CHAPITRE HUIT

 

 

 

Tourne et tourbillonne

Ou crache le sang et les flammes.

Vole dans l’Interstice,

Bleu et vert.

Grimpe ou plonge.

Brun ou bronze.

Que volent les chevaliers-dragons

Quand les Fils sont dans le ciel.

 

 

Le cours des événements voulut qu’Alemi emmenât Elgion aux roches du Dragon à la recherche des insaisissables lézards-de-feu. Un jour de grand vent, peu de temps après la visite de N’ton, le jeune marin se brisa la jambe quand la mer démontée le projeta sur la cabine du pilote de son navire. Ils arrivaient au port et la marée haute avait rendu les eaux plus agitées qu’ils ne s’y attendaient. Yanus grommela un bon moment en disant qu’Alemi était un marin trop expérimenté pour se blesser, mais ses grognements diminuèrent lorsque Mavi fit remarquer que c’était là une occasion de voir si le second d’Alemi serait capable d’assurer le commandement du navire qu’on achevait dans la caverne de construction. Alemi essaya de prendre sa fracture du bon côté, mais après quatre jours au lit, une fois que l’enflure eut diminué, il s’ennuya ferme et ne tint plus en place. Il harcela Mavi avec une telle constance qu’elle lui donna une béquille une bonne semaine avant la date qu’elle s’était fixée, en lui laissant entendre que s’il se rompait le cou, il ne pourrait s’en prendre qu’à lui.

Alemi avait plus de bon sens que cela, et il négocia les escaliers intérieurs, étroits et sombres, lentement et avec prudence ; il s’en tint aux escaliers extérieurs et aux pièces principales du fort de Mer aussi souvent que possible.

Bien qu’il eût ainsi acquis une certaine mobilité, il n’avait pas grand-chose à faire quand la flotte de pêche était sortie, aussi fut-il attiré par le bruit des enfants qui apprenaient une nouvelle chanson. Il capta le regard d’Elgion qui lui fit courtoisement signe d’entrer dans la petite salle. Si les enfants furent ébahis d’entendre un baryton chanter soudain leur leçon, ils avaient trop de respect pour le harpiste pour risquer davantage qu’un coup d’œil furtif vers la nouvelle voix, et la classe continua.

Alemi découvrit avec satisfaction qu’il apprenait aussi vite les paroles et la mélodie que les plus jeunes, et il prit si grand plaisir à cette séance qu’il fut presque désolé qu’Elgion mette fin à la leçon.

— Comment va ta jambe, Alemi ? demanda le harpiste quand la salle fut vidée.

— J’aurai désormais des douleurs à chaque changement de temps, c’est sûr. Je vais être un véritable baromètre.

— C’est la raison pour laquelle vous vous êtes fait ça ? dit Elgion avec un large sourire. J’avais entendu dire que vous vouliez être sûr que Tilsit aurait une chance d’obtenir un commandement.

Alemi eut un petit rire.

— Pas du tout. Je n’avais pas pris de vacances depuis la dernière tempête qui avait duré cinq jours. C’est une jolie ballade que vous leur apprenez.

— C’est une jolie voix que la vôtre. Pourquoi ne chantez-vous pas plus souvent ? Je commençais à croire que les vents du large emportaient la voix de tous les hommes d’environ douze cycles.

— Vous auriez dû entendre ma s… Alemi s’interrompit, rougit et serra les lèvres.

— À propos : j’ai pris la liberté de demander à N’ton, le chevalier de Lioth, de faire passer le mot au weyr de Benden au sujet de sa disparition. Elle pourrait être encore en vie, vous savez.

Alemi hocha lentement la tête.

— Vous autres des forts êtes pleins de surprise, dit Elgion, pensant passer à un sujet moins douloureux. Il alla aux étagères où étaient alignées les tablettes de cire et prit les deux qu’il cherchait. Ceci doit avoir été composé par cet adopté qui est parti à la mort de Petiron. Les autres ardoises sont toutes écrites en un style plus ancien, qu’utilisait le vieil harpiste. Mais celles-ci… On a besoin de gars capables de faire ce genre de travail à l’atelier de harpe. Vous ne savez pas où est ce garçon maintenant, n’est-ce pas ?

