La connaissance et l'explication du monde

Vous êtes une lectrice extrêmement attentive, précise, et je trouve très éclairante votre appréhension des textes, ceux des autres et les vôtres. Hormis les Surréalistes et les écrivains du Nouveau Roman que vous citez, quels ont été les auteurs anciens qui vous ont conduite à forger cette écriture précise, « coupante » comme vous le dites, qui caractérise votre recherche de la vérité ? Montaigne peut-être ? Rousseau ?

 

Je voudrais commencer par le début, par ce qu'a été longtemps la lecture pour moi, dans l'enfance et l'adolescence, au-delà même, et qui a progressivement cessé quand je me suis moi-même mise à écrire. Elle a été une autre vie dans laquelle j'évoluais des heures entières, hors du livre, étant tour à tour Oliver Twist, Scarlett O'Hara, toutes les héroïnes des feuilletons que je lisais. Puis elle a été la connaissance et l'explication du monde, du moi. Relisant l'an passé Jane Eyre que je n'avais pas lu depuis l'âge de douze ans, et dans une édition abrégée, j'ai eu l'impression troublante de « me relire », de moins relire une histoire que de retrouver quelque chose qui a été déposé en moi par cette voix du livre, par le « je » de la narratrice, quelque chose qui m'a faite. J'ai pensé le monde au travers du texte entier de Jane Eyre, alors que j'étais persuadée de n'avoir été que captivée, touchée par l'histoire de Jane enfant, dans la pension de l'infâme Blackhurst. L'empreinte des livres sur mon imaginaire, sur l'acquisition, évidemment, du langage écrit, sur mes désirs, mes valeurs, ma sexualité, me paraît immense. J'ai vraiment tout cherché dans la lecture. Et puis, l'écriture a pris le relais, remplissant ma vie, devenant le lieu de la recherche de la réalité que je plaçais autrefois dans les livres.

 

J'ai lu énormément, sans distinction, Delly, Élisabeth Barbier et ses Gens de Mogador, Cronin, Daniel Gray – à côté des Hauts de Hurlevent, des Fleurs du mal. À ce propos, il y a quelque chose qui me frappe, c'est que les textes dont je reconnaîtrai plus tard la beauté, la force, ne sont pas les seuls qui aient joué un rôle dans la formation de mon être, dans mes représentations adolescentes. Peut-être même n'ont-ils pas eu – sauf quand il y avait un bouleversement, comme avec La Nausée, Les Raisins de la colère – l'influence qu'ont eue des romans, illisibles pour moi maintenant, sauf au second degré, et dont je n'ai même plus le souvenir. C'est le refoulé de la lecture. J'ai lu par ailleurs dans un contexte qui fut longtemps celui de la rareté, livres chers, école privée religieuse exerçant un contrôle inouï sur la lecture, que j'évoque dans La honte, bibliothèque municipale à l'accueil hautain. D'où j'ai lu tout ce qui me tombait sous la main, avec une appétence difficile à imaginer aujourd'hui, une convoitise décuplée par l'interdit (La Maison Tellier, Une vie, de Maupassant, que lisait ma mère quand j'avais douze ans). Surtout par la difficulté d'accéder aux livres. Ainsi, je me souviens d'avoir lu Le Père Goriot et Notre-Dame de Paris en classiques Hatier, faute de pouvoir me procurer l'édition complète, à quinze ans. Cette lecture « trouée », de textes à la fois dévoilés et cachés, me laissait dans le bonheur et l'inassouvissement. Dans ce même petit classique du Père Goriot, ayant vu figurer dans la liste des œuvres de Balzac La Recherche de l'absolu, j'ai eu une folle envie de lire ce livre : il n'existait pas en classique… Je ne lirai finalement La Recherche de l'absolu qu'à vingt ans, quand je serai étudiante, je serai très déçue d'ailleurs, par rapport à mon attente ancienne.

 

Bien entendu, je ne m'intéressais pas à l'écriture elle-même. Je n'ai absolument pas dissocié le fond de la forme, jusqu'à ce que j'entreprenne des études littéraires. À une époque, j'aime autant Sartre que Steinbeck, Flaubert. Plus tard, Breton, Virginia Woolf, Perec. Et il me semble, même encore maintenant, que c'est moins le type d'écriture qui m'intéresse, qui me marque, que le projet qu'elle veut réaliser, qui se réalise à travers elle. Si ce projet m'est étranger, rien n'y fait, ainsi de Gracq, qui ne me touche pas, et de Duras, dans une moindre mesure.

