CHAPITRE TROIS

 

 

 

Observe, Seigneur ; apprends,

Seigneur Du nouveau à chaque cycle.

Le plus ancien peut être aussi le plus froid. Ressens le bien : trouve le vrai !

 

 

Quand Menolly revint enfin au fort, le ciel s’assombrissait. La salle bourdonnait de l’activité habituelle de fin de journée. Les anciens dressaient les tables pour le dîner, mettant de l’ordre et jacassant comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis des cycles alors qu’ils s’étaient quittés le matin même.

Avec un peu de chance, pensa Menolly, elle pourrait descendre son sac jusqu’aux salles d’eau…

— Où es-tu allé chercher cette salade, Menolly ? À Nerat ? Sa mère surgit devant elle.

— Presque.

Immédiatement, Menolly vit que ces paroles effrontées tombaient mal. Mavi saisit brutalement le sac et en scruta l’intérieur avec méfiance.

— Si tout ce chemin a été du temps perdu… On a repéré une voile.

— Une voile ?

Mavi referma le sac et le remit entre les mains de Menolly.

— Oui, une voile. Tu devrais être rentrée depuis des heures. Qu’est-ce qui t’a pris d’aller si loin avec les Fils qui…

— Il n’y avait pas de salade plus près…

— Avec ces Fils qui peuvent tomber n’importe quand ? Tu es complètement folle.

— J’étais en sécurité. J’ai vu un chevalier-dragon qui patrouillait…

Cela plut à Mavi.

— Nous pouvons remercier le ciel d’être au service du weyr de Benden. C’est un très bon weyr. Mavi poussa sa fille vers l’étage des cuisines. Prends-les et assure-toi que les filles retirent bien chaque grain de sable. Qui sait ce que cette voile nous amène ?

Menolly se glissa au fond de la cuisine, sourde aux ordres des autres femmes qui voyaient en elle une assistante capable de les aider dans leurs tâches. Menolly se contentait de brandir son sac et de se diriger vers les salles d’eau. Là, quelques-unes des femmes les plus âgées encore capables récuraient les meilleurs plats et plateaux de métal avec du sable.

— Il me faut une cuvette pour ces herbes, tontine, dit Menolly, s’approchant de la rangée d’éviers de pierre.

— Les vieux éviers conviennent mieux à la salade que le sable, dit l’une des femmes d’une voix chevrotante, éraillée, et elle déplaça promptement sa pile de vaisselle dans l’évier auprès d’elle, tirant la bonde.

— Il y a plus de sable dans ces herbes que de nettoyage, fit remarquer une autre femme sur un ton acide.

— Oui, mais il faut le retirer, dit celle qui était serviable. Oh, quel joli bouquet d’herbes jaunes ! Où les as-tu trouvées à cette époque de l’année, mon enfant ?

— À mi-chemin de Nerat.

Menolly se retint de sourire devant leurs cris de consternation. La coursive au-devant du fort représentait leur plus grande sortie.

— Avec les chutes de Fils ? Vilaine fille ! As-tu entendu parler de la voile ? Qu’en penses-tu ? Le nouvel harpiste, qui d’autre ? Il y eut une explosion de caquetages, de rires et toutes sortes de suppositions au sujet d’un nouvel harpiste.

— Ils en envoient toujours un jeune, ici.

— Petiron était vieux !

— Il l’est devenu, comme nous !

— Comment t’en souviendrais-tu ?

— Pourquoi pas ? J’ai connu plus de harpistes que toi, ma fille.

— Sûrement pas ! Je viens des Sables Rouges à Ista…

— Tu es née au Demi-Cercle, vieille folle, et je t’ai mise au monde !

— Ah !

Menolly écouta les quatre vieilles femmes discuter jusqu’à ce qu’elle entende sa mère demander si les herbes avaient été lavées. Et où étaient les bons récipients et comment pouvait-elle faire quoi que ce soit dans tout ce remue-ménage ?

Menolly trouva une passoire assez grande pour contenir la salade lavée et monta la soumettre à l’inspection maternelle.

