CHAPITRE DOUZE
Homme-dragon, Ô Homme-dragon,
Entre toi et tien,
Partage avec moi cet amour entr’aperçu
Qui dépasse le mien.
Mirrim réveilla Menolly de bonne heure le matin suivant, faisant taire avec impatience les lézards qui sifflaient devant la rude manière dont elle secouait leur maîtresse.
— Menolly, réveille-toi. Nous avons besoin de tout le monde à la cuisine. Les œufs vont éclore aujourd’hui et la moitié de Perne est invitée. Tourne-toi. Manora va venir examiner tes pieds.
— Aie ! tu es trop brutale !
— Dis à Belle… Ouïe… Je ne lui fais pas mal. Belle ! Conduis-toi bien ou je le dis à Ramoth !
À la surprise de Menolly, Belle cessa de piquer sur Mirrim et battit en retraite dans le coin le plus éloigné de la chambre.
— Tu me faisais mal, dit Menolly, encore trop endormie pour faire preuve de tact.
— Bon, j’ai dit que je m’excusais. Hmmm. Tes pieds ont l’air d’aller beaucoup mieux.
— Nous n’utiliserons pas de bandages aussi épais aujourd’hui, dit Manora qui entrait. Les chaussons offrent une protection suffisante.
Menolly tourna la tête quand elle sentit les douces mains de Manora examiner ses pieds l’un après l’autre.
— Oui, des bandages plus légers aujourd’hui, Mirrim, et du baume. Ce soir, pas de bandages du tout. Les blessures doivent aussi être laissées à l’air libre, tu sais. Mais tu as fait du bon travail. Les œufs de lézards-de-feu se portent bien ce matin, Menolly.
Sur ce, elle partit, et Mirrim finit rapidement de s’occuper des pieds de Menolly. Lorsqu’elle eut terminé et que la jeune fille se redressa pour enfiler ses vêtements, ses doigts s’attardant dans les doux plis de sa chemise, Mirrim s’effondra sur le lit avec un espoir exagéré.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Je vais prendre autant de repos que possible dès que je pourrais, répondit Mirrim. Tu ne sais pas à quoi ressemble une éclosion, avec tous ces gens des forts et des ateliers qui piétinent tout dans le weyr, fourrant leur nez partout où ils ne sont pas censés être, se faisant peur ou faisant peur aux dragons et aux enfants du weyr et de la salle d’Éclosion ! Et la façon dont ils mangent ! Mirrim fit rouler ses yeux de manière expressive. On dirait qu’ils n’ont jamais vu de nourriture et… Mirrim tomba en travers du lit et se mit à sangloter.
— Mirrim, que se passe-t-il ? Oh, c’est Brekke ? Elle ne va pas bien ? Je veux dire, elle ne va pas marquer à nouveau ? Sanra m’a dit que c’est ce que Lessa espérait…
Menolly se pencha pour réconforter son amie, bouleversée par ces sanglots qui lui brisaient le cœur. Les paroles de Mirrim étaient hachées par les pleurs, mais Menolly parvint à comprendre qu’elle ne voulait pas que sa mère adoptive marque à nouveau pour une obscure raison. Brekke ne voulait plus vivre, et il fallait bien trouver un moyen. Avoir perdu son dragon, c’était comme si elle avait perdu la moitié d’elle-même, et cela n’avait pas été sa faute. Elle était si douce et sensible, elle aimait F’nor, et cela aussi, semblait-il, constituait une imprudence.
Menolly laissa Mirrim pleurer, sachant combien cela pouvait soulager parfois, en espérant au plus profond de son cœur que Mirrim aussi pleurerait de bonheur avant la fin de cette journée. Ce ne serait que justice. Elle lui pardonna toutes ses petites poses et les airs qu’elle se donnait, consciente que c’était là sa façon de cacher son angoisse et une peine profonde.