 

 

La lecture est-elle pour vous prolongement ou moteur de l'écriture (ou vice versa) ?

 

Mon premier réflexe a été de vous répondre non. Puis, en réfléchissant, j'ajouterai, « plus maintenant ». Car la lecture a joué un rôle incitatif très fort à une période de ma vie, exactement entre vingt et vingt-trois ans, quand j'envisage d'écrire, que je commence à écrire, que j'écris un drôle de texte, dont je vous ai parlé, qui sera refusé par Le Seuil. J'ai entrepris, à vingt ans, des études de lettres pour rester « dans la littérature » de toutes les façons, la connaître, l'enseigner pour vivre, et la pratiquer moi-même. D'où, deux types de lectures, celles qui sont nécessaires à l'obtention des examens – mais je m'y investis bien au-delà du nécessaire, notamment avec Flaubert – et la production contemporaine. Je m'abonne aux Lettres françaises, emprunte à la bibliothèque d'Yvetot, où j'ose pénétrer maintenant, Les Gommes, Une curieuse solitude de Sollers, Lawrence Durrell, très à la mode, etc. Avec du recul, je me rends compte à quel point je suis immergée – comme aucune étudiante de ma connaissance ne l'était – dans ce qui, à cette époque, m'apparaît comme un autre monde, supérieur absolument, celui des essences, auquel je veux accéder moi aussi en écrivant (même si je n'ai pas encore lu Proust – mais tout Flaubert et sa Correspondance).

 

Grand blanc ensuite, suspension à la fois dans la lecture et l'écriture, j'enseigne le français, de la sixième à la terminale technique, je n'ai pas beaucoup le temps de lire « pour moi », c'est-à-dire découvrir des auteurs contemporains ni même ceux, plus anciens, que je n'ai pas lus et que je n'utiliserai pas en classe. Mon désir d'écrire demeure, mais lointain. Il reprend brutalement, et avec un contenu, à la mort de mon père, nous avons parlé de tout cela. Je le réaliserai en 1972-1973 à la suite de différentes crises, prises de conscience, qui ne doivent rien à la littérature. Début 1972, j'en étais, dans mon existence, au point où mon projet d'écriture était devenu une question de survie, quelque chose à faire coûte que coûte. Avec l'orgueilleuse conscience que cela n'avait pas été fait avant moi. Parce que, ce que j'avais à dire – pour aller vite, le passage du monde dominé au monde dominant, par les études –, je ne l'avais jamais vu exprimé comme je le sentais. Et un livre m'autorisait, en quelque sorte, à entreprendre cette mise au jour. Un livre me poussait, comme aucun texte dit littéraire ne l'avait fait, à oser affronter cette « histoire », ce livre, c'était Les Héritiers de Bourdieu et Passeron, découvert au printemps. Je me souviens qu'un jour, en parcourant dans une librairie, à Annecy où j'habitais, des livres de poche pour l'approvisionnement de la bibliothèque du collège, je m'étais sentie coupable de ne pas réaliser mon projet, plus nécessaire à mes yeux que certains romans que j'étais en train de feuilleter. Si on ne croit pas cela, d'ailleurs, ce n'est pas la peine d'écrire. J'ai commencé Les armoires vides la même année.

 

Après la parution de ce livre, me trouvant projetée publiquement – même si c'était de façon restreinte, et loin de Paris – comme celle « qui écrit », envisageant de continuer d'écrire, je me suis mise à lire beaucoup plus, comme si je devais engager une sorte de dialogue avec les écrivains d'un passé récent et contemporains, me situer aussi peut-être, car je ne savais pas du tout ce qu'était mon livre. Ainsi, j'ai lu en entier l'œuvre de Céline, dont je ne connaissais que le Voyage, parce qu'on avait rapproché mon écriture de la sienne. J'ai découvert Malcolm Lowry, Salinger, Carson McCullers, dont j'ai tout lu avidement. Et des romanciers/ères français, plus contemporains, je me souviens par exemple d'avoir commencé de lire Roger Grenier, Inès Cagnati – avec ses beaux textes qui n'ont pas eu le public qu'ils méritaient, comme Génie la folle –, Jacques Borel… Ma façon de lire a beaucoup changé, est devenue plus critique, technique presque. J'ai une note à ce sujet, à propos de Proust et de la Recherche – mais je ne sais plus quand je l'ai rédigée, disons entre 1978 et 1982 –, où je remarque que j'avais lu celle-ci quinze ans auparavant de façon affective, purement sensible, sans chercher à considérer comment « c'était fait », alors que j'étais maintenant beaucoup plus sensible à l'architecture, par exemple.

