CHAPITRE SIX

 

 

 

Seigneur du fort, ta charge est sûre

Derrière l’épaisseur des murs,

Le métal des portes,

Mais sans verdure.

 

 

La chute de Fils était terminée, les équipes de lance-flammes rentrées à l’abri du fort du Demi-Cercle, avant que quiconque s’aperçût de l’absence de Menolly. C’est Sella qui la remarqua parce qu’elle ne voulait pas s’occuper du vieil oncle. Il avait eu une nouvelle attaque et quelqu’un devait rester auprès de son lit.

— C’est la seule chose à laquelle elle est bonne de toute façon, dit Sella à Mavi. Elle se justifia hâtivement devant le regard sévère de sa mère. Je veux dire, tout ce qu’elle fait c’est traîner, en tenant sa main comme si c’était un objet précieux. Elle évite tout le vrai travail… Sella laissa échapper un profond soupir.

— Nous avons eu assez d’ennuis ce matin à cause de celui qui a laissé les portes du fort ouvertes en sortant et la chute des Fils… Mavi frissonna à l’idée de ces deux horreurs ; l’idée des Fils descendant en cascades se faufilant dans le fort, lui retournait l’estomac. Va chercher Menolly et assure-toi qu’elle sait quoi faire au cas où le vieil homme aurait une autre crise.

Il fallut presque une heure à Sella pour s’apercevoir que Menolly n’était ni dans le fort, ni avec ceux qui appâtaient les lignes de fond. Elle n’avait pas non plus fait partie des équipes de lance-flammes. En fait, personne ne se rappelait l’avoir vue ou lui avoir parlé de toute la journée.

— Elle ne pouvait pas être sortie ramasser de la salade comme d’habitude, dit pensivement une des tantes en se mâchouillant les lèvres. La chute de Fils a commencé juste au moment où nous prenions notre klah du matin. Je ne l’ai pas vue dans la cuisine à ce moment-là non plus. Et c’est d’habitude une si bonne aide, avec une seule main, et tout ça, pauvre petite.

Tout d’abord, Sella fut ennuyée. Cela ressemblait tant à Menolly d’être absente quand on avait besoin d’elle ! Mavi était beaucoup trop coulante avec cette enfant. Eh bien, si elle n’était pas au fort ce matin, elle s’était fait surprendre par les Fils. Et c’était bien fait pour elle.

Puis elle n’en fut plus si sûre et commença de ressentir les premiers signes de la peur. Si Menolly était dehors au moment de la chute des Fils, alors il devait sûrement rester… quelque chose… que les Fils n’avaient pas pu dévorer.

Avec un haut-le-cœur à cette idée, elle se mit à la recherche de son frère, Alemi, qui était responsable des lance-flammes.

— Alemi, tu n’as rien vu… d’inhabituel… en regardant par terre ?

— Qu’entends-tu par « inhabituel » ?

— Tu sais, des traces…

— De quoi ? Je n’ai pas le temps de jouer aux devinettes, Sella !

— Je veux dire : si quelqu’un avait été surpris à l’extérieur par les Fils, comment le saurais-tu ?

— Où veux-tu en venir ?

— Menolly n’est nulle part, ni dans le fort, ni au Bassin, ni ailleurs. Elle n’était dans aucune des équipes…

— Non, c’est vrai, dit Alemi en faisant la grimace, mais j’ai pensé que Mavi avait eu besoin d’elle au fort.

— … Là ! Et aucune des tantes ne se rappelle l’avoir vue ce matin. Et les portes du fort n’étaient pas barricadées !

— Tu crois que Menolly a quitté le fort ce matin de bonne heure ? interrogea-t-il en se rendant compte qu’une grande fille aussi forte que Menolly aurait très facilement pu se débrouiller avec les barres.

— Tu sais comment elle est depuis qu’elle s’est blessé la main : à se faufiler hors de vue dès qu’elle en a l’occasion.

Alemi le savait bien, car il adorait cette sœur un peu gauche, et ses chansons lui manquaient. Il ne partageait pas les réserves de Yanus sur les dons de Menolly. Et il n’était pas d’accord avec la décision de Yanus de ne pas les révéler au harpiste, surtout maintenant qu’il y avait justement un harpiste au fort pour la maintenir dans le droit chemin.

— Eh bien ?

L’injonction de Sella l’irrita en interrompant le cours de ses pensées.

— Je n’ai rien vu d’inhabituel.

— Resterait-il quelque chose si les Fils l’avaient eue ?

