CHAPITRE NEUF
Oh, langue, donne naissance au bonheur et chante
La promesse de l’espoir dans le souffle du dragon.
La faim des lézards-de-feu tira Menolly du sommeil. Il n’y avait rien à manger dans la caverne parce que la veille le temps avait été assez humide pour les retenir tous à l’intérieur. Elle vit que la marée était au plus bas et que le ciel était clair.
— Si nous nous dépêchons, nous pouvons descendre le long de la côte et ramasser un joli paquet d’araignées-soldats. Elles seront parties dans peu de temps, dit-elle à ses amis. Ou bien nous pourrons chercher des mites de roche. Alors allons-y, Belle.
La petite reine fredonna depuis son douillet nid de paille, et les autres commencèrent à s’agiter. Menolly se pencha et chatouilla le cou de Paresseux qui était étendu à ses pieds. Il lui donna une tape, se soulevant pour laisser échapper un énorme bâillement. Ses paupières battirent et ses yeux rouges luirent faiblement.
— Maintenant, ne commencez pas à être après moi. Je vous ai réveillés pour que nous puissions partir. Vous n’aurez pas faim longtemps si nous usons tous de notre énergie avec intelligence.
Tandis qu’elle descendait vers la plage avec agilité, ses amis la survolant gracieusement en sortant de la caverne, certains des autres lézards-de-feu se nourrissaient sur les hauts fonds. Menolly leur lança un salut tout en se demandant une fois de plus si les autres lézards, à l’exception de la reine, étaient vraiment conscients de sa présence. Elle trouvait grossier de ne pas honorer sa présence, qu’ils lui répondent ou non. Peut-être un jour seraient-ils assez habitués à elle pour répondre ?
Elle dérapait sur les roches mouillées tout au bout de la crique, grimaçant quand une aspérité plus tranchante se faisait douloureusement sentir à travers la semelle de plus en plus fine de ses bottes. Voilà un problème dont il faudrait qu’elle se préoccupe bientôt : de nouvelles semelles pour ses bottes. Sur des surfaces aussi irrégulières, elle ne pouvait pas marcher pieds nus. Et elle ne pourrait certainement pas grimper non plus si ses orteils étaient à vif. Elle devait attraper un autre wherry et tanner la peau d’une de ses pattes afin d’obtenir une semelle suffisamment solide.
Mais comment coudre le nouveau cuir sur son ancienne semelle ? Elle baissa les yeux sur ses pieds, les déplaçant prudemment, autant pour les préserver que pour ménager le cuir.
Elle conduisit sa bande jusqu’à la crique la plus éloignée qu’ils aient explorée, assez loin sur la côte pour que les roches du Dragon n’apparaissent qu’à peine à l’horizon. Mais cette longue marche en valait la peine car les araignées-soldats filaient en tous sens sur la large courbe de la plage. Juste au-dessus de sa tête, l’escarpement s’abaissait en plusieurs endroits, et à l’extrémité du croissant de sable, un cours d’eau se jetait dans la mer.
Belle et les autres firent des ravages dans les rangs des araignées-soldats, plongeant sur leurs proies puis remontant en flèche sur les falaises pour les dévorer.
Lorsque son filet fut rempli, Menolly chercha assez de bois flotté pour faire du feu. C’est ainsi qu’elle découvrit le nid, recouvert et presque à la surface de la plage. Mais elle avait vu la faible ligne qui délimitait le monticule en un cercle suspect. Elle balaya suffisamment de sable pour mettre au jour la coquille mouchetée d’un œuf de lézard-de-feu qui durcissait. Elle jeta prudemment un coup d’œil autour d’elle, se demandant si la reine était dans les parages ; mais elle ne vit que son propre groupe de neuf lézards. Elle posa doucement un doigt sur l’œuf : il était encore mou. Elle remit vivement le sable en place et se hâta de s’éloigner du nid. La marque laissée par la marée haute était loin de menacer les œufs. Elle fut heureuse de constater que cette plage était loin de tout fort, de sorte que ces œufs étaient en sécurité.
