CHAPITRE SEPT

 

 

 

Celui qui veut,

Peut.

Celui qui tente,

Réussit.

Celui qui aime,

Vit.

 

 

Il fallut quatre jours à Menolly pour trouver les pierres qui convenaient à la confection d’un petit foyer installé sur le côté de la grande caverne où une cheminée naturelle évacuerait la fumée. Elle avait passé beaucoup de temps à faire sécher des algues et ramasser des buissons morts de baies de marais pour en faire du combustible. Elle avait amassé une bonne pile de douces herbes des marais qui lui servait de matelas et avait décousu son sac pour se faire une petite couverture, si courte qu’elle devait se recroqueviller, mais les lézards-de-feu insistaient pour dormir auprès d’elle, contre elle même, et leurs corps la réchauffaient. En fait, elle était tout à fait bien installée pour la nuit.

Avec le feu, son confort s’améliora encore. Elle trouva un bosquet de jeunes arbres à klah, et quoique le breuvage qui en résulta fût âpre, il la réveillait très bien. Elle se rendit aux sites argileux qu’exploitait le fort du Demi-Cercle et ramassa assez de terre pour fabriquer des tasses, des assiettes et des récipients grossiers qu’elle fit durcir dans les cendres de son feu. Et elle boucha les trous d’une pierre poreuse en forme de cuvette où elle pouvait faire bouillir de l’eau. Avec tout le poisson dont elle pouvait avoir besoin dans la mer juste en face, elle mangeait aussi bien, si ce n’est mieux, qu’elle ne l’aurait fait au fort. Bien que le pain lui manquât vraiment.

Elle se fit même une sorte de sentier qui descendait la falaise. Elle creusa des cales pour les pieds et renforça certaines prises pour les mains de manière à rendre la montée et la descente plus sûres.

Et elle avait de la compagnie. Neuf lézards-de-feu l’escortaient en permanence.

Le matin suivant son aventure mouvementée, Menolly fut stupéfaite de se réveiller avec le poids inhabituel de corps tièdes pesant sur elle. Effrayée, aussi, jusqu’à ce que les petites créatures se lèvent, aiguillonnées par la faim, mais aussi pleines d’amour et d’affection pour elle. Poussée par l’urgence de leurs besoins, elle descendit la dangereuse paroi rocheuse de la falaise vers la mer et ramassa des fingertails piégés par les flaques laissées par la marée. Il ne lui était pas tout à fait possible de sortir les mites de roche de leur trou, mais quand elle leur indiqua où ils pouvaient les attraper grâce à leurs longues langues agiles, les lézards-de-feu se découvrirent un instinct tout à fait approprié à ce genre d’activité. Après avoir nourri ses amis, Menolly, trop fatiguée pour se mettre à la recherche de pierres à feu, s’était contentée d’un poisson cru. Puis, elle et les lézards-de-feu avaient rampé jusqu’à la caverne et s’y étaient à nouveau endormis.

Au fil des jours, leur appétit conduisit Menolly à faire preuve d’une activité qu’elle n’aurait jamais consacrée à son propre confort et dont elle ne se pensait pas capable. Elle fut beaucoup trop occupée pour s’apitoyer sur son sort. Ses amis devaient être nourris, réconfortés et distraits, et elle devait également subvenir à ses propres besoins. Elle commença à s’interroger sur pas mal de choses que le fort considérait comme acquises.

Elle avait cru, comme tout le monde lui semblait-il, qu’être à découvert lors d’une chute de Fils équivalait à une mort certaine. Personne n’avait jamais établi de corrélation entre les chevaliers-dragons qui dégageaient le ciel – c’était la raison pour laquelle on avait des dragons – et le peu de Fils qui tombaient sur les espaces dégagés. La manière de penser du fort s’était figée en un verdict implacable : ne pas avoir d’abri pendant une chute de Fils, c’était la mort.

Cependant, en dépit de son caractère indépendant, Menolly aurait regretté de n’être pas retournée au fort si la compagnie des lézards-de-feu et l’émerveillement qu’ils lui procuraient ne la comblaient. En outre, ils aimaient sa musique.

Ce n’était vraiment pas difficile de fabriquer une flûte de roseau, et c’était beaucoup plus amusant d’en mettre cinq ensemble de manière à pouvoir jouer avec un contre-chant. Les lézards-de-feu en adoraient le son et restaient assis à écouter, leurs délicates têtes se balançant en mesure sur la musique qu’elle leur jouait. Quand elle chantait, ils l’accompagnaient, au début sans être dans le ton, mais progressivement, pensa-t-elle, leur « oreille » s’améliora, et elle obtint un chœur harmonieux. Menolly chanta, c’était un devoir autant qu’un plaisir, toutes les Ballades d’Enseignement, particulièrement celles qui traitaient des dragons. Les lézards comprenaient peut-être moins qu’un enfant de trois cycles, mais ils répondaient par de petits cris en agitant les ailes à chaque chant concernant les dragons, comme s’ils appréciaient qu’elle chantât leurs congénères.