— Bien, cela fera l’affaire pour la table principale, dit Mavi, remuant les feuilles luisantes du bout de sa fourchette. Puis elle regarda sa fille. Tu ne peux pas te présenter dans cette tenue. Eh toi, Bardie, prends ces légumes et assaisonne-les. La bouteille brune sur la quatrième étagère dans le garde-manger. Toi, Menolly, aie la bonté de te débarrasser de ce sable et de t’habiller convenablement. Tu vas servir le vieil oncle. Dès qu’il ouvre la bouche, remplis-la, sinon on va l’entendre toute la soirée.

Menolly grogna. Le vieil oncle puait presque autant qu’il jacassait.

— Sella se débrouille beaucoup mieux avec lui…

— Sella va s’occuper de la table principale. Fais ce qu’on te dit et sois reconnaissante ! Mavi fixa durement sa fille rebelle pour lui rappeler sa situation délicate. Puis elle fut appelée ailleurs pour vérifier la sauce d’un poisson qui cuisait.

Menolly partit vers les salles de bains, essayant de se convaincre qu’elle avait de la chance de ne pas être complètement bannie de la salle ce soir-là. Même si charger du vieil oncle fût aussi proche que possible d’un bannissement. L’honneur obligeait le seigneur du fort à réunir toute sa maisonnée pour accueillir le nouvel harpiste.

Menolly retira rapidement sa tunique sale et ses hauts-de-chausses, et se glissa dans un bain chaud. Elle fit tourner ses épaules dans un sens puis dans l’autre pour que l’eau nettoie le sable et la sueur en lui faisant le moins mal possible. Ses cheveux étaient également pleins de sable de la plage et elle les lava. Elle se hâtait parce qu’elle aurait beaucoup à faire avec le vieil oncle. Il valait mieux qu’il fût installé dans son siège devant l’âtre avant que les autres n’arrivent pour le dîner.

Se drapant dans ses vêtements sales, Menolly, pensant qu’il y avait peu de monde, dans le haut fort à cette heure de la journée, prit le risque de se rendre au dortoir des filles. Elle fonça dans les escaliers faiblement éclairés qui menaient des salles de bains à l’étage du dortoir. Tous les brilleurs du couloir principal étaient découverts, ce qui signifiait que le nouvel harpiste, si c’était bien lui, aurait droit à une visite guidée du fort. Elle se rua en bas des escaliers étroits qui menaient aux dortoirs des filles et entra dans son alcôve à toute vitesse.

Lorsqu’elle se rendit à la chambre de vieil oncle, plus tard, elle dut lui laver le visage et les mains et passer une chemise propre par-dessus ses épaules osseuses, tandis qu’il caquetait à propos d’un sang neuf dans le fort et qui – hé ! hé ! – le nouvel harpiste allait épouser ? Il avait une ou deux choses à dire au harpiste, qu’on lui donne sa chance, et pourquoi était-elle si brutale ? Ses os lui faisaient mal. Cela devait être à cause du changement de temps parce que ses vieilles jambes ne manquaient jamais de l’avertir. Ne l’avaient-elles pas prévenu lors de la dernière grosse tempête ? Deux bateaux avaient été perdus, avec leur équipage. S’ils avaient fait attention à ses avertissements, ce ne serait pas arrivé. Son propre fils était le pire de tous pour ne pas écouter ce que lui disait son père et pourquoi le bousculait-elle ainsi ? Il aimait prendre son temps. Non, est-ce qu’il ne pourrait pas avoir la tunique bleue ? Celle que sa fille lui avait faite, assortie à ses yeux, elle avait dit. Et pourquoi Turlon n’était-il pas venu le voir aujourd’hui comme il l’avait demandé et redemandé, encore et encore ; mais qui faisait encore attention à lui ?

Le vieil homme était si frêle qu’il n’était pas un fardeau pour une fille aussi vigoureuse que Menolly. Elle le porta en bas des marches tandis qu’il se plaignait de gens qui étaient morts avant qu’elle ne vit le jour. La notion du temps chez le vieil oncle était faussée, c’était ce que lui avait dit Petiron. Les années dont l’éclat était le plus fort dans la mémoire du vieil homme étaient celles de sa jeunesse, quand il était seigneur du fort de Mer du Demi-Cercle, avant qu’une ligne de chalut emmêlée n’eût sectionné ses jambes au-dessous du genou.

La grande salle était presque prête quand Menolly y pénétra avec lui.

