CHAPITRE ONZE

 

 

 

La petite reine, toute dorée,

Volait en sifflant contre les flots.

Pour les contenir,

Pour les repousser

Elle volait avec courage.

 

 

Menolly et T’gellan ramenèrent à Benden, dans un sac doublé de fourrure destiné à les protéger pendant le voyage dans l’Interstice, les trente et un œufs de la couvée sans qu’un seul d’entre eux ne fût endommagé. Leur retour provoqua une flambée d’excitation, toute la population du weyr se pressant pour examiner les œufs. Prévenue, Lessa ordonna qu’on aille chercher un panier rempli de sable chaud dans la salle d’Éclosion ; elle indiqua qu’il devait être placé près de l’âtre qui servait à chauffer les casseroles et scrupuleusement tourné à intervalles réguliers de manière à répartir uniformément la chaleur. Elle jugea que les œufs étaient à une bonne huitaine de la dureté requise pour l’éclosion.

— C’est aussi bien, dit-elle sèchement, comme à son habitude. Une éclosion à la fois suffit. Mieux, nous pourrons présenter ceux qui s’en sont révélés dignes à leurs œufs lors du marquage. Elle parut plus satisfaite qu’à l’ordinaire par cette solution et elle adressa un sourire à Menolly. Manora a dit que tes pieds n’étaient pas encore guéris, tu seras donc responsable de cette couvée. Et, Felena, retire ces bottes ridicules à cette enfant et donne-lui des vêtements convenables. Tu as certainement quelque chose en réserve qui lui donnera un air un peu moins miteux.

Lessa s’en alla, faisant de Menolly l’objet d’une intense curiosité. Felena, grande femme élancée aux très beaux sourcils noirs et arqués et des yeux verts, lui lança un long regard appréciateur, envoya un de ses aides chercher des vêtements dans une armoire spéciale, un autre quérir le tanneur pour prendre sa pointure, et un enfant chercher une paire de ciseaux car les cheveux de Menolly avaient besoin d’être taillés. Qui les avait coupés ? On avait dû utiliser un couteau. D’aussi jolis cheveux. Menolly avait-elle faim ? T’gellan l’avait arrachée à la caverne sans lui demander son avis.

— Apportez cette chaise ici et poussez-moi cette petite table ! Ne restez pas là la bouche ouverte, amenez quelque chose à manger à cette jeune fille !

— Combien de cycles as-tu ? lui demanda Felena après cette longue série d’ordres.

— Quinze, répondit Menolly, sidérée et faisant de gros efforts pour ne pas pleurer.

Sa gorge lui faisait mal et sa poitrine se serrait, elle ne pouvait croire à ce qui lui arrivait : des gens qui se préoccupaient de son apparence ou de sa tenue ! Et surtout, Lessa lui avait souri parce qu’elle était satisfaite de cette couvée. Et il semblait qu’elle n’avait plus de souci à se faire sur son renvoi au Demi-Cercle. Pas si le weyr lui commandait des chaussures et lui donnait des vêtements…

— Quinze ? Eh bien, tu n’as plus vraiment besoin d’être adoptée, n’est-ce pas ? Felena paraissait déçue. Nous allons voir ce que Manora a en tête pour toi. J’aimerais bien t’avoir près de moi.

Menolly éclata en sanglots. Ce qui provoqua encore plus de confusion parce que ses lézards-de-feu commencèrent à piquer dangereusement près des visages de ceux qui l’entouraient. Belle frappa Felena, qui ne cherchait qu’à réconforter sa maîtresse.

— Mettons un peu d’ordre ici, dit une voix autoritaire.

Chacun, à l’exception des lézards, obéit immédiatement, et on laissa passer Manora.

— Et toi aussi, calme-toi maintenant, dit-elle à Belle qui piaillait toujours. Allez, et elle fit signe aux autres, allez vous asseoir tranquillement dans un coin. Alors, pourquoi Menolly pleure-t-elle ?

— Elle vient juste d’éclater en sanglots, Manora, dit Felena, aussi perplexe que tous les autres.

— Je suis heureuse, heureuse, heureuse, réussit à balbutier Menolly, avec un sanglot entre chaque mot.

— Bien sûr que tu l’es, dit Manora, compréhensive, et elle fit un geste vers l’une des femmes. Cette journée a été très riche en émotions et très fatigante. Maintenant, tu n’as qu’à boire ceci. Une femme lui tendait une tasse. Allez, tout le monde va retourner à ses devoirs et te laisser reprendre ton souffle. Là, c’est mieux.

Menolly obéit et avala le breuvage à petites lampées. Ce n’était pas du jus de fellis, mais quelque chose d’un peu plus amer. Manora l’encouragea à tout boire et, petit à petit, elle sentit sa poitrine s’alléger, sa gorge lui faire moins mal et elle commença à se détendre. Elle leva les yeux pour voir que seule Manora restait à la petite table, les mains posées sereinement sur les genoux, entourée d’une aura de calme et de patience très apaisante.