Il n’y avait aucun doute dans l’esprit de Menolly sur la relation entre ces adorables créatures et les immenses dragons. Elle ne savait pas de quelle nature était ce lien et ne s’en préoccupait pas vraiment, mais si on les traitait de la même manière que les hommes du weyr traitaient leurs dragons, les lézards-de-feu répondaient. En retour, elle commençait à comprendre leurs humeurs et leurs besoins et, dans la mesure où elle en était capable, elle les satisfaisait.

Ils grandissaient vite. Si vite qu’ils la harcelaient sans cesse pour qu’elle les nourrisse. Menolly ne voyait pas souvent les autres membres de la couvée qu’elle n’avait pas nourris ou seulement fortuitement. Elle les apercevait de temps à autre quand le weyr tout entier se nourrissait de mites de mer à marée basse. La petite reine et son compagnon bronze les survolaient souvent, observant Menolly et son petit groupe. Parfois, la petite reine houspillait Menolly, ou peut-être le lézard qu’elle tenait, elle n’était pas sûre de savoir à qui s’adressaient ces cris. À l’occasion, la reine volait jusqu’à un des nouveau-nés, battant l’air bruyamment de ses ailes près de lui sans que Menolly en comprenne la raison, mais les petits semblaient se soumettre humblement.

Parfois Menolly offrait de la nourriture à l’un des autres lézards, mais il ne la prenait jamais si elle restait à côté. Pas plus que les lézards-de-feu plus âgés, y compris la reine. Menolly conclut que c’était tant mieux, car sinon elle aurait dû consacrer le moindre de ses moments à nourrir les plus paresseux d’entre eux du matin au soir. Satisfaire les besoins des neuf qu’elle avait marqués lui suffisait amplement.

Lorsqu’elle s’aperçut que la petite reine souffrait d’une lésion cutanée, Menolly se demanda où elle pourrait trouver de l’huile. Ils allaient tous en avoir besoin. Les écorchures pouvaient être mortelles pour les jeunes lézards-de-feu s’ils devaient aller dans l’Interstice. Et avec les ennemis naturels qui les entouraient, comme les wherries et les jeunes garçons des forts voisins, l’Interstice était un refuge nécessaire.

La source d’huile la plus proche nageait dans la mer. Mais elle n’avait pas de bateau pour pêcher des poissons de haute mer. Elle quêta le long de la côte des poissons morts et trouva un packtail échoué pendant la nuit. Elle découpa la carcasse, prudemment, faisant toujours travailler la lame de son couteau vers l’extérieur, et recueillit l’huile de la peau. Ce n’était pas la plus agréable des activités ; et quand elle eut fini, elle avait tout juste une tasse d’huile jaune à l’odeur déplaisante. Ce fut efficace. La reine ne sentait peut-être pas très bon, mais l’huile couvrit bien la lésion. Pour faire bonne mesure, elle en enduisit tous ses amis.

La puanteur dans la caverne cette nuit-là fut presque insupportable et elle s’endormit en essayant de chercher d’autres solutions. Au matin, elle ne trouva d’autre possibilité qu’adoucir l’huile de poisson avec certaines herbes de marais. La pure et douce huile dont on se servait au fort venait de Nerat ; elle était extraite de la chair d’un fruit qui poussait abondamment dans les forêts humides de climat chaud. La graine huileuse que donnait un buisson de littoral ne serait mûre qu’à l’automne. D’ici là, elle pourrait obtenir un peu d’huile des baies noires de marais, mais il en faudrait d’énormes quantités et elle aurait préféré les manger.

Avec ses lézards pour escorte ailée, elle se dirigea à l’intérieur des terres, vers une région peu visitée par les habitants du fort, parce que trop éloignée d’un abri. Son allure variait entre de grandes enjambées et de petites foulées tranquilles. Elle décida d’aller le plus loin possible jusqu’à ce que le soleil fût au milieu de sa course, ne pouvant prendre le risque d’être trop éloignée de sa caverne quand la nuit tomberait.

Les lézards-de-feu étaient excités, fonçant dans toutes les directions jusqu’à ce qu’elle leur reproche de gaspiller leur énergie. Ils mangeaient bien assez comme ça d’autant qu’ils ne pouvaient compter que sur les baies et quelques prunes précoces pour se nourrir dans cette plate zone de marais. Ils s’accrochèrent alors à ses épaules ou à ses cheveux, jusqu’à ce que le petit brun les lui tire une fois de trop et qu’elle les chasse tous.