 

 

Du Surréalisme et de Breton (vous avez cité Nadja, on pourrait ajouter L'Amour fou), il me semble que vous êtes proche par votre « rejet » ou abandon du roman, mais très éloignée aussi par votre écriture au couteau, minérale, sans épanchement ni métaphores. (Vous notez, en 1984 : « Éviter, en écrivant, de me laisser aller à l'émotion », phrase qui définit bien votre projet.) Dans la marge du Surréalisme, on pourrait prendre aussi l'exemple de Leiris que vous citez, dont l'entreprise est sans doute proche, mais l'écriture éloignée de la vôtre, puisque son œuvre est traversée de méditations oniriques, loin de la description clinique de soi dans le monde.

 

Il me semble difficile de démêler des influences très précises d'écrivains, du moins en ce qui concerne la phrase, ce qu'on nomme le style en général. Il serait aussi très important de savoir contre qui, contre quelle forme de littérature on écrit. C'est quelque chose qui a beaucoup compté, et longtemps, pour moi. Qui doit compter encore. D'autre part, je suis persuadée que la syntaxe, le rythme, le choix des mots, correspondent à quelque chose de très profond, où se combinent les marques des apprentissages multiples (textes classiques étudiés pendant plusieurs années à l'école, découvertes successives, personnelles, d'auteurs) et ce qui n'appartient pas à la littérature, qui relève de l'histoire de celui qui écrit. En ce qui me concerne, la violence d'abord, exhibée, dans les premiers livres, puis retenue, comprimée à l'extrême, plonge dans mon enfance, je le sens. Je sais qu'il y a en moi la persistance d'une langue au code restreint, concrète, la langue originelle, dont je cherche à recréer la force au travers de la langue élaborée que j'ai acquise. Mon imaginaire des mots, je vous l'ai dit, c'est la pierre et le couteau.

 

En revanche, il y a des entreprises qui m'ont confortée dans ce que je cherche à faire, des entreprises diverses, celles des Surréalistes, de Leiris, de Simone de Beauvoir, de Perec. Parmi les contemporains, de Pascal Quignard, Jacques Roubaud, Serge Doubrovsky, Ferdinando Camon en Italie, entre autres. Dans le passé, Jean-Jacques Rousseau (le citant une nouvelle fois, je ne peux m'empêcher de dire à quel point je trouve admirable l'écriture proprement dite des Rêveries du promeneur solitaire et de maints passages des Confessions, son infinie transparence).

 

 

Avez-vous jamais eu le désir d'écrire des essais critiques sur les auteurs qui vous accompagnent ?

 