— Tu as repris tes esprits ? Maintenant tu restes tranquillement assise et tu manges. Nous n’acceptons pas beaucoup de nouveaux ici, c’est la raison de tout ce tapage. Il est trop tôt pour faire quoi que ce soit. Combien d’œufs de lézards-de-feu avez-vous trouvés dans cette couvée ?

Menolly s’aperçut qu’il était facile de parler à Manora, et bientôt elle lui montra son huile et lui expliqua comment elle l’avait faite.

— Je pense que tu t’en es magnifiquement tirée avec tes propres moyens, Menolly, mieux que je ne m’y serais attendue de la part de quelqu’un qui a été formé par Mavi.

Le bien-être de Menolly s’évanouit à la mention du nom de sa mère. Involontairement, elle ferma la main gauche, avec une telle force qu’elle sentit les tissus autour de la cicatrice s’étirer douloureusement.

— Tu ne veux pas que j’envoie un message au Demi-Cercle ? demanda Manora. Pour leur dire que tu es ici saine et sauve ?

— Non, s’il vous plaît ! Je ne leur suis d’aucune utilité. Elle leva sa main balafrée. Et… Elle s’interrompit sur le point d’ajouter qu’on la considérait là-bas comme un déshonneur. Il semble qu’ici j’en ai une, dit-elle rapidement, désignant le panier d’œufs de lézards-de-feu.

— C’est vrai, Menolly, tu en as une. Manora se leva. Maintenant mange ta viande, et nous en reparlerons plus tard.

Quand elle eut achevé son repas, Menolly se sentit beaucoup mieux. Elle était heureuse de s’asseoir près de l’âtre à observer les activités des autres. Au bout d’un petit moment, Felena revint avec des ciseaux et lui coupa les cheveux. Puis quelqu’un surveilla les œufs tandis que Menolly enfilait les premiers vêtements neufs qu’elle eut jamais portés, étant la plus jeune d’une grande famille. Le tanneur vint, et non seulement il prit sa pointure pour lui confectionner des bottes mais, le soir venu, il lui avait fabriqué de souples chaussons de peau qui s’adaptaient parfaitement à ses pieds bandés.

Son apparence s’était tellement modifiée que Mirrim, passant devant sa table juste avant le repas du soir, faillit ne pas la reconnaître. Menolly craignait que Mirrim ne l’évite délibérément parce qu’elle avait marqué neuf lézards, mais il n’y avait aucune gêne dans le comportement de la jeune fille. Se laissant tomber dans une chaise de l’autre côté de la table, elle loua la coupe de cheveux, les habits et les chaussons.

— On m’a tout dit à propos de la couvée, mais j’ai été si occupée, en bas, en haut, dehors à courir faire des courses pour Manora que je n’ai tout simplement pas eu un instant.

Menolly réprima un sourire. Mirrim s’exprimait exactement comme Felena.

— Tu sais, tu es tellement plus jolie dans ces vêtements corrects que je ne t’avais pas reconnue ! Maintenant, si seulement on arrivait à te faire sourire de temps en temps…, lui dit-elle en penchant la tête vers elle.

À ce moment un petit lézard brun plana et atterrit sur l’épaule de Mirrim, se blottissant affectueusement dans son cou et scrutant Menolly depuis le dessous de son menton.

— Il est à toi ?

— Oui, c’est Tolly, et j’ai deux verts, Reppa et Lok. Et j’en ai largement assez de trois. Comment as-tu réussi à en nourrir neuf ? Ils réclament à manger sans arrêt !

La gêne qui pouvait subsister entre Menolly et son amie disparut lorsqu’elle lui raconta comment elle avait dû se débrouiller avec sa bande de lézards-de-feu.

Le repas du soir fut alors prêt, et Mirrim, ignorant les protestations de Menolly qui se sentait capable d’aller chercher elle-même ses plats, les servit toutes deux. T’gellan se joignit à elles et, au grand étonnement de Menolly, parvint à amadouer Belle et à lui faire accepter la nourriture qu’il lui présentait sur son couteau.

— Ne sois pas surprise, lui dit Mirrim avec une petite pointe de condescendance. Ces tubes digestifs affamés accepteraient à manger de n’importe qui. Mais cela ne signifie pas qu’ils accorderaient leur attention à toute personne qui leur donnerait à manger. En outre, avec neuf…

Elle roula des yeux de manière si expressive que T’gellan gloussa.

— Elle est jalouse, voilà la vérité, Menolly, dit-il.

— Non. Trois, c’est bien assez, quoique… J’aurais aimé avoir une reine. Voyons si Belle viendrait à moi. Grall le fait.

Mirrim s’appliqua à cajoler Belle afin qu’elle accepte un morceau de viande tandis que T’gellan la taquinait, assez peu sportivement, pensa Menolly ; mais Mirrim lui retourna ses railleries accompagnées de quelques remarques acides de son cru sur un ton que Menolly n’aurait jamais osé employer à l’égard d’un homme plus âgé qu’elle, encore moins d’un chevalier-dragon.