Alemi était déchiré entre son devoir envers le fort et l’amour de sa sœur. Mais elle n’était plus au fort, et le bon sens lui disait qu’elle devait être morte si, après tout ce temps et une recherche conduite par des chevaliers-dragons, on ne l’avait toujours pas retrouvée. Menolly n’était qu’une fille, alors quel bien cela pouvait-il faire que ses chansons trouvent grâce auprès du harpiste ? Alemi répugnait également à révéler le mensonge de son père. Aussi, bien qu’Elgion fût impressionné par ces chansons, Alemi répondit sans trahir la vérité qu’il ne savait pas où « il » était.

Elgion remballa soigneusement les tablettes de cire avec un soupir de regret.

— Je vais de toute façon les envoyer à l’atelier de harpe. Robinton voudra les utiliser.

— Les utiliser ? Elles sont si bonnes que ça ? Alemi était stupéfait et regrettait ses mensonges.

— Elles sont très bonnes. Peut-être que si ce garçon les entend, il viendra de lui-même. Elgion sourit tristement en regardant Alemi. Puisqu’il est évident que vous ne pouvez pas le nommer pour quelque raison.

La réaction du marin le fit rire.

— Allons, l’ami, ce gars a été chassé à la suite d’une sorte de disgrâce, n’est-ce pas ? Cela arrive, comme tout harpiste digne de ce nom le sait bien – et le comprend. Le sens de l’honneur, et tout cela. Je ne vous taquinerai plus. Il refera surface au son de sa propre musique.

Ils parlèrent alors d’autres sujets, jusqu’au retour de la flotte de pêche – deux hommes du même âge, mais au passé différent : l’un poussé par un esprit curieux de connaître le monde au-delà de son fort, l’autre tout à fait disposé à le satisfaire. En fait, Elgion était ravi de ne rien trouver de la stupidité et de la rigidité de Yanus en Alemi, et il commençait à sentir qu’après tout il pourrait être capable d’ouvrir l’esprit de ces gens au-delà des limites de ce fort, réalisant ainsi le vœu de maître Robinton.

Alemi revint le jour suivant le départ des enfants, posant de nouvelles questions. Il s’arrêta finalement au milieu d’une phrase, se confondant en excuses de tant abuser du temps d’Elgion.

— Je vais vous dire, Alemi, je vous apprendrai ce que vous voulez savoir, si vous m’apprenez à naviguer.

— Vous apprendre à naviguer ?

Elgion eut un large sourire.

— Oui, apprenez-moi à naviguer. Le plus petit des enfants de ma classe en sait plus que moi sur ce sujet, et ma réputation professionnelle est menacée. Après tout, un harpiste est supposé tout connaître. Je me trompe peut-être, mais il me semble que vous n’avez pas besoin de vos deux jambes pour diriger l’une de ces petites yoles dont se servent les enfants.

Le visage d’Alemi s’éclaira, et il frappa le dos du harpiste avec enthousiasme.

— Bien sûr que je peux. Par la Première Coquille, l’ami, je serai heureux de le faire. Heureux.

Et Alemi ne fut satisfait qu’après avoir emmené sur-le-champ le harpiste à la caverne du Bassin pour lui apprendre les bases de l’art maritime. Dans son domaine, Alemi était un aussi bon professeur que le harpiste, et Elgion était capable de traverser le port tout seul à la fin de la première leçon. Bien sûr, comme le fit remarquer Alemi, le vent venait du bon côté et la mer était calme, des conditions idéales pour naviguer.

— Qui sont rarement prédominantes ? demanda Elgion.

Il fut récompensé par un éclat de rire compréhensif d’Alemi.

— Eh bien, de la pratique naît la perfection, et je préfère enseigner la pratique.

— Et la théorie.

Leur amitié fut ainsi cimentée par les longues visites qu’ils se rendaient et au cours desquelles ils échangeaient leurs connaissances. Toutefois, Elgion hésitait à soulever le problème des lézards-de-feu que le weyr lui avait demandé de rechercher. Il avait fouillé autant de plages accessibles à pied qu’il avait pu. Néanmoins, il en restait quelques-unes qui ne pouvaient être explorées que depuis la mer. Il espérait que les leçons d’Alemi lui permettraient bientôt d’explorer ces plages. Il était certain que Yanus traiterait avec mépris toute recherche de lézards-de-feu, et il ne voulait pas impliquer Alemi dans un projet qui pourrait lui attirer la colère de Yanus. Alemi avait déjà suffisamment de problèmes avec sa jambe cassée.

