CHAPITRE CINQ

 

 

 

Ô, langue, fais naître la joie et chante

L’espoir et les promesses sur le souffle du dragon.

 

 

Personne ne remarqua Menolly quand elle rentra au fort. Sagement, elle fit son rapport sur les marées au maître du port.

— Tu ne devrais pas aller si loin, ma fille, lui dit-il gentiment. Les Fils sont susceptibles de tomber d’un jour à l’autre maintenant, tu sais. Comment va cette main ?

Elle marmonna quelque chose qu’il n’entendit pas, un commandant de navire ayant crié pour attirer son attention.

Le repas du soir fut abrégé car tous les commandants se rendirent à la caverne du Bassin pour vérifier la marée, les navires et les mâts. Ce remue-ménage permit à Menolly de rester à l’écart et de regagner l’alcôve et la tranquillité de son lit le plus tôt possible. Là, elle se remémora l’incroyable aventure du matin. Elle était certaine que la reine l’avait comprise. Tout comme les dragons, les lézards devaient sentir ce qu’une personne avait dans l’esprit et le cœur. C’était la raison pour laquelle ils disparaissaient si facilement quand les garçons essayaient de les attraper. Ils avaient aussi aimé sa chanson.

Elle ferma le poing, ignorant le spasme de douleur de sa main à nouveau raide, puis le desserra. Les bronzes avaient attendu pour voir ce qu’allait faire la reine. C’était elle qui détenait la sagesse, l’audace. Qu’est-ce que Petiron rappelait sans cesse ? « La nécessité est mère de solution. »

Les lézards-de-feu comprenaient-ils vraiment les gens, même lorsqu’ils s’en tenaient loin ? se demanda Menolly, déconcertée. Certes, les dragons comprenaient leurs cavaliers, mais ils recevaient leur marque. Petiron avait dit un jour que le dragon n’entend que celui qui l’a marqué. Alors comment la petite reine l’avait-elle comprise ?

« La nécessité ? »

Pauvre reine ! Comme elle avait dû paniquer en voyant que la marée allait recouvrir ses œufs ! Elle les déposait probablement dans cette crique depuis Dieu sait combien de temps.

Combien de temps vivent les lézards-de-feu ? Les dragons vivent aussi longtemps que leurs cavaliers. Il arrivait que cela ne soit pas très long depuis la chute des Fils. Bon nombre de cavaliers avaient été blessés à mort ainsi que leurs dragons. Les lézards-de-feu vivraient-ils davantage dans la mesure où ils étaient plus petits et avaient une vie moins dangereuse ? Les questions fusaient dans l’esprit de Menolly, comme les éclats des lézards-de-feu, pensa-t-elle en se blottissant dans la chaleur de ses fourrures.

Elle essaierait d’y retourner le lendemain, peut-être avec de la nourriture. Elle songea que les lézards aimeraient les araignées-soldats et qu’ainsi elle pourrait gagner la confiance de la reine. Peut-être vaudrait-il mieux attendre ? Ne pas y aller durant quelques jours ? Et puis, avec les Fils qui tombaient si souvent, il était dangereux de trop s’éloigner de la sécurité du port.

Que se passera-t-il quand les œufs de lézards-de-feu arriveront à éclosion ? Quel spectacle ce sera ! Ah ! Tous les gars du port qui parlaient d’attraper un lézard-de-feu ! Elle, Menolly, ne les avait pas seulement vus, mais leur avait parlé et avait manipulé leurs œufs ! Si elle avait de la chance, elle pourrait même voir une éclosion. Cela devrait être aussi merveilleux que d’assister à une éclosion de dragon dans l’un des weyrs ! Personne, pas même Yanus, n’avait assisté à une éclosion.

Compte tenu de ces pensées excitantes, il fut très étonnant que Menolly parvînt à s’endormir.

Le matin suivant, sa main l’élançait et elle était toute raide. Son projet de retourner à la crique des roches du Dragon fut compromis par le temps. Une tempête avait soufflé du large cette nuit-là, frappant le port à grands coups de vagues. Même les eaux de la caverne du Bassin étaient agitées et les bourrasques de vent étaient si capricieuses et violentes que marcher du fort à la caverne s’avérait dangereux.