Elle ramassa du bois en quantité suffisante, éleva un foyer rudimentaire, démarra le feu, tua rapidement les araignées-soldats, les plaça sur une pierre à peu près plate et partit en exploration pendant la cuisson.
Le cours d’eau s’élargissait en se jetant dans la mer. À en juger par la myriade de ruisseaux, des bancs de sable s’étaient formés puis s’étaient déplacés. Menolly remonta le cours de la rivière vers l’intérieur à la recherche du cresson qui poussait souvent là où l’eau était plus fraîche. Des corps tachetés remontaient le courant sous la surface, et elle se demanda si elle pourrait attraper l’un des gros specklers. Alemi se vantait souvent de pouvoir les saisir et les chatouiller pendant qu’ils luttaient contre le courant. Pensant à ses araignées-soldats qui rôtissaient, elle décida de repousser cet exercice à un autre jour. Elle voulait trouver un peu de verdure ; un succulent cresson à l’arrière-goût bizarre et prononcé constituerait un excellent complément aux araignées. Elle en trouva au-delà des eaux saumâtres, là où la rivière était alimentée par des ruisseaux minuscules en provenance des marais plats à travers lesquels elle serpentait. Elle était occupée à se remplir la bouche avec avidité d’une poignée de cresson quand elle se rendit compte de ce qui se passait. Au loin, bas sur l’horizon, le ciel gris était illuminé d’éclairs.
Les Fils ! la peur la cloua au sol ; elle faillit s’étrangler avec la bouchée d’herbes à demi mâchées. Elle essaya de vaincre sa terreur en comptant les éclairs des feux de dragon qui dessinaient un motif dans le ciel : un long, large motif. Si les chevaliers-dragons étaient déjà au travail, les Fils n’arriveraient pas jusqu’où elle se trouvait car elle en était très éloignée.
Mais quelle distance était vraiment sûre ? Elle était tout juste parvenue à la caverne la première fois. Cette fois, elle en était trop loin, même en courant le plus vite possible. La mer derrière elle, la rivière tout prêt. L’eau ! Les Fils se noyaient dans l’eau. Mais jusqu’où descendaient-ils avant de se noyer ?
Se disant avec fermeté que ce n’était pas le moment de paniquer elle se força à avaler le reste du jus de cresson. Mais ses jambes échappèrent à son contrôle et elle se mit à courir vers la mer et vers la sécurité minérale de sa grotte.
Belle apparut au-dessus de sa tête, piquant et pépiant comme si Menolly lui communiquait son effroi. Rocky et Plongeur arrivèrent avec Mimique, surgissant un demi-battement de paupière plus tard. Ils partageaient son inquiétude, tournant autour de sa tête tandis qu’elle courait, jetant des cris de défi de leur voix perçante de ténor. Puis ils disparurent tous, ce qui rendit la course plus facile à Menolly qui put se concentrer sur l’endroit où elle mettait les pieds.
Elle coupa en diagonale vers les plages, se demandant brièvement s’il ne vaudrait pas mieux suivre la ligne du rivage : elle serait ainsi beaucoup plus proche de la sécurité relative de l’eau. Elle sauta un fossé, se débrouilla pour conserver l’équilibre quand son pied se tordit à l’atterrissage, trébucha quelques pas avant de retrouver sa foulée. Non, il y aurait davantage de rochers sur le rivage qui la ralentiraient et augmenteraient le risque de se fouler une cheville.
Deux reine brillèrent d’un éclat doré au-dessus de sa tête, Rocky et Plongeur revinrent, avec Paresseux, Mimique et Chocolat. Les deux reines pépiaient avec colère, et les mâles, à la surprise de Menolly, se mirent à voler en la précédant, assez haut pour ne pas la gêner. Elle continua de courir.
Elle aborda une hauteur dont la pente raide lui coupa le souffle, si bien qu’elle atteignit le sommet en vacillant et dut se mettre au pas, comprimant un point à son côté droit, continuant à aller de l’avant malgré tout. Enfin elle trouva son second souffle et reprit sa foulée avec l’impression de pouvoir courir sans jamais s’arrêter. Si seulement elle pouvait être assez rapide pour rester hors de portée des Fils… Elle garda les yeux fixés sur les roches du Dragon, refusant de regarder par-dessus son épaule pour ne pas s’affoler davantage.