Par une matinée ensoleillée, Elgion décida de mettre son projet à exécution. Il renvoya les enfants de bonne heure, rechercha Alemi et lui confia qu’il voulait tester ses capacités par cette belle journée. Alemi rit, jeta un regard expérimenté sur les nuages, et déclara que d’ici le milieu de l’après-midi, le temps serait aussi agréable qu’une bonne douche, mais qu’un peu d’exercice lui ferait faire des progrès.

Elgion obtint d’une tante, à force de cajoleries, un gros paquet de pâtés de poisson et de gâteaux épicés, et les deux hommes partirent. Alemi était maintenant assez agile à terre avec sa béquille et sa jambe maintenue par des attelles, mais il se réjouissait de la moindre occasion pour partir en mer.

Passé les falaises du Demi-Cercle, la mer était un peu agitée par les courants contraires et le vent ; les talents d’Elgion seraient bien mis à l’épreuve. Alemi, insouciant des embruns qui le frappaient à chaque plongeon de l’embarcation dans les vagues, jouait les passagers silencieux, tandis que le harpiste se battait avec le gouvernail et la voile pour maintenir le cap qu’il lui avait fixé le long de la côte. L’homme de la mer prit conscience de la saute de vent quelques instants avant Elgion, mais ce dernier fut assez rapide à noter le changement, ce qui était la preuve des talents pédagogiques du marin.

— Le vent tombe.

Alemi acquiesça et ajusta son cap en fonction de la nouvelle direction du vent. Ils continuèrent, la brise diminuant jusqu’à n’être plus qu’une douce pression sur la voile, et la yole fut propulsée davantage par le courant que par le vent.

— J’ai faim, annonça Alemi alors qu’ils arrivaient en vue des récifs violets et déchiquetés des roches du Dragon.

Elgion relâcha l’écoute, Alemi descendit la voile et la ferla adroitement contre la vergue sans même y penser. Sous sa direction, Elgion arrima le gouvernail de telle sorte que le courant les entraîne paresseusement vers la côte.

— Sais pas pourquoi, dit Alemi, en avalant une bouchée de pâté de poisson, la nourriture a toujours meilleur goût en mer.

— Elgion se contenta de hocher la tête car il avait la bouche pleine. Lui aussi avait bon appétit ; non parce qu’il avait travaillé dur, il n’avait fait que tenir la barre et ajuster la voile de temps en temps.

— Cela me fait penser qu’on n’a pas souvent le temps de manger en mer, ajouta Alemi. Je n’ai pas été aussi tranquille sur un bateau depuis que je suis assez vieux pour remonter un filet.

Il s’étira et déplaça légèrement sa jambe malade, sa maladresse et l’inconfort, qui résulta de ce mouvement, le firent grimacer.

Soudain, il s’écarta du bastingage et se pencha vers un petit coffre fixé contre la courbe de la coque.

— M’en doutais, fit-il avec un large sourire en retirant une ligne, un hameçon et des vers séchés.

— Vous ne pouvez pas laisser tomber ?

— Quoi ? Avec Yanus et ce qu’il pense des bras inutiles ? Alemi passa adroitement la ligne dans l’hameçon et l’amorça. Voilà. Vous pourriez aussi essayer de monter une ligne et de placer l’appât. À moins que le maître harpiste n’ait quelque chose contre le mélange des genres ?

— Le maître Robinton dit que plus on en sait, mieux ça vaut.

Alemi hocha la tête, les yeux fixés sur le courant.

— Oui, envoyer des gars dans d’autres forts de Mer pour y être adoptés ne répond pas vraiment à la question, n’est-ce pas ?

Il lança la ligne avec habileté, la regardant s’éloigner du bateau à la dérive avant de couler. Elgion imita assez bien ce lancer et s’installa, comme Alemi, pour attendre les résultats.

