CHAPITRE TREIZE
Harpiste, ton chant résonne douloureusement.
Bien que la mélodie en soit gaie.
Ta voix est triste et lourdes tes mains
Et ton regard se détourne du mien.
Lorsqu’il devint évident que T’gellan l’avait oubliée, Menolly descendit lentement les gradins et sortit de la salle d’Éclosion en traversant le sable brûlant.
Belle la retrouva à l’entrée, réclamant caresses et réconfort. Elle fut promptement suivie par les autres, piaillant nerveusement avec de nombreux piqués vers l’entrée pour voir si Ramoth était dans les parages.
Bien que Menolly n’eût pas beaucoup à marcher sur le sable, la chaleur eut tôt fait de pénétrer la semelle de ses chaussures et avancer était devenu pénible quand elle posa enfin les pieds sur le sol plus frais de la cuvette. Elle s’appuya contre l’un des côtés de l’ouverture et se laissa glisser sur le sol, entourée de ses lézards-de-feu en attendant que la douleur s’estompe.
Comme tout le monde était du côté de la caverne-cuisine, personne ne la remarqua, ce qui l’arrangeait car elle se sentait inutile et abrutie. La traversée de la cuvette vers les cuisines serait longue. Eh bien, il lui suffirait de l’accomplir en petites étapes.
Elle entendit de faibles cris de bétail à l’extrémité la plus éloignée de la vallée de la cuvette et aperçut Ramoth suspendue dans les airs, prête à tuer. Les femmes du weyr avaient dit qu’elle n’avait pas mangé depuis dix jours, ce qui expliquait en partie son humeur irascible.
Près du lac, on nourrissait et baignait les nouveau-nés et montrait à leurs cavaliers comment huiler leur peau fragile. De blanches tuniques évoluaient au milieu des luisantes écailles vertes, bleues, brunes et bronze. La petite reine était légèrement à l’écart des autres, accompagnée de deux bronzes. Elle ne put voir où se trouvait le dragon blanc.
Sur les saillies qui parsemaient les parois de la cuvette, quelques dragons étaient lovés dans le soleil couchant de l’après-midi. Au-dessus d’elle et sur sa gauche, Menolly vit le grand bronze Mnementh sur la corniche du weyr de la reine. Il était assis sur son arrière-train, regardant sa compagne choisir sa proie. Menolly le vit se déplacer un peu, jeter un coup d’œil par-dessus son épaule gauche. Puis elle aperçut la tête d’un homme qui descendait les degrés du weyr de la reine.
La voix de Felena s’élevant au-dessus du brouhaha des conversations ramena le regard de Menolly à la caverne-cuisine où les tables avaient été dressées pour les festivités de la soirée. Les chevaliers-dragons s’en chargeaient, car les couleurs brillantes de leurs plus belles tuniques se détachaient en se déplaçant au milieu des tons plus ternes des forts et des ateliers qui, bouquets immobiles, semblaient rester à une distance respectueuse des travailleurs.
L’homme qui descendait du weyr de la reine avait maintenant atteint le sol de la cuvette, et Menolly le regarda paresseusement en entamer la traversée. Tante Une et Deux planèrent, piaillant à cause de quelque chose qui les avait perturbées et penchant la tête vers elle en quête de réconfort. Elles avaient besoin d’être huilées et elle se sentit coupable de ne pas mieux prendre soin d’elles.
— Tu as deux verts ? interrogea une voix amusée, et un homme de haute taille se tenait devant elle, le regard amical et intéressé.
— Oui, elle sont à moi, dit-elle et elle leva Deux vers lui pour qu’il l’examine, récompensant la bonté et la bonne humeur qui se dégageaient de son visage allongé. Ils aiment qu’on leur gratte le dessus des yeux, doucement, comme ça, ajouta-t-elle, en lui montrant.
Il mit un genou sur le sable et caressa aimablement Deux qui chanta et ferma les paupières de plaisir. Tante Une siffla pour attirer l’attention de Menolly, lui frappant la main de sa gueule, jalouse.
— Veux-tu bien cesser, vilaine !
Belle apparut, suivie de Rocky et Plongeur, houspillant tous les trois Tante Une avec une telle vigueur qu’elle s’envola.
— Ne me dis pas que la reine et les deux bruns sont aussi à toi ? demanda l’homme, surpris.
— J’en ai peur.
— Alors du dois être Menolly, dit-il, se relevant et lui faisant une telle révérence qu’elle rougit. Lessa vient de me dire que je pourrai avoir deux œufs de la couvée que tu as découverte. J’ai une préférence pour les bruns, tu sais, quoique je n’aurais vraiment rien contre un bronze. Bien sûr, les verts, comme cette dame, et il décocha un sourire si charmeur à Deux qu’elle chantonna, sont si adorables. Ce qui ne veut cependant pas dire que je refuserais un bleu.