On entendit le rideau de l’alcôve cliqueter, le vacarme d’une querelle entre lézards-de-feu, et puis le Tolly de Mirrim se faufila sous le rideau, les yeux tourbillonnant d’indignation et d’inquiétude. Il vit Menolly caresser les cheveux de Mirrim et, déployant les ailes, il se prépara à se lancer sur elle quand Belle gazouilla vivement depuis son coin. Tolly battit des ailes, mais quand il sauta sur le lit, il atterrit doucement sur le bord et y demeura, posant d’abord les yeux sur Mirrim, puis sur Menolly. Un moment plus tard, deux verts entrèrent. Ils s’installèrent sur le tabouret, attentifs mais discrets. Belle, dans son coin, les surveillait.
— Mirrim ? Mirrim ? Sanra arrivait de la caverne-séjour. Mirrim, tu n’as pas encore fini avec les pieds de Menolly ? Nous avons tous besoin de vous ! Et dès maintenant !
Alors que Menolly se redressait, obéissante, Mirrim lui saisit la main et la serra. Puis elle se leva, remit de l’ordre dans sa tenue et sortit de l’alcôve, suivie plus lentement par Menolly.
Mirrim n’avait pas exagéré la quantité de travail qui les attendait. Le soleil venait tout juste de se lever, mais les chefs cuisiniers étaient à l’évidence levés depuis des heures à en juger par les pains – doux, épicés et amers – qui refroidissaient sur les tables. Deux hommes du weyr préparaient un énorme gibier pour le foyer principal et des wherries sauvages étaient nettoyés et farcis pour être rôtis plus tard dans les âtres secondaires.
Afin de mieux les protéger au milieu de cette cuisine affairée, quelqu’un avait placé une petite table au-dessus du panier contenant les œufs de lézards-de-feu. Ils se portaient bien, alentour le sable était impeccable et tiède. Felena aperçut Menolly, lui dit de prendre rapidement quelque chose à manger dans l’âtre où l’on préparait les sauces et lui demanda si elle savait ce qu’on pouvait faire de bon avec du poisson séché ? À moins qu’elle ne préfère aider à préparer les racines ?
Menolly choisit instantanément de cuire le poisson, aussi Felena lui demanda de quels ingrédients elle avait besoin. Elle fut un peu désemparée lorsqu’elle apprit la quantité qu’elle devait préparer. Elle n’imaginait pas qu’autant de gens viennent à une éclosion : leur nombre dépassait celui des habitants du fort du Demi-Cercle.
L’astuce qui permettait de donner bon goût au ragoût de poisson consistait en une cuisson prolongée, aussi Menolly s’appliqua-t-elle à préparer rapidement les immenses marmites pour leur laisser le temps de mijoter et d’atteindre le plein épanouissement de leurs saveurs. Elle fit preuve d’une telle efficacité qu’il restait encore une grande quantité de racines à éplucher quand elle eut fini.
L’excitation emplissait la caverne-cuisine. Le monticule de tubercules fondait devant Menolly pendant qu’elle écoutait le bavardage des autres femmes. On s’interrogeait beaucoup pour savoir qui des garçons, et des filles pour l’œuf de reine, marquerait les dragons qui naîtraient aujourd’hui.
— Personne n’a jamais marqué deux fois un dragon, dit l’une des femmes mélancoliquement. Vous pensez que Brekke va réussir ?
— Personne n’en avait eu l’occasion auparavant.
— Est-ce un risque que nous devons prendre ? demanda une autre.
— On ne nous a pas demandé notre avis, dit Sanra, fixant la dernière à avoir parlé. C’est l’idée de Lessa, mais ce n’était ni celle de F’nor, ni celle de Manora…
— Il faut bien l’aider, dit la première femme. Cela me fend le cœur de la voir étendue là, affalée comme une morte-vivante. Cela me rappelle la façon dont D’namal est parti. C’était comme si… eh bien… comme s’il s’était complètement évanoui.
— Si on finit vite d’éplucher ces racines, nous pourrons mettre cette casserole sur le feu, dit Sanra en se levant brusquement.
— On va manger tout ça ? demanda Menolly à sa voisine.
— Oui, absolument, et il y en aura qui en redemanderont, dit-elle avec un sourire supérieur. Les journées du marquage sont de grandes occasions. J’ai un adopté et un fils de sang sur le sol d’Éclosion aujourd’hui ! ajouta-t-elle avec une fierté compréhensible, puis tournant la tête, Sanra ! il suffit d’une casserole de bonne taille pour mettre ce qui reste.