— Qu’allons-nous attraper par ici ?

Alemi fit une moue d’indifférence.

— Probablement rien. Marée haute, courant fort, milieu de la journée. Les poissons se nourrissent à l’aube, sauf s’il y a des Fils.

— C’est pour cela que vous utilisez du ver séché ? Parce que ça ressemble aux Fils ? Elgion ne put retenir un frisson à la pensée de Fils flottant librement.

— C’est juste.

Le silence qui entoure souvent les pêcheurs s’installa tranquillement sur le bateau.

— Dés raies jaunes, si on attrape quelque chose, dit finalement Alemi en réponse à la question qu’Elgion avait presque oublié avoir posée. Des raies jaunes ou un packtail très affamé. Ils mangeraient n’importe quoi.

— Un packtail ! C’est bon à manger ?

— La ligne cassera. Les packtails sont trop lourds pour elle.

— Oh.

Le courant les menait inexorablement vers les roches du Dragon. Malgré son désir d’amener Alemi à en parler, Elgion ne trouvait pas d’entrée en matière adéquate. Arrivé à peu près au point où il sentit qu’il ferait mieux d’aborder la question avant qu’ils ne soient poussés dans les roches par le courant, Alemi inspecta les alentours. Ils n’étaient plus qu’à quelques longueurs du dragon du plus avancé des grands récifs. L’eau clapotait doucement contre leur base, révélant parfois les pointes déchiquetées de roches sous-marines. Alemi déploya la voile et tira sur l’écoute.

— Il faut mettre plus d’eau entre nous et eux. Dangereux, ces roches immergées. Quand la marée monte, le courant peut vous précipiter en plein dessus. Si vous venez par ici seul, et vous en serez bientôt capable, assurez-vous de garder vos distances.

— Les gamins disent qu’un jour vous avez vu les lézards-de-feu par ici, laissa échapper Elgion.

Alemi lui lança un long regard amusé.

— Disons que je ne vois pas ce que cela aurait pu être d’autre. Ce n’était pas des wherries : trop rapides, trop petits, et les wherries ne peuvent pas manœuvrer de cette manière. Mais des lézards-de-feu ? Il rit et haussa les épaules pour indiquer son scepticisme.

— Et si je vous disais que de telles choses existent ? Que F’nor, le cavalier de Canth, en a marqué un dans le Sud, tout comme cinq ou six autres chevaliers ? Que les weyrs sont à la recherche d’autres couvées de lézards, et qu’on m’a demandé de fouiller les plages.

Alemi stupéfait regarda le harpiste. Puis la yole tangua dans les subtils courants contraires.

— Attention maintenant, tirez le gouvernail à fond à bâbord. Non, à gauche, l’ami !

Ils attendirent d’avoir laisser les roches menaçantes du Dragon à bonne distance vers l’arrière avant de reprendre la conversation.

— On peut marquer les lézards-de-feu ?

Si la voix d’Alemi trahissait son incrédulité, une lueur d’excitation brillait dans ses yeux et Elgion sut qu’il venait de se faire un allié ; il lui en dit autant qu’il en savait lui-même.

— Eh bien, cela expliquerait pourquoi on en voit si rarement à l’âge adulte, et pourquoi ils échappent à la capture aussi habilement. Ils vous entendent arriver. Alemi rit, secouant la tête. Quand je pense aux fois…

— Moi aussi. Elgion eut un large sourire, se rappelant son enfance et ses tentatives pour construire un piège efficace.

— Nous allons jeter un coup d’œil aux plages ?

— C’est ce que N’ton a suggéré. Des plages de sable, des endroits abrités, de préférence difficiles à trouver pour des jeunes garçons turbulents. Il y a beaucoup d’endroits où une reine lézard pourrait cacher une couvée par ici.

— Pas avec des marées aussi hautes à cette saison.

— Il doit bien y avoir des plages assez profondes.

Les arguments d’Alemi commençaient à impatienter Elgion.

Le marin lui fit quitter le siège près de la barre et il se mit rapidement à tirer des bords.