— Ils entrent dans le bassin, disait quelqu’un tandis que Menolly installait le vieil oncle dans son siège spécial près du feu. Elle le couvrit bien de peaux confortables et serra la sangle qui le maintiendrait d’aplomb. Quand il s’énervait, Vieil Oncle avait tendance à oublier qu’il n’avait plus de pieds.

— Qui entre au bassin ? Qui arrive ? Qu’est-ce que c’est que tout ce vacarme ?

Menolly le lui dit et il se calma. Quelques instants plus tard, il demanda en ronchonnant si quelqu’un allait lui donner à manger ou bien s’il était supposé rester assis là, sans dîner ?

Sella, dans la robe qu’elle avait passé tout l’hiver à confectionner, tournoya près de Menolly, tenant à la main un petit paquet.

— Donne-lui ça à manger s’il fait des difficultés ! Et elle s’éloigna avant que Menolly ne pût dire un mot.

Ouvrant le paquet, Menolly vit des boules de gomme préparées à partir d’algues parfumées de graines pourpres. On pouvait mâcher ces bonbons pendant des heures en gardent la bouche fraîche et humide. Rien d’étonnant à ce que Stella se fût montrée capable de contenter le vieil homme ! Menolly gloussa et puis se demanda pourquoi Sella s’était montrée si serviable. Cela avait dû lui être un plaisir d’apprendre que Menolly avait été privée de son rôle de harpiste. Mais le savait-elle ? Mavi ne lui aurait pas dit. Bah, de toute façon, le nouvel harpiste était là.

Maintenant qu’elle avait installé Vieil Oncle, sa curiosité reprit le dessus et elle se glissa près des fenêtres. Il n’y avait plus trace de voile dans le port à présent, mais elle pouvait voir le rassemblement d’hommes, tenant des brilleurs levés, qui s’avançaient le long du rivage depuis le bassin en direction du fort proprement dit. Mais aussi perçants que fussent ses yeux, Menolly ne pouvait pas distinguer les nouveaux visages.

Le vieil oncle commença l’un de ses monologues d’une voix haut perchée, Menolly fila donc le rejoindre avant que sa mère ne s’aperçût qu’elle avait déserté son poste. Il y avait un tel remue-ménage : mettre la nourriture sur les tables, verser le vin dans les coupes de bienvenue, accueillir les invités, que personne ne prêtait attention à ce que Menolly pouvait faire ou ne pas faire.

À cet instant. Vieil Oncle reprit ses esprits et la fixant de ses yeux brillants.

— Qu’est-ce que c’est que toute cette agitation aujourd’hui, ma fille ? Une bonne prise ? Des épousailles ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Tout le monde pense qu’un nouvel harpiste est arrivé, Vieil Oncle.

— Pas encore un ? Il était dégoûté. Les harpistes ne sont plus ce qu’ils étaient quand j’étais seigneur de Mer, et de loin ! Je me rappelle un harpiste que nous avions…

Sa voix retentit clairement dans la salle soudain tranquille.

— Menolly ! La voix de sa mère était basse, mais la fermeté du ton ne pouvait lui échapper.

Menolly fouilla dans la poche de sa jupe, trouva deux bonbons et les fourra dans la bouché du vieil homme. Ce qu’il se préparait à dire, quoi que ce fût, fut interrompu par la nécessité de mastiquer les deux grosses boules de gomme. Il marmonna de contentement et se mit à mâcher, à mâcher encore et encore.

Toute la nourriture avait été servie et chacun s’était assis avant que Menolly ait pu apercevoir un seul des nouveaux arrivants. Il y avait un nouvel harpiste. Elle entendit son nom avant de voir son visage. Elgion, le harpiste Elgion. Elle entendit dire qu’il était jeune et de belle allure, et qu’il avait apporté deux guitars, deux flûtes de bois et trois tambours, chacun dans son étui de peau de wherry durci. On lui dit aussi qu’il avait été victime d’un violent mal de mer en traversant la baie de Keroon et qu’il ne faisait pas honneur au somptueux dîner donné en son honneur. Avec lui était venu un artisan de l’atelier de forge qui se chargerait du travail du métal pour le nouveau bateau et d’autres réparations hors de portée des métallurgistes du fort. On lui dit enfin qu’on avait un besoin urgent au fort de Igen de tout le poisson fumé ou salé dont le fort pourrait se passer par retour du navire.