Il fallut encore émincer les racines blanches, les recouvrir d’herbes et les placer dans des pots de terre pour les faire cuire. Les succulentes odeurs de la recette de poisson de Menolly lui valurent des compliments de Felena, responsable des divers foyers et fours. Puis Menolly, à qui on avait recommandé d’épargner ses pauvres pieds, aida à décorer les gâteaux aux épices. Elle gloussa avec les autres lorsque Sanra distribua à tous les parts de gâteau en disant qu’elles devaient s’assurer que la cuisson était correcte.
Menolly n’oublia pas de tourner les œufs de lézards-de-feu, ni de nourrir ses amis. Belle restait près de Menolly, mais on avait vu les autres se baigner dans le lac et prendre des bains de soleil, évitant Ramoth dont les beuglements ponctuaient la matinée.
— Elle est toujours comme ça le jour du marquage, dit T’gellan à Menolly pendant qu’il mangeait un morceau à sa table. Dis, est-ce que tu vas faire chanter tes lézards-de-feu ce soir ? On m’a traité de menteur parce que j’ai dit que tu leur avais appris à chanter.
— Ce sera peut-être difficile parce qu’ils peuvent être intimidés devant tant de monde, vous savez.
— Eh bien, nous attendrons que les choses se calment et puis nous ferons un essai, hein ? Et maintenant je veux te voir à l’éclosion. Vers le milieu de l’après-midi, je pense, alors sois prête.
Le déroulement des événements fit qu’elle ne le fut pas. Elle sentit le raclement avant même de l’entendre et s’arrêta de travailler ainsi que tous, ceux de la caverne au fur et à mesure qu’ils prenaient conscience de ce bruit si fortement chargé d’émotion. Elle fut stupéfaite de constater que le bruit était le même que celui produit par les lézards-de-feu au moment de leur éclosion.
Elle n’eut pas le temps de retourner à son alcôve pour se changer car T’gellan apparut en lui faisant de grands gestes. Elle se dépêcha autant que ses pieds le lui permettaient en voyant Monarth attendre au-dehors. T’gellan lui avait déjà pris la main quand elle s’exclama en voyant les taches de sauce et les marques humides sur sa chemise.
— Je t’avais dit d’être prête. Je te mettrais dans un coin fillette, et personne ne remarquera ce genre de détails aujourd’hui, la rassura-t-il.
Avec un peu de dépit, elle constata qu’il était vêtu de pantalons sombres neufs, d’une tunique superbement brodée, d’une ceinture de métal ouvragé incrusté de joyaux, mais elle se laissa faire.
— Je dois te placer la première, parce que je dois ensuite accueillir certains visiteurs, dit T’gellan, grimpant avec aisance devant elle sur la crête du cou de Monarth. F’lar a rempli la salle d’Éclosion de tous ceux qui sont capables de monter un dragon dans l’Interstice.
Monarth était impressionnant en prenant son élan depuis le sol de la cuvette vers une immense ouverture, tout en haut des parois du weyr, que Menolly n’avait jamais remarquée auparavant. D’autres dragons s’y dirigeaient également. Elle eut le souffle coupé lorsqu’ils pénétrèrent dans la cavité, un dragon devant eux et un autre derrière, si proches qu’elle eut un instant peur d’une collision. Le sombre cœur du tunnel était éclairé à son extrémité, et soudain ils se trouvèrent dans la gigantesque salle de l’Éclosion.
Le quadrant nord du weyr tout entier devait être creux, pensa Menolly, impressionnée. Puis elle vit la couvée luisante des œufs de dragon et elle retint sa respiration. Légèrement sur le côté, il y avait un œuf plus grand, dominé par la silhouette dorée de Ramoth, entièrement consacrée à sa tâche, les yeux incroyablement brillants à l’approche du marquage.
Monarth plongea avec une soudaineté déroutante puis battit des ailes pour se poser en douceur sur une saillie.
— Tu y es, Menolly. La meilleure place de la salle. Je te rejoindrai plus tard.