Les hommes se rassemblèrent dans la grande salle pendant la matinée, réparant le matériel et tressant des filins. Mavi organisa ses femmes en une grande campagne de nettoyage des pièces du fort central. Menolly et Sella furent si souvent envoyées à la réserve des brilleurs que Sella jura qu’elle n’aurait plus besoin de lumière pour retrouver son chemin.

Menolly travaillait d’assez bon cœur, vérifiant les brilleurs dans chacune des pièces du fort. Il valait mieux travailler que penser. Ce soir, elle ne pourrait pas s’échapper de la grande salle. Tout le monde étant resté enfermé la journée, le besoin de divertissement se ferait sentir. Tous viendraient à la grande salle où le harpiste jouerait certainement. Menolly frissonna : c’était inévitable, il lui faudrait écouter de la musique de temps à autre. Elle ne pouvait fuir éternellement. Au moins, elle chanterait avec les autres. Mais elle découvrit bientôt qu’elle n’aurait même pas ce plaisir. Mavi lui fit un signe quand le harpiste commença à accorder son guitar. Et quand il appela chacun à se joindre à lui dans les refrains, Mavi la pinça si fort qu’elle lui coupa la respiration.

— Ne hurle pas. Tu peux chanter doucement comme il convient à une fille de ton âge, lui dit-elle. Ou bien ne chante pas du tout.

De l’autre côté de la salle, Sella chantait, complètement faux, et assez fort pour être entendue au weyr de Benden ; mais quand Menolly ouvrit la bouche pour protester, elle se fit à nouveau pincer.

Elle ne chanta donc pas du tout mais resta assise près de sa mère, engourdie et blessée, pas même capable d’apprécier la musique et tout à fait consciente que sa mère était monstrueusement injuste.

Il ne suffisait pas qu’elle ne puisse plus jouer d’un instrument – pas encore – il fallait en plus lui interdire de chanter ! Alors pourquoi tout le monde l’encourageait lorsque le vieux Petiron était vivant ? Pourquoi étaient-ils si heureux de l’entendre qu’ils lui demandaient de chanter sans arrêt ?

Puis Menolly aperçut son père qui la regardait, le visage sévère, agitant une main, pas vraiment au rythme de la musique mais plutôt à celui d’une agitation intérieure. C’était lui qui ne voulait pas qu’elle chante ! Ce n’était pas juste ! Ce n’était vraiment pas juste ! Manifestement, ils savaient qu’elle ne venait pas d’habitude, et cela les arrangeait. Ils ne voulaient pas d’elle ici.

Elle s’arracha de la poigne de sa mère et, ignorant les chuchotements de Mavi lui intimant de revenir et se tenir correctement, elle se faufila hors de la salle.

Ceux qui la virent sortir pensèrent avec tristesse que c’était pitié qu’elle se fût abîmée la main et ne veuille même plus chanter.

Partir de cette manière allait mettre Mavi à ses trousses dès qu’il y aurait une pause des chants. Aussi Menolly prit ses fourrures et un brilleur et alla s’installer dans une des chambres inutilisées où personne ne la trouverait. Elle prit également ses vêtements. Si la tempête se calmait, elle irait dès le matin voir les lézards-de-feu. Eux, ils aimaient ses chansons. Et ils l’aimaient, elle !

Elle se leva avant tout le monde, avala un bol de klah et un peu de pain, remplit sa giberne et sortit. Son cœur cognait dans sa poitrine pendant qu’elle luttait avec les grandes portes de métal de l’entrée du fort. Ne les ayant jamais ouvertes auparavant, elle ne s’était pas rendu compte qu’elles étaient aussi massives. Elle ne pouvait évidemment pas remettre la barre, mais ça n’était pas vraiment nécessaire.

La brume ondulait au-dessus des eaux tranquilles du port, les entrées de la caverne du Bassin étaient visibles, taches plus sombres dans la grisaille. Le soleil commençait à chauffer derrière le brouillard et son instinct lui dit que le ciel allait bientôt se dégager.