— Vous ne voulez pas la reine ?
— Oh, ce serait faire preuve d’avidité, non ? Il se frotta la joue pensivement et lui lança un sourire mi-figue mi-raisin. Quoique, tout bien considéré, je serais sincèrement embarrassé si Sebell – mon compagnon de voyage doit recevoir l’autre œuf – avait la reine. Mais… et il leva ses longues mains au ciel pour indiquer qu’il s’en remettait au hasard. Tu as une raison d’attendre ici ? Ou cette pagaille de l’autre côté de la cuvette est-elle plus que ne peuvent supporter tous tes amis ?
— Je devrais être là-bas. Il faut faire tourner la couvée ; les œufs sont dans du sable chaud près de l’âtre ; mais T’gellan m’a conduite dans la salle d’Éclosion et m’a dit d’attendre…
— Et il semble qu’il t’ait oubliée. Ce n’est pas surprenant compte tenu des surprises de la journée.
L’homme s’éclaircit la gorge et lui tendit la main. Elle accepta son aide parce qu’elle n’aurait pas pu se lever sans elle. Il avait fait trois enjambées quand il s’aperçut qu’elle ne pouvait pas suivre. Poliment, il se retourna. Menolly essayait de marcher normalement, une prouesse qu’elle réussit à accomplir sur trois pas avant que son talon ne heurte si douloureusement un tas de cailloux qu’elle ne put retenir un cri. Belle arriva en tourbillonnant, protestant furieusement, et Rocky et Plongeur y ajoutèrent leurs pitreries, ce qui ne fut d’aucune aide pour personne.
— Prends mon bras. Es-tu restée trop longtemps sur le sable brûlant ? Une seconde. Tu es une grande fille, mais tu n’as que la peau sur les os.
Avant que Menolly ait pu protester, il l’avait prise dans ses bras et lui faisait traverser la cuvette.
— Dis à ta reine que j’essaye de t’aider, lui demanda-t-il quand Belle vint déranger ses cheveux argentés, lui plongeant dessus. Réflexion faite, assure-toi de me donner des œufs de verts.
Belle était trop excitée pour écouter Menolly, aussi dut-il agiter les bras autour de sa tête et de son visage pour se protéger. Il ne fut donc pas étonnant que leur arrivée à la caverne attire l’attention ; mais on s’écarta pour leur laisser le passage, s’inclinant avec tant de déférence que Menolly demanda qui était cet homme. Sa tunique était en étoffe grise avec juste une bande de bleu, il devait donc s’agir d’un harpiste ; probablement attaché au weyr de Fort à en juger par la garniture jaune qu’il portait au bras.
— Menolly, tu t’es fait mal aux pieds ? Felena apparut attirée par le remue-ménage. T’gellan t’a oubliée ? Il n’a aucune mémoire, que le diable l’emporte ! Comme c’est gentil à vous de l’avoir aidée, seigneur !
— N’en parions plus, Felena. J’ai découvert qu’elle avait la charge des œufs de lézards-de-feu. Cependant, si vous aviez une coupe de vin… Ce travail m’a donné soif.
— Je peux me tenir debout, vraiment, seigneur, protesta Menolly, car quelque chose dans les manières de Felena lui disait que cet homme était trop important pour s’occuper d’une jeune fille aux pieds blessés. Felena, je n’ai pas pu l’en empêcher.
— Je n’ai fait que m’attirer des bonnes grâces, comme j’en ai l’habitude, lui dit l’homme et cesse de te débattre. Tu es trop lourde !
Felena rit de cette réponse en forme de plaisanterie en les conduisant à la table de Menolly sous laquelle se trouvait le panier d’œufs.
— Vous êtes vraiment un homme redoutable, maître Robinton. Mais vous aurez votre vin pendant que Menolly va vous choisir les meilleurs œufs de la couvée. As-tu repéré l’œuf de la reine, Menolly ?
— Après les attaques de la reine de Menolly, je me sentirai plus à l’aise avec n’importe quelle autre couleur, Felena. Et maintenant va me chercher ce vin si tu es une bonne fille. Je suis complètement desséché.
Alors qu’il la déposait doucement sur sa chaise, Menolly entendait encore les remarques moqueuses de Felena, « … un homme redoutable, maître Robinton… homme redoutable… maître Robinton… » Elle le regarda, incrédule.