Menolly était trop heureuse de s’asseoir tranquillement après ce vol incroyable. Elle était installée au troisième gradin sur la paroi extérieure et jouissait d’une vue parfaite donnant sur la salle d’Éclosion et l’entrée où le public commençait à se présenter en file indienne. Ils étaient tous si élégamment vêtus que gênée, elle frotta sans succès ses taches et croisa les bras sur sa poitrine. Au moins ses habits étaient-ils neufs.
D’autres dragons arrivaient par l’ouverture supérieure, déposaient leurs passagers, souvent trois ou quatre d’un coup. Elle observait le flot maintenant calme des visiteurs qui arrivait par l’entrée du bas. C’était amusant de regarder les dames élégantes et parfois trop richement vêtues qui devaient soulever leurs lourdes jupes et courir à petits pas maladroits sur le sable chaud. Les gradins se remplirent rapidement et le raclement excitant des dragons s’amplifia à un point tel que Menolly trouva difficile de rester assise tranquillement.
Un cri soudain annonça que des œufs commençaient à bouger. Les derniers arrivants se hâtaient sur le sable et les sièges derrière Menolly furent occupés par des mineurs, à en juger par les accessoires brun-rouge de leurs tuniques. Elle croisa à nouveau les bras et puis les décroisa parce qu’elle dut se pencher pour voir au-delà des corps trapus de ses voisins.
De plus en plus d’œufs se balançaient, tous à l’exception des gris plus petits qui s’étaient trouvés repoussés contre la paroi intérieure.
Un autre battement d’ailes, et les dragons bronzes déposèrent les filles candidates à l’œuf de reine. Menolly essaya de deviner laquelle était Brekke, mais elles paraissaient toutes parfaitement éveillées et en pleine forme. L’une des femmes du weyr n’avait-elle pas fait remarquer à quel point Brekke avait l’air d’une morte-vivante ? Les filles formaient un demi-cercle lâche mais incomplet autour de l’œuf de reine tandis que Ramoth sifflait doucement derrière lui.
De jeunes garçons arrivaient à présent en marchant depuis la cuvette, l’air concentré, redressant les épaules dans leurs tuniques blanches en s’approchant de la couvée principales.
Menolly ne vit pas l’entrée de Brekke parce qu’elle était occupée à essayer de deviner lequel des œufs qui se balançaient désormais violemment allait éclore le premier. Puis l’un des mineurs s’exclama et pointa un doigt verts l’entrée, vers une mince silhouette hésitante, s’arrêtant, puis s’avançant, apparemment insensible aux sables brûlants sous ses pieds.
— Ce doit être elle. Ce doit être Brekke, dit-il à ses camarades. Un chevalier-dragon m’a dit qu’elle avait été désignée pour l’œuf.
Oui, pensa Menolly, elle marchait comme une somnambule. Puis elle vit Manora et un homme qu’elle ne reconnut pas qui se tenaient près de l’entrée, comme s’ils avaient fait tout ce qu’ils avaient pu pour conduire Brekke dans la salle d’Éclosion.
Brusquement Brekke raidit les épaules en secouant la tête. Elle marcha lentement mais régulièrement sur le sable pour rejoindre les cinq jeunes filles qui attendaient près de l’œuf d’or. Une des filles se retourna et lui fit signe de prendre sa place, ce qui achèverait le demi-cercle.
Le fredonnement cessa si soudainement qu’une légère vague courut sur l’assemblée. Dans le silence tendu, le faible craquement d’une coquille se fit clairement entendre, suivi du bruit sec d’éclatement des autres.
Le premier bébé dragon, puis un autre, de maladroites, vilaines créatures luisantes, s’effondrèrent et roulèrent hors de leurs enveloppes, braillant et piaillant, leurs têtes en forme de coing trop grosses pour leurs cous sinueux, minces et courts.
Menolly remarqua à quel point les garçons étaient très calmes, aussi impressionnés qu’elle l’avait été dans la petite grotte avec ces minuscules lézards-de-feu qui rampaient hors de leurs coquilles, voraces, avides.