Elle s’approcha aussi près qu’elle l’osa du bord de l’escarpement. Elle avait déjà glissé une fois au bas d’une falaise sans dommage, elle le risquerait encore pour atteindre l’eau si c’était nécessaire. Elle courait, un œil sur les roches du Dragon, un sur le sol devant ses pieds.
Elle entendit le déplacement d’air, les cris de stupéfaction des lézards-de-feu, vit l’ombre et tomba à terre en se couvrant instinctivement la tête de ses mains, le corps tendu dans l’attente de la première brûlure des Fils. Elle sentit la pierre-à-feu, et l’air se fit plus dense autour d’elle.
— Debout, espèce d’idiot ! Et dépêche-toi ! Le front est presque sur nous !
Menolly leva les yeux, incrédule, et rencontra le regard tourbillonnant d’un dragon brun. Il baissa la tête et émit un bourdonnement insistant.
— Grimpe ! dit son cavalier.
Menolly ne perdit pas de temps. Après un regard frénétique aux bouquets de flammes et aux dragons qui piquaient et disparaissaient, elle bondit sur ses pieds, plongea vers la main tendue du chevalier et l’une des extrémités du harnais, et se retrouva fermement maintenue en travers du cou du brun, derrière le cavalier.
— Cramponne-toi à moi. Et n’aie pas peur. Je vais t’emmener à Benden par l’Interstice. Il va faire froid et noir, mais je serai avec toi.
Le soulagement d’avoir été sauvée alors qu’elle s’attendait à être blessée ou tuée était trop grand pour qu’elle puisse répondre. Le dragon brun courut à moitié vers le bord de l’escarpement, se laissa tomber le temps d’étendre ses ailes et remonta. Menolly tout en luttant pour remplir ses poumons d’air et soulager sa poitrine comprimée, se sentit pressée contre la chair douce et chaude et le dos vêtu de cuir de son sauveur. Elle eut la brève vision de ses petits lézards-de-feu qui essayaient vainement de suivre quand le dragon entra dans l’Interstice.
La sueur gela sur son front et ses joues, dans son dos, sur ses mollets, dans ses bottes humides et en lambeaux et sur ses pieds endoloris. Il n’y avait pas d’air à respirer, et elle sentit qu’elle allait suffoquer. Elle resserra ses mains convulsivement autour du chevalier-dragon, mais elle ne pouvait sentir sa présence ou celle du dragon qu’elle se savait chevaucher.
Maintenant, pensa-t-elle avec cette partie de son esprit qui n’était pas paralysée par la terreur, elle comprenait vraiment ce Chant d’Enseignement. Il fallait ressentir cet effroi pour le comprendre pleinement.
Soudain, la vue, l’ouïe, les sensations et le souffle lui revinrent. Ils descendaient en spiralant d’une hauteur vertigineuse au-dessus du weyr de Benden. Aussi grand que fût le Demi-Cercle, cet endroit peuplé de dragons et d’hommes-dragons était une fois et demie plus grand. L’immense port du Demi-Cercle aurait largement tenu dans la cuvette du weyr.
Alors que le dragon décrivait des cercles, elle vit les gigantesques pierres des Étoiles et le rocher de l’Œil qui indiquaient quand auraient lieu les fatidiques passages de l’Étoile Rouge. Elle vit le dragon de garde à côté des pierres, entendit son vibrant salut au brun qu’elle montait. Entre ses jambes, elle sentit le grondement de réponse dans la gorge du brun. Alors qu’ils glissaient vers le bas, elle vit plusieurs dragons sur le sol de la cuvette, entourés de gens ; elle vit les marches qui conduisaient au weyr de la reine, et la gueule béante du sol d’Éclosion. Baden était plus grand qu’elle ne l’avait imaginé.