— J’ai vu des lézards-de-feu près des roches du Dragon. Et ces aiguilles feraient d’excellents weyrs. Ce n’est pas que je pense que nous ayons une chance d’en avoir aujourd’hui. Ils se nourrissent à l’aube : c’est à ce moment-là que j’en ai vu. Toujours, et Alemi gloussa, je pensais que mes yeux me trahissaient parce que c’était à la fin d’une longue observation et que les yeux d’un homme peuvent lui jouer des tours au lever du jour.

Alemi dirigea la petite yole plus près des roches du Dragon qu’Elgion ne l’aurait osé. En fait le harpiste se retrouva agrippé au bastingage, s’éloignant furtivement des immenses pics alors que la légère embarcation les dépassait. Il ne faisait aucun doute que les roches étaient truffées de trous, autant de weyrs probables pour les lézards-de-feu.

— Je ne tenterais pas ce genre de navigation si la marée n’était pas haute, Elgion, dit Alami en louvoyant entre les roches les plus centrales et la terre balayée par la marée. Il y a un sacré paquet de rochers à éventrer les navires dans ce coin, même à mi-marée.

C’était tranquille, avec les vagues qui caressaient doucement l’étroite bande de sable entre la mer et la falaise. Assez tranquille pour que le son parfaitement identifiable d’une flûte parvînt au-dessus de l’eau.

— Vous avez entendu ça ? Elgion saisit le bras d’Alemi.

— Entendu quoi ?

— La musique !

— Quelle musique ?

Alemi se demanda un bref instant si le soleil était assez fort pour que le harpiste fût victime d’une insolation. Toutefois, il tendit l’oreille à l’écoute de tout son inhabituel, suivant la direction du regard d’Elgion vers les falaises. Son cœur se serra un moment, puis il dit :

— De la musique ? C’est absurde ! Ces falaises sont remplies de cavernes et de trous. Tout ce que vous entendez, c’est le vent…

— Il n’y a pas le moindre souffle de vent…

Alemi dut l’admettre car il avait laissé la vergue libre et commençait même à se demander s’ils auraient assez de vent pour tirer les bords qui les éloigneraient du côté nord des roches.

— Et regardez, dit Elgion, il y a une cavité dans la paroi de la falaise. Assez grande pour qu’une personne s’y introduise, je parierais. Alemi, ne pourrions-nous pas aborder ?

— Pas sans rentrer à pied au fort, ou il faudrait attendre la marée basse.

— Alemi ! C’est de la musique ! Pas le vent dans les trous ! Il y a quelqu’un qui joue de la flûte de Pan.

Une pensée furtive fit passer une ombre de tristesse sur le visage d’Alemi de manière si évidente qu’Elgion en devina la raison. D’un seul coup, toutes les énigmes concernant le musicien semblèrent se résoudre.

— Votre sœur, celle qui est portée disparue. C’est elle qui a écrit ces chansons. Elle qui a enseigné aux enfants, pas cet adopté si commodément renvoyé !

— Menolly ne joue d’aucune flûte, Elgion. Elle s’est coupée la main gauche en vidant un packtail, et elle ne peut fermer ou ouvrir les doigts.

Elgion se rassit sur le pont, abasourdi, mais entendant toujours le son clair de la flûte de Pan. De la flûte de Pan ? Il fallait deux mains entières pour jouer de ce genre d’instrument. La musique cessa et le vent, se levant alors qu’ils dépassaient les roches du Dragon, emporta le souvenir de cette musique irréelle. Cela avait pu être la brise de terre glissant par-dessus les falaises et résonnant dans les cavités des parois.

— C’est Menolly qui a donné des leçons aux enfants, n’est-ce pas ?

Alemi acquiesça lentement.

— Yanus a pensé que le fort serait déshonoré qu’une fille ait pris la place du harpiste.

— Déshonoré ? Une fois de plus, Elgion fut consterné par l’étroitesse d’esprit du seigneur du fort. Alors qu’elle leur a si bien appris ? Alors qu’elle est capable de composer des airs comme ceux que j’ai vus ?

— Elle ne peut plus jouer, Elgion. Cela serait cruel de le lui demander désormais. Elle ne voulait même plus chanter pendant les veillées. Elle s’en allait aussitôt que vous commenciez à jouer.

Ainsi, il ne s’était pas trompé, pensa Elgion, cette grande fille était bien Menolly.