Maintenant la différence devenait évidente ; les lézards-de-feu n’avaient attendu aucune aide lors de leur éclosion, leur instinct leur commandait de remplir leurs estomacs qui réclamaient sauvagement de la nourriture aussi vite que possible. Mais les dragons regardaient autour d’eux, attendant quelque chose. L’un d’eux dépassa en trébuchant un garçon qui s’écarta de sa progression maladroite. Il tomba, nez en avant, aux pieds d’un grand garçon aux cheveux noirs. Celui-ci s’agenouilla, aida le petit dragon à retrouver son équilibre sur ses pieds tremblants, et plongea son regard dans les yeux arc-en ciel.
L’émotion étreignit Menolly. Bien sûr, elle avait ses lézards-de-feu, mais marquer un dragon… Stupéfaite, elle se demanda où étaient Belle, Rocky, Plongeur et les autres. Ils lui manquaient cruellement ; elle aurait voulu que Belle vienne la pousser affectueusement du nez, et même sentir la queue de la petite reine enserrer sa gorge de son étreinte presque étouffante.
Le craquement de la coquille dorée attira immédiatement l’attention de toute l’assistance. L’œuf s’ouvrit d’un seul coup jusqu’en son milieu et son occupante, protestant contre cette naissance brutale, chuta sur le dos. Trois jeunes filles avancèrent pour l’aider. Elles mirent la petite reine sur ses quatre pattes et reculèrent. Menolly retint sa respiration quand elles se tournèrent toutes vers Brekke qui semblait très loin de tout ce qui l’entourait. Quelle que fût la force qui l’avait soutenue sur les sables, elle l’avait désormais abandonnée. Les épaules étaient pathétiquement affaissées, la tête penchée de côté comme si elle avait été trop lourde à soutenir. La petite reine dragon tourna sa tête disproportionnée vers Brekke, les yeux énormes et brillants. Brekke secoua la tête comme si elle prenait conscience d’être observée. Le bébé dragon fit un pas en avant.
Menolly vit un bronze surgir et craignit un instant qu’il ne s’agisse de Plongeur. Mais c’était impossible car le petit bronze était suspendu juste au-dessus de la tête du bébé dragon, criant d’un air de défi. Il était si près de sa tête qu’elle recula avec un couinement de surprise et mordit l’air, étendant instinctivement les ailes en avant pour protéger ses yeux vulnérables.
Des dragons claironnèrent des avertissements depuis leurs perchoirs au sommet de la salle d’Éclosion, et Ramoth écarta ses ailes, se redressant comme si elle allait frapper l’intrus. L’une des jeunes filles interposa son corps entre la reine et son petit agresseur.
— Berd ! Arrête !
Brekke bougea aussi, les bras tendus en direction du bronze furieux.
La petite reine cria et enfouit sa tête dans la jupe de la jeune fille. Les deux femmes se firent face pendant un moment, tendues, troublées. Puis l’autre tendit la main vers Brekke, et Menolly put voir son sourire. Le geste ne dura qu’un instant parce que la jeune reine donna un coup de tête impérieux, et la jeune fille s’agenouilla, entourant de ses bras les épaules du jeune dragon pour le rassurer.
Brekke se détourna, alors l’expression somnolente de son visage disparut en même temps que sa peine. Elle repartit vers l’entrée de la caverne, le petit lézard bronze, tournant autour de sa tête, avec des cris qui allaient du reproche à la prière, exactement comme Belle quand Menolly avait fait quelque chose qui l’avait bouleversée.
Menolly se rendit compte qu’elle pleurait lorsque ses larmes mouillèrent ses bras. Elle jeta un coup d’œil rapide pour voir si les mineurs s’étaient aperçus de quelque chose, mais ils étaient captivés par la couvée principale. D’après leurs commentaires, il semblait qu’un garçon avait été recruté pendant une quête dans l’un de leurs ateliers, et qu’ils attendaient avec impatience son tour de marquer. Pendant un court instant, elle ressentit de la colère à leur égard ; n’avaient-ils pas vu la délivrance de Brekke ? N’avaient-ils pas compris à quel point c’était merveilleux ? Ah, comme Mirrim allait être heureuse à présent !