Elle était très fatiguée, mais il était si agréable de rester assise dans l’immense caverne-cuisine à écouter T’gellan, à regarder Mirrim séduire Belle, bien que ce fût finalement Paresseux qui accepta à manger de sa main. Il y avait d’autres petits groupes qui s’attardaient en bavardant, les femmes et les chevaliers-dragons en couples. Menolly nota que des outres de vin circulaient. Elle fut surprise car, au fort, on ne servait du vin qu’en des occasions très particulières. T’gellan envoya un des garçons du weyr lui chercher des coupes et une outre et insista pour qu’elle prenne une coupe ainsi que Mirrim.

— On ne peut refuser du bon vin de Benden, dit-il en remplissant son verre. Alors, n’est-ce pas le meilleur que tu aies jamais goûté ?

Menolly négligea de mentionner que, à l’exception d’un peu de vin allongé de jus de fellis, c’était le premier qu’elle buvait. Les règles de vie étaient à l’évidence différentes au weyr.

Lorsque le harpiste du weyr commença à jouer doucement, davantage pour son plaisir que pour distraire quelqu’un, Menolly ne put empêcher ses doigts de marquer le rythme. C’était une chanson qu’elle aimait, quoiqu’elle en trouvât les couplets plutôt stupides, et c’est la raison pour laquelle elle se mit à fredonner sa propre interprétation lorsqu’elle était en harmonie avec celle du harpiste. Elle ne se rendit compte de ce qu’elle faisait que lorsque Mirrim leva les yeux en souriant.

— C’était très joli, Menolly. Oharan ? Viens par ici ; Menolly connaît une autre interprétation de cette chanson.

— Non, non, je ne pourrai pas.

— Pourquoi pas ? demanda T’gellan, et il versa un peu plus de vin dans son verre. Un peu de musique nous réchauffera le cœur. Il y a ici des visages aussi longs qu’un cycle sans soleil.

Timidement au début, à cause de l’ancienne interdiction qui lui avait été faite de chanter en public, Menolly joignit sa voix à celle du baryton harpiste Oharan.

— Oui, j’aime bien cela, Menolly. Tu as le sens de la musique, dit Oharan d’un ton si approbateur qu’elle s’inquiéta à nouveau.

Si Yanus savait qu’elle chantait au weyr… Mais Yanus n’était pas ici, et il ne le saurait jamais.

— Voyons, peux-tu faire la même chose avec celle-ci ? Et Oharan entonna une très ancienne ballade, l’une de celles sur lesquelles elle avait toujours chanté en contre-chant sur la mélodie de Petiron.

Puis, d’autres voix se joignirent aux leurs en fredonnant, doucement mais juste. Mirrim regarda autour d’elle, jeta un coup d’œil méfiant à T’gellan, et désigna Belle.

— Elle fredonne dans le ton. Menolly, comment lui as-tu enseigné à faire cela ? Et les autres… il y en a d’autres qui chantent ! Mirrim écarquillait les yeux de stupéfaction.

Oharan continua à jouer, faisant signe à Mirrim de se taire afin qu’ils puissent écouter les lézards-de-feu tandis que T’gellan tendait le cou et dressait l’oreille, d’abord vers Belle, puis vers Rocky, Plongeur et Chocolat qui étaient près de lui.

— Je n’arrive pas à y croire ! dit-il.

— Ne leur faites pas peur ! Laissez-les faire, dit Oharan à voix basse tout en modifiant ses accords pour passer à un autre couplet.

Ils finirent la chanson, Menolly fidèlement accompagnée par tous les lézards-de-feu. Mirrim demanda alors comment diable Menolly avait amené ses lézards à chanter avec elle.

— J’avais l’habitude de jouer et de chanter pour eux dans la caverne, tu sais, juste pour nous tenir compagnie. Juste des petits trucs.

— Juste des petits trucs ! J’ai les trois miens depuis beaucoup plus longtemps, et je ne me suis même jamais aperçue qu’ils aimaient la musique !

— Cela ne fait que montrer que tu as encore des choses à apprendre, jeune Mirrim, non ? la taquina T’gellan.

— Ça, ce n’est pas juste, intercéda Menolly. Puis elle eut un hoquet. Et un autre, ce qui l’embarrassa beaucoup.

— Quelle quantité de vin lui avez-vous donné, T’gellan ? demanda Mirrim fronçant les sourcils à l’adresse du chevalier-dragon.

— Certainement pas assez pour la soûler.

Menolly eut un autre hoquet.

— Apportez-lui de l’eau !

— Retiens ta respiration, suggéra Oharan.

T’gellan apporta de l’eau et, à petites gorgées, Menolly réussit à faire passer son hoquet. Elle continua à affirmer que ce n’était pas l’effet du vin, mais qu’elle était très fatiguée. Si quelqu’un voulait surveiller ses œufs… il était si tard… T’gellan et Oharan lui apportèrent leur aide pour la ramener à sa chambre, tandis que Mirrim leur reprochait d’être de gros imbéciles n’ayant pas une once de bon sens à eux deux.

Menolly fut très heureuse de s’étendre et de laisser Mirrim la déshabiller. Elle s’endormit avant que les lézards se soient installés autour d’elle pour la nuit.