Alemi jeta un long regard dur vers Sella. Elle semblait heureuse à l’idée que Menolly ait pu se faire surprendre par les Fils.

— Il n’en resterait rien si elle s’était fait prendre par les Fils. Mais aucun Fil n’échappe aux escadrilles de Benden.

Sur ce, il tourna les talons et laissa sa sœur bouche bée. Ces dernières paroles rassurantes n’eurent curieusement pas pour effet de consoler Sella. Toutefois, puisque Menolly n’était de toute évidence pas là, elle pouvait trouver quelque plaisir à prévenir Mavi et lui faire part de ses soupçons à l’égard de Menolly qu’elle accusait du méfait d’avoir laissé les portes du fort sans barres.

— Menolly ? Mavi tendait du sel de mer et une racine à épices au chef cuisinier lorsque Sella l’avertit. Menolly ?

— Oui, Menolly. Elle est partie. Personne ne l’a vue, et c’est elle qui a laissé les portes du fort ouvertes. Avec les Fils qui tombaient !

— Les Fils ne tombaient pas quand Yanus a découvert que les portes n’étaient pas barricadées, corrigea Mavi qui frissonna à la pensée que quelqu’un, même sa fille récalcitrante, pût être surpris dehors par la pluie argentée des fils.

— Alemi dit qu’aucun Fil ne peut échapper aux dragons, mais comment peut-il en être sûr ?

Mavi ne dit rien, referma le moulin à condiment et fit tourner la manivelle.

— Je vais en informer Yanus. Et j’aurai un mot à dire à Alemi, également. Tu ferais mieux de t’occuper du vieil oncle.

— Moi ?

— Ce n’est pas qu’il s’agisse d’un vrai travail, mais il convient à ton tempérament et à tes capacités.

Yanus resta un long moment silencieux quand il apprit la disparition de Menolly. Il n’aimait pas que les choses ne suivent pas leur cours normal, comme ces portes qui n’étaient pas barricadées. Cela l’avait contrarié pendant toute la chute de Fils, et toute la pêche qui avait suivi.

Il n’était pas bon qu’un seigneur de Mer eût l’esprit distrait du travail en cours. La résolution de ce mystère lui procura quelque soulagement, mais aussi une sérieuse contrariété mêlée d’angoisse au sujet de sa fille. Quelle folie elle avait commise – quitter ainsi le fort aussi tôt ! Elle n’avait pas cessé de bouder depuis la correction qu’il lui avait infligée. Mavi ne l’avait pas suffisamment tenue occupée pour lui faire oublier cette absurde envie de composer.

— J’ai entendu dire que les falaises le long de la côte étaient pleines de cavernes, dit Elgion. La jeune fille se sera probablement abritée dans l’une d’elles.

— Elle l’a probablement fait, dit Mavi brusquement, – reconnaissante au harpiste pour cette réflexion si sensée. – Menolly connaît très bien la côte et sans doute chaque crevasse désormais.

— Alors elle va revenir, dit Yanus. Donne-lui le temps de se remettre de la frayeur d’avoir été dehors durant la chute des Fils. Elle va revenir.

Yanus fut soulagé de cette explication et retourna à des affaires moins déprimantes.

— C’est le printemps, dit Mavi, davantage pour elle-même que pour les autres.

Seul le harpiste perçut la note d’anxiété que contenait sa voix.

Deux jours plus tard, Menolly n’était toujours pas rentrée et tout le fort fut averti de sa disparition. Personne ne se souvenait de l’avoir vue le jour de la chute des Fils. Et personne non plus depuis ce jour. Les enfants envoyés chercher des baies ou des araignées-soldats n’avaient trouvé aucune trace, pas plus qu’ils ne l’avaient vue dans les cavernes qu’ils connaissaient.

— Pas grand sens de partir à sa recherche, fit l’un des commandants de navire, convaincu qu’il y avait plus de chance d’attraper un poisson que de retrouver une jeune fille stupide. Particulièrement si elle est handicapée d’une main. Où bien elle est en vie et préfère ne pas rentrer, ou alors…

— Elle pourrait être blessée… Brûlée par un Fil, une jambe cassée ou un bras…, dit Alemi ; incapable de revenir.

— Devrait pas être sortie de toute façon sans dire à quelqu’un où elle allait. Les yeux du commandant se tournèrent vers Mavi, qui ne releva pas l’allusion à sa négligence contenue dans cette dernière remarque.

