Une façon d'exister

Vous m'écriviez l'an dernier que vous aviez retrouvé dans votre journal de 1963 (l'année évoquée dans L'événement) cette note à propos d'un texte entrepris alors : « J'ai de moins en moins la “ foi”  et pourtant je ne peux pas vivre sans cela. Ce n'est peut-être qu'une croyance. » Et vous ajoutiez : « trente-huit ans plus tard, je ne me pose plus la question de la foi dans ce que je fais, puisque je ne peux vivre sans cela et si c'est une croyance (quel vocabulaire religieux !) je ne peux plus l'abjurer… » Cet appel à des termes religieux pour parler de l'écriture m'amène à m'interroger : avez-vous transféré sur l'écriture la foi de votre enfance, évoquée en particulier dans La honte, dans L'événement (l'épisode de la confession) ? Où en êtes-vous par rapport à la foi, ou ce qui en tient lieu ?

 

Penser qu'on ne peut pas vivre sans écrire, cela relève de la croyance dans son sens le plus général, quelque chose d'imaginaire qui pousse à s'investir dans une action, un amour, etc. C'est la forme que prend un désir pour se réaliser. À vingt-deux ans, quand j'écris que ce n'est peut-être qu'une croyance – cette idée de ne pouvoir vivre sans écrire – et que je n'ai plus la « foi », je me ménage d'autres voies de bonheur ou, comme on disait déjà beaucoup alors, d'autres possibilités de « réalisation de soi », d'autant que j'avais connu trois mois auparavant le refus de mon premier roman par les éditeurs. Maintenant, écrire est devenu une façon d'exister, c'est une croyance réalisée en somme.

 

Mais j'en viens à l'essentiel de votre question, sur un éventuel transfert de ma foi d'enfance sur l'écriture. J'ai tiqué tout de suite sur cette expression « foi d'enfance », comme si elle n'était pas adaptée à cet ensemble de discours, de règles, de rites et de pratiques, d'histoires, qui constituait une éducation catholique jusqu'aux années soixante-dix. Surtout quand on a une mère aussi pieuse que la mienne et qu'on est élève d'un pensionnat religieux. Ce n'est pas l'idée de l'existence de Dieu, ni celle de l'âme immortelle, les idées inculquées comme des vérités absolues, qui comptent le plus, mais des mots répétés, comme ceux de sacrifice, de salut, de perfection par exemple – tout un langage structurant la perception du monde, des légendes, des injonctions et des interdits, sexuels surtout, implicites. La pratique de la confession a eu bien davantage d'influence pour la vie des individus que le dogme de la Trinité ou de l'Immaculée Conception ! Enfant, je crois donc en Dieu, la Sainte Vierge, etc., mais il est surtout interdit de ne pas croire. Un souvenir : je dois avoir douze ou treize ans, je lance avec mépris à ma petite cousine et une autre gamine que je ne crois pas au ciel, à l'enfer, en Dieu. Elles sont horrifiées et menacent « d'aller le dire » à ma mère. Elles ne l'ont pas fait mais je me rappelle avoir été tourmentée par cette perspective.

 

Il me semble que vers seize ans, dans un moment où se confondent une relecture de La Nausée, l'étude de Pascal et une violente crise d'entérite – image des waters glacés de la cour du pensionnat, en février –, je découvre que le ciel est vide. Si la question de l'existence de Dieu s'est ensuite dissoute d'elle-même, comme inutile, sans importance au regard des problèmes du monde réel et de la connaissance, il en va tout autrement pour l'imprégnation éthique, le langage et les notions au travers desquelles j'ai pensé jusqu'à l'adolescence. Abandonner des idées, c'est bien moins difficile que d'abandonner des images, des façons de sentir. Depuis une dizaine d'années, j'ai tout à fait conscience d'avoir transféré certaines représentations, certains impératifs, qui ressortissent à la religion dans laquelle j'ai baigné, sur ma pratique d'écriture et le sens que je lui donne. Par exemple, penser l'écriture comme un don absolu de soi, une espèce d'oblation, et aussi comme le lieu de la vérité, de la pureté même (je crois que j'ai employé ce mot dans Se perdre). Ou encore éprouver les moments où je n'écris pas comme une faute, la faute, le « péché mortel » (quel gouffre que cette expression !). Mais tout ce qui est « au-delà » et vérité surnaturelle dans la religion est pour moi ici, seulement ici, et il n'y a pas de vérité révélée, donnée. L'autre vie, celle que la religion situe au-delà de l'existence, à venir, je la situe dans le passé, c'est la vie déjà vécue – c'est aussi celle à laquelle on accède dans l'amour, d'une certaine façon. Je vis, je pense et je sens de façon matérialiste, sur fond de néant, et c'est d'ailleurs ce qui me pousse à laisser le témoignage d'une trace dans l'histoire. Ne pas être venue au monde pour rien, inutilement.