Tandis qu’elle descendait à grandes enjambées la large route du fort, des écharpes de brume se soulevaient et tourbillonnaient autour de ses pas. Menolly fut ravie de voir quelque chose lui céder le passage, même s’il ne s’agissait que d’une chose aussi nébuleuse que le brouillard. La visibilité était limitée, mais elle reconnaissait le chemin grâce à la forme des pierres le long de la route et, bientôt, elle commença à grimper vers l’escarpement, entourée des brumes caressantes.

Elle coupa plus ou moins par l’intérieur vers le premier marais. Une tasse de klah et un quignon de pain ne constituaient pas un repas suffisant, et elle se rappela l’existence de quelques buissons de baies de marais intacts. Elle avait dépassé la première butte quand la brume se retira devant la lumière éblouissante du soleil de printemps qui lui fit presque mal aux yeux.

Elle trouva son bosquet de baies de marais, en cueillit une poignée qu’elle mangea aussitôt et une autre qu’elle fourra dans son petit sac.

Maintenant qu’elle voyait son chemin, elle courut à petites foulées jusqu’à une crique. La marée s’était suffisamment retirée pour permettre le ramassage des araignées-soldats. Cela constituerait une belle offrande à la reine des lézards-de-feu, se dit-elle en remplissant son sac et en se demandant si les lézards pouvaient chasser dans le brouillard.

Quand Menolly eut parcouru avec son sac pesant plusieurs longues vallées et collines arrondies, elle commença à se dire qu’elle aurait mieux fait d’attendre un peu avant de ramasser les araignées. Elle avait chaud et était fatiguée. Tombée l’excitation due à sa fugue, elle se sentait déprimée. Parcourir tout ce chemin au milieu des marées dangereuses, au fond pour quoi faire ? Probablement que personne n’aurait remarqué son absence. Personne ne se rendrait compte que c’était elle qui avait laissé les portes du fort sans barre, sérieuse infraction aux règles de sécurité. Menolly ne connaissait pas bien la raison de cette règle car qui aurait voulu entrer dans le fort s’il n’avait rien à y faire ? Il y existait un certain nombre de précautions scrupuleusement observées au fort de Mer qui n’avaient pas grand sens à ses yeux ; par exemple, la barre qui fermait les portes chaque soir, les brilleurs qu’on ne laissait jamais découverts dans une pièce inoccupée, alors qu’on le faisait dans les couloirs. Les brilleurs n’avaient rien à incendier, et leur lumière dans quelques pièces auraient évité le désagrément de se cogner les tibias.

Non, réfléchissait-elle, personne ne s’apercevrait de son départ jusqu’à ce que se présente un travail déplaisant ou ennuyeux convenant à une jeune fille ne disposant que d’une main. Personne ne penserait donc que c’était elle qui avait ouvert la porte. Puisqu’elle était souvent absente dans la journée, personne ne penserait à elle avant le soir où quelqu’un se demanderait peut-être où elle avait bien pu passer.

C’est alors qu’elle se rendit compte qu’elle n’avait pas l’intention de rentrer. Son audace la fit s’arrêter. Ne pas rentrer au fort ? Ne pas retourner vers le cycle sans fin des corvées : vider les poissons, les saler, les fumer, les mettre en conserve ? Raccommoder les filets, les voiles, les vêtements ? Laver les plats, les habits, les pièces ? Ramasser de la salade, des baies, des herbes, des araignées-soldats ? Ne pas retourner s’occuper des vieux oncles et tantes, du feu, des casse-rôles, des métiers à tisser, des brilleurs ? Pouvoir chanter, ou crier, ou jouer si elle en avait envie ? Dormir… Ah, mais où allait-elle dormir ? Et où irait-elle quand les Fils envahiraient le ciel ?