Le brun atterrit près des autres dragons et Menolly se rendit alors compte que les animaux avaient été blessés par les Fils et qu’on les soignait. Le brun avait à moitié replié ses ailes, tendant le cou en arrière vers ses deux cavaliers.
— Tu peux cesser de m’étouffer, mon gars, dit le chevalier-brun, l’air amusé, alors qu’il détachait les rênes de combat de sa ceinture.
Menolly détacha ses mains précipitamment, marmonnant des excuses.
— Je ne pourrais jamais assez vous remercier de m’avoir trouvée. Je pensais que les Fils allaient m’avoir.
— Qui donc t’a laissée sortir du fort avec une chute de Fils aussi proche ?
— J’attrapais des araignées-soldats. Je suis sortie de bonne heure ce matin.
Il accepta cette explication improvisée, mais Menolly se demanda comment elle pourrait la rendre plausible. Elle ne parvenait pas à se rappeler le nom du fort le plus proche entre le Demi-Cercle et Nerat.
— Descends, mon gars, je dois rejoindre mon escadrille pour boire un coup.
C’était la seconde fois qu’il l’appelait « mon gars ».
— Tu as une bonne foulée. Jamais pensé à devenir coureur de fond ?
Le chevalier-brun la fit passer devant lui afin qu’elle puisse se laisser glisser des épaules du dragon. Au moment où ses pieds touchèrent le sol, elle crut qu’elle allait s’évanouir de douleur. Elle s’agrippa frénétiquement à l’intérieur du dragon. Il vint la renifler avec sympathie, fredonnant à l’intention de son cavalier.
— Branth dit que tu es blessé ? L’homme se laissa glisser rapidement derrière elle.
— Mon pied ! Elle avait complètement déchiré ses bottes sans s’en apercevoir, et ses pieds lacérés étaient couverts de sang des orteils jusqu’aux chevilles.
— Je vais avertir les autres. Allons-y !
Il la saisit par le poignet et d’une secousse la jeta par-dessus son épaule. En entrant dans les cavernes inférieures, il appela pour que quelqu’un apporte un pot d’herbe calmante.
On l’assit sur une chaise, le sang battant dans ses oreilles. Quelqu’un appuyait ses pieds blessés sur un tabouret pendant que des femmes s’approchaient.
— Hé, Manora, Felena, appela le chevalier-brun.
— Regardez-moi ces pieds ! Il a couru jusqu’au sang !
— T’gran, où donc…
— Je l’ai vu essayer de prendre les Fils de vitesse du côté de Nerat. Il était à deux doigts d’y passer !
— À deux doigts de pied, effectivement. Manora, tu peux m’accorder un moment s’il te plaît ?
— On commence par nettoyer les pieds ou…
— Non, d’abord une tasse de potion, suggéra T’gran. Il va falloir découper les bottes…
Quelqu’un pressa une tasse sur ses lèvres, lui enjoignant de tout avaler d’un coup. Sur un estomac vide, à l’exception de quelques feuilles de cresson, le jus de fellis agit si rapidement que le cercle de visages qui l’entouraient devint un brouillard flou.
— Dieu du ciel, les habitants des forts deviennent fous. Sortir en pleine chute de Fils. C’est le deuxième que nous sauvons aujourd’hui.
Menolly se dit que celle qui venait de parler était Manora.
Ensuite, les voix devinrent un murmure incompréhensible. Menolly était incapable de fixer son regard. Elle paraissait flotter à quelques brasses du sol. Ce qui lui convenait car de toute façon elle n’avait aucune intention d’utiliser ses pieds.
Assis à une table de l’autre côté de la cuisine de la caverne, Elgion crut d’abord que le garçon s’était évanoui de soulagement après avoir été sauvé. Il pouvait le comprendre, ayant lui-même été repéré par un chevalier-dragon alors qu’il courait à toutes jambes vers le Demi-Cercle, totalement hors d’haleine et pensant mourir.