 

 

Écrire, serait-ce donc pour vous, comme pour Proust, « la seule vie réellement vécue » ?

 

Proust précise, « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. » J'insiste sur ces mots, la vie découverte et éclaircie, parce qu'ils me paraissent essentiels. Si j'avais une définition de ce qu'est l'écriture ce serait celle-ci : découvrir en écrivant ce qu'il est impossible de découvrir par tout autre moyen, parole, voyage, spectacle, etc. Ni la réflexion seule. Découvrir quelque chose qui n'est pas là avant l'écriture. C'est là la jouissance – et l'effroi – de l'écriture, ne pas savoir ce qu'elle fait arriver, advenir.

***

L'image du don, récurrente dans vos livres, semble indiquer qu'il existerait une dette à payer, à rembourser. Si c'est le cas, avez-vous aujourd'hui le sentiment d'avoir soldé cette dette envers le monde dont vous êtes issue (je reprends vos termes), en le restituant dans La place, Une femme, La honte, en assumant et dépassant la « culpabilité » initiale ? Il semble en effet que vos livres, depuis une dizaine d'années, aillent au-delà de la reconstitution historique, sociologique, d'une époque, pour se centrer sur l'intime avec L'événement, Passion simple, Se perdre, L'occupation…

 

L'écriture ne peut jamais être envisagée sous l'angle de la liquidation progressive de problèmes, comme on barre successivement, dans une liste, les travaux ou les courses à faire. Ni même comme un dépassement. Je crois au contraire que c'est, d'une certaine façon, le lieu de l'indépassable, social, familial, sexuel. Si, en ce qui me concerne, il y a dette, culpabilité, elles ne finiront jamais. Surtout, il me semble écrire dans la même visée – le dévoilement du réel – et depuis les mêmes pulsions, conflits même, depuis le début.

 

Cela dit, comme un certain nombre de lecteurs, vous voyez une différence entre, par exemple, La place, Une femme et L'événement, L'occupation, entre ce qu'on pourrait schématiser comme d'une part le social et de l'autre l'intime. La différence n'est pas là. Dans La place et Une femme, le récit est focalisé sur les figures sociales de mes parents. Dans Journal du dehors et La vie extérieure, qui sont d'ailleurs des textes récents, il n'y a rien d'intime – comme l'indiquent les titres – et le « je » est rare. En revanche, dans Passion simple, L'événement et L'occupation, c'est le « je » qui, non seulement raconte, comme dans La place, mais qui est aussi l'objet du récit et de l'analyse. La honte, de ce point de vue, est hybride, avec le « je » et le « on ». Mais, dans tous ces textes, il y a la même objectivation, la même mise à distance, qu'il s'agisse de faits psychiques dont je suis, j'ai été, le siège, ou de faits socio-historiques. Et, dès Les armoires vides, mon premier livre, je ne dissocie pas intime et social.

 

J'aimerais m'attarder sur cette notion d'intime qui, en un peu plus d'une décennie, est venue au premier plan, a fourni une classification littéraire – « écrits intimes » –, fait l'objet de débats dits de société à la télé et dans les magazines, se confond plus ou moins avec le sexuel (auquel il a été longtemps associé, faire sa toilette intime). On peut imaginer que l'émergence de cette notion a quelque chose à voir avec une modification dans la perception de soi et du monde, qu'elle en est le signe. Toujours est-il que l'intime est, pour le moment, une catégorie de pensée à travers laquelle on voit, aborde et regroupe des textes. Cette façon de penser, de classer, m'est étrangère. L'intime est encore et toujours du social, parce qu'un moi pur, où les autres, les lois, l'histoire, ne seraient pas présents est inconcevable. Quand j'écris, tout est chose, matière devant moi, extériorité, que ce soit mes sentiments, mon corps, mes pensées ou le comportement des gens dans le RER. Dans L'événement, le sexe traversé par la sonde, les eaux et le sang, tout ce qu'on range dans l'intime, est là, de façon nue, mais qui renvoie à la loi d'alors, aux discours, au monde social en général.