De sa place, Menolly ne pouvait apercevoir que l’arrière des têtes à la haute table et parfois le profil de l’un des visiteurs, c’était frustrant. Le vieil homme et tous les autres anciens dont les os douloureux leur valaient une place près du feu n’en voyaient pas plus.

Les tantes étaient, comme d’habitude, occupées à se chamailler pour savoir qui avait eu les meilleures parts de poisson, et Vieil Oncle décida de les rappeler à l’ordre, seulement il avait oublié qu’il avait la bouche pleine et il s’étrangla. Les tantes se tournèrent alors vers Menolly et l’engagèrent à le gaver afin de lui assurer une mort prématurée.

Menolly ne pouvait rien entendre avec tout ce tohu-bohu. Elle essayait de se réconforter à l’idée d’écouter le harpiste chanter, comme il le ferait certainement à la fin de cet interminable repas. Mais il faisait très chaud si près du grand feu et la chaleur rendait l’odeur de l’oncle plus forte que jamais ; en outre, elle était épuisée par toutes les fatigues de la journée.

Elle fut tirée d’une demi-somnolence par le grondement soudain des lourdes bottes de mer qui emplit la salle. Elle se secoua pour se réveiller complètement et vit la haute silhouette du nouvel harpiste à la table principale. Il tenait son guitar et se mettait en position, décontracté, un pied posé sur le banc de pierre.

— Vous êtes sûrs que cette salle ne tangue pas ? demanda-t-il, grattant quelques cordes pour accorder l’instrument.

On lui assura que la salle n’avait pas bougé depuis de très nombreux cycles, et qu’elle n’avait jamais tangué. Le harpiste fit mine de n’être pas rassuré en relevant un peu la corde du sol (au soulagement de Menolly), puis le guitar gémit comme une âme tourmentée par le mal de mer.

Alors qu’une cascade de rires parcourait l’assistance, Menolly tendit le cou pour voir comment son père prenait cette introduction. Le seigneur du fort avait peu d’humour. L’accueil d’un harpiste était une chose sérieuse, et Elgion ne semblait pas en être conscient.

Petiron avait souvent raconté à Menolly avec quel soin on choisissait les harpistes en fonction du fort auquel ils étaient destinés. Personne n’avait donc prévenu Elgion du caractère de son père ?

Soudain le vieil oncle interrompit les premières notes par un éclat de rire.

— Ah ! Un homme qui a de l’humour ! C’était ce qu’il nous fallait dans ce fort ! Du rire. De la musique ! Ça m’a manqué. Des airs gais, des chansons amusantes. Joue-nous une chansonnette à se tenir les côtes, Harpiste ! tu connais celles qui me plaisent.

Menolly était atterrée. Elle fouilla dans la poche de sa jupe pour prendre quelques-unes des boules tout en faisant taire l’oncle. C’était exactement le type d’incident qu’elle était supposée éviter.

Le harpiste Elgion se tourna vers la source de cette demande et s’inclina respectueusement devant le vieux gentilhomme près de l’âtre.

— J’aimerais pouvoir, Vieil Oncle, dit-il avec la plus grande courtoisie, mais notre époque est grave, ses doigts égrenèrent des notes profondes et sombres, très graves même et nous avons laissé les rires et la légèreté derrière nous. Nous devons nous dresser devant les problèmes qui surgissent… Il exhorta à obéir au weyr et à honorer les chevaliers-dragons.

Les boules de gomme poisseuses s’étaient réchauffées et collaient au tissu de sa poche, mais Menolly finit par en sortir quelques-unes et les mit dans la bouche du vieil homme qui se mit à mastiquer avec colère, lucide et fâché qu’on lui ferme ainsi la bouche. Il mâchait aussi vite que possible, avalant pour s’éclaircir la gorge afin de pouvoir à nouveau se plaindre.

Menolly savourait la force et l’émotion qui se dégageaient de la nouvelle chanson. Elgion le harpiste avait une riche voix de ténor, forte et sûre. C’est alors que l’oncle eut le hoquet. Bruyamment, bien sûr. Et il recommença à se plaindre, ou du moins à essayer. Menolly lui chuchota de retenir sa respiration, mais furieux qu’on ne le laissât pas parler, il commença à taper sur le bras de son fauteuil, accompagnant à contretemps le chant du harpiste. Tout le bruit attira sur la jeune fille les regards courroucés de la table principale.