Maintenant, l’estomac plein du bon ragoût du weyr, ayant repris sa respiration et ses esprits, il était contraint d’envisager la folie qu’il avait commise en sortant du fort alors qu’une chute était imminente. L’accueil qu’on lui réserverait à son retour au Demi-Cercle n’avait pas de quoi faire sourire. On l’accuserait d’avoir déshonoré le fort ! Quant à expliquer qu’il recherchait des œufs de lézards-de-feu… Voilà qui ne plaisait guère à Yanus. Même Alemi, qu’allait-il penser ? Elgion soupira et regarda plusieurs femmes du weyr emporter le garçon vers les cavernes d’habitation. Il se leva à moitié, se demandant s’il aurait dû proposer son aide. Puis il vit son premier lézard-de-feu et oublia tout le reste.
C’était une petite reine dorée, plongeant dans la caverne, lançant des appels pitoyables. Elle parut être suspendue en l’air, sans bouger, puis elle s’évapora. L’instant d’après, elle plongeait à nouveau dans la caverne de la cuisine, moins agitée mais cherchant quelque chose ou quelqu’un.
Une jeune fille émergea des cavernes d’habitation, vit le lézard et tendit le bras. La petite reine se posa délicatement, frottant sa tête minuscule sur le visage de la jeune fille tandis que, de toute évidence, cette dernière la rassurait. Elles partirent toutes les deux vers la cuvette.
— Vous n’en aviez jamais vu harpiste ? demanda une voix amusée, et Elgion sortit de sa torpeur pour se tourner vers la femme qui lui avait servi à manger.
— Non, jamais.
Le regret que révélait sa voix la fit rire.
— C’est Grall, la petite reine de F’nor, lui dit Felena. Puis elle demanda à Elgion s’il voulait encore du ragoût.
Il refusa poliment car il en avait déjà eu deux assiettes pleines : la nourriture était la méthode utilisée par le weyr pour rassurer ceux qu’il secourait.
— Il faudrait vraiment que je m’occupe de savoir comment je vais rentrer au fort de Mer du Demi-Cercle. Ils vont tous avoir découvert mon absence et…
— Ne vous inquiétez pas de cela, harpiste, le mot a été passé par les escadrilles de combat. Ils feront savoir au Demi-Cercle que vous êtes en sécurité ici.
Elgion remercia comme il convenait, mais il ne pouvait s’empêcher de se tourmenter à propos du mécontentement probable de Yanus. Il faudrait simplement qu’il établisse clairement qu’il avait agi sur ordres du weyr. Yanus était tout sauf irrespectueux des ordres de son weyr. Néanmoins, Elgion n’envisageait pas son retour avec enthousiasme. Il ne pouvait pas non plus exiger de partir alors que les dragons rentraient fatigués d’avoir éliminé les Fils avec succès.
Le jeune harpiste fut soulagé quand T’gellan, le chef de l’escadrille bronze désigné pour cette chute, le rassura.
— Je leur ai moi-même dit que vous étiez sain et sauf. Ils étaient tous prêts à lancer une expédition de recherche. Ce qui, pour le vieux Yanus, est une remarquable concession.
Elgion fit la grimace.
— Je suppose que cela ne ferait pas bien de perdre deux harpistes en si peu de temps.
— Sottises. Yanus est déjà plus attaché à vous qu’aux poissons ! C’est du moins ce qu’a dit Alemi.
— Il était fâché ?
— Qui ? Yanus ?
— Non, Alemi.
— Pourquoi ? Je dirais plutôt qu’il était plus content que Yanus de vous savoir en sécurité et indemne à Benden. Plus important, avez-vous vu des signes de nids de lézards-de-feu ?
— Non.
T’gellan soupira, faisant glisser sa large ceinture de vol et ouvrant sa lourde veste de cuir.
— Et comment que nous avons besoin de ces damnées bestioles !
— Elles sont à ce point utiles ?
T’gellan lui jeta un long regard.
— Peut-être pas. Lessa pense qu’elles sont une vraie calamité ; mais elles ressemblent et se conduisent comme des dragons. Et elles donnent juste un bon aperçu à ces seigneurs de fort bornés et étroits d’esprit, insensibles, de ce que c’est que de monter un dragon. Cela va rendre la vie… et les progrès… plus faciles pour nous autres des weyrs.
