Puis il refit le même chemin en sens inverse jusqu’à l’eau, toujours en rampant, et déroula le filin derrière lui. Il faisait une quinzaine de mètres. Summer s’approcha à la nage et ils commencèrent à déhaler sur le bout. Il y avait un peu plus d’un mètre d’eau et seules leurs têtes dépassaient.
— On va le tirer de là, comme à la pêche à l’espadon, fit Dirk à voix basse. Si un type s’aperçoit de quelque chose, on plonge et on regagne les rochers près de la grotte, continua-t-il en lui indiquant la direction d’un mouvement de menton.
Il mit le filin entre les mains de Summer, bascula dans l’eau et appliqua progressivement la tension. Cela fait, Summer se mit à tirer à son tour.
Le petit bateau s’ébranla sans mal en raclant contre les galets. Ils reprirent rapidement le mou et jetèrent un coup d’œil à la guérite. Le garde était toujours plongé dans sa revue. Dirk et Summer reprirent donc tranquillement leur tâche, tirant le bateau, s’arrêtant, recommençant. Ils faisaient une pause de temps à autre pour s’assurer que personne ne remarquait la manœuvre. Lorsque la barcasse arriva au bord de l’eau, Summer retint sa respiration, puis laissa échapper un long soupir quand la coque se mit à flotter. Ces bruits de raclements allaient enfin cesser,
— On va le tirer un peu plus loin, lui dit son frère à voix basse.
Il passa deux tours de filin autour de ses épaules et commença à nager en direction du milieu de l’anse. Lorsqu’ils furent à une centaine de mètres de la côte, il lova le bout à l’intérieur et se hissa par-dessus le plat-bord avant de prendre la main de Summer pour la faire monter à son tour.
— C’est pas exactement une bête de course, mais je crois que ça fera l’affaire.
Il inspecta rapidement le contenu du bateau. Il repéra une paire d’avirons sous le banc, mit à poste les dames de nage et plongea les pelles dans l’eau. Face à l’arrière, il avait sous les yeux la résidence de Kang, brillamment illuminée. Il se mit à souquer de toutes ses forces et ils prirent bientôt de l’erre.
— Il faut compter environ un mille jusqu’au fleuve, lui annonça Summer. Avec un peu de chance, on pourrait tomber sur un navire de guerre ou sur un garde-côtes coréens.
— Je parierais plutôt sur un cargo.
— Pourquoi pas, répliqua Summer, à condition qu’il n’y ait pas l’éclair bleu du groupe Kang sur la cheminée.
Jetant un coup d’œil à la rive, Dirk vit soudain qu’il y avait de l’animation. Il essaya de distinguer plus précisément ce qui se passait et, lorsqu’il y parvint, fit une légère grimace.
— J’ai peur que celui qui nous recueillera ne soit pas exactement un cargo, dit-il en serrant les mains sur les mancherons.
* * *
La sentinelle de garde sur le quai avait fini par se lasser de sa lecture et décida d’aller refaire une ronde près des bateaux. Un de ses copains, de service à bord du yacht, venait d’une région proche de la sienne et il adorait aller le titiller sur la laideur des filles de chez lui. Il gagna le ponton et ne remarqua pas que la bar-casse avait disparu de la plage. Arrivé à la passerelle qui menait au ponton, il dérapa et dut se retenir à la filière. Son regard glissa vers le sol et c’est là qu’il fit sa découverte. Il y avait une sorte de sillon, la trace laissée par le canot lorsqu’il avait été déplacé sur les galets. Seule différence, il n’y avait plus de canot.
Un peu embêté, le garde prit la radio et annonça sa découverte au PC sécurité. À la seconde, deux hommes fortement armés sortirent de l’obscurité au pas de course. Après un échange bref, mais vif, ils allumèrent des projecteurs et des faisceaux de lumière commencèrent à balayer méthodiquement la zone : l’eau, les rochers, le ciel. Les gardes cherchaient frénétiquement où pouvait bien se trouver le canot qui avait disparu. C’est pourtant celui qui était de faction sur la plage arrière du yacht qui repéra les deux évadés. Il braqua un puissant projecteur sur le petit bateau blanc qui bouchonnait à la surface.
— C’est vraiment pas le moment de se retrouver sous les feux de la rampe, lâcha Summer lorsque le faisceau s’arrêta sur eux.
Ils entendirent immédiatement le tacatac d’une arme automatique puis le sifflement des balles qui passaient au-dessus de leurs têtes.
— Couche-toi dans le fond, lui ordonna Dirk qui souquait de toutes ses forces sur le bois mort. Pour le moment, nous sommes hors de portée, mais il leur suffit d’un coup de pot.
La petite yole se trouvait à peu près au milieu de l’anse. Pour un tireur entraîné qui prendrait place dans le hors-bord, c’était du tir aux pigeons. Il pouvait leur tomber dessus à tout instant, c’était l’affaire de quelques secondes. Dirk pria en silence que personne ne remarque le filin.
