Une double obscénité
Vous êtes à présent vilipendée par certains journalistes (majoritairement hommes). Quelle réaction vous inspirent ce procès d'intention, ces vitupérations et cette sorte de « chasse à la sorcière » ? Pensez-vous toucher à des tabous dans vos livres les plus récents, y a-t-il à votre avis transgression, et de quoi ?
C'est un fait, d'abord insidieusement, à la publication de La place, puis ouvertement à la parution de Passion simple, des critiques en majorité parisiens et masculins, occupant des positions de pouvoir dans les médias, se sont déchaînés contre ce que j'écris. Contre le contenu et contre l'écriture. Ce qu'on me reproche, c'est une double obscénité, sociale et sexuelle. Sociale, parce que, dans des livres comme La place, Une femme, La honte, mais aussi Journal du dehors, je fais de l'inégalité des conditions, des cultures, la matière du texte, en évitant le populisme, qui serait tellement rassurant, acceptable… Sexuelle, parce que dans Passion simple, qui a mis le feu aux poudres, j'ai décrit tranquillement et précisément la passion d'une femme mûre – vécue sur le mode adolescent et celui de la « romance », mais aussi très physique – sans les marques affectives, la déploration, sans cette « romance » justement qu'on attend dans les écrits des femmes. De plus, une transgression des genres : il s'agit d'un récit autobiographique, mais portant sur un moment très court, rédigé de façon clinique. On m'a traitée de « midinette », mon livre de « presse du cœur, digne de Nous deux », ce qui est assez éloquent : il s'agit là d'une double stigmatisation, on me renvoie à la classe et à la littérature populaires, en même temps qu'à mon appartenance sexuelle. (Notez au passage que de telles phrases ont été prononcées par des gens qui se disent de gauche, qui révèlent ainsi leur secret mépris de classe.) Je crois qu'un petit nombre de critiques ne me pardonne pas cela, ma façon d'écrire le social et le sexuel, de ne pas respecter une sorte de bienséance intellectuelle, artistique, en mélangeant le langage du corps et la réflexion sur l'écriture, en ayant autant d'intérêt pour les hypermarchés, le RER, que pour la bibliothèque de la Sorbonne, ça leur fait violence…
Les attaques prennent de plus en plus un tour sexiste, chose assez banale dans la société française. Jamais on ne lirait, à propos d'un livre écrit par un homme, ce qu'il m'arrive de lire sur des livres écrits par des femmes, sur les miens. On n'appelle pas non plus un écrivain du sexe masculin par son seul prénom, dans un article de presse, comme on l'a fait souvent pour moi.
Même si l'on sait que l'accueil de la presse n'est souvent qu'un épiphénomène sans intérêt, et qu'en sus les œuvres novatrices provoquent toujours des résistances très fortes, on ne sort pas toujours indemne de certains éreintements. Est-ce le prix à payer pour avancer, mener à bien ces « explorations » que vous entreprenez ? Y êtes-vous sensible, cela vous affecte-t-il ou au contraire vous encourage-t-il à poursuivre dans cette voie, à creuser plus profond ?
Les éreintements me sont devenus indifférents depuis longtemps, même au moment où j'en prends connaissance. Je me souviens d'avoir souffert en lisant une petite phrase, méprisante et condescendante, dans Libération, à propos de La place, il y a dix-huit ans. Ce serait impossible maintenant. Il faut bien dire qu'être dédaignée ou insultée par certaines instances du champ littéraire médiatique me paraît logique et me renforce complètement dans ma démarche d'écriture. Ces instances ne sont jamais plus promptes à encenser un livre que lorsque ce dernier ne dérange pas – à moins que, tout simplement, son auteur ne fasse partie de ce champ et ne lui donne continuellement des gages d'appartenance (en écrivant dans des revues, en faisant partie de jurys, etc.). Mais sans doute serais-je plus vulnérable, peut-être arc-boutée dans une attitude d'isolement orgueilleux, si ce que j'écris ne rencontrait pas, dans des sphères extrêmement variées, chez des lecteurs très différents par la culture, de l'écho et de l'intérêt. Vraiment, ce serait une insulte envers tous ceux qui me lisent, envers les professeurs qui travaillent sur mes textes, les étudiants qui les prennent comme objets de recherche, que de me faire passer pour marginale et incomprise. Et tant de gens m'ont dit, m'ont écrit, l'importance que l'un ou l'autre de mes livres avait eu dans leur vie, leur sentiment de ne plus être seul après l'avoir lu… Je ne peux pas m'étendre là dessus – c'est quelque chose de si fort, si bouleversant, secret aussi. Vous savez, quand quelqu'un me dit, « Vous avez écrit à ma place » ou « Ce livre, c'est moi », de toutes les gratifications que donne l'écriture, c'est pour moi la plus forte.
Quant au danger, oui, j'ai toujours voulu écrire dangereusement, et la publication en fait partie, mais il faut avouer qu'il s'agit d'une mise en danger bien légère, par rapport à d'autres, c'est même un luxe.