— Elle avait l’habitude d’aller chercher de la salade très tôt le matin, dit Alemi. Si personne d’autre ne voulait défendre Menolly, lui s’en chargerait.

— Est-ce qu’elle avait un poignard à sa ceinture ? Ou une boucle de métal ? demanda Elgion. Les Fils ne touchent pas au métal.

— C’est vrai. Nous aurions dû au moins trouver ça, dit Yanus.

— Si les Fils l’ont eue, dit sombrement le commandant. Il préférait l’hypothèse selon laquelle elle était tombée dans une crevasse ou par-dessus le bord de l’escarpement, terrorisée à l’idée de se trouver dehors pendant une chute de Fils. Son corps a peut-être été emporté vers les roches du Dragon. Les courants amènent beaucoup d’épaves dans ce coin.

Mavi retint un souffle qui ressemblait beaucoup à un sanglot.

— Je ne connais pas cette jeune fille, dit rapidement Elgion, voyant la détresse de Mavi. Mais si elle avait l’habitude, comme vous le dites, de rester longtemps à l’extérieur, elle connaît trop bien la région pour passer par-dessus le bord de la falaise.

— Les Fils peuvent faire perdre les pédales à n’importe qui, dit le commandant.

— Menolly n’est pas stupide, dit Alemi avec une telle conviction que tout le monde se tourna vers lui avec surprise. Et elle connaît assez bien ses Enseignements pour savoir quoi faire quand on est surpris à l’extérieur.

— C’est assez vrai, Alemi, fit Yanus en se levant. Si elle en était capable et avait eu l’intention de revenir, elle l’aurait déjà fait. Quiconque sortira devra être très attentif à toute trace d’elle. Aussi bien en mer qu’à terre. En tant que seigneur du fort, je ne peux pas faire davantage compte tenu des circonstances. Et la marée monte. Au bateau, maintenant.

Bien qu’Elgion ne s’attendît pas vraiment à ce que Yanus déclenchât une recherche intensive pour une jeune fille perdue, il fut surpris par cette décision. Même Mavi l’accepta, comme si elle était heureuse de ce prétexte, comme si la jeune fille les avait embarrassés. Le commandant, de toute évidence, était satisfait de l’impartialité de son seigneur. Seul Alemi trahissait son ressentiment. Le harpiste s’approcha du jeune homme pour le retenir alors que les autres s’en allaient.

— J’ai un peu de temps. Où pensez-vous que je devrais chercher ?

 

L’espoir brilla dans les yeux d’Alemi, aussitôt assombris par une soudaine prudence.

— Je dirais qu’il vaut mieux que Menolly reste là où elle est…

— Morte ou blessée ?

— Oui. Alemi soupira profondément. Et je lui souhaite longue vie et de la chance.

— Vous pensez donc qu’elle est en vie et qu’elle a choisi de ne pas revenir au fort ?

Alemi regarda le harpiste calmement.

— Je pense qu’elle est vivante et mieux où elle est, où que ce soit, qu’elle ne le serait au Demi-Cercle.

Et le jeune marin partit rejoindre les autres, laissant au harpiste quelques intéressants sujets de réflexion.

Il n’était pas malheureux au fort du Demi-Cercle. Mais le maître harpiste avait eu raison de penser qu’Elgion aurait quelques ajustements à apporter à la vie de ce fort. Ce serait un défi, lui avait dit Robinton, d’essayer d’élargir l’esprit étroit et la façon de penser rigide d’un groupe isolé. Pour l’instant, Elgion se demandait si le maître harpiste n’avait pas surestimé ses capacités, alors qu’il n’avait su obtenir du seigneur de Mer, ou de sa famille, de seulement essayer de venir en aide à un de leurs parents.

En se basant sur le ton des voix plutôt que sur les paroles prononcées, Elgion se rendit compte que Menolly posait une sorte de problème qui n’avait pas pour origine sa main blessée. Il ne se souvenait pas d’avoir vu cette jeune fille, alors qu’il pensait pouvoir reconnaître chaque membre du Fort. Il avait maintenant passé beaucoup de temps auprès de chacune des familles, avec les enfants dans la petite salle, avec les pêcheurs débordant d’activité, avec les vieilles personnes qui avaient honorablement gagné leur retraite.

Il essaya de se rappeler quand il avait vu une jeune fille à la main blessée et seul lui revint le souvenir extrêmement flou d’une grande silhouette maladroite qui se précipitait hors de la salle un soir où il jouait. Il n’avait pas vu son visage, mais il se souviendrait de sa silhouette voûtée s’il la revoyait.