Menolly reprit la pénible montée des dunes de sable d’un pas lent. Son esprit bouillonnait de toutes ces idées folles. Tout le monde devait rentrer au fort à la nuit tombée ! Dans tous les forts, tous les weyrs. Les Fils tombaient du ciel depuis sept cycles, et personne ne s’aventurait loin d’un abri. Elle se souvenait vaguement que, dans son enfance, il y avait des caravanes de marchands qui traversaient les marais au printemps, en été et au début de l’automne. C’était le bon temps, plein de chansons et de réjouissances. Les portes du fort n’étaient pas barricadées à l’époque. Elle soupira, elle avait connu des temps plus heureux… le bon vieux temps dont parlaient toujours le vieil oncle et les tantes. Mais quand les Fils avaient commencé à tomber, tout avait changé… en pire… c’était du moins l’impression que lui avaient donnée les adultes.

Une certaine tranquillité de l’air, un vague malaise la poussa à regarder autour d’elle avec appréhension. Il n’y avait certainement personne dehors à cette heure de la matinée. Elle scruta le ciel. La brume qui bordait la côte se dispersait rapidement. Elle pouvait la voir se retirer sur l’eau vers le nord et l’ouest. Vers l’est le ciel était éclairé par le lever du soleil, à l’exception de quelques traces de brume matinale dans le nord-est. Quelque chose pourtant la gênait. Elle sentait qu’elle aurait dû savoir ce que c’était.

Elle était près des roches du Dragon maintenant, dans le dernier marais avant que le relief du terrain ne remonte doucement vers l’escarpement du bord de mer. C’est en traversant le marais qu’elle identifia l’origine de son trouble : ce calme étrange. Cela ne venait pas du vent, qui soufflait régulièrement de la mer, poussant le brouillard, mais de la vie du marais. Tous les petits insectes, les mouches et les minuscules larves, les vols d’oiseaux sauvages qui nichaient dans les buissons plus épais, tout était silencieux. Leurs innombrables activités et leurs petits bruits démarraient dès le lever du jour et ne cessait qu’à l’approche de l’aube suivante, parce que les insectes nocturnes étaient aussi bruyants que les diurnes.

C’était ce calme qui gênait Menolly, comme si, chaque être vivant retenait son souffle. Inconsciemment, elle accéléra le pas et fut prise d’une irrépressible envie de regarder par-dessus son épaule, vers le nord-est – où une traînée grise barrait l’horizon…

Une traînée grise ? Ou argentée ?

La peur qui l’envahissait la fit trembler ; elle était trop loin de la sécurité du fort pour l’atteindre avant que les Fils ne l’atteignent, elle.

Les lourdes portes de métal, qu’elle avait si négligemment laissées ouvertes, seraient bientôt barricadées devant elle… et les Fils. Et, même si elle était portée disparue, personne ne viendrait la chercher.

Elle commença à courir instinctivement vers le bord de la falaise avant que la corniche de la reine ne lui revienne à l’esprit. Ce n’était pas assez grand. Non, vraiment pas. Elle pourrait se jeter dans la mer puisque les Fils s’y noyaient. Mais elle s’y noierait aussi car elle ne pourrait pas rester sous l’eau tout le temps du passage des Fils. Combien de temps fallait-il à un front de Fils pour s’éloigner ? Elle n’en avait aucune idée.

Elle était au bord de la falaise maintenant, observant la plage en contrebas. Elle pouvait voir la saillie sur sa droite et la partie de la corniche qui s’était effondrée sous son poids. C’était la voie la plus rapide pour descendre, assurément, mais elle ne pouvait s’y risquer une deuxième fois, et elle n’en avait pas envie.

Elle regarda par-dessus son épaule. Le voile gris s’étendait à tout l’horizon. Maintenant elle pouvait apercevoir des éclairs dans le gris. Des éclairs ! Des dragons ! Elle voyait des dragons se battre contre les Fils, leur haleine incandescente carbonisant l’horrible chose en plein air. Ils étaient si loin que les lueurs clignotantes ressemblaient davantage à des étoiles perdues qu’à des dragons combattant pour la vie de Pern.

Peut-être le front n’arriverait-il pas jusqu’ici ? Peut-être était-elle à l’abri ? « Les peut-être se réalisent rarement », aurait dit sa mère.