Elgion espérait que ceci avait été clairement expliqué à Yanus ; et il allait suggérer avec tact qu’il était prêt à rentrer au fort lorsque le chevalier-bronze fut appelé à l’extérieur pour examiner l’aile blessée d’un dragon.
Ce délai fut instructif. Il se dit que ses observations pourraient lui être utiles pour reconquérir la faveur de Yanus – puisqu’il avait une occasion de voir la vie d’un weyr autrement qu’à travers les sagas et les Ballades.
Un dragon blessé gémit aussi pitoyablement qu’un enfant jusqu’à ce qu’un baume soit appliqué sur ses plaies. Un autre dragon pleurait de chagrin parce que son cavalier était blessé. Elgion observa l’attitude touchante d’un vert, chantant anxieusement pour son cavalier qui s’appuyait sur sa patte tandis que les femmes du weyr lui bandaient un bras brûlé par les Fils…
Il vit les adolescents du weyr qui baignaient et enduisaient d’huile leurs jeunes animaux, entourés de l’attention de plusieurs lézards-de-feu. Il vit les enfants qui remplissaient les sacs de pierre-à-feu pour la prochaine chute de Fils, et ne put manquer de noter qu’ils se plaignaient moins de cette corvée pénible que ne l’auraient fait ceux du fort.
Il s’aventura même jusqu’à jeter un coup d’œil dans la salle d’Éclosion où était étendue la reine Ramoth, protégeant ses œufs de son corps lové. Il se baissa, espérant qu’elle ne l’avait pas vu.
Le temps passa si vite qu’Elgion fut surpris d’entendre les femmes de cuisine appeler à se mettre à table. Il hésitait sur le seuil, se demandant que faire, quand T’gellan le saisit par le bras et le propulsa vers une table vide.
— G’sel, viens ici avec ton satané bronze. J’aimerais que le harpiste du Demi-Cercle le voit. C’est un de ceux de la couvée d’origine que F’nor a découverte dans le Sud, dit T’gran plus bas tandis qu’ils regardaient le jeune homme trapu se frayer un chemin vers eux au milieu des tables, balançant un lézard-de-feu bronze sur son avant-bras.
— Voici Rill, harpiste, dit G’sel, tendant le bras vers Elgion. Rill, sois courtois ; il est harpiste.
Le lézard étendit les ailes avec une grande dignité, exécutant ce qu’Elgion interpréta comme une révérence, tandis que ses yeux le fixaient intensément comme des joyaux. Ne sachant pas comment on saluait un lézard-de-feu, Elgion tendit timidement la main.
— Grattez-le au-dessus des yeux, suggéra G’sel. Ils adorent tous cela.
À la surprise et au ravissement d’Elgion, le lézard accepta la caresse, et comme elle lui faisait du bien, ses paupières commencèrent à se fermer de plaisir.
— Voilà un nouveau converti, dit T’gellan, riant en tirant sa chaise. Le bruit sortit l’animal de sa somnolence et il siffla doucement en direction de T’gellan. Vous constaterez aussi que ce sont des créatures entières, harpiste, possédant peu le sens des nuances.
C’était à l’évidence une vieille blague car G’sel s’assit sans y prêter attention et incita avec douceur Rill à s’installer sur le rembourrage de son épaule afin de lui permettre de manger le dîner qui venait d’être servi.
— Jusqu’à quel point comprennent-ils ? demanda Elgion prenant la chaise en face de G’sel, de manière à mieux voir Rill.
— Tout, d’après ce que dit Mirrim des trois qu’elle possède.
T’gellan manifesta ses doutes avec bonne humeur.
— Je peux demander à Rill de porter un message à n’importe quel endroit où il est déjà allé. Et même à une personne qu’il connaît dans un autre weyr ou fort où je l’ai emmené. Il me suit partout où je vais. Même pendant les chutes de Fils. T’gellan renifla et G’sel ajouta : je t’avais dit de regarder aujourd’hui, T’gellan. Rill était avec nous.