— Et alors, que se passe-t-il, Menolly ? Mes efforts m’ont donné des boutons ? Il passa ses mains sur ses joues et son front et examina sa main. Ah, merci, Felana. Tu me sauves la vie. J’avais la langue presque collée au palais. À la tienne, jeune reine, et merci de ta courtoisie.
Il leva sa coupe vers Belle qui le fixait, perchée sur l’épaule de Menolly, l’enlaçant fermement de sa queue.
— Eh bien ? demanda-t-il gentiment à Menolly.
— Vous êtes le maître harpiste ?
— Oui, je suis Robinton, répondit-il sur le ton de la conversation, et il me semble que tu aurais besoin de vin, toi aussi.
— Non, je ne pourrais pas. Elle leva les mains en signe de refus. Cela me donne le hoquet. Et me fait dormir.
Elle n’avait pas voulu dire cela, mais elle se devait d’expliquer pourquoi elle était assez discourtoise pour refuser son offre. Elle était péniblement consciente de sa chemise maculée, de ses habits et de ses chaussons tachés de sable, du désordre de sa tenue. Ce n’était pas ainsi qu’elle s’était imaginée sa première rencontre avec le maître harpiste de Pern, et elle baissa la tête gênée.
— Je conseille toujours de manger avant de boire, fit remarquer maître Robinton avec beaucoup de douceur. Je ne devrais pas m’en étonner, mais il me semble que cela représente la moitié du problème qui nous occupe pour l’instant, ajouta-t-il et puis il éleva la voix. Cette enfant meurt de faim, Felena.
Menolly secoua la tête, refusant sa suggestion et essayant de devancer Felena, mais celle-ci avait déjà ordonné à l’un des aides d’apporter du klah, un panier de pain et une assiette de viande coupée. Après avoir été servie, exactement comme l’une des femmes du weyr, Menolly garda la tête baissée sur sa coupe, soufflant pour en rafraîchir le contenu.
— Tu penses qu’il y en a assez pour un homme qui meurt de faim ? demanda le maître harpiste d’une voix rendue si faible et plaintive par sa prétendue faim que Menolly fut étonnée et leva les yeux.
Son expression était soudain si douce et émouvante qu’en dépit de son profond chagrin, elle lui sourit, répondant à ses facéties.
— J’aurai besoin de force pour le travail de ce soir, et il me faut quelque chose pour éponger tout ce que je vais boire, ajouta-t-il très calmement avec une pointe de contrariété.
Elle eut l’impression qu’il lui faisait partager ses responsabilités, mais fut surprise de sa mélancolie et de son anxiété. Tout le monde aurait certainement dû être heureux du weyr en un tel jour.
— Quelques tranches de viande sur un peu de ce bon pain, Robinton fit trembler sa voix comme celle d’un vieil oncle grincheux. Et… sa voix revint à son timbre normal de baryton, une coupe de bon vin de Benden pour les faire descendre…
À sa consternation, il se leva alors, le pain et la viande dans une main, le gobelet de vin dans l’autre. Il s’inclina devant elle avec une grande dignité puis, avec un sourire, il partit.
— Mais, maître harpiste, vos œufs de lézards-de-feu…
— Plus tard, Menolly. Je reviendrai les chercher plus tard.
Sa haute silhouette, dépassant de la tête l’activité bourdonnante de la cuisine, traversa la caverne, s’éloignant. Elle le regarda jusqu’à ce qu’il ait disparu au milieu des visiteurs, abasourdie, et certaine qu’elle n’oserait jamais demander au maître harpiste Robinton ce qu’il pensait de ses chansons. C’étaient de simples enfantillages, comme l’avaient toujours dit Yanus et Mavi : trop insignifiants pour retenir sérieusement l’attention d’un homme tel que Robinton.
Belle chantait doucement et donnait de petits coups de tête sur la joue de Menolly. Rocky sauta de son perchoir et se posa sur son épaule. Il lui caressa l’oreille fredonnant sur un ton réconfortant. C’est ainsi que la trouva Mirrim qui la tira de son apathie pour lui faire partager son bonheur.