Il était regrettable que l’isolement du fort du Demi-Cercle ne permit pas d’envoyer un message par tambour. Une solution de rechange pourrait consister à faire signe au prochain chevalier-dragon qu’il verrait, et passer le mot au weyr de Benden. Les chevaliers en patrouille pourraient essayer de la repérer et alerter les forts qui se trouvaient au-delà des marais, plus loin sur la côte. Comment il lui aurait été possible d’aller aussi loin avec les Fils qui tombaient, c’est ce qu’il ignorait, mais il se sentirait mieux s’il prenait quelques mesures pour la retrouver.

Il n’avait pas non plus progressé pour découvrir qui était le compositeur de chansons. Pourtant le maître harpiste l’avait chargé de lui envoyer ce garçon à l’atelier de harpe le plus vite possible. Les compositeurs doués étaient rares. Dignes de recherches et d’attentions.

Maintenant Elgion comprenait pourquoi le vieil harpiste n’avait pas révélé l’identité du garçon. Yanus ne pensait qu’à la mer, à la pêche et à la manière d’utiliser chaque homme, femme et enfant pour le bénéfice du fort. Il les avait tous bien entraînés et il aurait certainement regardé de travers tout garçon bien bâti qui aurait passé trop de temps à composer. Il n’y avait, en fait, personne pour aider Elgion dans sa tâche de divertir le soir venu. Un des gamins avait un assez bon sens du rythme, et il avait commencé à lui enseigner le tambour, mais la majorité de ses écoliers étaient malhabiles. Certes ils connaissaient leurs Enseignements, mais ils n’étaient pas musiciens. Pas étonnant que Petiron se fût montré si enthousiaste envers le seul enfant réellement doué. Dommage que le vieil homme fût mort avant d’avoir reçu le message de Robinton. Sinon, ce gamin aurait su qu’il était un candidat plus qu’admissible à l’atelier de harpe.

Elgion regarda la flotte de pêche sortir du port, recruta plusieurs gamins, se procura quelques pâtés de viande auprès d’une tante dans la cuisine du fort, et partir, ostensiblement, pour une expédition de recherche de nourriture.

En tant que harpiste, ces expéditions lui étaient habituelles, mais conscients du respect qu’ils lui devaient, les garçons se tenaient à distance. Et lorsqu’il leur expliqua qu’ils devaient garder les yeux ouverts pour apercevoir une éventuelle trace de Menolly, son poignard, s’il le connaissait, ou la boucle de sa ceinture, cette distance augmenta inexplicablement. Ils semblaient tous être au courant, bien qu’Elgion doutât de ce que les adultes leur eussent dit de l’absence de Menolly. Et tous paraissaient peu désireux de la chercher, ou de lui suggérer des zones de recherche possibles. C’était comme s’ils avaient peur que je la trouve, se dit le harpiste avec déception et colère. Il essaya donc de regagner leur confiance en leur disant que Yanus avait recommandé à quiconque sortirait du fort d’essayer de retrouver la jeune fille.

Lorsqu’il revint avec son équipe, les sacs étaient remplis de baies, d’herbes et de quelques araignées-soldats. La seule information que les garçons avaient bien voulu lâcher au sujet de Menolly durant toute la matinée, c’était qu’elle était capable d’attraper plus d’araignées-soldats que n’importe qui.

Les événements firent qu’Elgion n’eut pas à faire signe à un chevalier-dragon. Le jour suivant, un chef d’escadrille monté sur un bronze vint faire des cercles au-dessus de la plage du Demi-Cercle, saluant aimablement Yanus et lui demandant s’il pouvait dire quelques mots au harpiste.

— Vous devez être Elgion, dit le chevalier, levant la main en signe de salut. Je suis N’ton, cavalier de Lioth. J’ai entendu dire que vous vous étiez établi ici.

— Que puis-je faire pour vous, N’ton ? Et Elgion mena avec tact le chevalier-bronze hors de portée des oreilles de Yanus.

— Vous avez entendu parler des lézards-de-feu ?

Elgion regarda N’ton avec surprise pendant un moment avant d’éclater de rire.

— Ce vieux mythe !

— Pas vraiment un mythe, mon ami, dit N’ton. Malgré la lueur amusée qui passait dans ses yeux, il parlait sérieusement.

— Ce n’est pas un mythe ?

— Pas du tout. Sauriez-vous si les gamins d’ici en auraient repéré le long de la côte ? Ils ont tendance à faire leurs nids sur les plages de sable. Ce sont les œufs que nous voulons.