Dans la tranquillité de l’air, un nouveau bruit se fit entendre : un doux son rythmé, quelque chose comme le fredonnement monotone d’un petit enfant. Mais différent. Le bruit paraissait venir du sol.

Bien sûr ! L’escarpement était creux… c’était pourquoi la reine lézard…

À quatre pattes, Menolly fonça vers le bord de la falaise, cherchant la corniche à mi-pente. Elle en avait déjà élargi l’entrée. Il y avait toutes les chances pour qu’elle pût l’agrandir suffisamment pour s’y glisser. La petite reine se montrerait certainement hospitalière avec quelqu’un qui avait sauvé sa couvée ! Et elle ne venait pas les mains vides !

Elle balança le lourd sac empli d’araignées-soldats. S’accrochant à des, touffes d’herbes qui poussaient sur le bord de la falaise, elle commença à se laisser descendre lentement. Ses pieds tâtonnaient à la recherche d’un appui ; elle trouva une prise et y enfouit la moitié d’un pied, l’autre à la recherche d’une autre prise. Elle glissa dangereusement une fois, mais son entrejambe heurta un affleurement de roche qui la stoppa avant qu’elle n’aille trop loin. Elle resta étendue, le visage contre la paroi, essayant de reprendre haleine et de se ressaisir. Elle pouvait entendre le son monter du sol et, bizarrement, cela lui donna du courage. Il y avait quelque chose d’intensément excitant et de stimulant dans ce son.

Une chance insensée guida son pied jusqu’au rebord. Elle ne risqua qu’un ou deux regards en-dessous d’elle – la vue lui donna le vertige et lui fit presque perdre l’équilibre. Elle tremblait tant après ces efforts qu’elle dut se reposer un moment. Le fredonnement provenait sans aucun doute de la caverne de la reine.

Elle parvint à glisser la tête dans l’ouverture, mais pas davantage. Elle commença à creuser les côtés à mains nues avant de penser à utiliser le couteau qu’elle portait à la ceinture. La lame détacha un bloc entier d’un seul coup, la couvrant d’une pluie de sable et de roche. Elle dut en débarrasser ses yeux et sa bouche avant de pouvoir continuer. Puis elle s’aperçut qu’elle avait atteint la roche brute.

Elle ne pouvait passer que jusqu’aux épaules. Quelle que fût la manière dont elle se tournait et se tortillait, il y avait une saillie impossible à franchir. Une fois de plus, elle regretta de n’être pas aussi petite qu’une fille est censée l’être. Sella n’aurait eu aucun mal à se glisser dans ce trou.

Résolument, Menolly se mit à frapper le rocher de son couteau, chaque coup résonnant jusque dans son épaule, sans aucun effet sur la roche. Elle se demanda en paniquant combien de temps il lui avait fallu pour descendre la falaise. Et combien de temps il restait avant que les Fils ne commencent à pleuvoir sur son corps sans défense ?

Son corps ? Elle ne pouvait peut-être pas passer le renflement de la paroi avec ses épaules… mais… Elle se retourna, et les pieds, les hanches, tout le corps jusqu’aux épaules entrèrent à l’abri de la roche brute. Sa tête était tout juste couverte par le surplomb de la falaise.

Les Fils voyaient-ils où ils tombaient ? La remarque-raient-ils en passant, étincelants, tassée dans son trou ? Puis elle aperçut la lanière du sac qu’elle avait enroulée par-dessus le rebord pour le garder à portée de main sans qu’il la gêne. Si les Fils tombaient sur les araignées-soldats ? Elle se sortit suffisamment de la cavité pour regarder le ciel. Pas d’argent en vue ! Aucun bruit à l’exception du murmure qui s’amplifiait régulièrement, et qui ne devait rien avoir à faire avec les Fils lui semblait-il.

La courroie du sac s’était prise dans la corniche et elle avait du mal à la détacher en tirant par saccades. Trop vite pour qu’elle s’en rende vraiment compte, le sac se libéra et l’élan de sa traction la tira en arrière, lui faisant heurter de la tête le haut du tunnel, et puis la surface sur laquelle reposaient ses fesses commença à glisser vers le bas et vers l’extérieur. Menolly se fraya un chemin dans le tunnel se servant de ses doigts comme de griffes, alors que la paroi de la falaise s’effondrait sur la plage.