— Tu l’as vue ? Tu étais dans la salle d’Éclosion ? J’étais si terrifiée que je n’ai pas osé regarder, dit Mirrim, sans plus trace d’anxiété sur son visage radieux. J’ai fait manger Brekke, la première nourriture qu’elle ait avalée depuis des jours. Et elle m’a souri, Menolly. Elle m’a souri, et elle m’a reconnue. Elle va aller parfaitement bien. Et F’nor a mangé chaque morceau de rôti de wherry que je lui ai apporté. Elle gloussa, redevenue une espiègle jeune fille, et non plus Mirrim-Felena ou Mirrim-Manora. J’ai aussi chipé les meilleures tranches bien épicées du blanc de wherry. Et, tu sais, il n’en a pas laissé une miette ! Il va probablement se rendre malade à la fête à force de se goinfrer. Ensuite je lui ai dit de faire descendre ce pauvre Canth pour qu’il mange parce que ce dragon ne va pas tarder à devenir transparent. Elle baissa la voix pour poursuivre respectueusement. Canth a essayé de protéger Wirenth de Prideth, tu sais. Tu peux imaginer ça ? Un brun qui protège une reine ! C’est aussi parce que F’nor aime tant Brekke. Et maintenant tout va bien. Vraiment bien. Alors raconte-moi.
— Te raconter ? Quoi ?
Le visage de Mirrim refléta son irritation.
— Raconte-moi exactement ce qui s’est passé quand Brekke est entrée dans la salle d’Éclosion. Je t’ai dit que je n’avais pas osé regarder moi-même.
Menolly lui raconta. Et lui raconta jusqu’à ce qu’elle n’ait plus de réponses à fournir à l’avalanche de questions détaillées que Mirrim trouvait à lui poser.
— Et maintenant dis-moi pourquoi tout le monde était aussi contrarié au sujet du marquage de ce dragon blanc par ce Jaxom. Le dragon serait mort si Jaxom n’avait pas brisé la coquille et ouvert le sac.
— Jaxom a marqué un dragon ? Je ne savais pas ! Les yeux de Mirrim s’écarquillèrent de consternation. Oh ! mais pourquoi cet enfant a-t-il fait une chose aussi affreuse !
— Pourquoi est-ce affreux ?
— Parce qu’il doit être seigneur du fort de Ruatha, voilà pourquoi.
Menolly était un peu agacée par l’impatience de Mirrim et elle lui fit savoir.
— Eh bien, il ne peut pas être à la fois seigneur du fort et chevalier-dragon. On ne t’apprend donc rien dans ton fort ?
— À propos, j’ai vu le harpiste du demi-cercle, il me semble qu’il s’appelle Elgion. Je dois lui dire que tu es ici ?
— Non !
— Bon, pas la peine de me manger !
Et Mirrim sortit de mauvaise humeur.
— Menolly, tu me pardonnes ? J’ai complètement oublié de revenir te chercher, dit T’gellan, fonçant vers la table avant que Menolly n’ait eu le temps de reprendre son souffle. Écoute, le maître mineur est supposé avoir deux œufs. Il ne peut pas rester jusqu’à la fin de la fête, il va donc falloir que nous lui bricolions quelque chose pour qu’il les ramène chez lui. Et aussi pour le reste des œufs. Non, ne te lève pas. Eh, toi, viens servir de pieds à Menolly, ordonna-t-il en faisant signe à l’un des garçons du weyr.
Menolly passa donc la plus grande partie de cette soirée dans la caverne-cuisine à coudre des sacs de fourrure pour transporter les œufs en toute sécurité dans l’Interstice. Mais elle pouvait entendre les réjouissances et faisant un réel effort, elle se força à apprécier les chants. Cinq harpistes, deux tambours et trois flûtistes constituaient l’orchestre de la fête du marquage. Elle pensa reconnaître la puissante voix de ténor d’Elgion dans une chanson, mais il était peu probable qu’il vienne la chercher au fond de la caverne-cuisine.
Sa voix lui donna un instant le mal du pays, la nostalgie des vents marins et de l’air salé ; un court instant, elle regretta sa caverne solitaire, juste un court instant. Ce weyr était l’endroit qu’il lui fallait. Ses pieds seraient bientôt guéris ; elle n’aurait plus à jouer la vieille-tante-assise-au-coin-du-feu. Comment allait-elle se faire une place ? Felena avait suffisamment de cuisiniers, et le weyr, habitué à manger de la viande quand il le désirait, aurait-il souvent envie de poisson ? Même si elle connaissait plus de manières de le préparer que quiconque ? Quand elle y réfléchissait, vider les poissons était la seule chose dans laquelle elle excellait. Non, il ne fallait plus penser à la musique. Il devait bien y avoir quelque chose qu’elle pourrait faire.
— Es-tu Menolly ? lui demanda un homme hésitant.
Elle leva les yeux et vit l’un des mineurs avec lesquelles elle avait partagé son gradin au marquage.
— Je suis Nicat, maître-mineur du fort de Crom. La dame du weyr Lessa m’a dit que je pouvais avoir deux œufs de lézards-de-feu.