Il se trouve que, en 1977, je suis entrée au Centre national d'enseignement à distance et que j'ai été chargée de la rédaction de cours et de « corrigés » de littérature pour des étudiants de DEUG, plus tard de CAPES. Ce travail, que j'ai fait jusqu'en 2000, m'obligeait à aborder les textes d'écrivains de façon rigoureuse, à écrire sur eux de façon impersonnelle dans la forme. C'était à la fois difficile et passionnant. Difficile, parce qu'il ne s'agissait pas de produire un discours impressionniste, affectif. L'admiration que je pouvais porter à tel ou tel écrivain – je pense à Rousseau, Proust –, à certains textes – comme Nadja de Breton, que j'ai eu à traiter –, ne pouvait passer qu'au travers de l'analyse et d'un investissement intellectuel nourri d'une méthodologie critique. Passionnant, parce que, dans ce travail, je ne cessais pas, évidemment, d'être quelqu'un qui écrit, qui dialogue sans même y penser avec les textes et aussi les critiques. Je parle ici non de la critique d'accueil, d'humeur, des journaux, mais de la critique qui cherche à comprendre comment et pourquoi une œuvre est ce qu'elle est, par exemple, Blanchot, Barthes, Goldmann, Starobinski, Butor, qui n'est pas seulement un romancier important, etc. Toutes les théories littéraires m'ont intéressée, que ce soit celle de Jauss sur la réception, de Genette. Je n'ai jamais eu le sentiment que ce savoir enlevait quoi que ce soit à l'œuvre, « desséchait » mon goût du texte, et j'y ai gagné, dans mon écriture, une forme de liberté, de distanciation par rapport aux discours habituels, sur ce qu'est ou n'est pas la littérature, à l'espèce de terrorisme qu'exercent certains essais comme L'Art du roman de Kundera, ou d'autres, proposant une vision dévotieuse de la littérature. Mais, du coup, je n'avais plus ni le temps ni l'envie d'écrire, je dirais de façon libre, personnelle, sur des écrivains. Il me semble que je ne l'ai fait que trois fois, à propos de Valery Larbaud, de Pavese – dans la revue Roman aujourd'hui disparue –, sur Paul Nizan dans Europe. J'ai avec ces deux derniers un sentiment de proximité, de fraternité, même. Je voudrais que tout le monde ait lu Aden-Arabie, Les Chiens de garde de Nizan, Le Bel Été et le Journal de Pavese.

 

 

Envisageriez-vous de reprendre dans des volumes ces textes parus dans des périodiques ? Ou d'écrire, comme l'a fait Michel Butor par exemple, des essais sur d'autres thèmes ?

 

Ah ! non, je n'ai pas envie de faire une « compil » de mes textes publiés çà et là… Et je n'ai pas de goût réel pour l'essai, littéraire ou non. Je ne conçois celui-ci que sous une forme très profonde, rigoureuse, à la façon de Butor dans ses Répertoires, de Blanchot, mais il s'agit alors d'une immersion telle que cela ne se différencie pas beaucoup, du point de vue de l'engagement littéraire, de ce qu'on nomme fiction au sens le plus large, autobiographie incluse. Je crois que je n'ai pas cette générosité-là, que d'autres le font mieux que je ne serais capable de le faire.

Cela dit, j'écris parfois, spontanément, sur un livre que je viens de lire, un écrivain. Juste pour moi, par plaisir, interrogation, colère.

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Je comprends l'éloignement que vous éprouvez par rapport au projet de Gracq (que j'aime, pour ma part, mais qui crée et semble vivre dans un autre monde, au XIXe plutôt qu'au XXe ou XXIe siècle, du moins dans ses romans) mais j'aimerais que vous me précisiez ce qui vous est étranger dans l'entreprise de Duras : est-ce l'étrangeté de son écriture, de sa syntaxe, de sa personnalité, ou de son projet lui-même ? À première vue, en effet, on pourrait estimer qu'il existe entre vos entreprises, malgré toutes leurs différences, certaines affinités : comme vous, elle a « osé » parler de son enfance, de sa sexualité, de ses amants, et prendre sa vie comme matière de ses livres…

 

J'ai toujours su que je n'écrirais pas comme Duras et j'avoue être un peu étonnée que vous me trouviez des affinités avec elle. Entre nous, est-ce que, à votre insu, vous n'obéiriez pas à cette tendance inconsciente, généralisée, qui fait qu'on compare spontanément, en premier lieu, une femme écrivain à d'autres femmes écrivains ? Symétriquement, il est plutôt rare qu'on compare un homme écrivain à une femme écrivain… Marguerite Duras fictionne sa vie, je m'attache au contraire au refus de toute fiction. Le traitement de l'espace et du temps est avant tout poétique chez elle et son écriture ressortit également à la poésie par l'incantation, la reprise, l'effusion. Nos écritures, par leur rythme, leur langage, diffèrent à l'extrême. Ce qui nous sépare peut-être le plus, c'est l'absence d'historicité et de réalisme social de ses textes. Cela dit, j'ai aimé énormément Un barrage contre le Pacifique. Et aussi La Douleur, L'Homme assis dans le couloir, L'Après-Midi de monsieur Andesmas.

