Le désir et la nécessité
Vous avez parlé de certains de vos modes et processus d'écriture, d'élaboration du texte, par exemple dans la communication que vous avez faite en clôture d'un colloque sur les « écritures blanches ». Vous décrivez aussi ce processus, sur un mode moins technique, dans vos livres récents, parallèlement au déroulement du récit. J'aimerais que nous approfondissions quelque peu ce thème, dont on saisit l'importance depuis que la réécriture est devenue l'objet d'études spécifiques : la génétique textuelle. D'abord une question très globale : quel est pour vous le trajet qui conduit de la première idée d'un texte à sa réalisation ? Quelles en seraient, grosso modo, les étapes ?
Je ne sais pas si le mot « idée » convient, du moins pour la plus grande partie des textes que j'ai écrits. C'est quelque chose comme un sentiment, un désir, qui se forme et qui peut rester latent, longtemps. Quelque chose de flou, qui ne peut pas se résumer facilement. La pire question qu'on puisse me poser – et malheureusement cela arrive très souvent – par curiosité, par intérêt réel, ou simple politesse, c'est « Sur quoi écrivez-vous en ce moment ? ». Je ne peux pas le dire, je n'écris pas « sur » un sujet, je suis dans une autre vie, une sorte de vie parallèle qui est le texte en train de s'écrire. Et, de la même façon, ce qui se présente à moi au début n'est pas un sujet, mais une nébuleuse. Dans La place, j'écris dans les premières pages qu'après la mort de mon père, je me dis « il faudra que j'explique tout cela ». C'est exactement la forme sous laquelle s'est présenté mon désir d'écrire à ce moment-là : une nécessité de déplier des choses refoulées concernant à la fois la vie de mon père et mon passage progressif dans une bourgeoisie intellectuelle. Une sorte de voie, une direction, mais rien d'autre. Il me semble que ça s'est passé ainsi la plupart du temps, cette espèce de désir qui devient de plus en plus net, contre lequel je lutte aussi quelquefois. Même, il me semble que je commence toujours par refouler mon désir, d'où ces arrêts, ces suspensions après les premières pages.
Il y a beaucoup de textes qui ont vu le jour au prix d'une résistance violente d'abord. Je pense à Une femme, que je n'ai réellement pu écrire qu'une fois ma mère décédée alors que j'avais déjà commencé ce texte, à Passion simple, constitué au départ de fragments sans finalité précise. Récemment L'événement, dans lequel je décris d'ailleurs les étapes de cette résistance et le franchissement de l'interdit. Et La honte, bien sûr, dont la première page constitue réellement la transgression d'un interdit : narrer la scène violente de ce dimanche, entre mes parents, l'année de mes douze ans. J'ai résisté aussi avant de plonger dans l'écriture de La femme gelée, je me doutais que, plus ou moins consciemment, je mettais en jeu ma vie personnelle, qu'au terme de ce livre je me séparerais de mon mari. Ce qui a eu lieu.
Le processus est souvent le suivant. À un moment, je suis poussée à écrire quelques pages, auxquelles je n'assigne aucun but, qui ne sont pas destinées à constituer le début d'un texte précis. Je m'arrête, je ne vois pas où je vais, je laisse de côté ce fragment. Plus tard, il va se révéler déterminant dans le projet qui, entre-temps, est devenu plus clair et qui, en quelque sorte, s'y accrochera. C'est un peu abstrait, il faudrait évoquer comment ça s'est passé précisément pour chacun de mes livres parce qu'il y a tout de même des différences dans l'élaboration, je dirais dans le désir, de chacun d'eux. Par exemple, dans La place, à l'ouverture du livre, il y a le récit des épreuves pratiques du CAPES et de la mort de mon père. J'ai écrit cela presque d'une traite à La Clusaz aux vacances de Pâques 1976. Je n'ai pu poursuivre. L'été qui suit, j'écris Ce qu'ils disent ou rien dans la continuité d'un fragment rédigé durant l'hiver… En janvier 1977, je reprends et poursuis ce que j'ai écrit sur mon père en 1976. Un roman que j'arrête en avril à la centième page, parce que tout me paraît faux. Quand je reprends ce texte, en 1982, je ne conserve que les pages écrites la toute première fois, à La Clusaz… Mais en six ans, j'ai procédé à une importante réflexion sur le rapport entre l'écriture et le monde social, ma position de narratrice issue du monde dominé, etc. Mon projet s'est réduit, focalisé sur mon père plus que sur ma « trahison », ce que j'envisageais au départ, et le texte ne fera que cent treize pages. C'est d'ailleurs quasiment une constante, l'ampleur que j'envisage d'abord ne cesse de se réduire.