Au-delà de ses manières un peu raides, Menolly sentait qu’il contenait une folle impatience de tenir ses œufs de lézards-de-feu.
— C’est exact, monsieur, ils sont juste ici, dit-elle, lui adressant un chaleureux sourire et lui indiquant le panier protégé par la table.
— Eh bien, ma parole, et ses manières se détendirent, tu ne prends aucun risque, n’est-ce pas ?
Il l’aida à déplacer la table et l’observa avec nervosité tandis qu’elle balayait la couche supérieure de sable afin de dégager le premier œuf.
— Je pourrais avoir un œuf de reine ?
— Maître Nicat, Lessa vous a expliqué qu’il n’y a aucun moyen de distinguer les œufs de lézards-de-feu, dit T’gellan, les rejoignant au grand soulagement de Menolly. Bien sûr, elle pourrait connaître un moyen…
— Elle pourrait ? maître mineur Nicat la regarda avec surprise.
— Elle en a marqué neuf, vous savez.
— Neuf ? Maître Nicat fit la grimace et elle pouvait lire dans son esprit : neuf pour une enfant, et seulement deux pour le maître mineur ?
— Choisis-en deux des meilleurs pour maître Nicat, Menolly ! Nous ne voulons pas qu’il soit déçu.
Bien que le visage de T’gellan fut sérieux, Menolly vit l’expression de ses yeux. Elle s’arrangea pour se comporter avec la dignité requise et fit semblant de choisir les bons œufs pour maître Nicat, étant certaine de toute façon que l’œuf de reine irait au maître harpiste Robinton.
— Et voilà, monsieur, dit-elle, tendant au maître mineur Nicat le sac de fourrure et son précieux contenu. Il vaut mieux que vous les portiez dans votre veste de vol, à même la peau, pendant le voyage de retour.
— Et ensuite, qu’est-ce que je fais ? demanda maître Nicat avec humilité en tenant le sac à deux mains contre sa poitrine.
Menolly jeta un coup d’œil à T’gellan, mais les deux hommes la regardaient. Elle avala sa salive.
— Eh bien, je ferais exactement la même chose que nous faisons ici. Gardez-les près de l’âtre dans un solide panier, avec soit des fourrures, soit du sable chaud. La dame du weyr a dit qu’ils arriveraient à éclosion dans à peu près une huitaine. Nourrissez-les dès qu’ils sortent de leur coquille, autant qu’ils pourront manger, et parlez-leur sans arrêt. Il est important de…
Elle s’interrompit : comment pouvait-elle dire à cet homme au visage si dur qu’il fallait être doux et affectueux…
— … Vous devez les rassurer constamment. Ils sont nerveux quand ils sortent de l’œuf. Vous avez vu les dragons aujourd’hui. Touchez-les et caressez-les…
Le maître mineur hochait la tête tout en enregistrant ses instructions.
— Ils doivent être baignés tous les jours, et leur peau doit être huilée. On peut toujours voir si une crevasse va se développer à partir de taches sur les écailles de la peau. Et ils n’arrêtent pas de se gratter…
Maître Nicat se tourna vers T’gellan, interrogateur.
— Oh, Menolly sait ce qu’il faut faire. D’ailleurs, ses propres lézards chantent avec elle et tout ça…
L’assurance de T’gellan ne parut pas convenir à Nicat.
— Oui, mais comment les faites-vous venir à vous ? demanda-t-il d’un ton plein de sous-entendus.
— Vous leur donnez « envie » de venir vers vous, dit Menolly avec une telle fermeté qu’elle s’attira un autre des intimidants froncements de sourcils du mineur.
— La douceur et l’affection, maître Nicat, sont les ingrédients essentiels, dit T’gellan avec autant de force. Mais je vois que T’gran attend de vous raccompagner à Crom, vous et vos lézards-de-feu.
Et il raccompagna le maître mineur. Quand il revint auprès de Menolly, ses yeux pétillaient.
— Je te parie ma nouvelle tunique qu’il n’aura pas de lézards-de-feu. Genre balourd sans cœur, voilà ce qu’il est. Quel abruti !
— Vous n’auriez pas dû dire que mes lézards-de-feu chantent avec moi.
— Pourquoi pas ? T’gellan fut surpris. Mirrim n’en a pas fait autant avec les siens, pourtant elle les a depuis plus longtemps. J’ai dit… Ah, oui, maître, F’lar a effectivement dit que vous deviez avoir un œuf de lézard-de-feu.