À terre, l’un des gardes avait déjà sauté dans le canot vert et faisait démarrer le moteur. Tongju, réveillé par les coups de feu, émergea de sa cabine à bord du catamaran et se mit à hurler à l’un des gardes :
— Prenez le hors-bord ! Tuez-les s’il le faut !
Les deux autres gardes sautèrent dans le hors-bord et le dernier largua la bosse en montant à bord. Dans la panique, aucun des trois ne remarqua que la bosse fixée à l’arrière passait sous la coque. Le pilote se borna à constater que toutes les amarres avaient été larguées. Le canot commença à s’éloigner du ponton, il embraya et poussa à fond sur les gaz.
Le bateau bondit en avant pendant une fraction de seconde avant de s’immobiliser brusquement. Le moteur rugissait au régime maximum, mais l’embarcation ne bougeait pas. Le pilote qui n’y comprenait rien réduisit les gaz sans trop savoir ce qui l’empêchait d’avancer.
— Espèce d’imbécile ! hurla Tongju depuis le pont.
Lui, d’habitude si impassible, était dans une fureur noire.
— Ton amarre est prise dans l’hélice. Mets quelqu’un à l’eau et dégage-la !
Le petit travail de Dirk payait. Lorsqu’il avait plongé sous le hors-bord, il avait soigneusement enroulé le filin autour de l’arbre, l’empêchant ainsi de tourner normalement. Le coup d’accélérateur du pilote n’avait servi qu’à faire empirer la situation, en souquant encore plus fort ce méli-mélo de cordage. Il faudrait bien vingt minutes pour démêler ce fourbi.
Comprenant enfin ce qui s’était passé, Tongju fit irruption dans l’abri de navigation.
— Démarre, ordonna-t-il au patron du catamaran. Appareille immédiatement.
Le patron, encore tout endormi, était en pyjama, un pyjama de soie rouge. Il fit signe qu’il avait compris et se hâta vers l’abri de navigation.
Trois quarts de nautique plus loin, Dirk, haletant, poussait sur les avirons. Son cœur battait à se rompre. Ses bras et ses épaules le brûlaient, après les efforts qu’il leur demandait, il avait mal aux cuisses de pousser sur les cale-pieds. Son organisme épuisé lui suggérait de réduire la cadence, mais son cerveau lui disait de jeter au contraire toutes ses forces dans la balance. Ils avaient gagné de précieuses minutes en sabotant le hors-bord, certes, mais les hommes de Kang avaient encore deux bateaux à leur disposition.
Ils entendaient dans le lointain le bruit des échappements du catamaran, ses moteurs montaient en régime. Pendant que Dirk continuait à ramer, Summer le guidait vers le goulet dont ils se rapprochaient. La résidence de Kang et ses navires disparurent de leur vue lorsqu’ils embouquèrent la passe en forme de S.
— On a peut-être cinq minutes devant nous, fit Dirk entre deux efforts. Parée pour une petite baignade ?
— Je ne ferai peut-être pas aussi bien qu’Esther Williams[14] avec ces deux trucs, répondit-elle en lui montrant ses menottes. Mais je n’ai pas du tout envie de goûter une seconde fois à l’hospitalité de Kang.
Elle n’avait pas besoin de demander à Dirk la raison pour laquelle il lui posait cette question. Il avait beau être épuisé, elle savait que son frère était un véritable poisson. Ils avaient grandi à Hawaii, ils se baignaient toute la journée dans ces eaux chaudes. Dirk excellait dans le fond, il lui arrivait souvent de nager cinq milles, uniquement pour le plaisir.
— Si nous arrivons à gagner le cours du fleuve, nous avons peut-être une chance.
Lorsqu’ils eurent franchi le premier virage, le goulet s’assombrit. Les lumières de la résidence de Kang étaient cachées par les collines. Rien ne troublait le silence nocturne que le grondement des quatre moteurs diesels du catamaran qui montaient en régime. Dirk travaillait comme une machine, trempant et relevant les pelles des avirons à grands coups très efficaces. Summer lui servait de brigadier, lui suggérait de légers changements de cap pour leur faire prendre le plus court chemin et l’encourageait de la voix.
— Nous sortons de la seconde courbe, annonça-t-elle. Tire un peu à tribord, nous serons hors du goulet dans trente mètres.
Dirk continuait au même rythme, très régulier. Il relâcha la pression à sa gauche pour faire pivoter le nez. Le bruit du catamaran était de plus en plus fort, il avançait dans l’anse. Les membres rompus, Dirk donnait pourtant l’impression d’accélérer, effet sans doute de la menace qui se rapprochait.