Même processus pour La honte, quelques pages en 1990, arrêt, reprise en 1995 : toute la perspective du texte m'est apparue avec la dernière phrase du fragment en suspens, « c'est cette année-là que je suis entrée dans la honte. »
Mais je vous ai parlé jusqu'ici de l'impulsion, des premières pages qui donnent forme, dans un autre monde, celui de l'écrit, au désir de plonger dans l'exploration d'une réalité, pas du tout de la forme, je veux dire de tout ce qui concerne la structure, les limites du texte, les divers choix possibles. Tout cela, à mon avis, explique aussi le délai qui se produit souvent entre les premières pages et la suite, car à partir du moment où j'ai commencé réellement d'écrire se pose, je dirais de façon matérielle, concrète, la question de la « forme ». Flaubert dit quelque chose comme – je ne me souviens pas exactement de la citation – « Chaque livre contient en soi sa poétique, qu'il faut trouver ». C'est ce qu'il me faut chercher, qui m'occupe quelquefois très longtemps, et que je définirais comme l'ajustement entre, d'une part d'un désir et d'un projet, de l'autre des techniques possibles de fiction (ce terme étant évidemment pris dans son sens de construction et de fabrication, non d'imagination). Il y a eu des ajustements qui m'ont demandé beaucoup de réflexion (La place – La honte), d'autres un peu moins (L'événement), d'autres pratiquement pas, comme s'il n'y avait eu aucun autre choix possible, que le désir ait tout de suite trouvé sa forme (Passion simple, L'occupation).
Depuis vingt ans comme je l'ai déjà dit, je tiens une sorte de journal d'écriture, plutôt un journal « d'entre écriture » parce que j'y ai recours pour exposer tous mes problèmes et mes hésitations avant d'écrire, ou au début d'un livre. À partir du moment où je suis vraiment engagée dans un texte, je ne note plus rien dans ce journal.
Dire toutes les autres étapes du texte, à partir du moment où je suis sûre que j'irai au bout, quoi qu'il se passe, est impossible. Les manuscrits, que je garde depuis La place (une partie seulement), Une femme, etc., truffés de corrections et de remarques, seraient sans doute parlants… La critique génétique me semble actuellement celle qui est la plus apte à mettre au jour l'élaboration d'un texte. Ce qu'elle ne peut, toutefois, mesurer, percevoir même, c'est l'influence du présent, de la vie, sur le texte. Il y a, par exemple, dans l'écriture de Passion simple, l'interférence d'éléments qui ont lieu au moment où j'écris et qui sont évoqués dans mon journal intime, dans la suite, non publiée, de Se perdre.
J'ai souvent, dans mes cours destinés aux étudiants de CAPES, cité cette phrase de Breton, « Aimer d'abord, il sera bien temps, ensuite, de savoir pourquoi on aime. » Trop souvent, ils manifestaient une approche purement « techniciste » des textes, comme si ceux-ci ne leur « disaient » rien et je pensais qu'enseigner la littérature au collège et au lycée était d'abord cela, faire aimer des livres, qui vous accompagnent dans votre vie. Cela dit, vouloir, comme on ne cesse de le faire depuis un siècle et surtout depuis cinquante ans, démonter les rouages des œuvres, leur genèse, me semble légitime. Vouloir comprendre comment a été conçu, à partir de quels éléments – finalement de bric et de broc, intimes, collectifs –, ce texte qui existe comme un tout, comprendre « pourquoi on aime ».
Vous remarquez que je ne vous ai pas posé cette question que vous redoutez : « Sur quoi écrivez-vous ? » Je crois en effet qu'il est pratiquement impossible de définir un texte qui se cherche avant de l'avoir terminé, ou d'être très avancé dans sa réalisation, ce que montreraient sans doute les avant-textes, puisque le projet se transforme en cours de route, et que l'écriture constitue à elle seule un processus d'éclaircissement de ce qui était obscur lorsqu'on a entrepris le texte. De même le « genre » de vos textes actuels, excepté pour le journal, est indéfinissable selon des paramètres classiques, comme nous l'avons vu.