Et la soirée s’écoula ainsi, avec une succession de gens impatients des forts et des ateliers ayant la chance d’emporter les précieux œufs. Quand il ne resta plus que ceux de maître Robinton dans le sable chaud du panier, Menolly s’était résignée à entendre T’gellan souffler à tout le monde qu’elle avait appris à chanter à sa bande de lézards-de-feu. Heureusement personne ne lui demanda une démonstration, car ses amis épuisés étaient lovés sur leurs perchoirs. Ils ne s’étaient pas réveillés malgré les rires et les chants des tables en fête de la cuvette.
Le harpiste Elgion prenait grand plaisir aux festivités du marquage. Il ne s’était pas rendu compte avant ce soir à quel point la vie au Demi-Cercle était austère. Yanus était un brave homme, un bon seigneur de Mer à en juger par le respect qu’il inspirait aux habitants de son fort, mais il ne faisait aucun doute qu’il s’y entendait pour ôter toute joie à l’existence.
Alors qu’Elgion était assis dans la salle d’Éclosion, regardant les jeunes garçons marquer, il avait résolu de se trouver une couvée de lézards-de-feu. Cela allégerait la tristesse du Demi-Cercle. Et il veillerait à ce qu’Alemi ait lui aussi un œuf. Il avait entendu dire par ses voisins de gradins que la couvée qui serait distribuée ce soir aux plus chanceux avait été trouvée par T’gellan sur la côte proche du fort de Mer du Demi-Cercle. Elgion s’était promis d’avoir un entretien avec le chevalier-bronze ; mais T’gellan avait dû emmener un autre passager sur Monarth lorsqu’il était passé prendre Elgion au Demi-Cercle et l’occasion ne s’était pas présentée. Il ne l’avait pas revu depuis l’éclosion, mais il attendait le bon moment.
Oharan, le harpiste du weyr, lui avait demandé de jouer du guitar avec lui pour distraire les visiteurs. Elgion venait juste de finir une chanson avec Oharan et quelques harpistes en visite lorsqu’il aperçut T’gellan qui aidait un artisan à monter un dragon vert. C’est alors qu’il se rendit compte que le nombre des invités allait en diminuant et que cette soirée exceptionnelle touchait à sa fin. Il devait parler à T’gellan, et aussi trouver le maître harpiste.
— Par ici, l’ami, dit-il, faisant signe au chevalier-bronze.
— Ah, Elgion, une coupe de vin, s’il vous plaît. Je suis desséché à force de parler. Non que cela fasse le moindre bien à tous ces abrutis. Ils n’entendent rien aux lézards-de-feu.
— J’ai entendu dire que vous aviez trouvé la couvée. Ce n’était pas dans cette caverne près des roches du Dragon, par hasard ?
— Près des roches du Dragon ? Non. Plus bas sur la côte, en fait.
— Alors il n’y avait rien d’autre ?
Elgion était si amèrement déçu que T’gellan le regarda attentivement.
— Ça dépend de ce que vous attendiez. Pourquoi ? Qu’est-ce que vous pensiez qu’il y aurait dans cette grotte à part des œufs de lézards ?
Elgion se demanda un instant s’il devait trahir la confiance d’Alemi. Mais savoir si ce qu’il avait entendu dans cette grotte provenait ou non d’une flûte de Pan était devenu un problème d’ordre professionnel.
— Le jour où Alemi et moi avons vu cette grotte du bateau, j’aurais pu jurer avoir entendu jouer de la flûte. Alemi affirma que c’était le vent qui soufflait dans les cavités de la falaise, mais il n’y avait pas assez de vent ce jour-là.
— Non, dit T’gellan, voyant là une chance de taquiner le harpiste, vous avez bien entendu une flûte. Je l’ai vue quand j’ai fouillé cette grotte.
— Vous avez trouvé une flûte ? Où était le joueur ?
— Asseyez-vous. Pourquoi êtes-vous si excité ?
— Où est ce joueur ?
— Oh, il est ici, au weyr de Benden.
Elgion se rassit, si déçu que T’gellan cessa de le taquiner.
— Vous vous souvenez du jour où nous vous avons sauvé des Fils ? T’gran a ramené aussi quelqu’un d’autre.
— Le joueur ?
— Ce n’était pas « un » joueur. C’était une fille. Menolly. Elle vivait dans la grotte… Et alors, qu’est-ce-qui vous prend ?
— Menolly ? Ici ? En vie ? Où est le maître harpiste ? Je dois trouver maître Robinton ? Venez, T’gellan, aidez-moi à le trouver !
L’excitation d’Elgion était contagieuse et, malgré son incompréhension, T’gellan se joignit à la recherche.
Plus grand que le jeune harpiste, T’gellan repéra maître Robinton en grande conversation avec Manora à une table isolée.