— C’est cela, et dis aussi à Elgion combien de temps met Rill à revenir après avoir porté un message.
— D’accord, d’accord, dit G’sel en riant tout en caressant Rill affectueusement. On verra quand tu en auras un à toi, T’gellan…
— Possible, possible, répondit le chevalier-bronze, décontracté. À moins qu’Elgion nous trouve une autre couvée, il ne nous restera plus qu’à t’envier.
T’gellan changea ensuite de sujet pour demander des nouvelles du Demi-Cercle, posant des questions d’ordre général afin de ne pas embarrasser ou compromettre Elgion. De toute évidence, T’gellan connaissait la réputation de Yanus.
— Si vous vous sentez trop isolé là-bas, harpiste, n’hésitez pas à mettre le signal et nous viendrons vous chercher pour passer la soirée ici.
— L’éclosion aura bientôt lieu, suggéra G’sel, avec un grand sourire et un clin d’œil à l’adresse d’Elgion.
— Il ne fait aucun doute qu’il sera là, approuva T’gellan.
Puis Rill stridula pour demander à manger et le chevalier-bronze reprocha à G’sel d’avoir fait du lézard un mendiant importun. Elgion remarqua toutefois que T’gellan lui-même trouva un bon morceau pour le petit bronze, et il l’imita lui aussi en donnant un peu de viande à la créature qui la prit délicatement sur la pointe du couteau.
À la fin du repas, Elgion était prêt à braver la pire des colères de Yanus pour trouver une couvée de lézards-de-feu et marquer son propre lézard. Cette perspective rendait son retour inévitable plus facile.
— J’ai bien fait de vous présenter, Elgion, dit T’gellan en se levant enfin de table. Et je ferais mieux aussi de vous ramener de bonne heure. Il est inutile de contrarier Yanus plus que nécessaire.
Elgion ne sut pas comment il devait prendre cette remarque ou le clin d’œil qui l’accompagnait, surtout qu’il faisait maintenant complètement noir et que, pour autant qu’il sache, les portes du fort seraient déjà barricadées par la nuit. Trop tard désormais pour regretter de ne pas être rentré aussitôt le retour des chevaliers-dragons après la chute. Mais dans ce cas, il n’aurait pas rencontré Rill.
Ils furent bientôt en vol. Elgion se délectait de cette expérience, penchant la tête pour apercevoir le plus possible du paysage dans l’air clair de la nuit. Il n’eut qu’une vision fugitive des collines de la chaîne des Hauteurs de Benden avant que T’gellan ne demande à Monarth de les conduire dans l’Interstice.
Soudain, l’obscurité disparut : le soleil était à deux doigts au-dessus de la mer qui brillait quand ils émergèrent au-dessus du port du Demi-Cercle.
— Je vous avais dit que je vous ramènerais de bonne heure, dit T’gellan, se retournant avec un grand sourire devant l’exclamation stupéfaite du harpiste. Nous ne sommes pas supposés faire ce genre de chose. Mais pour la bonne cause…
Monarth descendit en faisant des cercles paresseux de sorte que le fort tout entier était rassemblé dans la cour lorsqu’ils atterrirent. Yanus devança les autres à grandes enjambées alors qu’Elgion cherchait Alemi des yeux.
T’gellan sauta des épaules du bronze et aida Elgion en faisant tout un spectacle tandis que le fort retentissait des cris de bienvenue.
— Je ne suis ni infirme ni sénile, marmonna Elgion dans sa barbe, conscient de la proximité de Yanus. N’en faites pas trop.
T’gellan posa son bras en travers des épaules d’Elgion en un geste de camaraderie, le visage rayonnant à l’approche du seigneur de Mer.
— Pas du tout, dit-il du coin de la bouche. Le weyr vous soutient !
— Seigneur, je suis profondément embarrassé par les désagréments que j’ai…
— Non, harpiste Elgion, l’interrompit T’gellan, c’est au weyr de s’excuser. Vous étiez inébranlable dans votre désir de rentrer au Demi-Cercle sur l’heure. Mais Lessa devait avoir son rapport, Yanus, nous avons donc dû attendre.