Il faisait un peu moins sombre lorsqu’ils débouchèrent du dernier virage pour pénétrer dans le lit du fleuve. Les lumières des petits villages éparpillés sur les rives et au flanc des collines scintillaient çà et là à l’horizon. Ces lueurs constituaient le seul moyen d’évaluer la largeur du lit, près de cinq nautiques à cet endroit. À cette heure de la nuit, un peu avant l’aube, la navigation était à peu près inexistante. À plusieurs milles en aval, ils apercevaient quelques caboteurs qui mouillaient en attendant de rallier Séoul au lever du jour. Une drague, brillamment éclairée, remontait le courant, presque dans leur direction, mais elle était encore à quatre nautiques. Plus haut sur le fleuve, un navire de faible tonnage qui arborait des lanternes multicolores naviguait à peu près au milieu du lit, à faible vitesse.
— J’ai peur qu’on ne voie pas de taxis fluviaux, conclut Summer après avoir inspecté l’horizon.
Dirk essayait de gagner le milieu du fleuve. Le courant les faisait dériver, aidé par la marée descendante qui poussait la Han dans les eaux sombres de la mer Jaune. Il lâcha les avirons un instant pour réfléchir. La drague était très tentante, mais il devrait lutter contre le courant traversier pour la rejoindre, ce qui était pratiquement impossible. Regardant plus en aval, il aperçut un petit groupe de lumières jaunes à travers la brume, sur la rive opposée.
— On va essayer ce village là-bas, décida-t-il, pointant un aviron dans cette direction.
Ils devaient être à deux nautiques de cet endroit, à peu près.
— Si je fais route en suivant la largeur, le courant devrait nous y déposer directement.
— Ce qui suppose une petite baignade.
Il y avait une chose qu’ils ignoraient tous deux. La ligne de démarcation passait au beau milieu du fleuve. Ces petites lumières qu’ils apercevaient n’étaient pas celles d’un village, mais celles d’une base fluviale de la marine nord-coréenne.
Ils durent s’interrompre dans l’examen de tous ces plans, car le catamaran sortait du goulet dans le grondement de ses moteurs. Deux projecteurs étaient allumés sur les côtés de l’abri et leurs faisceaux balayaient l’eau. Dans quelques secondes, l’un d’eux tomberait fatalement sur la petite embarcation.
— Il est temps de quitter la scène, fit Dirk en orientant le bateau nez vers l’aval.
Summer sauta par-dessus bord, bientôt suivie de son frère qui, après avoir hésité, s’empara finalement de deux brassières.
— On va rester travers au courant, un peu vers l’amont, pour mettre autant de distance que possible entre eux et nous.
— Compris. On reprend de l’air toutes les trente secondes.
Des rafales de mitrailleuse déchirèrent la nuit et des gerbes de balles frappèrent la surface de l’eau à seulement quelques mètres devant eux. Sans demander leur reste, Dirk et Summer disparurent, s’enfonçant à un mètre cinquante de profondeur avant de prendre le cap. Avec ce courant, ils avaient l’impression de faire du surplace, mais ils continuèrent à nager vers le milieu du lit. Ils n’avaient aucune chance de remonter le flot descendant, mais ils dérivaient ainsi moins vite que leur barcasse.
Ils entendaient nettement dans l’eau le bruit des diesels et ils devinaient que le catamaran se rapprochait du canot. Dirk comptait les secondes à chaque brasse, espérant que Summer n’allait pas trop s’éloigner de lui dans le noir. Quand on nage de nuit, dans des eaux sombres, le seul moyen de repérer son cap est le sens du courant. Au bout de trente secondes, il se laissa doucement remonter à la surface, y soulevant à peine une ride.
Summer sortit de l’eau à trois mètres de lui, Dirk l’entendait qui soufflait bruyamment. Ils échangèrent un rapide coup d’œil, regardèrent ensuite la yole, reprirent une grande goulée d’air et plongèrent. Trente secondes encore.
Ce que Dirk avait pu brièvement apercevoir du canot l’avait rassuré. Le catamaran était arrivé dessus par l’amont en faisant feu de tous les bords et s’était maintenant arrêté pour constater les dégâts. Personne à bord n’avait songé à regarder ce qui se passait un peu plus loin dans l’eau, l’équipage supposait que les deux Américains étaient restés à bord. Pendant le court moment qu’ils avaient passé sous l’eau, ils avaient réussi à mettre une centaine de mètres entre eux et le canot.
Lorsque le catamaran fut tout près, Tongju ordonna à ses hommes de cesser le feu. Il n’y avait plus aucune trace des deux évadés, que Tongju s’attendait à retrouver dans le fond du canot, morts. Il se pencha pour vérifier, étouffa un juron et braqua une lampe torche sur le bateau. Il était totalement vide.
— On va inspecter la surface dans le coin puis la côte, ordonna-t-il d’un ton sec.
Le catamaran parcourut un dernier rond, balayant la surface avec ses projecteurs. Tous les yeux étaient braqués sur l’endroit, essayant de percer l’obscurité. Soudain, le tireur qui se trouvait sur la plage avant cria en montrant quelque chose par bâbord :
— Là, dans l’eau ! Il y a deux objets !
Tongju fit un signe de tête. Cette fois-ci, se dit-il avec une satisfaction cruelle, leur compte est bon.