Menolly recula rapidement, craignant que toute l’entrée ne s’effondre, et se retrouva dans une caverne, large, haute et profonde, serrant son sac contre elle et déconcertée.

Le bruit venait de derrière, et, surprise par ce qu’elle considérait comme une nouvelle menace, elle se retourna vivement.

Des lézards-de-feu étaient perchés sur les parois, accrochés aux aspérités et aux corniches de la roche. Tous les yeux étaient tournés vers l’amoncellement d’œufs au milieu du sol sableux de la grotte. Le murmure venait des gorges de tous les lézards, et ils étaient bien trop absorbés par ce qui arrivait aux œufs pour prêter la moindre attention à la brutale apparition de Menolly.

À l’instant précis où elle prit conscience qu’elle assistait à une éclosion, le premier œuf commença à s’agiter et des fissures apparurent sur sa coquille. Il bougea si bien qu’il se sépara de l’empilement et, en heurtant le sol, se brisa.

Une minuscule créature d’un brun luisant émergea, pas plus grosse que la main de Menolly, braillant de faim, balançant sa tête d’avant en arrière et effectuant quelques pas chancelants et malhabiles. Les ailes brunes transparentes se déplièrent, battant faiblement l’air pour se sécher, et l’équilibre du nouveau-né s’améliora. Le cri se mua en un sifflement de mécontentement, et la petite créature scruta les alentours, sur la défensive.

Les autres lézards-de-feu chantèrent, l’encourageant à quelque action. Avec de minuscules piaillements de colère, le petit lézard brun se lança en direction de l’ouverture de la grotte, passant si près de Menolly qu’elle aurait pu le toucher puis il disparut en vacillant par-dessus le rebord effondré de la caverne, agitant frénétiquement ses ailes pour prendre son envol. Menolly retint son souffle quand il tomba, puis soupira de soulagement lorsqu’il réapparut brièvement avant de voler au loin, au-dessus de la mer.

De nouveaux cris attirèrent son attention sur la couvée. D’autres lézards avaient commencé d’éclore. Ils secouaient les ailes, puis, encouragés par leurs compagnons de weyr, après une ou deux chutes, gagnaient en titubant la sortie de la caverne, déjà indépendants et affamés. Plusieurs verts et bleus, un petit bronze et deux autres bruns sortirent de l’œuf et passèrent devant Menolly.

Alors qu’elle regardait un petit bleu se lancer, Menolly hurla. L’animal avait à peine quitté la sécurité de la falaise qu’elle vit le mince et frémissant argent d’un Fil qui descendait. Un instant le bleu fut couvert par les filaments mortels. Il poussa un horrible cri et disparut. Mort ? Ou dans l’Interstice ? Certainement gravement blessé.

Deux autres petits lézards-de-feu dépassèrent Menolly, la faisant réagir.

— Non ! Non ! Vous ne pouvez pas ! Vous allez vous faire tuer ! cria-t-elle en se précipitant pour leur barrer le passage.

Les petites créatures affamées frappèrent son visage découvert de coups de bec et, pendant qu’elle se protégeait, en profitèrent pour s’échapper. Elle hurla en écoutant leurs cris.

— Ne les laissez pas partir ! Elle s’adressa aux lézards qui regardaient. Vous êtes plus vieux. Vous connaissez les Fils. Dites-leur d’arrêter !

Elle se dirigea, moitié en rampant, moitié en courant, vers le rocher où était perchée la reine.

— Dis-leur de ne pas y aller ! Il y a des Fils dehors ! Ils vont se faire tuer !

La reine la regarda, ses yeux à facettes tournant violemment. Elle gloussa, piailla, et chanta aussitôt qu’un autre nouveau-né étendit ses ailes et vacilla vers une mort certaine.

— Je t’en prie, petite reine ! Fais quelque chose ! Arrête-les !