Malgré ce que Yanus était sur le point de dire à son harpiste fautif, il fut stoppé net par l’approbation évidente de T’gellan. Le seigneur du fort se balança un instant sur ses pieds, clignant des yeux en réorganisant ses pensées.
— Toute trace de lézard-de-feu que vous découvrez doit être signalée au weyr aussi vite que possible, continua T’gellan joyeusement.
— Cette histoire était donc vraie ? demanda Yanus avec un grognement incrédule. Ces… ces créatures existent vraiment ?
— Absolument, seigneur, répondit Elgion avec chaleur. J’ai vu, touché et nourri un lézard-de-feu bronze ; son nom est Rill. Il est à peu près aussi gros que mon avant-bras…
— Vraiment ? Vraiment ? Alemi s’était frayé un passage dans la foule, le souffle coupé par l’émotion et l’effort qu’il avait fait en descendant en clopinant aussi vite que possible la rampe qui menait à la cour. Alors vous avez trouvé quelque chose dans la grotte ?
— La grotte ? Elgion avait tout oublié de sa première destination du matin.
— Quelle grotte ? demanda T’gellan.
— La grotte… Elgion avala sa salive et broda hardiment sur le mensonge de T’gellan, dont j’ai parlé à Lessa. Vous étiez sûrement dans la pièce à ce moment-là.
— Quelle grotte ? interrogea Yanus, s’approchant du jeune homme avec une trace de colère dans la voix parce qu’il était tenu à l’écart de la conversation.
— La grotte qu’Alemi et moi avons localisée sur le rivage près des roches du Dragon, dit Elgion, essayant de trouver les bonnes répliques. Alemi – Elgion s’adressait à T’gellan maintenant – est le marin qui a vu des lézards-de-feu le printemps dernier près des roches du Dragon. Il y a deux ou trois jours, nous naviguions près de la côte et nous avons vu cette caverne. Je pense qu’il est probable qu’on y trouve des œufs de lézards-de-feu.
— Eh bien alors, puisque vous êtes maintenant rendu à la sécurité du fort, je vais vous laisser, harpiste Elgion.
T’gellan était impatient de retrouver Monarth. Et la caverne.
— Vous me direz si vous trouvez quelque chose, n’est-ce pas ? lui cria Elgion qui ne reçut qu’un signe rapide de la main avant que le chevalier-bronze ne saute sur le dos de Monarth.
— Nous ne lui avons pas offert l’hospitalité pour le remercier de s’être dérangé pour vous ramener, dit Yanus, contrarié et quelque peu blessé par le départ précipité du chevalier-bronze.
— Il vient juste de manger, répondit Elgion alors que le dragon bronze montait dans le ciel au-dessus des eaux du port enflammées par le soleil couchant.
— Si tôt ?
— Euh, il s’est battu contre les Fils. Et il est chef d’escadrille, aussi doit-il rentrer au weyr.
Cela impressionna vraiment Yanus.
Le chevalier et le dragon disparurent, tirant de la foule une exclamation de surprise ravie. Alemi croisa le regard d’Elgion, et le harpiste dut réprimer son large sourire : il partagerait tout le plaisir de la plaisanterie avec Alemi plus tard. Sauf qu’il en serait la victime si après toutes ces demi-vérités T’gellan trouvait des œufs de lézard-de-feu… ou un joueur de flûte… dans la caverne.
— Harpiste Elgion, dit Yanus avec fermeté, écartant d’un geste les autres habitants du fort alors qu’il se dirigeait vers les portes, harpiste Elgion, je vous serai reconnaissant de quelques mots d’explication.
— Bien sûr, Seigneur, et j’ai beaucoup de choses à vous rapporter sur ce qu’il se passe au weyr. Elgion suivit respectueusement le seigneur du fort, il savait désormais comment s’y prendre avec Yanus sans avoir recours aux échappatoires ou aux mensonges.