L’une des tantes lui tendit un peu d’eau pour le vieil homme, qu’il renversa sur Menolly. Alors Sella vint la rejoindre et lui fit comprendre par gestes qu’elles allaient le ramener dans ses appartements à l’instant même.

Il avait toujours le hoquet quand elles le mirent au lit, et il continuait à battre l’air de ses bras et à articuler des bribes de récriminations.

— Tu devras rester avec lui jusqu’à ce qu’il se calme, Menolly, ou il va tomber du lit. Pourquoi donc ne lui as-tu pas donné les boules de gomme ? Elles le font toujours taire, dit Sella.

— Je l’ai fait. C’est ça qui a déclenché son hoquet.

— Tu ne peux jamais rien faire convenablement, n’est-ce pas ?

— S’il te plaît, Sella. Reste avec lui. Tu t’en occupes beaucoup mieux que moi. Je l’ai eu toute la soirée et je n’ai pas pu entendre un mot…

— On t’a dit de le tenir tranquille. Tu ne l’as pas fait. Tu restes là. Et Sella sortit de la pièce, laissant Menolly se débrouiller.

Ainsi s’acheva la première des dures journées qui attendaient Menolly. Il fallut des heures pour que le vieil homme se calme et s’endorme. Ensuite, alors qu’elle regagnait péniblement son alcôve, sa mère la réprimanda vertement pour avoir laissé l’oncle embarrasser tout le fort. Elle ne lui laissa aucune chance de s’expliquer.

Le jour suivant, les Fils tombèrent, les retenant tous à l’intérieur du fort durant des heures. Après la chute, elle dut partir avec les équipes de lance-flammes. Certains Fils avaient atteint les marais et il fallut des heures de marche pénible dans les marécages gluants et la vase sableuse pour en venir à bout.

Elle était déjà fatiguée au retour de cette corvée, mais la journée n’était pas finie car il fallu encore aider à charger les grands filets et à préparer les bateaux pour un chalutage de nuit. La marée était propice.

On la leva avant l’aube le matin suivant pour vider et saler les poissons de la prise qui avait été phénoménale. Cela prit toute la journée et elle se mit au lit tellement épuisée qu’elle se contenta de se débarrasser de ses vêtements sales et de s’enfouir dans ses fourrures pour dormir.

Le jour suivant fut consacré à la réparation des filets, travail ordinairement plaisant parce que les femmes du fort en profitaient pour bavarder et chanter. Mais son père désirait que les filets fussent prêts rapidement de manière à profiter de la marée du soir pour une nouvelle pêche au large. Aussi chacun était-il penché sur son ouvrage sans prendre le temps de chanter ou de parler tandis que le seigneur rôdait parmi eux.

Il paraissait regarder Menolly plus que quiconque, et elle se sentait maladroite. Elle se demanda si le nouvel harpiste avait trouvé à redire à son enseignement. Petiron lui avait dit qu’il n’y avait qu’une manière d’enseigner les Ballades et les sagas et, puisqu’elle les avait convenablement apprises, elle avait dû transmettre son savoir correctement. Mais alors pourquoi semblait-elle autant contrarier son père ? Pourquoi lui jetait-il si souvent des regards furieux ? Était-il toujours fâché qu’elle eût laissé le vieil oncle radoter ?

Cela la tracassa suffisamment pour qu’elle en parle à sa sœur ce soir-là, quand les bateaux furent enfin partis et que tout le monde put se détendre un peu.

— Fâché au sujet de l’oncle ? Sella haussa les épaules. De quoi diable parles-tu, ma fille ? Qui se souvient de ça ? Tu penses trop exclusivement à toi, Menolly, c’est ton plus gros problème. Pourquoi Yanus s’occuperait-il de toi d’une manière ou d’une autre ?

Le mépris de Sella rappela à Menolly avec une cruelle acuité qu’elle n’était qu’une jeune fille grandie trop vite, la cadette d’une grande famille et, par conséquent, de peu d’importance. Être insignifiante n’était pas une consolation, même s’il était moins probable, pour cette raison, que son père fit attention à elle. Ou se souvienne de ses gaffes. Mais ne se souvenait-il pas qu’elle avait chanté ses propres chansons aux enfants ? Peut-être que Sella l’avait oublié ? Mais Sella était-elle seulement au courant ?