— Si elle est en vie, elle est plus heureuse loin du fort ! Si elle est morte… Alemi n’acheva pas.

Ils continuèrent de voguer en silence, les roches du Dragon disparurent, redevenant des formes indistinctes et violettes tandis que les deux hommes évitaient de croiser leurs regards.

Elgion était maintenant en mesure de comprendre bien des choses au sujet de la disparition de Menolly et de la réticence qu’avait témoignée tout le fort à parler d’elle ou à la retrouver. Il ne faisait plus de doute dans son esprit que cette disparition avait été volontaire. Toute personne assez sensible pour avoir composé de telles mélodies avait dû trouver la vie du fort intolérable, surtout avec Yanus comme seigneur et père. Et être de surcroît considérée comme, un déshonneur ! Elgion maudit Petiron de ne pas avoir exposé le problème clairement. Si seulement il avait dit à Robinton que ce musicien prometteur était une fille, elle aurait pu être à l’atelier de harpe avant que ce couteau ne lui entaille la main.

— Il n’y aurait pas eu de nids dans la crique des roches du Dragon, dit Alemi, interrompant les sombres pensées d’Elgion. L’eau arrive jusqu’à l’escarpement à marée haute. Il y a un endroit… Je vous y mènerai après la prochaine chute de Fils. À une bonne journée de voile plus bas sur la côte. Vous avez dit qu’on peut marquer un lézard-de-feu ?

— Je mettrai en place le signal pour que N’ton vous en parle après la prochaine Chute. Elgion était assez content de saisir la moindre chance de briser la gêne qui s’était installée entre eux. Apparemment, nous pouvons marquer l’un comme l’autre, quoique un harpiste débutant et un jeune marin puissent être assez loin sur la liste des œufs disponibles.

— Par l’étoile de l’aube, quand je pense aux heures que j’ai passées étant gamin…

— Qui ne l’a pas fait ? Elgion lui rendit son sourire, lui aussi était excité par cette possibilité.

Cette fois leur silence était complice et quand ils échangeaient des regards, c’était pour se remémorer les fantasmes de capture des insaisissables et tant désirés lézards-de-feu de leur enfance.

Alors qu’ils tiraient des bords dans la caverne du Bassin, tard dans l’après-midi, Alemi lui demanda :

— Vous comprenez pourquoi vous ne devez pas savoir que c’était Menolly qui a donné les cours aux enfants ?

— Le fort n’est pas déshonoré. Elgion sentit la main d’Alemi se resserrer autour de son bras, aussi acquiesça-t-il. Mais je ne trahirai pas ce secret.

Si cette réponse rassura le marin, elle renforça la détermination d’Elgion à trouver qui jouait cette musique sur la flûte de Pan. Pouvait-on jouer de cet instrument avec une seule main ? Il était convaincu d’avoir entendu de la musique et non le souffle du vent dans les roches. D’une manière ou d’une autre, que ce soit pour rechercher des lézards-de-feu ou non, il devait se rapprocher suffisamment pour examiner cette caverne dans la crique des roches du dragon.

Le jour suivant, il pleuvait, une fine bruine qui ne découragea pas les pêcheurs mais qui rendit Elgion comme Alemi peu désireux de s’embarquer dans un long et peut-être stérile trajet à bord d’un bateau découvert.

Ce même soir, Yanus demanda à Elgion d’excuser les enfants pour les cours du lendemain matin car on avait besoin d’eux pour le ramassage des ajoncs qui servaient à fumer le poisson. Elgion accorda la permission demandée en réprimant son désir de remercier le seigneur de Mer de cette journée de liberté, et décida de se lever de bonne heure pour partir chercher la réponse à l’énigme que posait cette musique.

Il fut debout avec le soleil, le premier dans la grande salle et, pour sortir, il retira les barres des portes métalliques, sans réaliser que cet acte renouvelait celui qui avait tant déconcerté le fort lors de la disparition de Menolly.

Des pâtés de poisson et des fruits séchés dans la poche, sa propre flûte accrochée dans le dos, une solide corde autour de la taille (car il lui avait semblé qu’il pourrait en avoir besoin pour descendre la paroi de la falaise), Elgion partit.