L’émotion qu’elle avait éprouvée à l’idée d’assister à une éclosion se mua en horreur. Les dragons devaient être protégés parce qu’ils protégeaient Pern. Dans son esprit que la peur rendait confus, les petits lézards-de-feu étaient liés à leurs alter ego géants.

Elle se tourna vers les autres lézards, les suppliant de faire quelque chose. Au moins jusqu’à la fin de la chute de Fils. Elle plongea désespérément vers l’ouverture de la caverne et tenta de détourner les nouveau-nés à l’aide de ses mains, bloquant leur progression de son corps. Son esprit fut envahi, submergé par les tiraillements de la faim, celle qui noue l’estomac, qui tord les tripes et elle comprit que l’instinct qui guidait les lézards venait de là : c’était la faim qui les poussait en avant irrésistiblement. Ils devaient manger. Elle se souvint que les dragons aussi devaient se nourrir à la sortie de l’œuf et qu’ils l’étaient par les enfants qui les marquaient.

Menolly fouilla fébrilement dans son sac. D’une main elle écarta un lézard de l’entrée, de l’autre elle sortit une araignée-soldat. Le petit bronze poussa un cri strident puis frappa l’araignée derrière les yeux, la tuant net.

Battant des ailes, il se libéra de la prise de Menolly et, avec plus de force qu’elle n’en eût soupçonnée chez un nouveau-né, il emporta sa proie dans un coin où il commença à la déchiqueter.

Menolly les attrapait au hasard maintenant et, surprise, elle se trouva tenir la seule reine de la couvée. Elle saisit deux araignées du sac avec son autre main et les déposa avec la reine dans un coin. Prenant finalement conscience qu’elle ne pourrait pas nourrir toute la couvée à la main, elle renversa le sac, répandant les crustacés sur lesquels les bébés-lézards se ruèrent. Menolly attrapa encore deux lézards avant qu’ils n’atteignent la sortie de la grotte et les plaça au milieu de leur premier repas. Elle était occupée à s’assurer que chaque nouveau lézard avait bien un crustacé lorsqu’elle sentit quelque chose lui piquer l’épaule. Surprise, elle leva les yeux et trouva le petit bronze accroché à sa tunique. Ses yeux ronds tournoyaient et il avait encore faim. Elle lui donna une araignée et le remit dans son coin. Elle en envoya une autre à la petite reine et en mit de côté quelques autres « pour le cas où ».

Peu d’autres nouveau-nés sortirent ayant une source de nourriture à portée du bec. Menolly avait ramassé une belle quantité d’araignées-soldats, mais il ne fallut pas longtemps aux lézards affamés pour toutes les dévorer.

Les petites bêtes paraissaient encore mourir de faim, criant, fouillant les pinces et les carapaces en essayant de trouver quelques lambeaux oubliés. Mais elles restèrent dans la caverne et les autres lézards les rejoignirent bientôt, les reniflant et les amadouant en faisant des bruits affectueux.

Complètement épuisée, Menolly s’adossa à la paroi en regardant leurs cabrioles. Du moins n’étaient-ils pas tous morts. Elle jeta avec appréhension un coup d’œil vers l’ouverture et ne vit plus de Fils tomber. Elle regarda plus loin. Il n’y avait même plus trace du menaçant brouillard gris à l’horizon. La chute des Fils devait être terminée.

Il était temps ! Elle partageait d’autant plus les pensées affamées de tous les lézards qu’elle-même mourait de faim.

La petite reine, la plus vieille des deux, commença à s’élever dans la grotte, piaillant un ordre impérieux à l’adresse de ses suivants. Puis elle fonça dehors et toute la couvée la suivit. Les nouveau-nés maladroits, prirent leur envol pour la première fois et en quelques instants la caverne fut vide, à l’exception de Menolly, de son sac déchiqueté et d’une pile de carapaces d’araignées-soldats et de coquilles d’œufs vides.

Après leur départ Menolly se rappela le pain qu’elle avait mis dans sa poche et le dévora jusqu’à la dernière miette. Puis elle se creusa un trou dans le sable, tira le sac déchiré sur ses épaules et s’endormit.