Probablement, se dit Menolly en essayant de trouver un coin confortable pour son corps fatigué dans la paille du vieux lit. Dans ce cas, les paroles de Sella concernant son égocentrisme s’appliquaient encore davantage à elle-même qui était sans cesse préoccupée de sa personne et de son apparence.

Sella était assez âgée pour être mariée avec quelque bénéfice pour le fort. Son père n’avait que trois adoptés pour le moment, mais quatre des six frères de Menolly étaient partis pour d’autres forts de Mer apprendre leur métier. Maintenant, avec un harpiste pour parler à nouveau en leur nom à tous, peut-être y aurait-il d’autres arrangements ?

Les femmes du fort passèrent le jour suivant à laver le linge. La journée était ensoleillée et le séchage serait rapide. Menolly espérait avoir une chance de demander à sa mère si le nouvel harpiste avait découvert des fautes dans son enseignement, mais cette occasion ne se présenta pas. En revanche, elle se fit une fois de plus réprimander par Mavi à cause de ses vêtements pas raccommodés ; des fourrures de son lit pas brossées ; de ses cheveux, de son apparence négligée et de sa paresse en général.

Ce soir-là, Menolly se contenta d’avaler son bol de soupe et de disparaître dans un coin sombre de l’immense cuisine afin de ne pas se faire remarquer une fois de plus, tout en se demandant pourquoi elle était à ce point incomprise et isolée.

Ses pensées ne cessaient de revenir à la faute qu’elle avait commise en jouant quelques mesures d’une de ses propres chansons. Cela, et le fait d’être une fille, seule capable d’enseigner et de jouer en l’absence d’un harpiste véritable.

Oui, soupire-t-elle en conclusion, c’était la raison de sa disgrâce. Personne ne voulait que le Harpiste sût que les enfants avaient reçu l’enseignement d’une fille. Mais, si elle n’avait pas enseigné correctement, alors c’est que Petiron lui avait tout appris de travers. Ça ne collait pas. Par ailleurs, si le vieil homme avait réellement écrit au maître harpiste à son sujet, le nouvel harpiste n’aurait-il pas dû éprouver quelque curiosité, chercher à la rencontrer ? Peut-être ses chansons n’étaient-elles pas aussi bonnes que l’avait pensé le vieux Petiron ?

Petiron ne les avait probablement jamais envoyées au maître harpiste. Et le message que le fort avait reçu ne la concernait pas. En tout cas, le paquet avait maintenant quitté le manteau de la cheminée de la salle des archives. Et, au train où allaient les choses, Menolly ne pourrait jamais s’approcher assez d’Elgion pour se présenter à lui.

Aussi sûr que le soleil se lèverait, Menolly devinait ce qu’elle allait devoir faire le lendemain – ramasser de nouvelles herbes et des joncs pour rempailler tous les lits du fort. C’était exactement à cela que penserait sa mère pour quelqu’un d’aussi mal vu.

Elle se trompait. Les bateaux rentrèrent au port juste après l’aube, leurs soutes remplies de poissons jaunes et de packtails. Le fort tout entier fut occupé à vider, saler et préparer la cave à fumer.

De tous les poissons de la mer, ceux que Menolly détestait le plus étaient les packtails. Un affreux poisson, couvert d’arêtes effilées ; il en suintait une bave visqueuse et gluante qui pénétrait la chair des mains et les faisait peler. Le packtail était essentiellement une tête et une gueule mais en entaillant l’extrémité antérieure, on détachait la queue émoussée, arrondie, de la colonne vertébrale. Grillé aussitôt, c’était succulent ; fumé, on pouvait l’adoucir plus tard en le rôtissant ou en le faisant bouillir, il était alors aussi parfumé que le jour où il avait été péché. Mais c’était le poisson le plus délicat et le plus difficile à vider, et celui qui sentait le plus mauvais.

Au milieu de la matinée, le couteau de Menolly dérapa le long du poisson qu’elle découpait, lui entaillant profondément la paume de la main gauche. La douleur et le choc furent si grands qu’elle resta interdite, regardant stupidement les os de sa main, jusqu’à ce que Sella s’aperçût qu’elle ne suivait pas le rythme des autres.