— Monsieur, monsieur, j’ai trouvé la fille ! cria Elgion, se ruant sur eux.
— Ah oui ? L’amour de votre vie ? demanda aimablement Robinton.
— Non, monsieur. J’ai trouvé l’apprenti de Petiron.
— Une fille ? L’apprenti du vieil homme était une fille ?
Elgion fut récompensé par la surprise du maître harpiste et il lui saisit la main pour l’entraîner avec lui à la recherche de Menolly.
— Elle s’est enfuie du fort parce qu’ils ne voulaient pas la laisser jouer de la musique, je pense. C’est la sœur d’Alemi…
— Qu’est-ce que c’est que toutes ces histoires au sujet de Menolly ? demanda Manora, leur barrant le passage.
— Menolly ? Robinton leva la main pour faire taire Elgion. Cette adorable enfant avec neuf lézards-de-feu ?
— Que voulez-vous à Menolly, maître Robinton ? La voix de Manora était si sévère que le harpiste se raidit.
Il prit une profonde inspiration.
— Ma très chère et respectée Manora, le vieux Petiron m’a envoyé deux chansons écrites par son « apprenti » ; deux des plus belles mélodies que j’aie jamais entendues au cours de tous mes cycles consacrés à la musique. Il demandait si elles avaient quelque valeur… Robinton leva un sourcil au ciel pour réclamer un peu de patience. J’ai répondu immédiatement, mais le vieil homme était mort. Elgion trouva le message toujours scellé quand il arriva au fort, et par la suite il ne put trouver l’apprenti. Le seigneur du fort lui raconta une histoire à propos d’un adopté qui était retourné à son fort d’origine. Mais qu’est-ce qui vous peine, Manora ?
— Menolly. Je savais que quelque chose avait brisé le cœur de cette enfant, mais je ne savais pas quoi. Elle n’est peut-être plus capable de jouer, maître Robinton. Mirrim dit qu’elle a une horrible cicatrice à la main gauche.
— Elle peut, elle peut jouer, dirent ensemble Elgion et T’gellan.
— J’ai entendu le son d’une flûte de Pan qui venait de cette grotte, dit Elgion précipitamment.
— Je l’ai vue cacher cette flûte quand nous sommes allés nettoyer la caverne, ajouta T’gellan. En outre, elle a aussi appris à chanter aux lézards-de-feu.
— Ah oui ! Les yeux du maître harpiste s’illuminèrent et il se tourna décidé vers la caverne-cuisine.
— Pas si vite, maître harpiste, dit Manora. Il faut y aller doucement avec cette enfant.
— Oui, je m’en suis déjà rendu compte quand nous bavardions tout à l’heure, et maintenant je sais ce qui la bloquait. Mais comment procéder avec tact ?
Robinton fronça les sourcils et fixa si longtemps T’gellan que le chevalier-bronze se demanda quelle bévue il avait pu commettre.
— Comment savez-vous qu’elle a appris à chanter aux lézards-de-feu ?
— Eh bien, ils chantaient avec elle et Oharan hier soir.
— Hmmm, voilà qui est très intéressant. Voici ce que nous allons faire.
Menolly était maintenant fatiguée, et la plupart des visiteurs étaient partis. Pourtant le maître harpiste n’était toujours venu prendre ses œufs. Elle ne voulait pas partir avant de l’avoir revu. Il avait été si gentil ; elle se rappelait leur rencontre avec émotion. Il lui était difficile de croire que le maître harpiste de Pern l’avait portée, elle, Menolly de… Menolly des Neuf Lézards-de-Feu. Elle posa ses coudes sur la table et posa son menton dans ses mains, sentant la grossière cicatrice contre sa joue gauche et s’en moquant complètement pour le moment.
Tout d’abord, elle n’entendit pas la musique, elle était douce, comme si Oharan jouait pour lui-même à une table voisine. Bien, il n’y avait pas de mal à chanter. Cela l’aiderait à se tenir éveillée en attendant l’arrivée du maître harpiste. Aussi se joignit-elle à lui. Belle et Rocky s’éveillèrent au son de sa voix, mais Rocky se rendormit après une protestation grincheuse. Toutefois, Belle se laissa tomber sur son épaule, mêlant le fluide soprano de sa voix à celle de Menolly.
— Chante un autre couplet, Menolly, dit Manora en émergeant des ombres profondes de la caverne.
Elle s’installa en face de Menolly, elle paraissait lasse, mais en même temps heureuse et paisible. Oharan frappa les cordes et entama le second couplet.
— Ma chérie, tu as une voix si apaisante, dit Manora lorsque le dernier accord finit de résonner. Chante-moi une autre chanson et je m’en irai.