 

Existe-t-il un intime à partir du moment où le lecteur, la lectrice, ont le sentiment qu'ils se lisent eux-mêmes dans un texte ?

 

 

Je hasarde une interprétation : peut-être que plus un texte est intime ou personnel, plus il devient universel. D'ailleurs, La place et Une femme aussi sont intimes, en ce sens qu'ils évoquent une expérience personnelle – et universelle.

***

« Quand on éprouve de la difficulté à faire quelque chose, il faut continuer, c'est en découvrant la solution qu'on fait vraiment quelque chose de nouveau. » Cette phrase du peintre Pavel Filonov que vous citez dans Se perdre est pour moi une sorte de viatique lorsque j'éprouve dans ma propre recherche qu'il est particulièrement difficile et périlleux d'aller, comme l'a écrit Roger Laporte, « toujours du même côté, jamais d'un autre ». T. S. Eliot, pour sa part, écrivait : « Each venture is a new beginning, a ride into the inarticulate. » Votre quête devient-elle plus difficile à mesure qu'elle progresse ? Quel est le coût, la dépense impliquée dans votre recherche incessante de vérité ?

 

J'ai lu cette phrase de Pavel Filonov dans une exposition de ses œuvres à Beaubourg, en 1990, quand j'éprouvais des doutes sur une entreprise, un découragement profond, et j'ai su aussitôt qu'il avait raison. Ne pas abandonner le projet, ne pas abandonner un désir essentiel sous prétexte qu'on n'y arrive pas. Au contraire : la difficulté, le blocage pour parler net, obligent à inventer, découvrir, des solutions artistiques nouvelles. D'ailleurs, c'est ce qui s'est passé avec La place. En même temps, cette certitude de devoir affronter la difficulté, cette obligation de ne pas renoncer ne rend pas l'exercice de l'écriture très facile… Là-dessus, mon journal d'écriture est d'une terrible désolation, j'ai horreur de le relire, lui, à la différence du journal intime… De fait, il s'agit toujours d'une quête de la forme susceptible, elle et elle seule, d'atteindre, ou de produire, la vérité. Une forme à l'intérieur de la non-fiction. Le prix que je paye de plus en plus, c'est celui de la liberté et de l'exigence en même temps.

 

 

Ce qui fascine et provoque le vertige lorsqu'on suit à mesure qu'elle se produit l'avancée de votre œuvre actuelle, c'est qu'on se demande : jusqu'où peut-on aller dans cette voie ? Et toujours, l'impression qui prédomine en moi après la lecture est que vous avez fait avancer les choses en allant jusque-là. Vous posez-vous cette question, jusqu'où aller ? Hésitez-vous parfois ?

 

Je ne sais pas ce que vous voulez dire exactement, et cependant je le sens, parce que vous concevez comme moi l'écriture comme une recherche, comme quelque chose de dangereux aussi, une exigence qui ne peut pas laisser en repos. Sans doute, il y a un mythe de l'écriture et de la souffrance – Flaubert ! –, de la quête prométhéenne – Rimbaud… – auquel on peut être tenté de se rattacher, dans une attitude, il faut l'admettre, parfois agaçante. Mais c'est vrai, j'envisage l'écriture comme un moyen de connaissance, et une espèce de mission, celle pour laquelle je serais née, donc aller toujours le plus loin possible, sans savoir ce que cela signifie vraiment. En vous répondant, là, une phrase de Dostoïevski, dans Crime et Châtiment, à propos de Raskolnikov, m'a traversée : « Vivre pour exister ? Mais de tout temps il avait été prêt à donner mille fois son existence pour une idée, pour un espoir, pour un caprice même. L'existence ne lui avait jamais suffi, il avait toujours exigé davantage. » Je la connais par cœur, parce que je l'ai inscrite en tête de mon agenda de l'année 1963, l'année où j'ai fini d'écrire mon premier texte, non publié, où j'ai aussi vécu intensément. Ces phrases des autres qu'on écrit, c'est aussi sa vérité à soi. N'avoir que l'existence et elle ne suffit pas…

New York – Paris,
juin 2001-septembre 2002.