Elle eut bientôt dépassé tout terrain familier et commença à avancer plus lentement. Il ne s’agissait pas de s’enliser. Midi la surprit au plus profond des marais, cueillant des baies pour elle-même, ses amis et emplir son panier. Elle s’était débrouillée pour trouver certaines herbes aromatiques dont elle avait besoin, mais pas suffisamment pour ce qu’elle voulait faire et avait décidé de rentrer à la caverne en décrivant un large cercle lorsqu’elle entendit des cris distants.

La petite reine aussi les entendit et se posant sur l’épaule de Menolly, elle ajouta ses propres commentaires agités.

Menolly lui dit de se tenir tranquille afin qu’elle puisse écouter et, à sa surprise, la reine obéit immédiatement. Les autres suivirent son exemple, paraissant tous attendre. N’étant plus distraite, elle reconnut le cri particulier et frénétique d’un wherry en détresse.

Se guidant au bruit, Menolly gravit une petite élévation, arriva dans le vallon marécageux et aperçut la créature battant des ailes, secouant la tête, le corps et les pattes solidement pris dans des sables mouvants.

Sans tenir compte de l’excitation des lézards-de-feu qui reconnaissaient un ennemi, Menolly courut vers lui en sortant son couteau. L’oiseau était occupé à manger des baies sur les arbustes bordant les sables mouvants et avait stupidement marché dedans. Menolly s’approcha prudemment, s’assurant qu’elle posait bien le pied sur la terre ferme. Dès qu’elle fut assez proche – l’oiseau terrifié ne s’était même pas aperçu de sa présence – elle lui plongea son couteau dans le dos, à la base du cou. Un couinement effrayé et il était mort ; ses ailes flasques se posèrent sur la surface et s’enfoncèrent rapidement. Elle défit sa ceinture pour en faire une boucle à l’une des extrémités et s’agrippant aux plus fortes branches d’un buisson, elle se pencha juste assez pour passer la boucle autour de la tête de l’oiseau. Elle la resserra et commença à tirer lentement.

Non seulement il y avait la chair du wherry pour les nourrir elle et ses lézards-de-feu, mais la couche de graisse qui l’enveloppait lui procurerait de quoi soigner la peau fragile de ses amis.

Une fois encore, à la surprise de Menolly, la reine lézard-de-feu parut comprendre la situation. Elle enfouit ses minuscules serres dans l’aile du wherry et sortit l’extrémité de la boue. Elle lança des piaillements aigus à l’intention des autres, et avant que Menolly ne s’en rende compte, ils avaient tous saisi une partie accessible du wherry et concentraient leurs efforts pour l’extirper des sables mouvants. Il fallut beaucoup d’énergie et nombre de cris perçants, mais ils parvinrent à sortir le wherry du sable et à le transporter sur la terre ferme.

Le reste de la journée fut consacré à découper la dure carapace pour vider et préparer la carcasse. Les lézards-de-feu firent un repas enthousiaste avec les entrailles et le sang qui jaillissait du cou du wherry. Cela donna quelque peu la nausée à Menolly, mais elle serra les dents et essaya d’ignorer la voracité avec laquelle ses si doux compagnons s’attaquaient par ailleurs à cette aubaine inattendue. L’idée l’effleura que le goût du sang et de la viande crue pourrait changer leur tempérament, mais elle se souvint que les dragons n’étaient pas sauvages malgré leur régime carné et elle pensa que les lézards ne le seraient pas davantage. Par contre, ils seraient bien nourris pour la journée.

Le wherry était un oiseau de belle taille, qui se nourrissait sans doute quelque part dans les plaines de Nerat car il possédait une épaisse couche de graisse. Il ne pouvait s’agir d’un oiseau du nord. Menolly le dépeça, s’interrompant deux fois pour aiguiser son couteau. Elle dépouilla les os de leur chair, dont elle remplit son sac de peau afin de la ramener. Quand elle eut terminé, elle était lourdement chargée, et les os étaient loin d’être totalement nettoyés. Dommage qu’elle ne put dire à la vieille reine où ils se trouvaient.

Elle bricolait un bandeau avec sa ceinture et la peau d’une patte quand l’air fut soudain rempli de lézards-de-feu. Avec des cris de ravissement, la vieille reine et ses bronzes plongèrent sur les os. Menolly recula en hâte avant qu’ils ne décident de l’attaquer à cause de la viande qu’elle transportait.