 

 

Certes Duras est inégale, et aux antipodes de l'historicité. Mais comme Gracq, il me semble qu'elle se situe « dans la littérature », « dans l'écriture ». Je n'éprouve pour ma part qu'une seule différence, difficile à démontrer, entre les auteurs que j'aime et ceux que je ne peux pas lire : celle qui sépare « la littérature », pour indéfinissable qu'elle soit, de tout le reste. Et c'est sans doute au niveau de la phrase, du style, autant que du projet, qu'intuitivement je situe cet écart. Mais je constate l'exigence particulière qui caractérise votre recherche lorsque vous me dites que c'est moins le type d'écriture que « le projet qu'elle veut réaliser, qui se réalise à travers elle » qui vous importe. Je comprends mieux, en fonction de ce que vous dites là, votre démarche.

 

Il est difficile, en effet, de séparer le projet d'une œuvre et son écriture, que ce soit chez Proust, chez Leiris et les Surréalistes, par exemple. Mais, aussi intuitivement que vous, je sais que l'arrière-plan d'une œuvre, sa visée, le type de recherche vers laquelle elle tend – et cela a beaucoup à voir avec la vie – me sont plus essentiels que le style. Il y a des passages splendides sur le temps dans les Mémoires d'outre-tombe, mais la démarche de Chateaubriand – le façonnement de son image et de son existence – ne m'est rien, celle de Stendhal dans la Vie de Henry Brulard me parle, elle, infiniment. Il y a chez Proust une préciosité – je pense à la description des aubépines, à la limite de la mièvrerie – que je n'aime pas mais son entreprise, l'architecture de la Recherche, me fascinent. Quelquefois, l'écriture de Nathalie Sarraute me lasse un peu, il n'empêche que son œuvre, guidée par un désir de dévoiler les enjeux de la vie sociale au moyen de la « sous-conversation », de traquer les pensées et les mouvements les plus ténus de nos rapports avec les autres, me paraît fondamentale. Dans le mouvement surréaliste, c'est la subversion totale que j'ai aimée, qui est au cœur des textes de la première heure, Le Libertinage d'Aragon, des films comme L'Âge d'or. De Breton, c'est la quête que je retiens particulièrement, cette quête qui traverse ses écrits, inscrite au début de Nadja, découvrir « ce que je suis venu faire en ce monde et de quel message unique je suis porteur ». Également un mélange constant de sensibilité et de réflexion, l'intransigeance, le côté intraitable de Breton. Encore la quête, chez Leiris, qui s'effectue au travers du langage, de phrases et de mots surgissant de l'enfance, comme pour moi, à cette différence que les mots qui me reviennent sont presque toujours ceux des autres, me donnent accès à quelque chose de social et d'historique, me permettent de déchiffrer une réalité passée, par exemple les phrases de ma mère dans Une femme.

 

 

Question subsidiaire, ou importante, puisque vous avez cité Les Gommes de Robbe-Grillet, ailleurs L'Emploi du temps de Butor : quel est votre rapport avec ce dernier « mouvement littéraire » important du XXe siècle, le Nouveau Roman ?

 

J'ai découvert le Nouveau Roman avant le Surréalisme, quand j'étais au pair en Angleterre et que je lisais la littérature contemporaine française en empruntant des bouquins à la bibliothèque de Finchley, au lieu de travailler mon anglais. Je n'ai pas cessé de m'y intéresser durant deux ans et lorsque je me mets à écrire un roman, en octobre 1962, c'est dans ce courant que je veux me situer très clairement. Cela signifie pour moi m'inscrire dans une recherche, la littérature comme recherche, éclatement de la fiction ancienne. Souvenir d'une discussion âpre avec mon amie M., sur une plage de la Costa Brava, l'été 1962, où je tiens à lui prouver que le roman de Mauriac qu'elle est en train de lire – Le Désert de l'amour – relève d'une tradition sans intérêt, et je lui oppose la structure de Mrs Dalloway de Virginia Woolf, précurseure du nouveau roman à mes yeux, et celle de La Modification.

 

Il m'est resté de cette fréquentation, puis de la lecture de Claude Simon, Robbe-Grillet, Sarraute, Pinget, vers 1970-1971, la certitude – largement partagée, un cliché désormais – qu'on ne peut pas écrire après eux comme on l'aurait fait avant, et que l'écriture est recherche et recherche d'une forme, non reproduction. Donc pas non plus reproduction du Nouveau Roman…