Je ne vois pas les mots, je vois les choses

Procédez-vous dans l'écriture par élagage plutôt qu'incises et ajouts ? Votre manuscrit se développe-t-il à partir d'un plan, d'un noyau (ce que Henry James nommait les « nuggets » de la fiction), ou est-il la réduction à l'essence d'un premier jet plus vaste et spontané ?

 

Comment j'écris mes livres… J'ai l'impression que chacun a été écrit de façon différente mais ce qui diffère, je crois, c'est ma vie personnelle, le monde autour de moi, au moment où j'écrivais, sans doute plus que ma façon d'écrire en elle-même. Penser à l'écriture de La place, de Passion simple, de La honte ou de L'événement, c'est revoir des moments toujours singuliers, avec une certaine coloration affective, troués de voyages, de rencontres, etc. Car on ne fait pas qu'écrire ! L'écriture a besoin du temps, du quotidien, des autres. Mais, bon, il y a des constantes. D'abord le désir de m'engager, de m'immerger, dans quelque chose qui est à la fois précis – « comment je suis devenue femme », une passion, la vie de mon père, l'avortement, etc. – et flou : pas de plan, pas de méthode. Généralement, j'ai envie d'écrire quelques pages et je m'arrête, ne sachant plus du tout continuer, ne voyant plus ce que je pourrais « faire de ça ». J'entreprends autre chose, avec le même insuccès parfois. Parfois non : La femme gelée prendra ainsi la place de… La place, commencée avant, interrompue. Puis je reviens sur ces débuts, les poursuis et les mène à terme. Tous mes livres ont été écrits ainsi – sauf La femme gelée qui n'a pas eu de début abandonné au préalable – sans que je puisse m'expliquer pourquoi. Le fait que je n'aie pas fait de l'écriture mon métier, que je n'aie pas besoin de publier rapidement, joue beaucoup : je peux prendre le temps d'accepter mon désir.

 

J'ai aussi, et d'ailleurs de plus en plus, une autre façon de procéder – bien que ce terme ne convienne pas tout à fait, tant la volonté, la concertation, n'entrent pas pour beaucoup, plutôt une stratégie inconsciente, un peu retorse –, c'est de continuer un « chantier » sans savoir si cela deviendra un livre. Et cela afin de rester le plus possible dans un espace de liberté, liberté de contenu et de forme, d'invention. Journal du dehors et Passion simple, La honte, L'occupation sont nés de cette « écriture libre » sans finalité, du moins avouée, lucide. À un moment, mais je ne saurais jamais dire quand, je sais que j'irai jusqu'au bout du projet. Mais je me suis épargné les affres et les doutes du choix d'une structure, celle-ci s'étant comme imposée d'elle-même.

 

Le travail sur la phrase proprement dite, les mots, obéit vraiment à la sensation, au feeling : « c'est ça » ou « ce n'est pas ça ». Je crois que quand j'écris, je ne vois pas les mots, je vois les choses. Qui peuvent être très fugaces, abstraites, des sentiments, ou à l'inverse concrètes, scènes, images de la mémoire. Les mots viennent sans que je les cherche ou au contraire demandent une tension extrême, pas un effort, une tension, pour être exactement ajustés à la représentation mentale. Quant au rythme de la phrase, je ne le travaille pas, je l'entends en moi, je le transcris simplement.

 

Mes brouillons – je travaille sur des feuilles, avec des feutres fins – sont pleins de ratures – mais cela dépend aussi des textes –, d'ajouts, de surcharges, de transferts de phrases et de paragraphes.