Menolly se laissa aller lourdement en arrière contre les pierres, épuisée par cet émouvant miracle. Et le regard de Brekke quand elle était passée sous l’arche de l’entrée ! Manora était là, le visage radieux, les bras écartés en signe de joie. L’homme, qui était sûrement F’nor, prit Brekke dans ses bras, et son visage fatigué reflétait son soulagement et son bonheur.
Le cri de joie des mineurs à côté d’elle indiqua à Menolly que leur gars avait marqué bien qu’elle ne pût pas savoir avec certitude de quel garçon il s’agissait. Un trop grand nombre d’entre eux étaient maintenant appariés à des nouveau-nés aux jambes vacillantes, hurlant de faim, trébuchant et tombant à l’entrée. Les mineurs encourageaient leur favori ; et lorsqu’un garçon maigrichon aux cheveux bouclés passa devant eux, souriant en réponse à leurs acclamations, elle vit qu’il s’en était plutôt bien tiré en marquant un brun. Quand les mineurs se tournèrent vers elle pour partager leur exultation, elle s’arrangea pour y répondre convenablement, mais fut soulagée lorsqu’ils dévalèrent les gradins pour suivre le couple au-dehors.
Elle resta assise, se réjouissant de la résurrection de Brekke, de la détermination et de la bravoure de Berd, du courage dont il avait fait preuve en affrontant la colère de Ramoth en un tel moment. Pourquoi se demanda Menolly, Berd avait-il refusé que Brekke marque la nouvelle reine ? en tout état de cause, cette expérience avait sorti Brekke de sa léthargie.
Les dragons revenaient, atterrissant sur le sol de l’Éclosion de manière que leurs cavaliers puissent aider les jeunes ou escorter les invités à l’extérieur. Les gradins se vidaient. Bientôt il n’y eut plus qu’un seul homme vêtu des couleurs d’un fort au premier gradin, encadré de deux garçons. Il paraissait aussi fatigué que Menolly elle-même. Alors, un des garçons se leva, désignant un petit œuf sur le sable qui ne bougeait même pas.
Menolly se dit vaguement qu’il n’éclorait peut-être pas, se souvenant de l’œuf laissé dans le sable du nid des lézards-de-feu le matin suivant l’éclosion. Elle l’avait agité et quelque chose de dur avait cogné à l’intérieur. Parfois il naissait des mort-nés au fort, elle en avait donc conclu que cela pouvait arriver également à d’autres créatures.
Le garçon courait le long du gradin. À l’extrême surprise de Menolly, il sauta sur le sol de l’Éclosion et commença à donner des coups de pied au petit œuf. Ses cris et son agitation attirèrent l’attention du seigneur du weyr et du petit groupe de candidats qui n’avaient pas marqué. Le seigneur du fort se redressa, étendant la main en un geste d’avertissement. L’autre garçon criait à l’adresse de son ami.
— Jaxom, qu’est-ce que tu fais ? hurla le seigneur du weyr.
Alors l’œuf se fendilla, et le garçon se mit à décortiquer la coquille, arrachant de gros morceaux et donnant des coups de pieds jusqu’à ce que Menolly pût voir une petite chose pousser l’épaisse membrane interne.
Jaxom coupa la membrane avec son poignard et un petit corps blanc, pas plus grand que le torse du garçon, tomba de l’enveloppe. Le gamin se précipita pour aider la créature à se mettre sur ses pattes. Le petit dragon blanc redressa la tête, ses yeux brillants, pailletés de vert et de jaune fixés sur le visage du garçon.
— Il dit que son nom est Ruth ! s’écria-t-il stupéfait et ravi.
Avec une exclamation étranglée, le vieil homme s’effondra sur le banc de pierre, son visage reflétant le désespoir. Le seigneur du weyr et ceux qui s’étaient précipités pour empêcher ce qui venait d’arriver s’arrêtèrent. Il parut évident à Menolly que le marquage du petit dragon blanc par Jaxom n’avait pas de précédent et était mal accueilli. Elle ne parvenait pas à imaginer pourquoi : le garçon et le dragon paraissaient radieux, qui pouvait leur refuser une union si joyeuse ?