— Menolly, encore en train de rêver… Oh, pour l’amour de… Mavi ! Mavi ! Sella pouvait être énervante, mais elle ne perdait pas la tête. Aussi saisit-elle le poignet de Menolly et stoppa le jet de sang de l’artère sectionnée.

Quand Mavi arriva et la conduisit à l’écart des autres qui travaillaient dur, Menolly fut prise d’un sentiment de culpabilité. Tout le monde la regardait comme si elle s’était délibérément blessée pour éviter de travailler. L’humiliation et les accusations silencieuses dont elle se sentit victime brouillèrent ses yeux de larmes, et non la douleur ou l’horrible sensation qui montaient de sa main.

— Je ne l’ai pas fait exprès, laissa-t-elle échapper alors qu’elles arrivaient à l’infirmerie du fort. Sa mère la regarda avec surprise.

— Qui a dit le contraire ?

— Personne ! C’est juste qu’ils avaient l’air de le penser !

— Ma fille, tu penses vraiment beaucoup trop à toi. Je t’assure que personne n’a eu une telle idée. Maintenant tiens ta main comme ça un moment.

Le sang jaillit quand Mavi relâcha sa pression sur le tendon du poignet. Pendant un instant, la jeune fille crut qu’elle allait s’évanouir, mais elle était décidée à ne plus penser à elle. Elle fit comme si la main que Mavi allait soigner n’était pas la sienne.

Mavi mettait avec habileté un tourniquet en place et désinfectait la plaie avec une lotion piquante fabriquée à partir d’herbes. La main de Menolly s’engourdissait, accroissant son détachement par rapport à sa blessure. Le saignement s’arrêta, mais, sans savoir pourquoi, elle se sentait incapable de regarder sa blessure. Elle observait l’expression concentrée de sa mère qui recousait les vaisseaux endommagés et refermait la longue entaille. Puis elle enduisit la coupure d’une grande quantité de baume et banda la main de linges mœlleux.

— Là ! Espérons que j’ai retiré toute cette bave de packtail de la plaie.

La contrariété et le doute firent grimacer Mavi, et Menolly eut peur. Soudain, d’autres incidents lui revinrent en mémoire : des femmes qui avaient perdu leurs doigts et…

— Ma main va guérir, n’est-ce pas ?

— Il y a bon espoir.

Mavi ne mentait jamais, et la boule de peur dure et compacte commença à se dénouer.

— Tu devrais en retrouver l’usage. En tout cas assez pour les usages les plus courants.

— Que veux-tu dire ? Les usages les plus courants ? Je ne serais plus capable de jouer ?

— Jouer ? Mavi jeta à sa fille un long regard dur, comme si elle venait de faire allusion à une chose interdite. Ces jours-là sont terminés, Menolly. Tu as laissé l’enseignement derrière toi…

— Mais le nouvel harpiste a de nouvelles chansons… La ballade qu’il a chantée le premier soir… je ne l’avais jamais entendue. Je ne connais pas les accords. Je veux apprendre… Elle s’interrompit, effrayée par le visage fermé de sa mère et par la lueur de pitié qui brillait dans ses yeux.

— Même si tes doigts fonctionnent à nouveau correctement après cette coupure, tu ne joueras plus. Console-toi en te disant que Yanus a été très indulgent quand le vieux Petiron était mourant…

— Mais Petiron…

— Assez de mais. Tiens, bois ça. Je veux que tu te mettes au lit avant que ça ne t’endorme. Tu as perdu beaucoup de sang, et je ne peux pas me permettre de te voir t’évanouir en mon absence.

Abasourdie par ces paroles, Menolly sentit à peine le goût amer du vin aux herbes. Elle trébucha, bien que soutenue par sa mère, dans les escaliers qui montaient à son alcôve. Elle avait froid malgré les couvertures, froid à l’âme. Mais la boisson avait été généreusement dosée, et elle ne put en combattre les effets. Sa dernière pensée consciente fut affreuse, l’impression d’avoir été injustement privée de la seule chose qui avait rendu sa vie supportable. Elle savait maintenant ce que devait ressentir un chevalier qui avait perdu son dragon.