Elle eut tout le temps de s’interroger sur leur soudaine apparition pendant la longue et fatigante marche de retour. Elle pouvait assez facilement croire que la petite reine était capable de comprendre ce qu’elle pensait, ainsi que les autres dont elle avait pris soin. Mais la jeune reine avait-elle communiqué avec les adultes ? Ou bien Menolly avait-elle une sorte de contact ténu avec la vieille reine également ?

Son groupe ne se montra pas désireux de rester avec les autres, mais lui tint compagnie, disparaissant par moments pour dessiner de paresseuses arabesques dans le ciel. Parfois, la petite reine s’asseyait sur son épaule en gazouillant doucement.

Il faisait complètement nuit bien avant que Menolly n’atteignît son refuge. Seuls le clair de lune et sa connaissance du chemin d’accès lui permirent de descendre la paroi de la falaise. Dans l’âtre, son feu n’était plus que braises pâles dont elle fit jaillir avec difficulté une flamme joyeuse. Elle était trop fatiguée pour faire davantage avant de s’enrouler dans son sac et de s’endormir qu’envelopper un morceau de viande dans quelques feuilles d’ajoncs l’enfoncer dans le sable chauffé par le feu pour le trouver cuit le lendemain.

Elle fit fondre la graisse pendant les jours suivants, souhaitant de temps à autre avoir un pot convenable. Elle mit dans la graisse chaude une grande quantité d’herbes aromatiques et versa cette mixture dans des récipients de terre dans lesquels elle refroidissait. La chair de wherry sentait légèrement le poisson, ce qui indiquait que le stupide oiseau faisait partie d’une volée établie sur le littoral plutôt qu’à l’intérieur des terres. En revanche, la graisse refroidie sentait les herbes. De toute façon, les lézards-de-feu ne faisaient pas grand cas de leur odeur, l’essentiel étant que leurs démangeaisons fussent calmées.

Ils adoraient être huilés, étendus sur le dos, les ailes déployées pour garder l’équilibre, s’enroulant autour de la main de Menolly tandis qu’elle étalait l’huile sur la peau plus douce de leur ventre. Cela les faisait ronronner de plaisir, et à chaque fois qu’elle avait terminé de s’occuper de l’un d’entre eux, il venait frapper sa joue de sa petite tête triangulaire, les yeux étincelants de couleurs vives.

Elle commençait à découvrir des traits distinctifs à chacun des neuf lézards dont elle avait la charge. La petite reine était exactement comme on pouvait s’y attendre : partout, dirigeant tout le monde, aussi exigeante et impérieuse qu’un seigneur de fort. Cependant elle écoutait bien tout ce que lui disait Menolly, ainsi que la vieille reine. Mais elle ne prêtait pas la moindre attention aux autres, quels qu’ils fussent, alors qu’elle attendait d’eux qu’ils obéissent à tous ses ordres. Elle les piquait du bec aussitôt qu’ils lui désobéissaient.

Il y avait deux bronzes, trois bruns, un bleu et deux verts. Menolly se sentait un peu désolée pour le bleu qui semblait mis à l’écart par les autres. Les deux verts le houspillaient sans arrêt. Elle le baptisa Oncle, et les deux verts devinrent Tante Une et Tante Deux. Deux était un peu plus petite que Une. Parce que l’un des bronzes préférait chasser les mites de roches alors que l’autre était prompt à plonger dans les flaques pour attraper des fingertails, ils devinrent Rocky et Plongeur. Les bruns étaient si semblables que pendant longtemps ils restèrent sans nom, mais petit à petit, elle remarqua que le plus gros du trio s’endormait souvent, dès qu’il en avait l’occasion, elle l’appela donc Paresseux. Le deuxième, c’était Mimique parce qu’il faisait toujours ce que les autres faisaient ; et le troisième Chocolat faute de tout autre signe distinctif.

La petite reine fut baptisée Belle parce qu’elle l’était, qu’elle se donnait beaucoup de mal pour sa toilette et réclamait plus de soins de massage que les autres. Elle était sans cesse occupée à nettoyer ses serres avec ses dents, les écartant pour atteindre l’intérieur des orteils, ou bien léchant le moindre grain de poussière de sa queue, polissant les rides de son cou dans le sable ou l’herbe.

Au début, Menolly leur parlait pour entendre le son de sa propre voix. Plus tard, elle s’adressait à eux parce qu’ils paraissaient comprendre ce qu’elle disait. Il était certain qu’ils donnaient tous les signes d’une écoute attentive, fredonnant ou modulant une réponse encourageante quand elle s’arrêtait. Et ils semblaient ne jamais se lasser de ses chansons ou de ses récitals de flûte. Elle n’aurait pas pu dire qu’ils étaient en parfaite harmonie avec elle mais ils fredonnaient vraiment dans le ton quand elle jouait.