— Vraiment ? En réalité, ce ne sont pas les gamins qui les ont vus, mais le fils du seigneur du fort, pas le genre à raconter des histoires, quoique je n’y ai guère prêté attention… Il en a vu autour d’un amas de rochers connu sous le nom des roches du Dragon. À quelque distance plus bas sur la côte. Elgion indiqua la direction du doigt.

— Je vais y aller moi-même. Voici ce qui s’est passé. F’nor, le cavalier du brun Canth, a été blessé. N’ton fit une pause. Il a passé sa convalescence au fort méridional. Il a trouvé, et marqué, et N’ton fit à nouveau une pause, insistant sur ses derniers mots, une reine lézard-de-feu…

— Marqué ? Je pensais que seuls les dragons…

— Les lézards-de-feu ressemblent beaucoup aux dragons, ils sont juste plus petits.

— Mais cela voudrait dire… Et Elgion s’interrompit, perdu dans les implications de cette révélation.

— Oui, précisément, harpiste, dit N’ton avec un large sourire. Et maintenant tout le monde veut un lézard-de-feu. Je ne peux pas imaginer le seigneur de mer Yanus gaspillant le temps et l’énergie de ses hommes à chercher des nids de lézards. Mais si on a vu des lézards, n’importe quelle crique avec du sable chaud pourrait cacher une couvée.

— Les hautes marées ont recouvert la plupart des criques ce printemps.

— Dommage. Voyez si vous ne pouvez pas organiser une recherche avec les enfants du fort. Je ne pense pas que vous rencontrerez beaucoup de résistance.

— Absolument aucune. Et Elgion se rendit compte que N’ton, tout chevalier-dragon qu’il fût désormais, était susceptible d’avoir eu les mêmes projets enfantins concernant les lézards-de-feu que ceux qu’Elgion avait lui-même caressés autrefois. Quand nous trouverons une couvée, qu’est-ce-que nous faisons ?

— Si vous en trouvez une, dit N’ton, lâchez la bannière signal et le chevalier de patrouille le verra. Si la marée la met en danger, placez la couvée dans du sable chaud ou dans une cachette chauffée.

— S’ils venaient à éclore, vous avez mentionné qu’ils pouvaient être marqués…

— J’espère que vous aurez cette chance, harpiste. Nourrissez les nouveau-nés. Gavez-les de tout ce qu’ils pourront avaler en leur parlant sans arrêt. C’est comme cela qu’on marque. Vous avez déjà assisté à une éclosion, n’est-ce-pas ? Vous savez donc comment cela se passe. C’est le même principe.

— Des lézards-de-feu ! Elgion était enchanté à cette idée.

— Ne les marquez pas tous, harpiste. J’aimerais avoir une de ces bestioles.

— C’est si important ?

— Non, ce ne sont que de sympathiques petits animaux familiers. Rien à voir avec l’intelligence de mon Lioth, là-bas, et N’ton fit un grand sourire complice à son bronze qui se grattait une joue dans le sable. En se retournant vers Elgion, N’ton remarqua la rangée d’enfants pétrifiés, le long de la jetée, les yeux braqués sur les mouvements de Lioth. Je soupçonne que vous n’aurez pas de mal à trouver de l’aide.

— À propos d’aide, chef d’escadrille, une jeune fille du fort est portée disparue. Elle est sortie le matin de la dernière chute de Fils et on ne l’a pas revue depuis. N’ton siffla doucement et hocha la tête en signe de compréhension.

— Je vais prévenir les patrouilleurs. Elle a probablement trouvé un abri, si elle a le moindre bon sens. Ces falaises sont truffées de cavernes. Jusqu’où avez-vous cherché ?

— C’est là le problème. Personne ne s’en est donné la peine.

N’ton fronça les sourcils et jeta un coup d’œil au seigneur de mer.

— Quel âge a-t-elle ?

— Maintenant que vous m’y faites penser, je n’en sais rien. C’est sa plus jeune fille, il me semble.

N’ton renifla.

— Il y a autre chose dans la vie que les poissons.

— C’est aussi ce que je croyais.

— Ne soyez pas aussi amer à votre âge, Elgion. Je vais veiller à ce que vous assistiez à la prochaine éclosion à Benden.

— J’apprécierai beaucoup.

— Je m’en doute.

Faisant un signe d’adieu, N’ton retourna à son dragon de bronze, laissant Elgion la conscience plus libre et avec l’agréable perspective de rompre un peu la monotonie du fort.