Menolly pouvait difficilement refuser ; elle jeta un coup d’œil à Oharan pour voir ce qu’elle devait chanter.
— Chante celle-ci avec moi, dit le harpiste du weyr, les yeux fixés sur Menolly tandis que ses doigts frappaient un accord d’ouverture.
Menolly connaissait cette chanson, dont le rythme était si communicatif qu’elle commença à chanter avant de comprendre pourquoi elle lui était si familière. De plus elle était fatiguée et ne s’attendait pas à un piège de la part d’Oharan et encore moins du Manora. C’est pourquoi elle ne se rendit pas tout de suite compte de ce que jouait Oharan. C’était l’une des deux chansons qu’elle avait gravées sur cire pour Petiron, celles qu’il avait dit avoir envoyées au maître harpiste. Elle s’interrompit.
— Oh, ne t’arrête pas de chanter, Menolly, dit Manora, c’est une si jolie chanson.
— Peut-être pourrait-elle jouer sa propre chanson, dit quelqu’un qui se tenait dans l’ombre derrière elle.
— Le maître harpiste s’avança, lui tendant son propre guitar.
— Non, NON !
Menolly, à demi levée, cacha ses mains derrière son dos. Belle jeta un cri surpris et enroula sa queue autour de son cou.
— Tu ne voudrais pas la jouer, s’il te plaît… pour moi ? demanda le harpiste en l’implorant du regard.
Deux autres personnes émergèrent de l’obscurité : T’gellan, le visage barré d’un immense sourire, et Elgion ! Comment savait-il ? D’après la lueur de son regard, il était heureux et fier. Menolly eut peur et enfouit son visage, confuse. Comme ils l’avaient bien eue !
— N’aie pas peur maintenant mon enfant, dit aussitôt Manora, prenant le bras de Menolly et la ramenant doucement vers sa chaise. Il n’y a plus aucune raison d’avoir peur : ni pour toi-même ni pour ton exceptionnel don musical.
— Mais je ne peux pas jouer…
Elle leva sa main. Robinton la prit dans les siennes, passant doucement un doigt sur la cicatrice pour l’examiner.
— Tu peux jouer, Menolly, dit-il calmement, plongeant son regard bienveillant dans le sien, tout en continuant à caresser sa main, comme il aurait caressé Belle. Elgion t’a entendue jouer de la flûte dans la grotte.
— Mais je suis une fille… dit-elle. Yanus m’a dit…
— À ce sujet, répondit le maître harpiste avec quelque impatience, quoique en souriant toujours tandis qu’il parlait, si Petiron avait eu assez de bon sens pour me dire que c’était là le problème, cela t’aurait épargné beaucoup d’angoisse, et cela m’aurait sûrement évité la peine considérable de te rechercher à travers tout Pern. Tu ne veux pas être harpiste ?
Robinton posa sa question sur un tel ton de regret et de désespoir que Menolly se devait de le rassurer.
— Oh si, si. Je veux faire de la musique plus que tout au monde …
Sur son épaule, Belle envoya un trille mélodieux et Menolly retint brusquement son souffle, désespérée.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda Robinton.
— J’ai des lézards-de-feu. Lessa a dit que ma place était au weyr.
— Lessa ne supportera pas neuf lézards-de-feu chantant dans son weyr, dit le harpiste sur un ton qui n’acceptait pas de contradiction. Et leur place est à mon atelier de harpe. Tu as un ou deux tours à m’apprendre, ma petite. Il lui fit un grand sourire avec tant de malice dans le regard qu’elle le lui rendit craintivement. Maintenant, et il pointa un doigt sur elle, mi-sérieux, mi-moqueur, avant que tu ne puisses penser à d’autres obstacles, arguments ou empêchements quelconques, veux-tu emballer gentiment mes œufs de lézards-de-feu, rassembler tes affaires ? Et en route pour l’atelier de harpe ! Cette journée a été riche en fatigues diverses.
Sa main pressa les siennes de façon rassurante, et la bonté de son regard lui demandait d’accepter. Tous les doutes et toutes les craintes de Menolly s’envolèrent à l’instant même.
Belle poussa un cri, relâchant l’emprise de sa queue sur le cou de Menolly, elle cria à nouveau, réveillant le reste de la bande, sa voix répondant en écho à la joie de Menolly. Celle-ci se leva lentement, sa main agrippa le harpiste pour y chercher appui et assurance.
— Oh, c’est avec joie que je viendrai, maître Robinton, dit-elle ; les yeux embués de larmes de bonheur.
Et neuf lézards-de-feu claironnèrent en chœur leur approbation !